Notes
- (1)Pour plus de détails : cohen-Emerique M., Rothberg A, 2015, La méthode des chocs culturels, Rennes, Presses de l’EHESP.
- (2)Le « confiage » est une pratique sociale consistant à confier durablement un enfant à un membre de la parentèle pour son éducation. cette pratique est distincte de l’adoption, en ce qu’elle ne remet pas en cause les liens génétiques reconnus avec les géniteurs biologiques de l’enfant. c’est pourquoi l’on propose les mots de « nourrissage » ou « confiage » en langue française ; ou l’expression « fosterage », d’origine anglo-saxonne, qui n’a pas d’équivalent culturel en français.
- (3)La « kafala » se définit comme l’acte, validé par l’autorité judiciaire, par lequel une personne s’engage à recueillir un enfant mineur. Elle implique que l’accueillant assure la protection de l’enfant mineur et pourvoie à ses besoins d’entretien et d’éducation. Elle est donc organisée dans l’intérêt de l’enfant. La kafala est une procédure d’adoption spécifique au droit musulman, qui interdit l’adoption plénière, et s’oppose en général à la procédure d’adoption au nom de la famille, considérée comme pilier de la société.
1Avec cet article, nous rendons compte de situations de chocs culturels rapportés par des professionnels lors de formations à la communication interculturelle, la plupart des participants intervenant auprès de familles migrantes. Face à certains comportements ou demandes les laissant dans l’incompréhension, ils ont souhaité se former davantage.
2Au début, lors de ces formations, nous utilisions une démarche pédagogique classique d’apports de savoirs suivis de travaux pratiques sur les spécificités culturelles de certaines catégories de migrants – et sur leur processus d’adaptation à la société française. Mais nous nous sommes rendu compte que cette approche était insuffisante voire dangereuse, si on ne faisait pas émerger d’abord les représentations et les préjugés des professionnels à leur égard. Ces représentations (et en particulier les préjugés) risquent d’interférer dans l’interaction et peuvent amener les praticiens à « construire » l’autre – et non à le découvrir. Il fallait donc définir l’interaction interculturelle comme une rencontre dynamique de deux identités porteuses de cultures différentes, se donnant mutuellement un sens dans un rapport social à définir à chaque fois, en fonction des situations et des acteurs en présence; la dimension dominant - dominé n’étant pas absente dans la relation d’aide. C’est cette interaction identitaire qui pouvait éclairer les difficultés rencontrées par les professionnels avec ces catégories d’usagers. De plus, en posant la problématique de la relation à l’altérité en ces termes, la formation du praticien pouvait être envisagée comme un travail de prise de conscience de ses représentations, de ses « images guides », au travers desquelles il décode et évalue de nombreuses situations professionnelles. « Images guides » car elles sont puissantes, chargées d’affects, plongeant dans les racines de son système de valeurs, ses représentations, ses normes et ses choix idéologiques ; bref dans son identité. Enfin, cette prise de conscience offre la possibilité d’éclairer les spécificités culturelles dans lesquelles le professionnel et le migrant ont le plus de mal à communiquer.
1. Le choc culturel
3C’est le choc culturel qui a permis cette prise de conscience. Le heurt avec la culture de l’autre, en ce qui y paraît le plus déroutant et le plus étrange, joue comme révélateur : de sa propre culture intériorisée, et des zones les plus critiques dans la rencontre. Il s’agit d’un choc culturel au niveau individuel, en tant que réaction de dépaysement, d’incompréhension ; plus encore, de frustration ou de rejet, de révolte et d’anxiété – ou au contraire d’étonnement positif voire admiratif. En un mot, une expérience émotionnelle et intellectuelle qui apparaît chez ceux qui, placés par occasion ou profession hors de leur contexte socioculturel, se trouvent engagés dans l’approche de l’étranger. Ce choc culturel constitue une voie pour faciliter la rencontre interculturelle – certes dans la mesure où l’on s’y arrête et où l’on en prend conscience (car les travailleurs sociaux formés à l’ouverture et à la compréhension de l’usager auront tendance à refouler toute attitude négative à son égard).
4Le choc culturel est ainsi devenu un outil de formation nommé « la méthode des chocs culturels » ou des « incidents critiques » ; « critiques » car révélateurs de son propre enracinement culturel [1]. Par cette méthode, la connaissance de l’autre passe d’abord par la connaissance de soi, l’apport d’informations ou le questionnement sur la culture de l’autre ne venant qu’après.
5Dans les stages sont travaillées des situations de chocs culturels rencontrées par les travailleurs sociaux lors d’un séjour prolongé à l’étranger, d’un voyage touristique, et surtout lors de situations professionnelles impliquant des personnes de cultures différentes. Les chocs culturels vécus y sont analysés à partir d’une grille en sept points dont voici les composantes, que les participants sont invités à identifier relativement systématiquement :
- les acteurs en présence: à partir de quelques éléments identitaires, de la relation qu’ils entretiennent entre eux, de la relation qu’entretiennent leurs groupes d’appartenance entre eux, des points qui les rapprochent et des points qui les éloignent ;
- le contexte dans lequel se déroule l’incident ;
- les sentiments vécus pendant le choc ;
- le cadre de référence de l’intervenant ;
- l’image de l’usager qui se dégage pour l’intervenant ;
- le cadre de référence de l’usager ;
- les problèmes de fond sous-jacents à l’incident.
7Nous présentons ici deux exemples de situations rapportées par des travailleurs sociaux en y appliquant cette grille d’analyse.
2. Illustrations
2.1. « Elevé par sa tante »
8Propos d’Isabelle: « C’est le cas de Sami qui est à l’accueil scolaire et qui vient, accompagné de son père et de sa tante (sœur du père) pour le rendez-vous de début d’année. Je demande pourquoi la maman n’est pas là. En fait, c’est la tante qui élève Sami. Je suis à deux doigts de refuser de les voir et finalement je fais l’entretien avec eux, en leur disant que la prochaine fois je souhaite la présence de la mère. Je prends cet enfant en pitié, je me dis : le pauvre, il ne vit même pas avec sa mère, son père ne dit rien, c’est un mauvais père ! »
• Acteurs en présence
9Eléments d’identités :
10Isabelle: elle a 30 ans, est animatrice dans un centre social, possède un Bac+3. De nationalité française, de culture rhodanienne (région rurale et urbaine), issue de la classe moyenne, elle vit maritalement et n’a pas d’enfants. D’éducation catholique non pratiquante, elle a voyagé en Libye et au Maroc.
11Le père : la quarantaine, marié, 3 enfants (1 garçon et 2 filles). Il est boulanger, de nationalité algérienne et musulman. Sa femme, la mère de Sami, travaille avec lui.
12La sœur du père: la quarantaine, célibataire sans enfants, de nationalité algérienne, musulmane.
13Sami : 11 ans, aîné des trois enfants, écolier en CM2, né en France.
14Il manque un certain nombre d’éléments d’information concernant cette famille, qui auraient sans doute permis d’éclairer la situation. Quand sont-ils arrivés en France? Sont-ils arrivés ensemble? Sont-ils d’origine urbaine ou rurale, arabe ou berbère? Comment parlent-ils le français ? Etc.
- Rapports qui relient l’animatrice scolaire avec l’enfant et la famille: les relations sont professionnelles.
- Rapports qui relient leurs groupes d’appartenance : passé de contentieux entre l’Algérie et la France du fait d’une longue histoire de colonisation qui a laissé des traces dans la conscience collective.
- Ce qui rapproche Isabelle et la famille et ce qui les éloigne: il semble qu’il y ait peu d’éléments de rapprochement entre les deux protagonistes de cette interaction.
• Contexte
16La situation se passe en 2006, c’est-à-dire six ans avant le stage durant lequel le choc a été présenté. Isabelle a alors un an d’expérience dans la structure, et sa rencontre avec le père est la deuxième. Le rendez-vous avec celui-ci a été pris par téléphone. Isabelle a donné les consignes, parmi lesquelles la présence de l’enfant. La rencontre se passe dans la bibliothèque de l’association, mais Sami est absent. Le père précise en début d’entretien que la dame présente est sa sœur ; Sami vit chez elle et c’est elle qui l’élève. Isabelle a failli refuser l’entretien, elle s’attendait à voir la mère. Elle ne demande pas plus de précisions sur le rôle de la tante. Sont évoquées les motivations du père à envoyer l’enfant à l’accueil scolaire: il dit que c’est la tante qui a pris connaissance de l’information sur cette possibilité.
• Sentiments vécus pendant le choc
17Isabelle est étonnée, émue que l’enfant ne vive pas avec sa mère et est gênée par cette situation. Elle ressent de l’injustice vis-à-vis de l’enfant. Elle a le sentiment d’être trahie, parce que le père n’a pas prévenu qu’il viendrait avec la tante et non la mère. Elle ressent aussi de la colère et de l’agacement face à cette situation qui la déstabilise.
• Cadre de référence de l’intervenant
18Pour Isabelle, dans une « bonne » famille, les parents biologiques vivent avec leurs enfants (ou ceux adoptés officiellement) et les élèvent. Reflétant là les conceptions dominantes dans notre société, elle accorde une grande importance au rôle de la mère dans le lien à l’enfant pour son bon développement : « Les enfants élevés par des gens qui ne sont pas leurs parents ne sont pas épanouis ». Elle accorde aussi de l’importance à l’égalité de traitement à l’égard des différents membres de la fratrie. Selon ses représentations, cet enfant est en souffrance car il ne vit pas avec sa mère. Isabelle porte au regard de cette situation les préjugés d’une mère « abandonnique » et d’un père « laxiste ». Concernant les valeurs professionnelles qui sont les siennes, les parents doivent respecter le cadre du rendez-vous : dans ce cas, le père doit venir avec la mère et l’enfant, ce qui n’a pas été fait. Pour elle, lorsqu’on s’engage dans une relation professionnelle, il faut aller jusqu’au bout, même dans des conditions compliquées. Il s’agit donc ici de poursuivre l’entretien, alors qu’elle n’est pas d’accord sur la présence de la tante à la place de la mère.
• Quelle image s’en dégage-t-il ?
19Une image négative de la mère et du père, une image neutre de la tante et une représentation de l’enfant en « victime ».
• Cadre de référence de l’usager
20Toute personne proche de la famille ou faisant partie de son entourage est considérée comme éducatrice de l’enfant, en référence au fonctionnement de la famille traditionnelle en Algérie. Cet enfant a été confié à sa tante. Est-ce un « confiage » [2] dans le sens traditionnel ? Ou une adoption, une kafala [3] ? Quelles en sont les raisons ? Hypothèses : l’enfant a été confié à la tante car sa mère travaille, et/ou la tante est peut-être plus à même de le suivre à l’école?
• Problèmes de fond
21On peut se référer à l’éducation traditionnelle de la famille algérienne, mais il est difficile de s’appuyer sur cette hypothèse sans savoir à quelle époque cette famille-ci est arrivée en France : la famille algérienne subit des transformations importantes depuis une cinquantaine d’années, et il est important de ne pas figer les cas particuliers dans un modèle traditionnel qui a plus ou moins évolué. Il faut toujours explorer plus loin.
22Cependant, la migration a fréquemment comme effet un resserrement sur l’identité d’origine, qui fait souvent dire aux enfants d’immigrés que leurs parents les élèvent selon des principes plus rigides que ceux en vigueur au même moment dans le pays d’origine.
23Les intervenants sociaux et scolaires ont avantage à s’ouvrir aux mutations de notre société et à la diversité des modèles familiaux qui la composent, en faisant attention à ne pas se laisser entraîner par leurs propres interprétations et envahir par leurs sentiments. L’important est ici de se recentrer sur l’objectif professionnel : pourquoi est-ce que je reçois cette famille? Avant de réagir, autant tenter de comprendre pourquoi l’on ne comprend pas. Dans un cadre d’aide extrascolaire, les modèles d’enseignement et de relations aux parents devraient être différents de ceux de l’école: plus proches, moins hiérarchiques, plus novateurs.
2.2. « Rentrer au pays »
24Propos d’Aristide : « Je suis en accompagnement d’un jeune rwandais, rescapé du génocide. Il est arrivé en France en 2003. Placé à l’ASE (Aide sociale à l’enfance) de Paris, il n’arrive pas à s’intégrer dans la famille. Il veut à tout prix « rentrer » au Rwanda. « Rentrer »… au moment où d’autres jeunes de son âge cherchent à quitter le pays ? De plus, il a une tante qui vit à Nice depuis 1997. Jusqu’à présent, je ne comprends pas les motifs de son désir de rentrer au Rwanda. »
25Acteurs en présence
26- Eléments d’identités :
27Aristide: il a 37 ans et est éducateur responsable d’une équipe d’intervenants dans un foyer d’accueil d’enfants mineurs qui arrivent isolés en France (les rôles de ces centres sont de les accueillir, de leur trouver des familles d’accueil et d’effectuer ensuite un suivi). Rwandais, il a vécu et grandi dans la capitale Kigali et est catholique de culture urbaine. Marié, il a trois enfants (deux filles de 5 et 3 ans, un garçon de 1 an). Il occupe un haut niveau dans l’échelle sociale, tant par son niveau d’éducation (Bac+5) que par son milieu d’origine. Ses parents Hutu et Tutsi ont été tous deux victimes du génocide. Étant depuis 8 ans en France, il est arrivé en septembre 1999 à Lyon, où il a vécu pendant 3 ans ; il vit actuellement à Paris. Aristide parle la langue commune: le Kinya, ainsi que les langues secondaires : kiswalhi, kiruwoli, français et anglais.
28Patrick quant à lui est actuellement suivi par Aristide. Il déclare qu’il a « 12-14 ans », puis qu’il en a 18. Il a grandi dans la province du Sud du Rwanda, à Butare. Son milieu d’origine est rural, modeste, basé sur une économie de subsistance. Ses parents sont agriculteurs et éleveurs : son père est Tutsi, sa mère Hutu, et selon ses déclarations ils ont été assassinés. Il a une sœur aînée, placée avec lui en famille d’accueil. Catholique non pratiquant, il n’a pas été scolarisé, ne sait ni lire ni écrire. Il vit depuis 4 ans en France: la fratrie est arrivée en novembre 2003 à Nice chez une tante, puis est partie à Paris ; ils vivent maintenant dans une famille d’accueil. Patrick parle Rwandais et se débrouille en français – il a été mutique pendant 2 ans.
- Les rapports qui les relient : leurs relations sont toujours restées sur un plan professionnel aidant - aidé.
- Les rapports qui relient leurs groupes d’appartenance : ils sont issus des mêmes groupes d’appartenance.
- Ce qui rapproche Aristide et Patrick et ce qui les éloigne. Ce qui les rapproche: sexe, pays, langue et religion communes, mixité d’origine du couple parental, victimes du génocide. On peut dire que le passé traumatique rapproche beaucoup l’éducateur du jeune : Aristide pense ainsi qu’il peut le comprendre. Mais cette proximité pose aussi la question de la possible – ou difficile – distance qu’il peut garder à son égard. En tant que professionnel, il doit garder une neutralité bienveillante. Ce qui les éloigne: le parcours de migration, l’âge, les milieux urbain et rural, la classe sociale, la scolarité, la pratique religieuse, la langue : ils se parlent en français mais Patrick le parle mal, alors qu’Aristide le maîtrise parfaitement.
Contexte
30Le choc (qui a eu lieu trois ans et demi avant la formation) se passe lors d’une consultation psychologique liée aux difficultés d’adaptation – avec conflits – de Patrick dans la famille d’accueil. Les personnes en présence lors de cet entretien sont : Aristide (en tant qu’éducateur, mais aussi médiateur entre l’institution et la famille d’accueil) ; 1a personne qui accueille Patrick chez elle; et le responsable du service où se déroule la consultation. L’objectif de ce suivi est de donner un cadre thérapeutique pour aider à comprendre le malaise ressenti par Patrick et sa sœur, et leurs difficultés. Au cours de cet entretien, le jeune Patrick révèle son âge réel (17 ans), et demande à rentrer au Rwanda, parce que sa mère est en vie et habite avec un concubin qu’elle a épousé pendant que Patrick était en France. Il faut qu’il rentre pour s’occuper du patrimoine familial – il est le seul homme survivant de la famille à pouvoir le faire ; sinon, le concubin risque de s’en emparer. Aristide s’est beaucoup investi pour Patrick et sa sœur.
• Sentiments vécus pendant le choc
31Aristide ressent un fort sentiment de frustration par rapport au travail qu’il a effectué auprès de ce jeune. Il a éprouvé un sentiment de trahison lorsqu’il a appris que le frère et la sœur avaient réussi à garder le secret sur la non disparition de la mère pendant deux ans, en vivant dans le cadre de la famille d’accueil avec le poids de ce mensonge. Mais il ressent aussi du soulagement lorsque Patrick raconte sa vraie histoire. Il vit une incompréhension profonde au sujet du projet d’avenir de Patrick, n’arrivant pas à saisir et à accepter qu’il veuille retourner au Rwanda, où il serait encore en danger, alors que tant de compatriotes et de membres de sa famille tentent en vain d’obtenir des visas pour l’Europe. Le dévoilement du fait que la mère de Patrick est toujours en vie – et le fait que celui-ci se considère comme seul homme de la famille pour assurer l’héritage des biens – ne l’aident pas à comprendre la situation. Finalement, Aristide se sent impuissant et seul face à ce problème.
• Cadre de référence de l’intervenant
32Les représentations d’Aristide concernant le jeune: « Il a l’innocence de la jeunesse, il ne se rend pas compte de la gravité de la situation là-bas ». Selon ses valeurs personnelles, « c’est la vie avant tout » et elle ne peut être assurée que dans l’exil qui est une chance pour le jeune, avec la sécurité et les possibilités qu’elle offre.
33Dans ses valeurs professionnelles, son rôle est d’œuvrer à la protection du jeune pour lui permettre de construire son avenir en Europe, le danger résidant au Rwanda. Pour Aristide, le principe de vérité est important, et il est complété par celui de la confiance, fondements tous deux d’un véritable accompagnement éducatif. Sans ces deux notions, il se sent démuni, déstabilisé dans sa posture professionnelle. D’autant qu’elles sont aussi les garantes de sa crédibilité, en tant qu’individu ou que professionnel. Pour lui, bien faire son travail, c’est aider le jeune à comprendre sa situation dans toute sa réalité, même si elle est douloureuse à entendre – et l’accompagner dans la formation de son identité d’adulte. Il sait aussi que le chemin n’est jamais simple pour la prise en charge par les services de l’enfance des jeunes mineurs isolés. Il va devoir « bidouiller » pour faire en sorte que le jeune puisse être accueilli à l’ASE, mais alors il sera en contradiction avec ses valeurs de vérité et d’intégrité…
• Quelle image s’en dégage-t-il ?
34L’image de Patrick concernant Aristide est très paradoxale: négative au début (par la trahison ressentie, par le mensonge), elle se transforme ensuite au travers du travail de formation effectué en groupe, puis oscille entre une image positive (le retour au pays en situation de danger pour assumer son rôle) et une autre un peu négative (il n’a pas la notion de danger, il court à sa perte).
• Cadre de référence de l’usager
35Patrick idéalise sa vie au Rwanda, il conserve le mythe du retour, d’autant que la vie est redevenue normale là-bas. Le mensonge ne doit pas être jugé de façon morale: il peut être utile, peut sauver la vie, c’est parfois le seul moyen de survie. Patrick a un sentiment de responsabilité : il est celui qui doit poursuivre les réalisations de son père et assurer la continuité de la filiation. Ce jeune, issu d’un milieu traditionnel, rural, très ancré dans le système holiste, se sent investi de la survie de son groupe d’appartenance. Il n’est pas imprégné de l’idée individualiste de réalisation personnelle, en dehors de sa terre et de son groupe d’appartenance. Le mutisme de ce jeune peut amener à penser qu’il a subi un gros traumatisme. Il peut être aussi l’expression d’un conflit, entre ce qu’il a donné comme éléments dans son récit de vie et la peur que la vérité ne soit découverte. Il aurait été important de savoir quand il est sorti de son mutisme. Serait-ce quand il a appris que sa mère était vivante et qu’il lui fallait rentrer chez lui, modifiant ainsi son projet de vie ?
• Problèmes de fond
36On a tendance à penser qu’être de la même culture que l’usager est un élément facilitateur pour l’intervenant « homéo-ethnique ». Cet exemple montre qu’il ne faut pas en établir une règle générale: la différence de classe sociale et de niveaux d’acculturation peut être plus difficile à surmonter que les différences culturelles. Ainsi, dans cette situation, malgré la proximité de langue, d’origine et de trauma-tismes, il y a un fossé entre deux conceptions du monde: celle, holiste du jeune, et celle de l’éducateur, plus tournée vers les valeurs occidentales, individualistes. Malgré sa proximité avec Patrick, Aristide est étranger à la réalité de ce jeune et doit se décentrer pour jouer son rôle d’aidant. L’intervenant homéo-ethnique (de la même origine ethnique) gagne donc lui aussi à recevoir une formation, car il peut rencontrer les mêmes difficultés que les professionnels du pays d’accueil ; et parfois, ces derniers, n’étant pas impliqués, peuvent être plus à même de comprendre. Le vécu du génocide – très lourd à porter des deux côtés – peut être un élément de rapprochement, à la condition que l’éducateur puisse contrôler son implication affective, sinon il sombrera dans sa subjectivité. Par ailleurs, selon les individus, les traumatismes vécus (ainsi que les stratégies de survie) peuvent être très différents. Patrick, tout comme Aristide, est un réfugié, mais on ne connaît rien du parcours de l’éducateur silencieux sur ce point : on constate que beaucoup de réfugiés se taisent, car ils ne peuvent affronter la douleur que la parole réveille.
37Une autre question revient tant dans le discours public que dans les pratiques institutionnelles : quelle est la véracité de l’histoire racontée par les demandeurs d’asile? En effet, pour obtenir le statut de réfugié, ceux-ci doivent présenter un maximum d’éléments pour emporter la décision administrative. C’est ce que l’on appelle le « récit de vie » : dérouler sa vie, justifier ses choix pour que ce récit soit apprécié comme une « histoire vraie ». Pour cela, ils sont guidés à la fois par ce qu’ils peuvent dire de leur histoire et par ce qu’on leur conseille de dire. C’est un point central qui rassemble toutes les interrogations des personnes en charge de traiter les dossiers où le doute sur la réalité du récit est permanent : est-il un « réfugié menteur » ? Ceci d’autant que l’on sait les difficultés rencontrées pour obtenir ce statut de réfugié, qui conduisent à l’élaboration de toute une stratégie du « mensonge » comme la seule voie permettant de rester dans le pays d’accueil.
38Ainsi, concernant ce jeune arrivé seul avec sa sœur comme mineurs isolés en France, ce « mensonge » représente au départ une stratégie suivie pour l’obtention du statut de réfugié, d’autant que sa famille est restée au pays ; il ne dispose pas d’alternative. Les nouvelles ultérieures qu’il a reçues concernant sa mère vont changer la donne et l’obliger à modifier son récit, tout comme ses objectifs initiaux. Certes, il aurait été préférable d’orienter ce jeune vers un psychologue spécialiste des traumatismes de guerre. Encore faut-il que l’éducateur référent accepte de « penser » le retour du jeune, et que son institution dispose d’un thérapeute pour l’aider à préparer son retour, ce qui hélas n’est pas souvent le cas, les aidants étant très démunis pour jouer ce rôle de thérapeute.
39Une autre piste pourrait être un travail en binôme, avec un autre éducateur non rwandais qui aiderait à la prise de distance, et chercherait à connaître l’histoire de la famille et les projets du jeune.
40La déontologie professionnelle exige une certaine prise de distance entre le praticien et la personne qu’elle suit. On a tendance à penser qu’un intervenant de la même origine que l’usager est préférable à quelqu’un d’étranger. Cela peut être une erreur car souvent, dans ces cas, le professionnel peut s’avérer moins tolérant qu’à l’égard d’un étranger, n’acceptant pas qu’un de ses proches dévie du « bon chemin » alors qu’il le tolèrerait mieux chez quelqu’un d’une autre origine. Cette problématique du proche qui soudain devient lointain est particulièrement présente dans le cas d’un intervenant « homéoethnique », ce qui est le cas ici.
Conclusion
41À la lueur de ces exemples, la méthodologie présentée peut faciliter la compréhension d’autres cultures et de leurs dimensions cachées, à partir de la découverte de ces mêmes aspects dans sa propre société. Ce qui paraît le plus surprenant ou critiquable chez l’autre va jouer le rôle révélateur de nos propres normes, valeurs, représentations, idéologies qui fondent nos pratiques professionnelles. Comprendre sa propre culture – et en particulier comment on l’a intériorisée – nous paraît donc être une dimension essentielle à une rencontre interculturelle positive pour l’ensemble des acteurs concernés.
Notes
- (1)Pour plus de détails : cohen-Emerique M., Rothberg A, 2015, La méthode des chocs culturels, Rennes, Presses de l’EHESP.
- (2)Le « confiage » est une pratique sociale consistant à confier durablement un enfant à un membre de la parentèle pour son éducation. cette pratique est distincte de l’adoption, en ce qu’elle ne remet pas en cause les liens génétiques reconnus avec les géniteurs biologiques de l’enfant. c’est pourquoi l’on propose les mots de « nourrissage » ou « confiage » en langue française ; ou l’expression « fosterage », d’origine anglo-saxonne, qui n’a pas d’équivalent culturel en français.
- (3)La « kafala » se définit comme l’acte, validé par l’autorité judiciaire, par lequel une personne s’engage à recueillir un enfant mineur. Elle implique que l’accueillant assure la protection de l’enfant mineur et pourvoie à ses besoins d’entretien et d’éducation. Elle est donc organisée dans l’intérêt de l’enfant. La kafala est une procédure d’adoption spécifique au droit musulman, qui interdit l’adoption plénière, et s’oppose en général à la procédure d’adoption au nom de la famille, considérée comme pilier de la société.