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Article de revue

Alfred Mame, de l'homme au projet

Pages 183 à 188

Notes

  • [1]
    Voir les travaux fondateurs de Nicole Felkay, en attendant les résultats des recherches pour l'instant inédites de Chantai Dauchez et Michel Manson. N. Felkay, « Les quatre faillites de Louis Mame », L'Année balzacienne, 1973 ; « Louis Mame (1775-1839) », Balzac et ses éditeurs, 1822-1837. Essai sur la librairie romantique, Paris, Promodis-Cercle de la Librairie, 1987.
  • [2]
    Michel Manson, « La valse tourangelle des trois "pères" : Balzac, Mame, Gouraud (1795-1815) », communication à la journée d'études Élites tourangelles au XIXe siècle organisée par Robert Beck et le Cermahva (Université François-Rabelais, le 14 janvier 2010).
  • [3]
    Chantai Dauchez, « Alfred Mame. Esquisse biographique », communication à la journée d'études Mame et la culture catholique pour la jeunesse (janvier 2009), inédit.
  • [4]
    Michel Manson, « Mame et Friedel, une rencontre aux origines de la spécialisation de l'éditeur de Tours dans la littérature de jeunesse ? », communication à la journée d'études Mame et la culture catholique pour la jeunesse (janvier 2009), à paraître.
  • [5]
    Isabelle Olivero, L'invention de la collection. De la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle, Paris, Éditions de l'IMEC-Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1999.
  • [6]
    Cécile Boulaire, « La Bibliothèque des Petits Enfants. Une collection pour les lecteurs débutants », à paraître.
  • [7]
    François Fievre, « Karl Girardet, illustrateur chez Mame », à paraître dans Romantisme.
  • [8]
    Rémi Blachon, La gravure sur bois au XIXe siècle. L'âge du bois debout, Paris, Éditions de l'Amateur, 2001 ; « John Arthur Quartley et les graveurs sur bois des éditions Mame à Tours », inédit.
  • [9]
    Tangi Villerbu, « L'Église, les libéraux et l'État. Les livres de jeunesse Mame dans le Bas-Canada du milieu du XIXe siècle », Cahiers de la Société bibliographique du Canada, 2010, à paraître ; « Circulation et promotion des livres Mame pour la jeunesse au Canada : le rôle de la commission des écoles catholiques de Montréal, des années 1850 aux années 1960 », à paraître.

1Un programme de recherches financé par l'Agence nationale de la recherche, « La maison Mame à Tours (1796-1975) : deux siècles d'édition pour la jeunesse », est actuellement en cours (2007-2011). Sans être spécifiquement centrée sur la figure d'Alfred Mame, une grande partie des travaux engagés par les chercheurs membres de cette équipe évoque cependant, de près ou de loin, le prestigieux éditeur tourangeau. Pluridisciplinaire, attachée à une longue période qui s'étend de la fin du XVIIIe siècle au milieu des années 1970, l'équipe tente la gageure d'une étude complète (sinon exhaustive) de la pratique éditoriale de la maison Mame. Historiens, historiens d'art et littéraires, dix-neuviémistes et vingtiémistes s'efforcent de couvrir la plus grande partie des champs d'études concernés par la lignée d'imprimeurs-éditeurs tourangeaux.

2La Maison Mame, c'est avant tout une famille. Fondée par Charles-Pierre Mame à Angers dans les années 1770, cette dynastie d'imprimeurs est à l'origine de la maison tourangelle par la suite si célèbre. Les historiens Michel Manson et Chantai Dauchez s'attachent à cette dimension biographique et généalogique de l'aventure Mame, en étudiant les conditions d'apparition de l'imprimerie de Tours, dans la logique de l'établissement du fondateur, Charles-Pierre, à Angers, mais en tenant compte aussi des aventures éditoriales de ses enfants, en particulier ses fils, dont l'un (Philippe-Auguste) reprend l'imprimerie paternelle à Angers, tandis que deux autres (Louis-Charles et Charles-Matthieu) deviennent des éditeurs romantiques en vue dans le Paris des années 1820 [1]. Un quatrième fils, Amand, s'installe à Tours, d'abord en soutien d'un beau-frère qui disparaît rapidement de l'entreprise, puis en association avec un Tourangeau, Pescherard, qui décède dans les premières années du XIXe siècle. Les travaux actuellement en cours devront faire la lumière sur cet établissement à Tours, dont l'histoire n'a pas encore livré tous ses secrets. Ce qui est d'ores et déjà plus net est la manière remarquablement efficace dont Amand mène ses affaires d'imprimeur et s'insère dans le tissu social tourangeau. Grâce à de minutieux dépouillements d'archives notariales, Chantai Dauchez reconstitue le détail des acquisitions successives qui permettent à Amand Mame d'installer puis de développer son établissement. Michel Manson étudie de son côté la manière dont ce fils reproduit à Tours les réseaux sociaux développés par le père à Angers une génération auparavant, tout en occupant une place singulière au sein de la notabilité tourangelle, aux confins du commerce, des questions éducatives, de l'Église et de la franc-maçonnerie [2].

3Soucieux, comme l'avait été son père avant lui, d'établir dans ce milieu de l'imprimerie les fils de la génération suivante, Amand Mame associe à ses activités d'abord son neveu Ernest, qui est devenu son gendre en épousant Célestine Mame, puis son fils Alfred, plus jeune de quelques années ; bientôt, il leur cède la direction de l'entreprise. Ce passage de relais, intervenant au début des années 1830, constitue pour les chercheurs de l'équipe Mame une rupture décisive. Pour Chantai Dauchez, familière des sources privées, elle marque le début des entreprises propres à Alfred Mame dont la forte personnalité d'entrepreneur devait permettre les développements considérables de l'imprimerie [3]. Pour Michel Manson, historien de l'édition enfantine, elle consacre la spécialisation de Mame dans l'édition pour la jeunesse, à la faveur des lois Guizot, et sans doute à l'occasion d'une rencontre fondatrice avec un jeune auteur, éditeur et traducteur, Louis Friedel [4].

4Dès lors, la stratégie éditoriale de la maison Mame s'éloigne de la tradition familiale pour s'avancer dans une voie nouvelle, marquée d'une part par la logique d'industrialisation qui atteint aussi l'édition [5], d'autre part par des liens extrêmement forts établis au fil des décennies avec les institutions scolaires qui, à la suite des lois Guizot et surtout Falloux, couvrent peu à peu le territoire français. Il convient à cet égard d'étudier de très près les relations de la famille Mame avec l'abbé Dominique Dufêtre, vicaire général à Tours de 1824 à 1842, puis évêque de Nevers, et figure marquante de la prédication ; ce dernier a manifestement poussé le jeune Alfred Mame dans la voie de l'édition destinée aux écoles chrétiennes. Ces relations privilégiées avec les congrégations enseignantes sont notamment étudiées par Tangi Villerbu, qui a dépouillé la correspondance de la maison Mame avec les Frères des Écoles Chrétiennes. Pour ce public particulier des écoliers, l'éditeur va mettre en place une logique de collections qui vise à standardiser l'offre pour réduire les coûts et fidéliser la clientèle [6]. Ce choix n'est pas sans conséquence sur le contenu et la dimension littéraire des ouvrages. À cet égard, les travaux de Mathilde Lévêque, Matthieu Letourneux, Marie-Pierre Litaudon et Cécile Boulaire visent à cerner les contours de l'« esprit Mame » en tant qu'horizon formel, esthétique et idéologique. Vendue à des millions d'exemplaires, cette littérature qu'on a longtemps jugée avec condescendance constitue la première, parfois la seule expérience littéraire, de plusieurs générations de Français. Elle est le soubassement sur lequel des maisons dotées de plus de légitimité viennent, à la fin du siècle, établir les bases d'une littérature pour la jeunesse plus littéraire.

5Mais industrialisation ne signifie pas seulement écriture sérielle et « écuries » d'auteurs : cela implique aussi que l'entreprise mette en place des outils de production adaptés à un marché de masse. À partir de 1845, Alfred Mame dote l'imprimerie familiale de nouveaux ateliers, de machines modernes, d'un établissement dédié à la reliure, dont les inaugurations scandent l'histoire locale et justifient la participation de Mame aux expositions nationales et internationales. Les travaux en cours de Chantai Dauchez montrent à quel point ces développements sont minutieusement préparés, en termes techniques comme immobiliers et même urbanistiques. Caroline Gaume analyse quant à elle, d'après les inventaires qui ponctuent le siècle, la progression technologique des ateliers – fontes, machines, organisation du travail – tandis qu'Élisabeth Verdure, spécialiste du cartonnage romantique dont la maison Mame est sans doute le plus gros producteur, devrait procéder à la même étude du côté des ateliers de reliure et cartonnage industriels, dont le fonctionnement est à l'heure actuelle l'objet d'interrogations de la part des spécialistes. Il faudra à terme se pencher également sur la question de l'approvisionnement en papier, qui préoccupe Alfred Mame au point qu'il fonde, avec d'autres tourangeaux, la Société des Papeteries de La Haye-Descartes, dans le sud du département de l'Indre-et-Loire.

6Imprimés et reliés de couleurs vives qui font alors sa réputation, les livres de Mame marquent aussi leur époque par leurs illustrations, gravures sur bois ou sur acier, puis lithographies. Les travaux des historiens croisent ici ceux des historiens d'art : François Fièvre a consacré ses recherches à l'illustrateur phare de la maison, Karl Girardet [7] ; Rémi Blachon nous a fait connaître ses travaux inédits sur l'« école » de graveurs sur bois créée à Tours par des graveurs anglais, notamment John Quartley, à l'initiative d'Alfred Mame [8] ; Olivia Voisin étudie les graveurs des années 1830 ; Isabelle Saint-Martin consacrera une étude à Louis Hallez.

7Ces livres, encore faut-il les vendre. Tangi Villerbu, qui s'est déjà intéressé à cette question dans son travail sur les FEC, complète le tableau des réseaux économiques par une étude détaillée de la stratégie de vente à l'étranger. Il analyse en particulier la présence des livres de Mame au Canada francophone dès le XIXe siècle [9]

8Produire en masse suppose ainsi de passer de manière décisive de la logique d'un atelier familial, certes important, à une dimension d'entreprise plus typique du XIXe siècle, jusque dans les devoirs moraux que s'imposent un certain nombre de patrons. Alfred Mame, qui s'est empiriquement comporté en patron « social », devient en 1870 l'éditeur attitré de Frédéric Le Play. C'est ici que les travaux de l'équipe Mame rencontrent les préoccupations des auteurs de ce numéro des Études sociales.

9Préoccupé par la question éminemment idéologique de la transmission patrimoniale, Alfred Mame a le plaisir, avant de mourir, d'associer à son entreprise son fils, Paul, puis ses deux petits-fils, Armand et Edmond – il meurt en 1893 avant de voir célébrer l'union entre sa petite-fille Pauline et le baron Gustave de Ravignan, qui devient administrateur des papeteries de La Haye-Descartes. Mais la maison Mame ne prend pas fin avec la mort de celui qui en est le promoteur le plus avisé : Paul, puis son fils Armand, puis le fils de celui-ci, Alfred, prennent le moment venu la direction de la prestigieuse maison d'édition. Les lois Ferry avaient inquiété Alfred ; l'exil des congrégations à partir de 1901 puis la loi de séparation de 1905 causent un grand tort à Armand, de même que la Seconde Guerre mondiale, détruisant totalement l'entreprise en juin 1940, manque de mettre à bas l'entreprise alors entre les mains d'Alfred « II ». La production n'a pourtant pas cessé. Marie-Pierre Litaudon étudie ainsi la manière dont l'investissement des Mame dans le domaine de l'album tente de redonner de la dynamique à une maison déjà plus que centenaire, avec des artistes comme Albret Uriet, Marie-Madeleine Franc-Nohain ou Touchagues. De son côté, Stéphane Tassi, accompagné des bibliophiles tourangeaux de l'Association des Amis du Livre, montre que les séries des années 1910 à 1940 n'ont rien à envier par l'inventivité de leurs présentations et la somptuosité de leurs impressions aux cartonnages du siècle précédent. Michèle Piquard, spécialiste de l'édition pour la jeunesse au XXe siècle, envisage quant à elle l'histoire de l'entreprise dans sa longue durée, depuis sa constitution en société au milieu du XIXe siècle, jusqu'aux difficultés financières à répétition qui suivent le concile Vatican II.

10L'ensemble de ces recherches tente donc de brosser le tableau le plus complet possible des éditions Mame. Il manque encore, à l'évidence, une approche spécifique des relations entre Mame et l'Église en tant qu'institution. Une analyse de Mame comme éditeur religieux paraît indispensable dès lors que la dimension sociale, économique et patronale de la maison a fait l'objet de travaux plus avancés. Ce numéro des Études sociales, qui met en évidence les liens qui se sont noués entre leplaysisme et catholicisme social, est aussi une invitation aux chercheurs spécialistes de l'un ou l'autre champ à rejoindre le projet Mame pour y tester la manière dont cette relation, à trois termes désormais (Mame/Le Play/ l'Église), a pu fonctionner.

tableau im1
Alfred Mame, gravure signée Foulquier (La maison Mame (1796-1893), les noces de diamant de M. et Mme Alfred Mame, notice sur le travail et les institutions patronales, Tours, impr. Mame, 1893 [Arch. départ. Indre-et-Loire, 91 J 33]).
tableau im2
Imprimerie Mame, dessin de façade, signé Barge, s.d. (Arch. départ. Indre-et-Loire, V/5/4/1).
tableau im3
Vue de Tours et de l'mprimerie Mame & Cie, s.d. (Arch. départ. Indre-et-Loire, 7 Fi 40).

Notes

  • [1]
    Voir les travaux fondateurs de Nicole Felkay, en attendant les résultats des recherches pour l'instant inédites de Chantai Dauchez et Michel Manson. N. Felkay, « Les quatre faillites de Louis Mame », L'Année balzacienne, 1973 ; « Louis Mame (1775-1839) », Balzac et ses éditeurs, 1822-1837. Essai sur la librairie romantique, Paris, Promodis-Cercle de la Librairie, 1987.
  • [2]
    Michel Manson, « La valse tourangelle des trois "pères" : Balzac, Mame, Gouraud (1795-1815) », communication à la journée d'études Élites tourangelles au XIXe siècle organisée par Robert Beck et le Cermahva (Université François-Rabelais, le 14 janvier 2010).
  • [3]
    Chantai Dauchez, « Alfred Mame. Esquisse biographique », communication à la journée d'études Mame et la culture catholique pour la jeunesse (janvier 2009), inédit.
  • [4]
    Michel Manson, « Mame et Friedel, une rencontre aux origines de la spécialisation de l'éditeur de Tours dans la littérature de jeunesse ? », communication à la journée d'études Mame et la culture catholique pour la jeunesse (janvier 2009), à paraître.
  • [5]
    Isabelle Olivero, L'invention de la collection. De la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle, Paris, Éditions de l'IMEC-Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1999.
  • [6]
    Cécile Boulaire, « La Bibliothèque des Petits Enfants. Une collection pour les lecteurs débutants », à paraître.
  • [7]
    François Fievre, « Karl Girardet, illustrateur chez Mame », à paraître dans Romantisme.
  • [8]
    Rémi Blachon, La gravure sur bois au XIXe siècle. L'âge du bois debout, Paris, Éditions de l'Amateur, 2001 ; « John Arthur Quartley et les graveurs sur bois des éditions Mame à Tours », inédit.
  • [9]
    Tangi Villerbu, « L'Église, les libéraux et l'État. Les livres de jeunesse Mame dans le Bas-Canada du milieu du XIXe siècle », Cahiers de la Société bibliographique du Canada, 2010, à paraître ; « Circulation et promotion des livres Mame pour la jeunesse au Canada : le rôle de la commission des écoles catholiques de Montréal, des années 1850 aux années 1960 », à paraître.
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