Notes
-
[1]
Nous emploierons ce terme pour désigner le champ d’application habituel de la déconstruction.
-
[2]
Ce premier moment de notre enquête s’appuie largement sur la « stratégie générale de la déconstruction », présentée dans trois textes : Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 57 sq. (et p. 56 pour l’expression) ; Marges, Paris, Minuit, pp. 392-393 ; enfin, La Dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, pp. 9-12.
-
[3]
Ce concept semble dater de Signéponge, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 106. Mais ce qu’il recouvre est plus ancien.
-
[4]
Marges, pp. XIII-XV.
-
[5]
Positions, p. 57 : « Dans une opposition philosophique classique, nous n’avons pas affaire à la coexistence pacifique d’un vis-à-vis, mais à une hiérarchie violente. Un des deux termes commande l’autre (axiologiquement, logiquement, etc.), occupe la hauteur. »
-
[6]
Donner le temps, Paris, Galilée, 1990, pp. 131-132.
-
[7]
Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 196.
-
[8]
Cf. Positions, p. 41 : au niveau de la différance, « toutes ces oppositions métaphysiques […] deviennent non pertinentes » ; cf. aussi pp. 38 et 57.
-
[9]
Cf. De la grammatologie, p. 206 : la différance lance l’appropriation qu’elle empêche aussi d’aboutir. Elle est donc l’origine de l’ex-appropriation, bien que le terme ne soit pas forgé encore.
-
[10]
Positions, p. 58. Parfois, néanmoins, la contamination originaire n’apparaît que comme un entre-deux sans nom propre.
-
[11]
Marges, p. 392 ; La Dissémination, pp. 11-12 ; Positions, p. 57.
-
[12]
Cela consiste notamment à nommer l’indécidable d’après le terme dominé, cf. La Dissémination, p. 10.
-
[13]
Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, pp. 283 et 285.
-
[14]
C’est pour cette raison, semble-t-il, que Derrida refusera l’idée d’ethical turn et de political turn (cf. Voyous, p. 64, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, pp. 21 et 25). La déconstruction est d’emblée une entreprise éthique.
-
[15]
Marges, p. 9.
-
[16]
De la grammatologie, p. 34.
-
[17]
Positions, p. 61 ; ou encore De la grammatologie, p. 33.
-
[18]
Ibid., pp. 21, 22, 25-27, et Marges, pp. 82-83, 196 et 197.
-
[19]
Par exemple ibid., pp. XIII-XIV ; cf. encore La Voix et le Phénomène, Paris, Puf, 1967, pp. 84, 87, 89.
-
[20]
De la grammatologie, p. 25 ; Positions, p. 29.
-
[21]
Ibid., p. 40.
-
[22]
De la grammatologie, pp. 107-108.
-
[23]
La Voix et le Phénomène, pp. 58-60.
-
[24]
De la grammatologie, pp. 41 et 83.
-
[25]
Ces processus aporétiques regroupent aporie, double-bind, antinomies et auto- immunité. Cf. Apories, Paris, Galilée, 1993, pp. 35-37, puis 46 ; Voyous, p. 60.
-
[26]
Cf. Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 422 : le texte (c’est-à-dire l’écriture) induit toujours une injonction compliquée d’un double-bind.
-
[27]
Dans l’enquête qui s’ouvre, nous privilégierons les textes où Derrida s’exprime en son nom, par rapport à ceux qu’il consacre à la lecture d’autres auteurs. Le sens précis de sa position est assez difficile à arrêter pour que l’on ne puisse s’engager dans un travail de démarcation complexe. C’est pourquoi nous évoquerons peu certains textes où la vérité joue un rôle important (par exemple La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978 ; ou La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980 ; ou encore Parages, Paris, Galilée, 1986).
-
[28]
De la grammatologie, p. 21.
-
[29]
Les diverses présentations ne se recoupent pas exactement, insistant tantôt sur la seule présence, tantôt sur la seule distinction entre adéquation et dévoilement (La Dissémination, p. 219), et tantôt sur une diversité de sens plus grande : « La valeur de vérité comme homoiôsis, adaequatio, comme certitude du Cogito (Descartes/Husserl), ou comme certitude opposée à la vérité dans l’horizon du savoir absolu (Phénoménologie de l’esprit) ou enfin comme aléthéia, dévoilement ou présence… » (Positions, pp. 79-80, n. 23). Nous allons tenter d’ordonner ces définitions.
-
[30]
Marges, p. 93.
-
[31]
L’Écriture et la Différence, p. 198 : la vérité est l’« être de ce qui est en tant qu’il est et tel qu’il est ».
-
[32]
De la grammatologie, p. 22, sur Aristote : « Les affections de l’âme exprimant naturellement les choses, elles constituent une sorte de langage universel qui dès lors peut s’effacer lui-même. »
-
[33]
Ibid., p. 70 (« L’intuition d’une vérité présente… ») ; Derrida met très souvent logos et signifié transcendantal sur le même plan que la vérité, cf. ibid., pp. 21, 26, 31.
-
[34]
Marges., p. 6 (l’« étant présent dans sa vérité, vérité d’un présent ou présence d’un présent ») ; c’est en ce sens qu’il faut interpréter les idées d’adéquation, de dévoilement, de certitude – cf. De la grammatologie, qui parle de la vérité comme de la « présentation originaire de la chose même » (p. 72).
-
[35]
Cf. ibid., p. 60, où il est question de « la présence pleine du signifié dans sa vérité » ; Marges, p. 42, avec l’expression « l’énoncé dans sa vérité ».
-
[36]
Ibid., p. 93 : le signe est « défaut de la vérité pleine ».
-
[37]
Positions, p. 44 (l’objet comme tel y est le signifié opposé au signifiant). Pour les Idées et le lieu intelligible platonicien, cf. La Dissémination, p. 192.
-
[38]
Marges, pp. 375-381.
-
[39]
Pour l’inscription de la vérité dans la littérature, cf. La Carte postale, pp. 447-448.
-
[40]
La Dissémination, p. 194.
-
[41]
Cf. Éperons. Les Styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, p. 39.
-
[42]
De la grammatologie, p. 227.
-
[43]
Ibid., p. 72.
-
[44]
Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993, pp. 64-65. Sur la référence en général, cf. Limited Inc., Paris, Galilée, 1988, p. 253 notamment.
-
[45]
De la grammatologie, p. 164, n. 8.
-
[46]
Ibid., p. 34 – ce leurre est précisément celui de l’effacement de l’écriture dans la voix.
-
[47]
Ibid., p. 25.
-
[48]
Marges, p. 23.
-
[49]
Positions, pp. 80-81.
-
[50]
Marges, p. 19.
-
[51]
De la grammatologie, pp. 26, 33 ; Positions, p. 81 ; Marges, pp. 27 et 392.
-
[52]
Positions, p. 81. Voir également Limited Inc., p. 253, où Derrida écrit que la déconstruction ne peut ni ne doit renoncer aux valeurs dominantes dans le contexte où elle opère, « en particulier celle de vérité ».
-
[53]
Ibid., p. 270.
-
[54]
« On the Gift », God, the Gift and Postmodernism, J. D. Caputo et M. J. Scanlon (éds.), Indiana University Press, 1999, p. 72.
-
[55]
Les premiers indices de cette nouvelle conception remontent au moins à un texte sur Blanchot ; « Survivre » (1978), dans Parages, pp. 170-172 en particulier.
-
[56]
Derrida identifie rétrospectivement l’émergence de cette « vérité à faire », dans Le Monolinguisme de l’autre (Paris, Galilée, 1996, p. 117), et dans Points de suspension (p. 358) – et renvoie chaque fois à « Circonfession » (Jacques Derrida de J. Derrida et G. Bennington, Paris, Le Seuil, 1991). Ces textes permettent de lier l’inflexion du discours au thème de la confession et, au-delà, à celui de la promesse et du témoignage. Dès 1999, J. Rogozinski signalait ce déplacement vers une « vérité événementielle, purement performative » (« “Il faut la vérité”. Notes sur la vérité de Derrida », Rue Descartes, t. XXIV, Paris, Puf., 1999, p. 38).
-
[57]
« Circonfession », Jacques Derrida, p. 56.
-
[58]
Voir Mémoires – pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, pp. 143-144 ; « Avances », préface au Tombeau du dieu artisan, de Gabriel Marcel, Paris, Éditions de Minuit, 1995, pp. 26 et 40-41.
-
[59]
Monolinguisme de l’autre, p. 125.
-
[60]
Ibid., p. 126 ; Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 547, ou encore Cahiers de l’Herne. Jacques Derrida, M.-L. Mallet et G. Michaud (dir.), Paris, Éditions de l’Herne, 2004, pp. 531 et 533.
-
[61]
Ibid., p. 531.
-
[62]
Cette opposition est explorée notamment dans « Politique et poétique du témoignage », ibid., pp. 521-540 ; cf. en particulier pp. 527-529.
-
[63]
Le Monolinguisme de l’autre, p. 41.
-
[64]
Cahier de l’Herne. Jacques Derrida, p. 528.
-
[65]
Ibid., p. 529. La justice doit être comprise ici comme « incalculabilité du don et exposition an-économique à autrui » (Spectres de Marx, paris, Galilée, 1993, p. 48).
-
[66]
La Vérité en peinture : la promesse de « vérité en peinture » est un acte performatif qui semble se porter vers une « peinture sans vérité » (p. 13).
-
[67]
Voir par exemple « Foi et savoir », La Religion, J. Derrida et G. Vattimo (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 41, puis pp. 58-60 ; et Cahier de l’Herne. Jacques Derrida, p. 532.
-
[68]
« Foi et savoir », La Religion, p. 43.
-
[69]
Ibid., pp. 39-41 ; « Religion et raison se développent ensemble à partir de cette ressource commune : le gage testimonial de tout performatif » (ce qui rend possible l’opposition est manifestement du côté de la foi plus que du savoir).
-
[70]
Le Monolinguisme de l’autre, pp. 17-18.
-
[71]
Ibid., p. 17. Il s’agit de la contradiction performative frappant toute démarche qui cherche à contester théoriquement la vérité et semble condamnée à asserter certaines propositions pour ce faire.
-
[72]
Ibid., pp. 18-19.
-
[73]
Ibid., p. 115.
-
[74]
Ibid., pp. 40-41.
-
[75]
Ibid., p. 41 (je souligne).
-
[76]
Nous entendons ici le « théorique » comme un mode de pensée qui procède par exposé de thèses, recherche des raisons, argumentation directe et hiérarchisante – et qui représente bien, en fin de compte, une démarche de domination vis-à-vis d’une altérité. Cette conception est assez proche de celle que l’on trouve chez Levinas.
-
[77]
Cahier de l’Herne. Jacques Derrida, p. 528 ; voir aussi p. 531.
-
[78]
Plus rigoureusement, peut-être, on ne pourrait assumer l’appropriation que pour pouvoir la subvertir.
-
[79]
Précisons : systématique par défaut. En effet, un excès antimétaphysique peut déclencher une compensation en sens inverse ; mais en l’absence d’une telle raison, le renversement stratégique est systématique, puisque l’appropriation l’est aussi.
-
[80]
Marges, p. 22 ; cf. aussi p. 76.
-
[81]
Ibid., p. 27 ; cf. encore p. 42.
-
[82]
Ibid., pp. XVII-XVIII.
-
[83]
J. Rogozinski, « “Il faut la vérité”. Notes sur la vérité de Derrida », Rue Descartes, t. XXIV, pp. 15, 18-19, puis 35-37. Marlène Zarader, « Herméneutique et restitution » (Archives de Philosophie, t. LXX, Paris, Puf, 2007, pp. 625-639). La déconstruction est évoquée comme une modalité d’interprétation qui n’est plus soumise à l’exigence de restituer la vérité du texte (pp. 625-626, puis 634-635), et récuse la dette de la pensée à l’égard de ce qui est (p. 638).
-
[84]
Voir par exemple L’Écriture et la Différence, p. 96 : « L’économie de cette écriture est un rapport réglé entre l’excédant et la totalité excédée : la différance de l’excès absolu. »
-
[85]
Ibid., p. 226.
-
[86]
Ibid., pp. 405-406.
-
[87]
Force de loi, p. 48.
-
[88]
Ibid., p. 55.
-
[89]
Ibid., 49.
-
[90]
Ibid., p. 61.
-
[91]
Ibid.
-
[92]
Ibid., p. 62.
-
[93]
Échographies de la télévision, entretien avec B. Stiegler, Paris, Galilée, 1997, pp. 123-124.
-
[94]
Donner le temps, p. 53.
-
[95]
L’expression peut paraître osée. Mais dans le second essai de Voyous, Derrida parle de la déconstruction comme d’un rationalisme inconditionnel (Voyous., p. 197) et évoque une déconstruction rationnelle (ibid., p. 209).
-
[96]
Ibid., p. 217.
-
[97]
C’est dans le même sens que la différance est « à la fois la condition d’impossibilité et la condition de possibilité de la vérité » (La Dissémination, p. 194) ; autrement dit, selon le premier usage du terme de « vérité », la différance rend le savoir possible et faillible en même temps.
-
[98]
De la grammatologie, p. 232. Précisons toutefois que dans ces lignes, la nécessité frappe la « non-philosophie », c’est-à-dire l’opposé, par rapport à la métaphysique – mais comment la déconstruction échapperait-elle à cette contrainte ?
-
[99]
Parages, p. 172 ; l’expression est associée à la dissémination (un indécidable). L’idée d’une surenchère déconstructrice dans la recherche de la vérité est perceptible en plusieurs textes, avec divers accents (Donner le temps, p. 201 ; voir aussi D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1981, p. 69 ; Du droit à la philosophie, pp. 107-108).
-
[100]
Points de suspension, p. 158.
-
[101]
Le Monolinguisme de l’autre, pp. 117-118.
1Quel traitement Derrida réserve-t-il au problème de la vérité ? Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’on tient parfois sa pensée pour une forme de scepticisme postmoderne. Or, pour émettre un jugement sur ce point, il faut tout d’abord définir clairement le concept en contexte derridien puis, surtout, déterminer le sens de l’attitude déconstructrice à l’égard de la vérité.
2Cette démarche se heurte à trois difficultés. Tout d’abord, si le concept en question tient une place importante chez Derrida, il est rarement considéré en lui-même de manière approfondie. Il faudra donc reconstituer certains aspects importants de sa définition, tout en montrant comment elle s’articule avec le projet déconstructeur. Ensuite, notre auteur déploie dans un premier temps une critique radicale, mais adopte ensuite une position plus ouverte. Il conviendra par conséquent de penser à la fois la distinction des deux moments et leur unité. Enfin, l’enquête est confrontée à une tension entre deux strates de discours et devra clarifier leur sens et leur rapport.
3On proposera d’abord une présentation sommaire de la déconstruction (I), qui permettra d’étudier le traitement de la vérité en commençant par la critique de l’idée traditionnelle (II), pour examiner ensuite l’émergence d’un autre rapport au vrai (III). Enfin, nous nous concentrerons sur la tension qui vient d’être évoquée, pour répondre précisément à la question posée (IV).
I – Éléments de déconstruction
4Selon Derrida, la « métaphysique [1] » serait structurée par certaines oppositions fondamentales, et il présente sa « stratégie générale » comme un traitement de celles-ci par renversement et neutralisation [2]. Parmi les opposés principaux, citons la présence et l’absence, le même et l’autre, le droit et la justice ou bien l’économie et le don. Ces termes sont foncièrement hiérarchisés, et la compréhension de leurs rapports est capitale pour saisir le sens du traitement déconstructeur. On peut partir du concept d’ex-appropriation [3] qui désigne une dynamique façonnant les opposés selon deux mouvements antithétiques mais indissociables. Le premier, l’appropriation, est un mouvement de domination impersonnel, hiérarchisant et enveloppant, qui tend à assujettir l’autre [4]. Celui-ci, l’expropriation, est une altérité ou une altération qui s’offre au pouvoir du premier, mais lui résiste aussi et le déjoue en partie. L’association de ces deux dynamiques produit la représentation métaphysique des oppositions, dans laquelle les deux termes semblent séparés de façon stricte, l’un d’eux apparaissant toujours comme plus originaire, plus central ou plus autonome [5]. Il faut comprendre que l’appropriation se joue à deux niveaux. La hiérarchie elle-même en est une modalité, dans la mesure où un terme subordonne l’autre, et fait de lui son autre. Mais l’établissement de la distinction et de la hiérarchie est également un instrument de contrôle au service d’un sujet. Celui-ci entend s’appuyer sur la représentation métaphysique de l’opposition pour maîtriser sa pensée, son action, son rapport général à l’altérité – et cet effort d’appropriation définit la subjectivité [6] ou l’ipséité [7] comme telles.
5Le renversement consiste à montrer que le privilège du terme dominant est illusoire, parce que l’autre lui échappe et qu’il en dépend. Mais la neutralisation établit que ce dernier n’est pas le nouveau principe. Elle ramène en effet les opposés à une instance qui les excède et les rend possibles tous deux [8]. Cette instance est l’« origine » du mouvement d’ex-appropriation [9], et donc de l’opposition ; il s’agit par exemple de la « trace », de la « différance » ou de l’« archi-écriture », c’est-à-dire des « indécidables » [10]. Ils constituent un « compromis originaire » entre les opposés, et leur donnent lieu tout en leur interdisant de se distinguer absolument. Si l’on résume, le geste déconstructeur reconduit l’opposition vers un indécidable, et dérange ainsi sa représentation métaphysique – il subvertit la hiérarchie, et brouille la démarcation même. Soulignons un point, sur lequel Derrida insiste fortement : la neutralisation ne doit pas conduire à traiter les opposés de manière égale, car cela reviendrait à ignorer l’appropriation, et donc à en accepter tacitement les effets [11]. Il faut donc maintenir le renversement, même lorsque la contamination originaire a été repérée, c’est-à-dire accorder un privilège compensatoire permanent au terme dominé [12]. Le double geste que l’on vient de décrire sape l’appropriation sur les deux plans où elle s’exerce, car en subvertissant le rapport hiérarchique interne à l’opposition, il résiste au projet subjectif de maîtrise reposant sur ce rapport. Ultimement, le sujet est destitué de sa souveraineté non seulement parce que les objets et procédures sur lesquels il essaye de la fonder sont instables, mais encore parce qu’il est lui-même constitué par une ex-appropriation lui interdisant l’hégémonie qu’il revendique [13]. La déconstruction est donc, dans sa structure essentielle et ses motifs les plus fondamentaux, une résistance à l’appropriation comme maîtrise régulatrice [14].
6Prenons comme exemple la voix et l’écriture, opposition centrale parce qu’elle révèle parfaitement le privilège de la présence, que Derrida tient pour un trait essentiel de la métaphysique. Dans l’expérience que le sujet fait de sa propre voix, le signifiant semble coïncider parfaitement avec le contenu exprimé et donne le sentiment d’un signifié appréhendé sans médiation. Celui-ci apparaît comme une présentation de la « chose même » (qu’il s’agisse en dernière analyse du sens ou du référent [15]), c’est-à-dire comme une expérience directe de l’être dans le concept [16]. La phonè est ainsi la matrice de toutes les figures du logos, ou « signifié transcendantal [17] ». Cette idée fondamentale désigne un savoir archétypique garanti, soit qu’il s’efface jusqu’à se confondre avec son objet, soit qu’il le rassemble de façon pleinement maîtrisée [18]. Le terme de « logocentrisme », dès lors, désigne toute configuration intellectuelle dans laquelle on suppose l’objet de la connaissance approprié d’avance à celle-ci. L’étant, la réalité ou le sens y sont conçus comme foncièrement intégrés à une structure ontologique et/ou idéale, qui les rend pleinement disponibles pour le savoir. Le privilège de la voix traduit donc la recherche d’une présence de la chose même comme norme, assurance et source de maîtrise dans le discours théorique [19]. L’écriture, par contraste, est un signe qui paraît complètement séparable du contenu auquel il renvoie. Elle implique une distance par rapport à la chose même, qui lui interdit la plénitude et l’assurance supposées de la parole vive. L’opposition voix/écriture concerne par conséquent deux aspects du discours, ou du signe, qui se distinguent en particulier sur le fait d’être structurellement garantis ou non. Ce couple manifesterait ainsi le principe de nombreuses oppositions métaphysiques, comme signifiant/signifié, sensible/intelligible, etc. [20]. On retrouve dans cet exemple les deux aspects de l’appropriation : d’une part, l’écriture est subordonnée à la voix, comme un signe dérivé l’est à un signe originaire ; d’autre part, cette subordination et la distinction nette qu’elle suppose accorderaient au sujet la maîtrise théorique de l’objet.
7Déconstruire l’opposition consiste à établir que les deux termes se constituent à partir d’un élément formant leur condition de possibilité commune. Par exemple, la différance est le mouvement de production de tout réseau de différences [21] ; or, n’importe quelle unité vocale ou scripturale requiert un tel réseau pour se constituer et dépend donc de ce mouvement [22]. Un autre indécidable est la « trace » ou l’« archi-écriture », ainsi nommée pour marquer le privilège compensatoire du terme dominé. Elle forme également une racine commune des opposés, notamment par son itérabilité, c’est-à-dire sa faculté à se répéter comme la même dans une occurrence différente. Or un signe, graphique ou non, n’existe que par une telle propriété [23]. La mise en évidence de la contamination originaire implique bien une neutralisation, puisque la démarcation entre les opposés est brouillée ; elle implique aussi un renversement, puisque l’insinuation des caractères de l’écriture dans la voix interdit à celle-ci la plénitude et la certitude que lui attribue la métaphysique [24]. Le bouleversement de cette opposition révèle une perturbation dans tous les couples analogues, et c’est ultimement le logos lui-même qui est ébranlé, avec l’effort d’appropriation qui lui est associé.
8Une partie des textes derridiens est consacrée aux processus aporétiques, c’est-à-dire aux conséquences de la contamination originaire et de l’ex- appropriation. Tout ce qui dépend de ceux-ci est soumis à une double contrainte contradictoire qui permet et empêche à la fois la production de ses effets [25]. La voix, par exemple, se produit depuis l’archi-écriture, qui la rend possible mais lui interdit en même temps d’atteindre la plénitude. Elle est ainsi soumise à une nécessité antithétique qui en commande la constitution et en subvertit l’essence. La double contrainte se traduit également comme une injonction aporétique qui conditionne toute activité (y compris la pratique déconstructrice) et exige de faire l’« impossible », c’est-à-dire de reconnaître le compromis originaire entre deux termes exclusifs ou deux dynamiques contraires [26]. Déconstruire l’opposition ne consiste ni à la disqualifier ni à dissoudre le terme dominant, mais à négocier le rapport entre les opposés, et à penser leur contamination, c’est-à-dire l’expropriation au cœur de toute appropriation.
II – La déconstruction du logos
9Il s’agit à présent de comprendre la conception métaphysique de la vérité, et le traitement auquel elle est soumise [27]. Nous en avons quasiment donné la définition par avance, puisqu’elle est essentiellement liée au logos comme présence de la chose même et constitue donc à la fois une pièce capitale du dispositif logocentrique, et une cible privilégiée de la déconstruction [28].
10Dans le langage courant, le concept de « vérité » renvoie au moins à trois objets : premièrement, la proposition vraie, c’est-à-dire un contenu théorique (exemple : « je dis la vérité ») ; deuxièmement, l’instauration d’un rapport entre ce contenu théorique et un fait – donc indirectement entre celui-ci et le sujet (comme lorsque l’on parle de la vérité en tant que correspondance ou dévoilement) ; troisièmement, une propriété du contenu (par exemple lorsque l’on évoque la vérité de telle assertion). Derrida utilise le terme dans ces trois acceptions sans les distinguer strictement [29]. D’une part, il désigne ainsi le logos, c’est-à-dire l’objet lui-même, identifié de façon plus ou moins immédiate à un savoir prototypique, et qui s’offre ainsi pleinement à la maîtrise théorique. Cela peut signifier par exemple que l’étant entretient une « présence adéquate à soi [30] » ou bien que son être le dévoile comme essence pleinement identifiable [31]. Autrement dit, il y a logocentrisme dès que la condition ontologique de l’objet l’approprie d’avance à la tâche de normer et de garantir la connaissance. Le logos est alors le « Verbe » de la chose comme telle ; il se confond sans reste avec elle ou constitue une idéalisation prototypique équivalant à sa présence dans l’ordre du savoir. Il peut prendre une forme immédiatement idéalisée, par exemple lorsque cette chose est pensée comme Idée dans le lieu intelligible ou dans l’intellect divin ; il peut aussi être une idéalisation plus subjective, comme les états de l’âme aristotéliciens qui seraient directement adéquats à la chose [32]. Ce concept est implicitement sollicité chaque fois qu’il est question de la présence de la vérité [33]. D’autre part, la notion fait signe vers l’ouverture de ce contenu à la subjectivité (ce que signalent les textes où il est question de la vérité comme présence du logos [34]). Ces deux aspects déterminent la propriété d’être vrai [35]. L’ambiguïté ne pose guère de problème, en raison de la nature même de la conception derridienne : la vérité est en effet le contenu théorique qui enveloppe un rapport garanti avec la chose même, s’assurant ainsi la propriété en question. De manière dérivée, elle désigne la présence du logos au langage et à la connaissance qui se règlent sur lui. Dans la perspective métaphysique, le travail intellectuel consisterait à ordonner les signes au signifié transcendantal, de manière à retrouver les articulations du réel, c’est-à-dire un savoir en soi plus ou moins latent. En soumettant ainsi sa connaissance à une norme cognitive inhérente à la chose même, le sujet revendique une perspective imprenable sur l’objet et une maîtrise théorique absolue.
11Cette conception de la vérité est l’une des pièces maîtresses du dispositif métaphysique. Le vrai y est une plénitude originaire, strictement démarquée du « non-vrai » – c’est-à-dire du faux, mais aussi des énoncés non théoriques (citations, littérature, expressions absurdes…). Ceux-ci sont sans valeur de vérité et apparaissent comme dérivés, inessentiels ou parasitiques. On retrouve par conséquent la structure de l’opposition voix/écriture : d’un côté un discours plein, autonome et originaire ; de l’autre, un discours formel, subordonné, car privé de sens ou de référent propre [36].
12Voyons à présent comment la déconstruction résiste à l’appropriation métaphysique en traitant l’opposition. Tout d’abord, le privilège du logos est renversé. En effet, de même que le signe, l’objet n’est identifiable que s’il s’inscrit dans un réseau différentiel, où il est alors seulement la trace de l’absence des autres objets. Il ne saurait donc revêtir la plénitude et l’autonomie supposées en faire une garantie cognitive, et apparaît comme la simple empreinte d’une altérité générale qui le précède [37]. D’autre part, le logos originaire, comme tout contenu théorique, n’est identifiable que par le rapport à une trace. Celle-ci ne peut jouer son rôle que si elle est « itérable », si elle peut se répéter comme la même dans d’autres contextes, d’autres conditions. Or, parmi les conditions contextuelles variables et même dispensables figurent le sens et le référent, puisque la marque en question doit aussi pouvoir jouer son rôle dans un contexte de fiction, de citation, voire d’absurdité. Il appartient nécessairement à la nature de la marque formelle de se prêter à une telle inscription, de sorte qu’on ne peut tenir ces contextes pour anormaux, ni les écarter des conditions du fonctionnement ordinaire du signe [38]. La trace, dégagée de son interprétation théorique, apparaît alors comme une forme de non-vérité précédant et rendant possible le logos originaire lui-même [39]. Cette phase de renversement permet de comprendre telle déclaration radicale selon laquelle « la non-vérité est la vérité [40] » (ce qui paraît être une inversion simple). On comprend également pourquoi l’articulation entre vérité et non-vérité est présentée parfois simplement comme non-vérité [41] (c’est le maintien du renversement après la neutralisation). C’est en ce sens qu’« il n’y a pas de hors-texte [42] », que « la chose même est un signe [43] » ou que le référent semble à la fois indispensable et inutile [44].
13Néanmoins, l’interprétation de tels propos doit reconnaître leur caractère stratégique et compensatoire, c’est-à-dire tenir compte de la neutralisation. La trace, en effet, n’est pas réellement opposée à la vérité – l’interpréter ainsi revient à écraser la différence entre l’autre de simple opposition (par exemple, l’écriture), et le tout autre indécidable (l’archi-écriture). Le non-vrai n’est pas moins que le vrai un effet d’inscription de la trace dans un contexte déterminé. Celle-ci n’est donc pas contraire au logos, mais joue à un niveau où les opposés s’entremêlent, de sorte que toute production de vérité inscrit dans celle-ci les conditions de la non-vérité ; c’est l’aporie comme conséquence de l’ex-appropriation. On retrouve bien la contamination originaire, qui interdit au pôle dominant de revêtir ses caractères métaphysiques – et donc d’être réellement dominant –, sans pour autant accorder au pôle dominé un privilège réel (c’est-à-dire non compensatoire).
14Quel est alors le sens exact du geste derridien ? D’un côté, il semble parfois récuser la vérité comme telle, par exemple lorsqu’on lit qu’elle « n’a de sens que dans la clôture logocentrique de la métaphysique de la présence [45] », et que son concept même est l’effet d’un « leurre [46] ». Toutefois, Derrida affirme explicitement la nécessité générale de maintenir les concepts métaphysiques – sans quoi, il n’y aurait plus de pensée possible, pas même déconstructrice [47]. C’est pourquoi, d’un autre côté, la déconstruction ne saurait « se dispenser du passage par la vérité de l’être ni d’aucune façon en “critiquer”, en “contester”, en méconnaître l’incessante nécessité [48] ». Et notre penseur affirme ainsi, « laissant à cette proposition et à la forme de ce verbe tous leurs pouvoirs disséminateurs : il faut la vérité [49] ». Dans cette expression, le verbe doit être compris en deux sens (falloir et faillir). D’une part, le vrai est requis, sans quoi même la déconstruction n’est plus praticable ; de l’autre, il fait structurellement défaut – la formule correspond donc à l’injonction exigeant l’impossible. La tâche qu’elle commande apparaît dans ce passage de « La différance » :
La thématique de l’interprétation active […] substitue le déchiffrement incessant au dévoilement de la vérité comme présentation de la chose même en sa présence, etc. Chiffre sans vérité ou du moins système de chiffres non dominé par la valeur de vérité qui en devient alors seulement une fonction comprise, inscrite, circonscrite [50].
16Le « chiffre » désigne l’archi-écriture qui rend possible le sens mais grève sa plénitude, et appelle ainsi le déchiffrement interminable qui constitue le travail déconstructeur. La nuance introduite entre « sans vérité » et « non dominé par la valeur de vérité » signale qu’il ne s’agit pas de dissoudre le vrai dans le non-vrai généralisé, mais de le décrire comme un effet dans un système qu’il ne permet pas de maîtriser.
17Toutefois, le problème n’est pas résolu, et revient sous une autre forme. La déconstruction élimine la thèse d’un contenu originaire absolument normatif. Cela conduit à différencier ce que la métaphysique associe dans la norme, à savoir un contenu et une requête de conformité. Dans la mesure où celle-ci n’adhère plus à celui-là, elle devient une exigence indéterminée plutôt qu’un type idéal. Il est alors nécessaire de demander si la déconstruction prétend aussi dépasser la vérité ainsi définie – c’est-à-dire la vérité comme valeur. Or, il y a peut-être là une difficulté. D’un côté, cette valeur ne semble maintenue que comme objet de dépassement pour une pensée qui ne la reconnaît plus [51]. Mais d’un autre côté, Derrida récuse l’idée selon laquelle il tiendrait un discours « contre » la science, ou contre le vrai [52] ; il insiste vigoureusement sur ce que, dans sa pensée, la « valeur de vérité » n’est jamais contestée ni détruite, mais simplement inscrite dans des contextes plus puissants et plus larges [53]. Toutefois, il pourrait exister une tension entre ces deux aspects, qui détermine peut-être notre penseur à concevoir un nouveau rapport, positif, au vrai.
III – Vérité et expropriation
18Dans un dialogue de 1999 avec Jean-Luc Marion, Derrida suggère l’idée d’une inflexion de son discours, en affirmant : « Je dirais qu’il n’y a pas de vérité du don, mais je n’abandonne pas la vérité en général. Je recherche une autre expérience possible de la vérité, à travers l’événement du don [54]. » Néanmoins, il est difficile de cerner exactement la nature de l’inflexion en question, et pour éviter la confusion, il faut clarifier les lignes directrices des prochains développements.
19Précisons d’abord quelques éléments de chronologie. On perçoit dès la fin des années 1970 une modération de la critique de la vérité et l’émergence d’une conception « performative » de celle-ci [55]. Puis, dans les années 1990, cette conception paraît s’organiser principalement en une doctrine reconduisant la critique radicale du savoir – mais il semble que cette doctrine critique n’épuise pas le sens de l’inflexion derridienne sur la vérité, qui dessine également une autre orientation, à travers des remarques plus discrètes et dispersées.
20Dans ce troisième moment de notre enquête, nous nous concentrerons sur la dimension principale de la « conception performative », tandis que l’étude de l’autre est reportée à la dernière partie, lorsque le sens général de la distinction des deux strates aura été clarifié. On peut identifier l’axe majeur de l’inflexion grâce à deux indications convergentes, qui évoquent la pensée déconstructrice d’une « vérité à faire » et lient celle-ci aux thèmes de la confession et de l’aveu [56] (lesquels doivent eux-mêmes être rattachés à ceux de la promesse et du témoignage). Nous allons tout d’abord reconstituer cet aspect de la déconstruction, puis tenter de déterminer sa signification par rapport au premier moment.
21Les thèmes de la confession et de l’aveu sont notamment mobilisés dans une lecture de saint Augustin qui présente la confession comme une manière de « faire la vérité ». Cette expression recouvre alors une activité hétérogène à toute transmission de savoir, puisque Celui à qui l’on s’adresse est omniscient [57]. « Faire la vérité » selon un tel acte consiste à exposer le vrai à une altérité radicale, dans une relation plutôt pragmatique où le contenu cognitif passe à l’arrière-plan.
22Le lieu principal de l’inflexion nous semble être le témoignage, lui-même lié au concept de promesse, qui parcourt l’ensemble de la pensée derridienne. Ce concept évoque un engagement qui écarte ou suspend la présence de cela même qu’il promet – puisqu’il y fait nécessairement référence au futur [58] –, de sorte que le promis tend à s’opposer au donné [59]. La promesse ainsi définie représente une performativité fondamentale, une adresse à l’autre qui sous-tend tout performatif et tout discours [60]. Le témoignage peut alors être pensé comme une promesse de vérité [61], c’est-à-dire un rapport aléthique qui expose le savoir à une altérité, en le certifiant sur un mode opposé à celui de la preuve [62]. En effet, l’attestation est une « certification » qui en appelle à une forme de « foi », c’est-à-dire une adhésion hétérogène à la garantie rationnelle. Témoigner et promettre le vrai n’est pas argumenter ni prouver, mais se placer sur le plan de la confiance, du crédit. Dès lors, ces actes semblent nécessairement présenter à autrui un fait « miraculeux », car au moment précis du témoignage, et même si je rapporte un fait banal, je soumets à autrui une proposition dont j’admets qu’aucune raison ne suffit à la fonder, et ne puis donc présentement lui demander que d’y croire [63].
23Quel est donc le sens de l’inflexion du discours derridien ? Il s’agit de penser un rapport au vrai qui ne relève plus d’abord du théorique, mais plutôt du « performativo-pragmatique [64] ». Ce rapport est opposé à la hiérarchisation et à l’enveloppement, c’est-à-dire à l’appropriation. La vérité semble alors située aussi de l’autre côté de l’opposition, c’est-à-dire du côté de l’expropriation, épousant la trajectoire d’une relation éthique ou pragmatique à l’altérité débordant l’économie du savoir. D’où l’idée selon laquelle le témoignage ne prend sens qu’« au regard d’une cause : la justice, la vérité comme justice [65] ».
24Cette modification de l’attitude derridienne, dans la majorité des textes où elle affleure, semble reconduire et intensifier la résistance à l’appropriation théorique. Car si la promesse repousse toujours la présentation de ce qu’elle annonce, promettre la vérité diffère indéfiniment la constitution de celle-ci [66]. De plus, témoignage et promesse s’insinuent dans les savoirs philosophiques ou scientifiques qui ne seraient pas possibles sans une certaine socialité (supposant un rapport de confiance à autrui), donc sans quelque crédit ou imputation de fiabilité. Ils compromettent donc toute connaissance rationnelle avec la logique de la foi et du miracle [67]. On constate en outre le maintien du renversement compensatoire, pour contrebalancer la dynamique appropriatrice qui apparaît en l’occurrence comme une « tentation du savoir [68] » ; cela conduit notamment à rapprocher l’articulation entre connaissance et foi de cette dernière [69]. La pensée du témoignage constitue donc bien, sous cet angle, une subversion de la connaissance.
25Il est possible que la modification de la doctrine constitue une réponse à certaines objections contre la déconstruction. Dans Le Monolinguisme de l’autre, Derrida regrette qu’on traite sa pensée comme un scepticisme ou un relativisme [70] et récuse l’objection de contradiction performative formulée sous cet angle [71]. Tout en dénonçant ces critiques impliquant, estime-t-il, que l’on ne puisse poser de question au sujet du vrai, il paraît renoncer à y répondre [72] et confirme même, à la fin du livre, que la vérité est intimement liée à la métaphysique [73]. Pourtant, il paraît bien revenir sur le problème et préciser sa position lorsque, après avoir évoqué l’attestation (avec son lien à la foi et au miracle [74]), il écrit :
Telle est la vérité à laquelle j’en appelle et à laquelle il faut croire, même, et surtout, quand je mens ou je parjure. Cette vérité suppose la véracité, même dans le faux témoignage – et non l’inverse [75].
27Notre penseur ne cherche-t-il pas à surmonter les objections liées au dépassement de la vérité en invoquant un autre rapport au vrai ? La déconstruction, paraît-il dire, n’est pas sans vérité, mais la vérité qui l’oriente relève de la relation performative à l’autre – et cette véracité précède le logos.
28Dans la mesure où il ne défend pas explicitement cette idée, nous ne nous y attarderons pas, mais le cas échéant, la réponse semblerait probléma- tique. Elle soulignerait même une difficulté qui touche l’inflexion du discours derridien dans son ensemble. En effet, témoignage, promesse et confession sont des modalités du rapport au vrai. Or, si la conception métaphysique permettait de traiter indistinctement le rapport et l’objet, le témoignage et la promesse tels qu’on vient de les définir n’autorisent pas le même geste. Ils ne prétendent rien établir ni garantir (théoriquement [76]), étant apparemment étrangers au registre de la fondation, et font donc référence à un contenu considéré comme vrai par ailleurs. Derrida reconnaît parfaitement que le témoignage est nécessairement ouvert « à l’ordre du comme tel, du présent, ou de l’avoir-été présent [77] » – sans quoi il faudrait le considérer comme une véracité tout à fait indifférente à la vérité de ce qu’elle avance, ce qui pose évidemment un problème. Autrement dit, si la dimension performativo-pragmatique de la vérité prend une signification uniquement non théorique, voire antithéorique, elle serait alors l’affirmation d’un contenu structurellement dénié. Cela correspond certes à la position derridienne, qui pointe une déstabilisation (une ex-propriation) du contenu théorique dans son affirmation même. Mais ne faudrait-il pas alors reconnaître, d’autre part, que cette dénégation comporte nécessairement une réaffirmation et une reconnaissance du contenu en question : ce que je porte vers l’autre en admettant la faillibilité de mon geste, je le présente tout de même, en fin de compte, comme une proposition vraie. Alors, la vérité « comme justice » et sa performativité devraient revêtir aussi une dimension d’exigence et de garantie théorique.
29On retrouve donc le problème qui concluait la partie précédente et conduit maintenant à la dernière étape du cheminement : y a-t-il ou non une recherche déconstructrice de la vérité ?
IV – Les deux strates du discours déconstructeur
30Repartons de la déconstruction de la vérité comme logos. La critique, avons-nous conclu, porte sur une conception du vrai en tant que contenu originaire absolument garanti. Or, tout se passe au départ comme si Derrida, ayant évacué cette interprétation, tenait le concept pour totalement récusé. Toutefois ne laisse-t-il pas la place à une conception de la vérité comme exigence d’un savoir faillible, mais garanti autant que possible ? Pour traiter ce problème, il convient de revenir précisément sur la résistance à l’appropriation théorique, qui sous-tend aussi bien la critique du logos que la logique de l’attestation (telle qu’on vient d’en rendre compte) : quels en sont les motifs, et jusqu’où doit-elle aller ?
31La réponse semble déjà connue. Il faut résister parce que l’appropriation tend toujours à occulter l’expropriation qui l’accompagne et à produire ainsi la représentation métaphysique (c’est-à-dire erronée) des opposés. Dans le cas précis qui nous occupe, le mouvement dominant produit l’illusion d’un savoir originaire soustrait à l’altération, d’une vérité dont la présence pleine exclut le non-vrai et fait miroiter le leurre d’une maîtrise illimitée dans le champ théorique. La déconstruction dénonce cette illusion en montrant que la connaissance se constitue dans un mouvement d’expropriation qui la rend possible, mais lui interdit en même temps toute assurance absolue, et sape ainsi les prétentions infondées à la domination cognitive. Une telle opération montre que le savoir le plus exact ne peut adhérer à son objet à la manière du logos. Il ne saurait donc être pleinement garanti ni conférer une certitude définitive au discours qui s’y conforme, de sorte que la maîtrise dans le champ théorique est toujours susceptible d’être remise en cause. Jusqu’ici, on voit par conséquent qu’il faut résister à l’appropriation pour éliminer les leurres métaphysiques et décrire exactement ce qu’ils occultent : l’entrelacs irréductible de l’appropriation et de l’expropriation, la contamination originaire des opposés, l’impossibilité de faire fond sur les oppositions pour asseoir une maîtrise théorique totale.
32Mais une fois parvenue à ce résultat, l’opération déconstructrice est-elle terminée ou bien faut-il aller plus loin et résister davantage ? Autrement dit, la déconstruction doit-elle accepter la valeur de vérité qui se dessine en creux dans le discours critique qu’on vient de rappeler, ou bien doit-elle mettre en œuvre un surcroît de résistance qui conduirait à rejeter toute forme de vérité ? Au-delà du premier moment de sa réflexion, il semble que Derrida apporte simultanément deux réponses différentes à ces questions et que celles-ci révèlent deux strates hétérogènes dans l’ensemble de sa pensée.
33La première réponse relève de ce que nous nommerons l’« interprétation subversive de la déconstruction ». Si l’appropriation théorique était renversée seulement parce qu’elle produit des leurres, on devrait légitimer ses effets lorsqu’ils n’engendrent pas de pareilles conséquences. Or, selon l’interprétation subversive, le problème posé par l’appropriation n’est pas lié seulement ni d’abord aux illusions qu’elle induit, mais à sa nature même, foncièrement dominatrice. Il faut donc lui opposer une résistance supplémentaire, c’est-à-dire subvertir toute appropriation [78], toute prétention au vrai et à la maîtrise théorique, et jusqu’à la valeur de vérité.
34Cette strate de la pensée derridienne se manifeste aussi bien dans sa logique globale que dans le détail des textes. Au sein même de la « stratégie générale », le renversement systématique [79] et son maintien après la neutralisation en sont une expression. En effet, si l’appropriation était reconnue comme légitime, dans certaines conditions ou au terme d’un certain travail, pourquoi son renversement serait-il systématique et permanent, et non limité aux cas où elle produit des illusions ? Pourquoi devrait-il aller plus loin que le dégagement de la contamination originaire, au terme duquel les leurres métaphysiques sont dissipés ? En outre, Derrida souligne fréquemment que les indécidables ne résistent pas seulement à tel ou tel type de maîtrise, mais subvertissent toute maîtrise [80]. Une grande partie des éléments exposés confirment cette lecture. Ainsi, le vrai, présenté comme le produit d’un leurre, se voit maintenu strictement à l’intérieur de la métaphysique. Dans une telle perspective, ce n’est donc pas uniquement le vrai en tant que logos et garantie absolue qui est ébranlé, mais la valeur de vérité comme norme et comme exigence – ce qui exclut probablement tout rôle positif pour le vrai en contexte de déconstruction.
35Or, cette strate « subversive » paraît exposée à certaines difficultés. Premièrement, nous avons vu que Derrida rejette vigoureusement la qualification de sceptique et se défend de tenir un discours contre la vérité ou d’en critiquer la valeur. On doit lui accorder qu’il ne s’y oppose pas (puisqu’il décrit la contamination entre les opposés) et ne dissout pas le vrai dans le non-vrai. Toutefois, cela ne signifie pas que la vérité oriente axiologiquement sa démarche, mais seulement qu’elle est irréductible comme objet de dépassement. On se souvient que le « chiffre » de l’archi-écriture excède la valeur elle-même, dont la déconstruction prétend fréquemment dépasser l’autorité :
C’est le lien de la vérité et du présent qu’il faut penser, dans une pensée qui n’a peut-être dès lors plus à être vraie ni présente, pour laquelle le sens et la valeur de vérité sont mis en question comme jamais aucun moment intraphilosophique n’aura pu le faire [81].
37Si l’on synthétise, la déconstruction substitue au dévoilement du vrai un perpétuel déchiffrement des signes, qui non seulement n’est plus orienté par l’exigence de vérité, mais résiste en outre à l’appropriation théorique comme telle. La connaissance et la valeur du vrai sont ainsi exposés à un traitement dont la norme n’est plus aléthique, et intègre un effort compensatoire anti-théorique. Mais alors, le scepticisme semble presque inévitable. Dans ces conditions, en effet, le maintien de la valeur de vérité semble avoir pour seul but une contestation interminable de son autorité.
38Or, il n’y a peut-être aucune justification pour le surcroît de résistance qui induit la dimension subversive du discours déconstructeur. Étonnamment, Derrida semble l’admettre sans détour lorsque, après avoir évoqué la réappropriation comme enveloppement et hiérarchisation, il poursuit :
Tant qu’on n’aura pas détruit ces deux types de maîtrise en leur familiarité essentielle […] tant qu’on n’aura pas détruit jusqu’au concept philosophique de maîtrise, toutes les libertés qu’on dira prendre avec l’ordre philosophique resteront agitées a tergo par des machines philosophiques méconnues. […] Certes, jamais on ne prouvera philosophiquement qu’il faut transformer une telle situation et procéder à une déconstruction effective pour laisser des marques irréversibles. Au nom de quoi et de qui en effet [82] ?
40À travers la destruction de la maîtrise comme telle, c’est exactement le surcroît de résistance à l’appropriation qui est ici évoqué et laissé sans justification « philosophique » ; mais peut-on alors accepter cette position ?
41Il semble que la première strate du texte derridien rencontre des difficultés, et l’on peut donc souscrire – pour autant que cette strate est concernée – au diagnostic émis par Jacob Rogozinski et Marlène Zarader : la déconstruction cherche à échapper à l’autorité de la vérité, et cela risque de poser un problème [83].
42Nous voudrions toutefois soutenir qu’il existe une autre dimension du discours derridien, qui ne résiste pas à l’appropriation en tant que telle, mais seulement en tant qu’elle produit les leurres métaphysiques. Ce second aspect parcourt l’ensemble de la déconstruction. Toutefois, elle ne se manifeste pas dès le départ sur la question du vrai, car celui-ci est alors cantonné à la métaphysique de façon trop rigoureuse pour que son traitement laisse apparaître une strate divergente. Mais lorsque ce thème commence à faire l’objet d’un investissement positif, la pensée antithéorique du témoignage s’accompagne d’indices persistants et convergents qui suggèrent une autre interprétation de la vérité « performative » et un autre positionnement sur le savoir. Montrons donc tout d’abord ce en quoi consiste la doctrine en général, avant d’en venir à ce qu’elle implique pour notre question.
43Repartons de la base du problème : quelles sont les conséquences de la contamination originaire ? On a vu qu’elle dérange l’appropriation, mais ce dérangement n’est peut-être pas sa seule manifestation. En effet, elle met aussi en rapport réglé les opposés métaphysiques [84] et lie en une nécessité unique des dynamiques contraires. C’est pourquoi la subversion est aussi l’envers d’un geste consistant à tenir compte de ce qui déborde la domination métaphysique – et donc à mettre en œuvre un surcroît d’appropriation. Autrement dit, la contamination originaire ne peut être pensée que moyennant un élargissement des procédures de maîtrise, de sorte que le dérangement de cette maîtrise correspond toujours aussi à une extension de son emprise.
44Dès L’Écriture et la Différence, Derrida souligne « l’injonction » faite au tout-autre de « se produire comme logos » [85] ; il insiste aussi sur la nécessité de maintenir le schème de l’Aufhebung pour pouvoir l’ouvrir à la dépense sans réserve qui le subvertit [86]. Autrement dit, on ne peut essayer de penser l’expropriation que par une surenchère de l’effort cognitif qui la ramène dans le théorique où elle est occultée. Prenons l’exemple de la justice et du droit (d’autant plus instructif qu’il permettra d’éclairer le sens de la « vérité comme justice »). Leur opposition est très analogue, voire partiellement identique, à celle du logos et de l’écriture. D’un côté, on retrouve une dynamique d’appropriation qui tend à occulter la singularité de l’événement et d’autrui, en prétendant les traiter selon des règles prédéfinies [87]. De l’autre, la justice « incalculable » frappe d’une exigence hyperbolique [88] toute règle et toute décision qui se voient ainsi mises en question et subverties. Mais ce dérangement n’empêche pas que « la justice exige de s’installer dans un droit [89] ». En effet, abandonner l’effort pour la traduire dans l’ordre politico-juridique signifierait la livrer sans recours possible à toutes les réappropriations [90]. Dès lors, « la justice incalculable commande de calculer [91] » ; plus encore : « Non seulement il faut calculer, négocier le rapport entre le calculable et l’incalculable, […] mais il faut le faire aussi loin que possible [92]. » Déconstruire – sur cette strate du discours derridien – ne signifie donc pas annuler l’opposition, destituer le terme dominant ni arrêter le mouvement de domination, mais négocier le non-négociable et calculer avec de l’incalculable, c’est-à-dire finalement s’approprier l’inappropriable – dans la mesure du possible [93]. Revenons à notre question. L’indécidable comme contamination, avons-nous vu, est une « mise en rapport » des opposés. Or, « logos » (comme le rappelle Derrida par ailleurs [94]) signifie aussi « rapport » ; mais alors, la subversion du savoir par sa relation au tout-autre a logiquement pour corrélat la constitution d’un logos élargi et dépouillé de ses caractères métaphysiques. La déconstruction (dans cette dimension) ne s’attaque pas au savoir et à la rationalité comme tels, mais exige la constitution d’un savoir précaire et d’une rationalité faillible, essayant de tenir compte de ce qui les déborde. D’où la possibilité d’une véritable rationalité déconstructrice [95], conçue comme l’élaboration des règles et des « maximes de transition [96] » permettant de négocier le rapport entre deux exigences contraires de la raison : celle du conditionnel (application de règles prédéfinies) et de l’inconditionnel (rapport cognitif et éthique à une altérité radicale, un en-soi indépendant de nos catégories).
45On peut donc penser à nouveaux frais la « vérité comme justice » : sa performativité ne subvertirait plus simplement le savoir, mais lancerait aussi un appel hyperbolique à la connaissance. Elle constituerait ainsi une exigence théorique, mais si radicale qu’elle en devient indéfinie, ne garantit rien et laisse exposé cela même qu’elle appelle au risque de la fausseté [97]. La déconstruction ne serait pas le simple passage au-delà du vrai, puisqu’elle reconnaît également la nécessité « de se produire comme vérité au moment où l’on ébranle la valeur de vérité [98] ». Elle constitue donc toujours aussi une surenchère dans la recherche du vrai, conduisant à l’indécidable comme à la « vérité sans vérité de la vérité [99] ».
46On voit donc poindre une autre interprétation de la « vérité à faire ». Il s’agirait de répondre à l’exigence hyperbolique et de fixer dans l’ordre théorique quelque chose qui le rend possible et le subvertit en même temps. Le sens et la valeur du savoir le mieux fondé sont exposés recours à une ex-appropriation leur imposant la précarité, mais cette « hétéronomie » ne nous délivre d’aucune responsabilité, ne nous soulage d’aucun scrupule et n’atténue en rien l’injonction qui nous frappe :
En face il y a un autre […] qui, lui, va voir ou dire la vérité, ou fixer la vérité. Faire la vérité. L’indécision, de ce point de vue-là, c’est en effet ne pas pouvoir décider en tant que sujet libre, « moi », conscience libre, et être paralysé ; mais d’abord parce qu’on donne la décision à l’autre ; ce qu’il y a à décider revient à l’autre ; dans le cas d’Abraham, c’est effectivement Dieu qui décide. Ça ne veut pas dire qu’Abraham ne fait rien, il fait tout ce qu’il y a à faire, mais il sait en un certain sens qu’il obéit à l’Autre [100].
48C’est l’autre qui décide ultimement. L’autre n’est pas (d’abord) autrui, mais plutôt une altérité plurivoque irréductible, qui exige la production d’un savoir sans qu’aucun savoir puisse y correspondre de façon absolue. Face à cette exigence, nous sommes comme Abraham, qui ne peut s’assurer du sens et de la valeur de ce qu’il accomplit ; mais dans les deux cas, le commandement n’en est pas moins impérieux, et toutes les manières de répondre ne se valent absolument pas.
49On peut évoquer pour finir un passage du Monolinguisme de l’autre, décrivant la situation d’un sujet privé de tout modèle d’identification stable et qui chercherait à déjouer l’alternative entre échouer à se constituer et s’identifier au modèle dominant. Il lui faudrait pour cela opérer une « anamnèse du tout-autre », déployer un supplément de fidélité qui le porte
au-delà de la simple reconstitution d’un héritage donné, au-delà d’un passé disponible, […] au-delà d’un savoir enseignable. […] Comme s’il s’agissait de produire, en l’avouant, la vérité de ce qui n’avait jamais eu lieu [101].
51En l’absence de logos originaire, la recherche de vérité ne saurait se conformer à un objet prédéfini et absolument stabilisé, mais elle n’est pas libérée de toute exigence théorique pour autant. Il lui faut par conséquent répondre à un appel hyperbolique de la vérité. Cela signifie inventer la formule la plus appropriée à un contenu immaîtrisable, et ce faisant, constituer un savoir faillible et précaire, mais qui n’en aura pas moins vocation à régler certains aspects du discours ou de l’action. Dans ces conditions, déconstruire signifierait constituer nos connaissances et les promouvoir à la place même du logos originaire, tout en reconnaissant leur fragilité essentielle. Cette fragilité n’exclut pourtant pas une certaine « domination ». Un savoir n’est peut-être jamais établi de manière absolue et définitive, mais il peut être suffisamment fondé pour revendiquer une autorité légitime sur le discours et la pensée. Il offrirait ainsi une maîtrise théorique précaire au sujet, sans devoir ipso facto être renversé.
52La dernière question est alors de savoir si la déconstruction consiste à associer les deux strates qu’on vient de décrire, ou si elles demeurent essentiellement hétérogènes. Or notre présentation visait en partie à montrer qu’elles ne sont pas compatibles. Il ne semble pas possible, en effet, de résister à la maîtrise appropriatrice comme telle, tout en maintenant l’exigence de vérité au-delà de toute donnée prédéfinie et en calculant avec de l’incalculable « aussi loin que possible ».
Notes
-
[1]
Nous emploierons ce terme pour désigner le champ d’application habituel de la déconstruction.
-
[2]
Ce premier moment de notre enquête s’appuie largement sur la « stratégie générale de la déconstruction », présentée dans trois textes : Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 57 sq. (et p. 56 pour l’expression) ; Marges, Paris, Minuit, pp. 392-393 ; enfin, La Dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, pp. 9-12.
-
[3]
Ce concept semble dater de Signéponge, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 106. Mais ce qu’il recouvre est plus ancien.
-
[4]
Marges, pp. XIII-XV.
-
[5]
Positions, p. 57 : « Dans une opposition philosophique classique, nous n’avons pas affaire à la coexistence pacifique d’un vis-à-vis, mais à une hiérarchie violente. Un des deux termes commande l’autre (axiologiquement, logiquement, etc.), occupe la hauteur. »
-
[6]
Donner le temps, Paris, Galilée, 1990, pp. 131-132.
-
[7]
Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 196.
-
[8]
Cf. Positions, p. 41 : au niveau de la différance, « toutes ces oppositions métaphysiques […] deviennent non pertinentes » ; cf. aussi pp. 38 et 57.
-
[9]
Cf. De la grammatologie, p. 206 : la différance lance l’appropriation qu’elle empêche aussi d’aboutir. Elle est donc l’origine de l’ex-appropriation, bien que le terme ne soit pas forgé encore.
-
[10]
Positions, p. 58. Parfois, néanmoins, la contamination originaire n’apparaît que comme un entre-deux sans nom propre.
-
[11]
Marges, p. 392 ; La Dissémination, pp. 11-12 ; Positions, p. 57.
-
[12]
Cela consiste notamment à nommer l’indécidable d’après le terme dominé, cf. La Dissémination, p. 10.
-
[13]
Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, pp. 283 et 285.
-
[14]
C’est pour cette raison, semble-t-il, que Derrida refusera l’idée d’ethical turn et de political turn (cf. Voyous, p. 64, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, pp. 21 et 25). La déconstruction est d’emblée une entreprise éthique.
-
[15]
Marges, p. 9.
-
[16]
De la grammatologie, p. 34.
-
[17]
Positions, p. 61 ; ou encore De la grammatologie, p. 33.
-
[18]
Ibid., pp. 21, 22, 25-27, et Marges, pp. 82-83, 196 et 197.
-
[19]
Par exemple ibid., pp. XIII-XIV ; cf. encore La Voix et le Phénomène, Paris, Puf, 1967, pp. 84, 87, 89.
-
[20]
De la grammatologie, p. 25 ; Positions, p. 29.
-
[21]
Ibid., p. 40.
-
[22]
De la grammatologie, pp. 107-108.
-
[23]
La Voix et le Phénomène, pp. 58-60.
-
[24]
De la grammatologie, pp. 41 et 83.
-
[25]
Ces processus aporétiques regroupent aporie, double-bind, antinomies et auto- immunité. Cf. Apories, Paris, Galilée, 1993, pp. 35-37, puis 46 ; Voyous, p. 60.
-
[26]
Cf. Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 422 : le texte (c’est-à-dire l’écriture) induit toujours une injonction compliquée d’un double-bind.
-
[27]
Dans l’enquête qui s’ouvre, nous privilégierons les textes où Derrida s’exprime en son nom, par rapport à ceux qu’il consacre à la lecture d’autres auteurs. Le sens précis de sa position est assez difficile à arrêter pour que l’on ne puisse s’engager dans un travail de démarcation complexe. C’est pourquoi nous évoquerons peu certains textes où la vérité joue un rôle important (par exemple La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978 ; ou La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980 ; ou encore Parages, Paris, Galilée, 1986).
-
[28]
De la grammatologie, p. 21.
-
[29]
Les diverses présentations ne se recoupent pas exactement, insistant tantôt sur la seule présence, tantôt sur la seule distinction entre adéquation et dévoilement (La Dissémination, p. 219), et tantôt sur une diversité de sens plus grande : « La valeur de vérité comme homoiôsis, adaequatio, comme certitude du Cogito (Descartes/Husserl), ou comme certitude opposée à la vérité dans l’horizon du savoir absolu (Phénoménologie de l’esprit) ou enfin comme aléthéia, dévoilement ou présence… » (Positions, pp. 79-80, n. 23). Nous allons tenter d’ordonner ces définitions.
-
[30]
Marges, p. 93.
-
[31]
L’Écriture et la Différence, p. 198 : la vérité est l’« être de ce qui est en tant qu’il est et tel qu’il est ».
-
[32]
De la grammatologie, p. 22, sur Aristote : « Les affections de l’âme exprimant naturellement les choses, elles constituent une sorte de langage universel qui dès lors peut s’effacer lui-même. »
-
[33]
Ibid., p. 70 (« L’intuition d’une vérité présente… ») ; Derrida met très souvent logos et signifié transcendantal sur le même plan que la vérité, cf. ibid., pp. 21, 26, 31.
-
[34]
Marges., p. 6 (l’« étant présent dans sa vérité, vérité d’un présent ou présence d’un présent ») ; c’est en ce sens qu’il faut interpréter les idées d’adéquation, de dévoilement, de certitude – cf. De la grammatologie, qui parle de la vérité comme de la « présentation originaire de la chose même » (p. 72).
-
[35]
Cf. ibid., p. 60, où il est question de « la présence pleine du signifié dans sa vérité » ; Marges, p. 42, avec l’expression « l’énoncé dans sa vérité ».
-
[36]
Ibid., p. 93 : le signe est « défaut de la vérité pleine ».
-
[37]
Positions, p. 44 (l’objet comme tel y est le signifié opposé au signifiant). Pour les Idées et le lieu intelligible platonicien, cf. La Dissémination, p. 192.
-
[38]
Marges, pp. 375-381.
-
[39]
Pour l’inscription de la vérité dans la littérature, cf. La Carte postale, pp. 447-448.
-
[40]
La Dissémination, p. 194.
-
[41]
Cf. Éperons. Les Styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, p. 39.
-
[42]
De la grammatologie, p. 227.
-
[43]
Ibid., p. 72.
-
[44]
Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993, pp. 64-65. Sur la référence en général, cf. Limited Inc., Paris, Galilée, 1988, p. 253 notamment.
-
[45]
De la grammatologie, p. 164, n. 8.
-
[46]
Ibid., p. 34 – ce leurre est précisément celui de l’effacement de l’écriture dans la voix.
-
[47]
Ibid., p. 25.
-
[48]
Marges, p. 23.
-
[49]
Positions, pp. 80-81.
-
[50]
Marges, p. 19.
-
[51]
De la grammatologie, pp. 26, 33 ; Positions, p. 81 ; Marges, pp. 27 et 392.
-
[52]
Positions, p. 81. Voir également Limited Inc., p. 253, où Derrida écrit que la déconstruction ne peut ni ne doit renoncer aux valeurs dominantes dans le contexte où elle opère, « en particulier celle de vérité ».
-
[53]
Ibid., p. 270.
-
[54]
« On the Gift », God, the Gift and Postmodernism, J. D. Caputo et M. J. Scanlon (éds.), Indiana University Press, 1999, p. 72.
-
[55]
Les premiers indices de cette nouvelle conception remontent au moins à un texte sur Blanchot ; « Survivre » (1978), dans Parages, pp. 170-172 en particulier.
-
[56]
Derrida identifie rétrospectivement l’émergence de cette « vérité à faire », dans Le Monolinguisme de l’autre (Paris, Galilée, 1996, p. 117), et dans Points de suspension (p. 358) – et renvoie chaque fois à « Circonfession » (Jacques Derrida de J. Derrida et G. Bennington, Paris, Le Seuil, 1991). Ces textes permettent de lier l’inflexion du discours au thème de la confession et, au-delà, à celui de la promesse et du témoignage. Dès 1999, J. Rogozinski signalait ce déplacement vers une « vérité événementielle, purement performative » (« “Il faut la vérité”. Notes sur la vérité de Derrida », Rue Descartes, t. XXIV, Paris, Puf., 1999, p. 38).
-
[57]
« Circonfession », Jacques Derrida, p. 56.
-
[58]
Voir Mémoires – pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, pp. 143-144 ; « Avances », préface au Tombeau du dieu artisan, de Gabriel Marcel, Paris, Éditions de Minuit, 1995, pp. 26 et 40-41.
-
[59]
Monolinguisme de l’autre, p. 125.
-
[60]
Ibid., p. 126 ; Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 547, ou encore Cahiers de l’Herne. Jacques Derrida, M.-L. Mallet et G. Michaud (dir.), Paris, Éditions de l’Herne, 2004, pp. 531 et 533.
-
[61]
Ibid., p. 531.
-
[62]
Cette opposition est explorée notamment dans « Politique et poétique du témoignage », ibid., pp. 521-540 ; cf. en particulier pp. 527-529.
-
[63]
Le Monolinguisme de l’autre, p. 41.
-
[64]
Cahier de l’Herne. Jacques Derrida, p. 528.
-
[65]
Ibid., p. 529. La justice doit être comprise ici comme « incalculabilité du don et exposition an-économique à autrui » (Spectres de Marx, paris, Galilée, 1993, p. 48).
-
[66]
La Vérité en peinture : la promesse de « vérité en peinture » est un acte performatif qui semble se porter vers une « peinture sans vérité » (p. 13).
-
[67]
Voir par exemple « Foi et savoir », La Religion, J. Derrida et G. Vattimo (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 41, puis pp. 58-60 ; et Cahier de l’Herne. Jacques Derrida, p. 532.
-
[68]
« Foi et savoir », La Religion, p. 43.
-
[69]
Ibid., pp. 39-41 ; « Religion et raison se développent ensemble à partir de cette ressource commune : le gage testimonial de tout performatif » (ce qui rend possible l’opposition est manifestement du côté de la foi plus que du savoir).
-
[70]
Le Monolinguisme de l’autre, pp. 17-18.
-
[71]
Ibid., p. 17. Il s’agit de la contradiction performative frappant toute démarche qui cherche à contester théoriquement la vérité et semble condamnée à asserter certaines propositions pour ce faire.
-
[72]
Ibid., pp. 18-19.
-
[73]
Ibid., p. 115.
-
[74]
Ibid., pp. 40-41.
-
[75]
Ibid., p. 41 (je souligne).
-
[76]
Nous entendons ici le « théorique » comme un mode de pensée qui procède par exposé de thèses, recherche des raisons, argumentation directe et hiérarchisante – et qui représente bien, en fin de compte, une démarche de domination vis-à-vis d’une altérité. Cette conception est assez proche de celle que l’on trouve chez Levinas.
-
[77]
Cahier de l’Herne. Jacques Derrida, p. 528 ; voir aussi p. 531.
-
[78]
Plus rigoureusement, peut-être, on ne pourrait assumer l’appropriation que pour pouvoir la subvertir.
-
[79]
Précisons : systématique par défaut. En effet, un excès antimétaphysique peut déclencher une compensation en sens inverse ; mais en l’absence d’une telle raison, le renversement stratégique est systématique, puisque l’appropriation l’est aussi.
-
[80]
Marges, p. 22 ; cf. aussi p. 76.
-
[81]
Ibid., p. 27 ; cf. encore p. 42.
-
[82]
Ibid., pp. XVII-XVIII.
-
[83]
J. Rogozinski, « “Il faut la vérité”. Notes sur la vérité de Derrida », Rue Descartes, t. XXIV, pp. 15, 18-19, puis 35-37. Marlène Zarader, « Herméneutique et restitution » (Archives de Philosophie, t. LXX, Paris, Puf, 2007, pp. 625-639). La déconstruction est évoquée comme une modalité d’interprétation qui n’est plus soumise à l’exigence de restituer la vérité du texte (pp. 625-626, puis 634-635), et récuse la dette de la pensée à l’égard de ce qui est (p. 638).
-
[84]
Voir par exemple L’Écriture et la Différence, p. 96 : « L’économie de cette écriture est un rapport réglé entre l’excédant et la totalité excédée : la différance de l’excès absolu. »
-
[85]
Ibid., p. 226.
-
[86]
Ibid., pp. 405-406.
-
[87]
Force de loi, p. 48.
-
[88]
Ibid., p. 55.
-
[89]
Ibid., 49.
-
[90]
Ibid., p. 61.
-
[91]
Ibid.
-
[92]
Ibid., p. 62.
-
[93]
Échographies de la télévision, entretien avec B. Stiegler, Paris, Galilée, 1997, pp. 123-124.
-
[94]
Donner le temps, p. 53.
-
[95]
L’expression peut paraître osée. Mais dans le second essai de Voyous, Derrida parle de la déconstruction comme d’un rationalisme inconditionnel (Voyous., p. 197) et évoque une déconstruction rationnelle (ibid., p. 209).
-
[96]
Ibid., p. 217.
-
[97]
C’est dans le même sens que la différance est « à la fois la condition d’impossibilité et la condition de possibilité de la vérité » (La Dissémination, p. 194) ; autrement dit, selon le premier usage du terme de « vérité », la différance rend le savoir possible et faillible en même temps.
-
[98]
De la grammatologie, p. 232. Précisons toutefois que dans ces lignes, la nécessité frappe la « non-philosophie », c’est-à-dire l’opposé, par rapport à la métaphysique – mais comment la déconstruction échapperait-elle à cette contrainte ?
-
[99]
Parages, p. 172 ; l’expression est associée à la dissémination (un indécidable). L’idée d’une surenchère déconstructrice dans la recherche de la vérité est perceptible en plusieurs textes, avec divers accents (Donner le temps, p. 201 ; voir aussi D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1981, p. 69 ; Du droit à la philosophie, pp. 107-108).
-
[100]
Points de suspension, p. 158.
-
[101]
Le Monolinguisme de l’autre, pp. 117-118.