Notes
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[1]
Signalons à ce propos que les corrections apportées par Leibniz aux Demonstrationes sont peut-être en partie contemporaines de la lettre à Johann Friedrich de l’automne 1679. L’édition de l’Académie indique bien un certain nombre d’annotations marginales postérieures de la main de Leibniz (A VI, 1, 494-500, publié en 1930) ; mais le recours au manuscrit (lh I, 7, 6, f. 44-45) montre clairement, d’une part, que certaines annotations ne se rapportent pas explicitement aux passages indiqués par les éditeurs et, d’autre part, que les annotations relèvent matériellement d’au moins deux couches textuelles successives. Le point le plus notable est que le titre de la quatrième partie « Demonstratio autoritatis Ecclesiae Catholicae » a été complété dans un deuxième temps par l’ajout « Demonstratio autoritatis Scripturae » (f.45 verso), dont l’objet n’est pas développé dans le texte, et qui ne sera pas mentionné dans la lettre à Johann Friedrich présentant les trois parties des Demonstrationes, correspondant en réalité aux parties I et II, à la partie III et à la partie IV (A II, 12, 751-52 ; 756). Notons aussi que la mention <matheseos (de Spatio)> (A VI, 1, 494) dans les Prolégomènes est un ajout au texte, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’il est postérieur.
Maria Rosa Antognazza Leibniz. An Intellectual Biography, New York, Cambridge University Press, 2009, XXVII + 623 p
1Cet ouvrage constitue la première biographie intellectuelle de Leibniz à présenter l’immense production du penseur dans sa diversité, son détail et ses circonstances tout en s’attachant aussi à en restituer les lignes de force et d’unité. Il existait, bien sûr, des biographies indiquant les événements de sa vie et décrivant l’objet de ses recherches et principaux écrits, comme celles d’Eckhart (Lebensbeschreibung des Freyherrn von Leibnitz, 1779), de Guhrauer (Gottfried Wilhelm Freiherr von Leibnitz, 1842) ou d’Aiton (Leibniz: a Biography, 1985). Celles-ci pouvaient s’appuyer sur les textes publiés à partir du monumental Nachlass leibnizien (plus de 50 000 documents et plus de 200 000 pages), et en particulier sur sa correspondance qui permet de suivre ses activités pratiquement au jour le jour, ainsi qu’en témoigne la chronologie toujours très utile, quoique parfois obsolète, publiée par Kurt Müller et Gisela Krönert (Leben und Werk von Gottfried Wilhelm Leibniz, 1969). De ce point de vue d’observateur, la biographie de la vie de Leibniz semble bien être, selon un mot d’André Robinet, « une biographie sans inconnue ». En revanche, une biographie intellectuelle, c’est-à-dire la restitution de la vie de la pensée leibnizienne, dans toutes ses dimensions, constitue une tâche beaucoup plus difficile pour au moins trois raisons : d’abord presque la moitié du corpus est encore inédite ; ensuite l’ampleur et la dimension encyclopédique de l’œuvre du dernier génie universel européen ne peuvent que dépasser les compétences de chercheurs individuels ; enfin, il est alors doublement difficile de retrouver une unité, ou des lignes d’unité, à travers l’immensité et la diversité de cette œuvre. Le labyrinthe d’une biographie intellectuelle ne semble donc pas pouvoir être parfaitement parcouru pour des raisons factuelles d’édition. Maria Rosa Antognazza (désormais l’A.) indique cependant que l’on tient un fil pour y entrer : à savoir que Leibniz a cherché toute sa vie à formuler un « système intellectuel » cohérent (p. 3). L’A. part en effet du constat que les progrès récents de l’édition et de la recherche spécialisée, loin de diffracter toute possible unité biographique dans la multitude des détails, permettent paradoxalement d’apercevoir enfin « l’unité entière des activités apparemment hétérogènes de Leibniz » (p. 5). La tâche que l’A. se donne alors est de confronter cette hypothèse forte d’une unité de la vie intellectuelle de Leibniz à la complexité de son œuvre telle que les très prolifiques études leibniziennes ont pu récemment l’établir dans des domaines aussi divers, par exemple, que la métaphysique, la théologie, la dynamique, les mathématiques, la sinologie, la philosophie politique ou la logique. Le résultat de ce travail monumental est un ouvrage admirable d’érudition et de synthèse, un ouvrage sans aucun équivalent.
2Avant d’entrer dans un examen plus précis, on peut indiquer que chaque chapitre est introduit par un aperçu d’ensemble et est étayé par d’abondantes notes renvoyant à une bibliographie très dense, qui rend compte des développements les plus récents des études leibniziennes de langue anglaise, française, italienne et allemande (p. 565-600). Cette bibliographie est très utilement complétée par une table chronologique détaillée de la vie de Leibniz (p. XVII-XXVII), par un appendice reprenant différentes descriptions de son apparence et de son caractère, par un arbre généalogique des Guelfes, par deux cartes présentant l’évolution de l’Europe centrale et de la Basse-Saxe du xve au xviiie siècle (p. 557-564) ainsi que par un imposant index comprenant au bas mot plus de 1 000 entrées (p. 601-623) – qui signalent d’entrée l’ouvrage comme un instrument de travail indispensable.
3L’hypothèse avancée d’une unité et d’une systématicité intellectuelles que la recherche rendrait de plus en plus manifestes pourrait être imprudente s’il s’agissait d’affirmer des constances doctrinales, des continuités historiques, une cohérence narrative là où l’histoire d’une pensée s’est peut-être révélée plus complexe, plus discontinue, moins linéaire, moins systématique. Cependant, indique l’A. dès l’introduction, non seulement cette unité n’est pas une fiction de commentateur, car elle a été constamment affirmée par Leibniz lui-même, mais surtout il ne s’agit pas de l’unité d’un système ou d’une doctrine constituée mais de l’unité focale d’un « projet », d’un « rêve » ou d’une « vision » à réaliser :
« Leibniz a poursuivi toute sa vie essentiellement le même rêve : le rêve de rassembler la multiplicité de la connaissance humaine en une unité logique, métaphysique et pédagogique, centrée sur la vision théiste de la tradition chrétienne et orientée vers le bien commun » (p. 6).
5Autrement dit, l’unité narrative de la vie et de l’œuvre de Leibniz est précisément donnée par le rêve leibnizien d’unité. Insister sur cette « vision » constante au cœur de la pensée leibnizienne a un double intérêt méthodologique. D’une part, la formulation de ce point focal est assez générale pour repérer une certaine constance du projet depuis le Demonstrationum Catholicarum Conspectus (désormais : Demonstrationes) et les esquisses de Scientia Generalis jusqu’aux Éléments de la philosophie générale et de la théologie naturelle mentionnés à Burnett en 1710 (gp III, 321). Cette continuité du projet est rappelée aux pages XXVI, 6, 481, 528. D’autre part, ce rêve global s’accommode des reformulations particulières ou des inclinations passagères de la pensée leibnizienne qui se laissent repérer dans des évolutions doctrinales et des changements conceptuels. L’A. explicite cette perspective d’ensemble en indiquant les quatre thèses méthodologiques soutenant son travail : (1) « la vie et l’œuvre de Leibniz doivent être appréciées comme un tout » ; (2) ce tout est remarquablement « unifié par un petit nombre d’objectifs et de principes fondamentaux » ; (3) « les aspirations et les principes unificateurs les plus fondamentaux furent établis remarquablement tôt » et furent réaffirmés avec persévérance ; (4) ces aspirations s’enracinent dans l’environnement intellectuel historique dont il hérite (p. 8-10). Il pourrait sembler, à première vue, que ces thèses ne font que reprendre l’interprétation inaugurée par Willy Kabitz et reprise plus récemment par Christia Mercer ou Hubertus Busche, selon laquelle la dernière philosophie de Leibniz se trouve comme enveloppée dans ses premiers écrits, eux-mêmes fortement dépendant de certaines sources, de sorte que l’histoire de sa pensée serait celle du développement systématique et continu de certaines graines de pensée. L’exposé méthodologique pourrait en effet prêter à confusion lorsque l’A. affirme que les deuxième et troisième thèses sont présentes « dans une bonne partie de la littérature récente sur Leibniz » (p. 10) – sans que l’on sache à quels ouvrages il est précisément fait allusion – ou lorsqu’elle parle « des graines de la philosophie de la maturité plantées pendant sa jeunesse » ou de « principes fondamentaux établis remarquablement tôt » (p. 9). Mais il faut faire attention que ces graines ou ces principes ne renvoient pas tant à des philosophèmes constitués une fois pour toutes qu’à des « objectifs », à des « aspirations », à « une vision » que Leibniz n’abandonne pas :
« D’une manière comparable aux monades, il semble presque que les traits les plus fondamentaux du système intellectuel de Leibniz étaient implicites dès le début. […] Mais tandis que de nouveaux développements et de nouvelles circonstances l’ont amené à reformuler les moyens pour essayer d’atteindre ces objectifs, Leibniz a maintenu et poursuivi sa vision propre avec une remarquable ténacité »
7Il est parfaitement explicite que la continuité d’une vision ne se confond pas avec une continuité doctrinale. La constance de cette vision unificatrice, mais aussi les changements périodiques de ce projet au gré des inclinations de la pensée donnent sa structure à l’ouvrage : la première partie (chap. 1 à 3) est consacrée à la naissance et à la mise en forme de la vision leibnizienne, lorsqu’il est encore libre de toute contrainte professionnelle ( « Vocations de jeunesse, 1646-1676 » ) ; la seconde partie (chap. 4 à 9) expose le « détail de ce qui change » lorsque son projet est contrarié par le manque de soutien et les exigences de la cour de Hanovre ( « Rêves et réalité, 1676-1716 » ). Cette perspective explique à la fois que l’A. renvoie régulièrement au Demonstrationes de 1668-1669 ( A VI, 1, N. 14) comme à la première esquisse de ce projet (ainsi aux pages 100, 121, 140, 145, 196, 234-236, 251, 256, 469, 481), mais aussi qu’elle indique que ce dernier « ne fut jamais entièrement réalisé et qu’il a changé de forme et de contenu d’une période à l’autre » (p. 90). Ces deux aspects n’ont pas le même engagement interprétatif.
8D’une part, il est en effet manifeste que la pensée leibnizienne fut en réforme permanente, et l’ouvrage expose ainsi de manière détaillée et passionnante les innombrables rencontres, confrontations et échanges intellectuels que Leibniz n’a cessés de chercher toute sa vie selon « son habitude d’avancer ses théories non de manière isolée mais dans une conversation continuée avec les autres » (p. 346). De manière très significative, chaque chapitre de la vie de Leibniz peut être associé, ce que fait l’A. dans chacun des sous-titres, non pas à un unique lieu de résidence mais toujours à plusieurs villes, à différents territoires, à un voyage : les changements géographiques furent bien pour lui avant tout un moyen, ou sinon une promesse, d’exercer sa pensée. En donnant ainsi à lire « ce moyen d’avancer insensiblement selon les rencontres », selon le mot de la dernière lettre à Bossuet (A I, 10, 143), l’A. produit une magistrale réfutation d’un soi-disant développement autonome, systématique et continu de la pensée leibnizienne. De ce point de vue, il faut bien dire que le vocabulaire des « graines », des « germes » (p. 110) ou des « prédécesseurs » (p. 106) semble en effet inadéquat.
9D’autre part, la thèse d’un projet unificateur sous-jacent à la pensée leibnizienne n’est, au premier abord, pas aussi manifeste et exige d’être étayée de manière précise. Il ne s’agit pas en effet de remplacer seulement le portrait diffracté et thématique proposé par Fontenelle (p. 3) par une narration biographique unifiée et ordonnée. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer platement que la pensée leibnizienne s’est tendanciellement modifiée au gré des rencontres. Mais il s’agit de soutenir qu’elle n’a jamais changé de centre de gravité, n’a jamais abandonné son projet unificateur, n’a jamais perdu son fil d’Ariane au travers de toutes ses modifications. L’A. soutient ainsi que les Demonstrationes fournissent comme « une sorte de fil d’Ariane à ceux qui veulent reconstruire l’unité sous-jacente à l’odyssée intellectuelle de Leibniz » (p. 90). Cette thèse centrale fournit donc d’elle-même le fil d’Ariane pour rendre compte de cet ouvrage. Il n’est d’ailleurs sans doute pas d’autre manière de procéder : on pourra toujours objecter, selon ses propres intérêts, que tel événement, tel problème ou tel texte est insuffisamment traité dans cette biographie, mais cela ne serait vraiment pertinent que si le fil d’Ariane s’en trouvait coupé.
10La question des « vocations de jeunesse » fait l’objet de la première partie. Il s’agit de montrer en quel sens plusieurs lignes de pensée se sont rencontrées dans l’établissement d’un projet commun, porté par un unique enjeu.
11Le premier chapitre ( « Naissance d’une vision » ), qui s’étend jusqu’à la fin de ses études (1667), expose le contexte historique, politique et intellectuel dans lequel s’enracine la vision de Leibniz : loin de seulement souligner comment Leibniz aurait voulu répondre au morcellement moral, confessionnel et politique de l’Allemagne au sortir de la guerre de Trente Ans par un désir d’union et d’unité, l’A. montre comment ces problèmes sont étroitement intriqués de sorte qu’ils ne pouvaient être résolus que tous ensemble, dans une vision globale. L’unité des problèmes pris à leur racine n’apparaît donc pas comme le rêve d’un génie isolé, mais comme la donnée historique fondamentale dont il hérite : les problèmes politiques renvoient immédiatement aux problèmes confessionnels qui les sous-tendent, ces derniers eux-mêmes impliquent de clarifier des difficultés théologiques, et celles-ci à leur tour requièrent de « nouveaux outils logiques, physiques, métaphysiques et mathématiques » (p. 24). À l’emboîtement des problèmes, Leibniz répondra par un emboîtement de projets – dont les Demonstrationes seront la première expression. Un point central du chapitre est ainsi d’expliquer comment cette vue, qui diverge tant avec celles de sa famille et de l’éducation d’orthodoxie luthérienne reçue à Leipzig – et qui relève, au fond, d’un « irénisme étonnamment non saxon » (p. 30) – a pu malgré tout, et presque en dépit du contexte immédiat, se former progressivement chez le jeune Leibniz. Sans proposer de réponse « parfaitement adéquate » (ibid.), l’A. insiste particulièrement sur la lecture personnelle des auteurs semi-ramistes d’Europe centrale (Johann Heinrich Alsted, Johann Heinrich Bisterfeld et Jan Amos Comenius) que Leibniz trouve dans la bibliothèque paternelle, et grâce à laquelle il acquiert une première culture livresque indépendamment de la culture scolaire (p. 49), selon un témoignage que l’on retrouve par ailleurs dans une lettre à Johann Friedrich de 1671 (A II, 12, 261). L’A. se montre alors prudente quant à la qualification d’ « autodidacte » que Leibniz s’attribue : il a certes eu accès à une autre source de pensée, mais cela fait de lui moins un autodidacte au sens strict qu’un héritier des « penseurs d’Europe centrale » (p. 44, 54, 67) et, finalement, « un philosophe d’Europe centrale » lui-même (p. 46). Cette caractérisation, peu commune, tend à souligner la présence de la tradition postramiste dans les premières formulations de l’alphabet des pensées humaines ou de l’encyclopédie juridique. Elle détermine aussi le sens propre de « l’éclectisme » leibnizien (p. 38, 59), qui n’est précisément pas celui des autodidactes et des compilateurs, ni « l’éclectisme conciliatoire » de Thomasius (p. 54). Si l’accent est mis sur cet héritage, plutôt que sur l’urgence d’une crise européenne comme l’avait fait Rudolf W. Meyer (Leibniz und die europäische Ordnungskrise, 1948), l’A. indique cependant que d’autres événements prennent part à la naissance de cette vision, comme la « crise philosophique » vécue à la lecture de Hobbes et Gassendi (p. 52) ou la rencontre avec Erhard Weigel (p. 58).
12Le deuxième chapitre ( « La vision s’élargit » ), qui s’étend jusqu’au départ pour Paris en 1672, souligne avant tout un certain nombre de traits dans la manière d’être et dans la pensée leibniziennes qui se trouveront être suffisamment constants par la suite. Si le désir de voyager, le plaisir d’échanger, le besoin d’assurer les moyens nécessaires pour y parvenir se manifestent dès le début du tour d’Europe que projetait le jeune Leibniz, l’A. insiste particulièrement sur la manière dont des circonstances particulières furent l’occasion d’élargir les premières intuitions leibniziennes. Citons ainsi les rencontres bien connues avec l’archevêque de Mayence qui soutient un projet de réforme territoriale et de réconciliation du protestantisme et du catholicisme (p. 81) ; celle du Baron de Boinebourg qui entend restaurer les sciences en Allemagne (p. 89) ; et surtout le projet de réforme du droit, dont la charge était confiée à Hermann Andreas Lasser à Mayence, et qui a fasciné Leibniz jusqu’à lui faire « changer ses plans en un instant » (p. 81). Cette série d’événements intellectuels qui surviennent à Leibniz, pour ainsi dire, de l’extérieur – et qui révèlent la compréhension que l’A. se fait de l’émergence de sa pensée – conduit à la rédaction « de la première version du programme encyclopédique [que Leibniz] poursuivra toute sa vie », à savoir les Demonstrationes (p. 91). Avec la mention d’un programme encyclopédique, l’A. ne fait pas tant référence aux démonstrations théologiques elles-mêmes qu’à leurs Prolégomènes, qui rassemblent les divers principes de ces démonstrations :
« Les prolégomènes contiendront les Éléments de Philosophie, à savoir les premiers principes de Métaphysique (sur l’étant), de Logique (sur l’esprit), de Mathématique (sur l’espace), de Physique (sur le corps) et de Philosophie Pratique (sur la politique) »
14Le plan ainsi proposé au baron de Boinebourg constitue selon l’A. la matrice du problème principal de la pensée leibnizienne : ordonner différentes sciences, principes ou lignes de pensée à l’établissement de démonstrations théologiques. En d’autres termes : que tous les efforts intellectuels de Leibniz, y compris en sciences et en mathématiques, furent ordonnés sinon à la résolution de problèmes théologiques, du moins à l’établissement de démonstrations théologiques de la plus grande certitude morale possible. Une première confirmation de ce centre de gravité théologique de la pensée leibnizienne est donnée par le séjour parisien.
15Le troisième et dernier chapitre consacré aux vocations de jeunesse est en effet déterminé par le long séjour hors d’Allemagne entre 1672 et 1676, pendant lequel Leibniz fit l’apprentissage des mathématiques et des sciences modernes auprès des plus grands savants à Paris, à Londres et en Hollande. Dès le titre, « un vin ancien dans de nouvelles bouteilles », l’A. veut souligner que la vision leibnizienne, dérivée de la vieille tradition d’Europe centrale ( « le vin ancien » ) n’est pas abandonnée au contact de la science moderne de l’Europe de l’Ouest ( « les nouvelles bouteilles » ), mais est au contraire reformulée par celles-ci, et plus exactement mise dans une nouvelle forme (p. 140). Il semble qu’il faille plutôt saisir l’esprit que la lettre de cette inversion de la formule évangélique (Marc 2, 22) qui inspire ce titre : en effet, il ne s’agit pas d’affirmer qu’un même vin est tiré, mais bien que de nouveaux éléments sont formulés à l’occasion de ces nouvelles rencontres intellectuelles. Il faut ainsi lire attentivement : si, selon l’A., certaines thèses ont été « schématiquement anticipées dans le plan des Demonstrationes Catholicae » (p. 145), il s’agit bien d’un « nouvel abord » de celles-ci (p. 140) qui fait surgir de nouveaux points s’apparentant plus, en réalité, aux philosophèmes de la maturité. Il en est ainsi de la sympnoia panta que l’on retrouve jusqu’à la soi-disant Monadologie (p. 144) ; du cœur de la Confessio philosophi qui s’étend jusqu’aux Essais de Théodicée (p. 145) ; de la characteristica universalis (p. 165) ; de la métaphysique du De summa rerum qui présente les premières formulations du principe d’identité ou de l’expression universelle de toute substance (p. 171-173) ; ou encore de la révélation de l’existence d’infimes animaux sous le microscope de Leeuwenhoek qui devaient « inspirer sa pensée métaphysique de la nature » (p. 177). Il faut alors comprendre que les études scientifiques ne comptent que pour partie dans la reformulation de la pensée leibnizienne, en venant s’intégrer au « grand projet ». L’A. restitue d’ailleurs remarquablement la richesse de ces années « occidentales », marquées par des rencontres décisives (dont celle de Spinoza), tout comme l’origine de la prudence intellectuelle et morale que Leibniz manifestera toute sa vie.
16Le titre de la seconde partie, « Rêves et réalité », peut sembler sonner comme un démenti à la thèse centrale de l’ouvrage, comme si la grande vision unificatrice avait fini par se diffracter, à l’épreuve de la réalité, en une pluralité de rêves. Mais il n’en est rien : l’A. maintient que cette unité sousjacente, cette « dimension privée » (p. 233) de la pensée leibnizienne, ne disparaît pas (p. 322, 481), mais qu’elle se manifeste beaucoup plus explicitement après le séjour parisien (chapitre 4) qu’après l’iter italicum (chapitres 6 à 9). Comment établir alors la pérennité de la vision leibnizienne ?
17Le quatrième chapitre dresse le portrait d’ « un génie universel en libraire, historien et ingénieur des mines (1676-1687) ». Il annonce le trait mis en avant dans cette deuxième partie, qui couvre les quatre dernières décennies, à savoir la tension entre les aspirations intellectuelles de Leibniz et l’impossibilité de les réaliser en raison de ses emplois officiels, du manque de patronage et surtout de l’isolement intellectuel à la cour de Hanovre. On retrouve ici l’histoire bien connue d’un esprit qui est trop vaste pour ne pas se sentir contrarié, à l’étroit, voire « claustrophobe » (p. 196, 320) dans une ville de province éloignée des grands centres intellectuels, culturels et politiques, et qui cherche à obtenir un emploi à la fois mieux rémunéré et plus adéquat à Hanovre ou à Vienne. Cette histoire, d’aspect très psychologisant, pourrait rendre compte de l’œuvre rêvée que Leibniz n’aurait pu écrire ; mais l’A. ne s’en contente pas et esquisse au contraire l’œuvre réelle que Leibniz n’a cessé d’écrire en dépit des circonstances. Ou peut-être grâce à elles : car en soulignant à la fois « l’extraordinaire fécondité » intellectuelle de la première décennie hanovrienne et le peu de profit qu’en ont retiré ses employeurs (p. 261-62), l’A. laisse entendre que cette tension interne ne fut peut-être pas si dommageable, et qu’Hanovre fut peut-être le lieu le plus adéquat pour qu’une telle œuvre puisse être écrite.
18Un point remarquable au milieu de cette extraordinaire fécondité est la mention et la reformulation des Demonstrationes dans les concepts de Scientia Generalis et d’encyclopédie démonstrative (p. 233-238, faisant écho à l’exposé du Conspectus, p. 90). Si Leibniz mentionne les Demonstrationes dans la lettre à Johann Friedrich de l’automne 1679 (A II, 12, 751) [1], l’A. note de manière éclairante comment Leibniz insiste désormais sur la nécessité de disposer non seulement des principes mais des « Éléments démontrés de la vraye philosophie » (A II, 12, 757), préalables requérant une nouvelle logique (qui doit traiter « des degrés de la probabilité » plutôt que de mente), d’une nouvelle métaphysique (qui doit traiter « de Dieu et de l’âme, de la personne, de la substance et des accidents » plutôt que de ente), d’une nouvelle physique, d’une nouvelle philosophie pratique : ce nouvel aspect des prolégomènes se reflète d’ailleurs dans l’ambivalence de la notion de Scientia Generalis (p. 236). Le contenu du dispositif n’est donc plus, à la lettre, celui des Demonstrationes ; mais son esprit – et en particulier l’enjeu pratique que constitue le bonheur humain – reste bien celui « des générations passées de réformateurs baconiens et postramistes » (p. 237). Ce cadre permet de manière très convaincante de ressaisir l’unité non seulement des textes se présentant comme des échantillons des Demonstrationes (p. 251, 258), mais aussi l’horizon des intenses recherches en logique et en mathématique (p. 241), en physique et métaphysique (p. 247), en théologie (p. 256), en philosophie pratique (p. 259) : l’A. suit en cela le principe éditorial de la série VI, 4 des écrits philosophiques. Seule la suggestion funeste et fatidique (p. 207, 230) d’écrire une histoire des Guelfes semble échapper à cet horizon.
19Le court chapitre 5 ( « Dans les pas des Guelfes » ) est ainsi consacré au voyage en Europe que Leibniz mène entre novembre 1687 et juin 1690 afin de rassembler, officiellement, les documents établissant la connexion entre la maison de Brunswick et la maison d’Este qui pourraient justifier l’élévation du duché de Hanovre au rang de neuvième électorat de l’Empire. Leibniz trouve des manuscrits à Augsbourg en avril 1688 (p. 289), relève des épitaphes à Vangadizza en février 1690 (p. 308), et Hanovre devient un électorat en 1692 (p. 331). Derrière la trame chronologique d’un voyage aux détours imprévus et reconstitués à partir du Reisejournal de Leibniz (p. 284), l’A. reprend un jugement convenu sur Leibniz, à savoir qu’il recherchait avant tout les détours des échanges intellectuels : « ce fut une période heureuse pour Leibniz » (p. 283) puisque « voyager et faire des rencontres semblent avoir été [sa] conception de la dolce vita » (p. 284, et déjà p. 208). Le récit du voyage est en effet celui d’une incessante sollicitation de l’esprit, d’une inquiétude entretenue de l’entendement, d’un aiguillon permanent de la curiosité qui provoquent des événements intellectuels décisifs : citons, par exemple, le compte-rendu des Principia mathematica qui passe entre ses mains (p. 295), les projets pour l’empereur conçus avec son ami Johann Daniel Crafft (p. 285-287), la rencontre des Jésuites revenant de Chine (p. 302) ou la fréquentation de l’Accademia fisico-matematica de Rome qui marquera la rédaction du Phoranomus et de la Dynamica de potentia (p. 303). Cette variété ne semble avoir d’autre fil conducteur que celui du chemin emprunté : le contraste est grand avec le précédent chapitre où les essais de Science Générale permettaient d’ordonner les réflexions hanovriennes. Et ce contraste est d’autant plus grand que certains essais, pourtant rédigés pendant le voyage, ne sont pas repris pour avoir été déjà indiqués précédemment (p. 283, note 7). Si l’on peut donc à bien des égards mettre en parallèle le séjour à Paris et le voyage en Italie (p. 282), la question se pose de la permanence du grand projet leibnizien pendant et après ce dernier.
20Du point de vue de la thèse centrale que nous examinons ici, les trois chapitres suivants, dont les limites chronologiques sont déterminées par les décès d’Ernst August et de Sophie Charlotte ( « De retour sous les Guelfes » : 1690-1698 ; « Entre frère et sœur » : 1698-1705 ; « Ombres et lumière » : 1705-1714), peuvent être lus ensemble. Comme dans les chapitres précédents, la diversité des rencontres et des écrits est replacée de manière très éclairante dans son contexte, selon un rapport plus proche de la dispute obligationnelle que du dialogue. C’est le cas, bien entendu, de la querelle avec Newton, particulièrement bien développée (p. 355, 428, 486, 531), et des explications « avec » Malebranche (p. 350), Locke (p. 406) et Bayle (p. 484). Les grands exposés doctrinaux que sont le Système nouveau, les Nouveaux essais, la Théodicée et les deux traités de 1714 ne font pas l’objet d’une analyse approfondie, conformément au cahier des charges indiqué en introduction (p. 11). Malgré la prolixité d’un esprit qui avouait lui-même avoir tant de projets qu’il ne savait pas par où commencer (dans une lettre à Placcius citée p. 321), l’A. retrouve cependant les deux aspects du grand projet leibnizien. D’une part, elle indique les textes connus qui réactualisent le projet : le Mémoire pour les personnes éclairées et de bonne intention, ou les lettres tardives à Burnett et à Biber (p. 481-82). Le petit nombre de ces textes s’explique par le peu d’occasions où Leibniz a cru pouvoir présenter son projet « ad Monarcham qui volet » (p. 233). D’autre part, l’A. souligne que le projet s’accommode d’un certain nombre de problèmes laissés ouverts dans la dernière philosophie leibnizienne. Il ne s’agit pas des questions abandonnées faute d’interlocuteurs (ainsi de la réunion des églises, p. 342), mais des questions non tranchées (ainsi du statut du vivant, p. 477), des questions qu’il ne développe que jusqu’à un certain point (ainsi de l’exposé de la Théodicée, p. 483) ou encore des questions où il s’engage en différentes voies (ainsi des substances composées, p. 478, ou du statut ontologique des corps, p. 502).
21Il faut en fin de compte saluer la justesse avec laquelle l’A. use de la thèse centrale d’une unité sous-jacente, jamais désavouée mais presque toujours cachée au cœur de la pensée leibnizienne. Si elle réussit à convaincre de la persistance de la vision d’une philosophie démonstrative qui puisse résoudre des problèmes théologiques et contribuer au bonheur du genre humain, c’est d’abord que Leibniz l’a périodiquement reformulée. Il est de ce point de vue particulièrement pertinent que l’A. ait réservé une place charnière à la lettre à Johann Friedrich de l’automne 1679, où Leibniz affirme que tout, y compris les mathématiques, doit être subordonné à l’urgence du bien public et de la piété (A II, 12, 750, 754) : c’est peut-être le document le plus explicite qui permette de relier les projets de jeunesse aux dernières déclarations. Notons que d’autres lectures des Demonstrationes sont possibles : on peut y voir l’effort leibnizien pour établir la compatibilité de la science moderne avec l’autorité des différentes églises (p. 100), dont une suite devrait être la levée de la censure romaine du copernicianisme (p. 301) ; on peut aussi en souligner les implications politiques pour un projet de paix rationnel en Europe (voir l’article récent d’Heinrich Schepers dans Pluralität der Perspektiven und Einheit der Wahrheit im Werk von G. W. Leibniz, Akademie-Verlag, 2011). La lettre à Johann Friedrich, qui ne fut peut-être jamais envoyée, en rappelle cependant les ultimes enjeux.
22Il est par ailleurs manifeste que les reformulations successives de cette vision ne furent pas équivalentes : les Demonstrationes de 1668 ne mentionnent aucune idée d’encyclopédie démonstrative, et Leibniz n’écrira jamais rien que de simples échantillons des Éléments mentionnés en 1710. De manière générale, le défi de restituer l’incessante inquiétude de la pensée leibnizienne dans son horizon le plus constant est parfaitement relevé. Ce n’est pas seulement le portrait diffracté qu’en donnait Fontenelle qui est corrigé ; c’est aussi le portrait diderotien d’une « machine à réflexion » sans unité propre qui est rendu caduc.
23S’il n’est pas possible de dire beaucoup de choses sur la personne de Leibniz, qui reste énigmatique en bien des aspects – ainsi l’A. ne cherche pas à rendre compte de la piété chrétienne de Leibniz (p. 546) ou du rejet de sa famille et de sa ville natale (p. 65) ; s’il est impossible de tout dire sur la vie de Leibniz – dont la biographie contient vraisemblablement encore bien des inconnues, à l’exemple de ce voyage secret à Vienne découvert récemment (S. Sellschopp, Studia Leibnitiana, XXXVII/1, 2005) ; la précision et la méticulosité avec lesquelles l’A. restitue le contexte ainsi que les inclinaisons permanentes de la vie intellectuelle de Leibniz rendent cet ouvrage indispensable à l’intelligence de ses textes. L’A. prévenait en introduction « qu’aucune biographie de Leibniz ne peut prétendre être définitive avant que l’énorme projet d’une édition critique [de ses œuvres] ne soit achevé » (p. 13). En réalité, peut-être qu’aucune biographie ne sera jamais définitive, parce que le cœur de la créativité leibnizienne échappera toujours à la narration biographique. La vision qui porte les Demonstrationes fournit un fil d’Ariane très convaincant pour exposer le sens de cette créativité, mais le sentiment d’urgence qui y préside – ce sentiment qui fait dire à Leibniz qu’il ne sait pas, s’il venait à mourir, « combien de siècles pourroient s’écouler avant que quelqu’un reprist ce dessein » (A I, 2, 157) – reste inexplicable. Le portrait de Leibniz semble devoir garder longtemps encore une aura irréductible. Alors, en attendant que l’œuvre de cette vie soit entièrement disponible, Maria Rosa Antognazza nous en propose un exposé admirable.
Notes
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[1]
Signalons à ce propos que les corrections apportées par Leibniz aux Demonstrationes sont peut-être en partie contemporaines de la lettre à Johann Friedrich de l’automne 1679. L’édition de l’Académie indique bien un certain nombre d’annotations marginales postérieures de la main de Leibniz (A VI, 1, 494-500, publié en 1930) ; mais le recours au manuscrit (lh I, 7, 6, f. 44-45) montre clairement, d’une part, que certaines annotations ne se rapportent pas explicitement aux passages indiqués par les éditeurs et, d’autre part, que les annotations relèvent matériellement d’au moins deux couches textuelles successives. Le point le plus notable est que le titre de la quatrième partie « Demonstratio autoritatis Ecclesiae Catholicae » a été complété dans un deuxième temps par l’ajout « Demonstratio autoritatis Scripturae » (f.45 verso), dont l’objet n’est pas développé dans le texte, et qui ne sera pas mentionné dans la lettre à Johann Friedrich présentant les trois parties des Demonstrationes, correspondant en réalité aux parties I et II, à la partie III et à la partie IV (A II, 12, 751-52 ; 756). Notons aussi que la mention <matheseos (de Spatio)> (A VI, 1, 494) dans les Prolégomènes est un ajout au texte, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’il est postérieur.