Couverture de LEPH_062

Article de revue

L'Etat et la guerre chez Hegel et Nietzsche

Pages 251 à 260

Notes

  • [1]
    Sauf indication contraire, nous donnons nos références aux Œuvres complètes de Nietzsche, Paris, Gallimard, tomaison et page, en corps de texte, dans la traduction dirigée par G. Deleuze et M. de Gandillac sur le texte allemand établi par G. Colli et M. Montinari. Les abréviations adoptées sont : OC, Œuvres complètes ; FP, Fragments posthumes ; NT, La naissance de la tragédie ; CIN, Considérations inactuelles ; HTH, Humain, trop humain ; A, Aurore ; APZ, Ainsi parlait Zarathoustra ; GM, La généalogie de la morale ; CW, Contre Wagner ; AC, L’Antéchrist.
  • [2]
    G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, préface, trad. franç. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 84.
  • [3]
    L’image nietzschéenne du « monstre froid » évoque indubitablement le monstre biblique des profondeurs glaciales et, par là même, l’État de Hobbes aux rouages artificiels froidement « contractés ».
  • [4]
    Principes de la philosophie du droit, § 258, trad. et éd. citée, p. 313-314.
  • [5]
    B. Bourgeois, Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 189.
  • [6]
    Il est habituel de traduire Sittlichkeit par « moralité des mœurs » dans un contexte nietzschéen et par « éthique » ou « éthicité » dans un contexte hégélien, tandis que « moralité » est alors réservé à la traduction de Moralität, « moralité » au sens précis de la morale subjective de la conscience de soi (chrétienne et kantienne), ce que Nietzsche à son tour exprime comme « das schlechtes Gewissen  », « la mauvaise conscience » et rarement sinon jamais par Moralität.
  • [7]
    Notamment dans le Tübinger-Fragment ; divers Fragments de Berne ; l’article « Le droit naturel » et « Le système de la vie éthique », ainsi que les esquisses de philosophie de l’esprit à Iéna.
  • [8]
    Principes de la philosophie du droit, trad. et éd. citée, § 324, p. 400.
  • [9]
    Ibid., p. 401. La nécessité de la guerre avait été encore affirmée dans « Le système de la vie éthique » (1802-1803), Paris, Payot, 1976, p. 197-198, et dans La philosophie de l’esprit de 1805-1806. Concernant ceux-ci et sur ce point, nous renvoyons à notre ouvrage, Hegel, une philosophie de la raison vivante, Paris, Vrin, 1997, p. 66-67.
  • [10]
    Ibid., § 333, remarque, p. 407. Et il ajoute : « (...) dans la guerre même, la guerre est déterminée comme quelque chose qui doit être passager ; partant, elle contient la détermination du droit des gens [qui veut] que dans la guerre la possibilité de la paix soit préservée... » (ibid., § 338, p. 410).
  • [11]
    On pourrait certes parler du « bellicisme ontologique » de Nietzsche, lato sensu, au sens de sa conception de la vie en général : « (...) la vie même est essentiellement appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de formes propres, incorporation et, à tout le moins, dans les cas les plus tempérés, exploitation... » (Par-delà bien et mal, § 259, trad. franç. P. Wotling, Paris, GF, 2000, p. 247). Ce bellicisme généralisé aurait dû conduire D. Strauss, par exemple, à « (...) déduire audacieusement du bellum omnium contra omnes et du droit du plus fort des préceptes moraux pour la vie ; mais cela aurait requis un esprit intrépide comme celui de Hobbes... » (CIN, I, FP, OC, p. 49).
  • [12]
    Selon Hegel, le lien politique dans l’État n’est pas plus de nature « religieuse » qu’il n’est purement « esthétique ». Sur l’opposition hégélienne à la conception romantique du lien politique comme lien religieux ou purement esthétique (Novalis, Z. Werner), nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « À l’origine de l’idée allemande de nation : la philosophie romantique et la philosophie hégélienne de l’État », in Revue française d’histoire des idées politiques, no 14, « Identités et spécificités allemandes », 2001. L’organicisme politique est en revanche ce qui rapproche Hegel des Romantiques dans certaines de leurs critiques de la Révolution française ; cf., sur ce point, notre article « L’organicisme en philosophie politique : Hegel et les Romantiques face à la Révolution française », in La Révolution française dans la pensée européenne, chap. III, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989.
English version
« J’apporte la guerre. Pas entre les peuples... J’apporte la guerre, une guerre entre montée et déclin, entre vouloir-vivre et désir de se venger de la vie, entre sincérité et dissimulation... »
FP, OC, XIV, 25 [1].

1La connaissance par Nietzsche des textes hégéliens comme ceux des autres philosophes modernes (Descartes, Spinoza, Kant, etc.) fut très indirecte et souvent de seconde main. Ici comme là, Nietzsche se réfère à des lectures d’extraits et à des citations tirées notamment de l’Histoire de la philosophie moderne de K. Fischer (2e édition de 1865). Par ailleurs, plus qu’à Hegel lui-même dont il soupçonne et reconnaît cependant parfois la proximité de pensée, il s’en prend à ce qu’il nomme de manière méprisante l’ « hégélerie » straussienne. D. F. Strauss est le célèbre auteur de la Vie de Jésus (1835) et de L’ancienne et la nouvelle foi (1872), celui dont Nietzsche écrira : « (...) comme tout jeune lettré, je dégustais avec l’habile lenteur d’un philologue raffiné l’ouvrage de l’incomparable Strauss » (AC, § 28, p. 187). Strauss est le représentant le plus écouté d’une « foi » actuelle, foi en un univers dont le processus rationnel est supposé mener, de façon évolutive, à l’homme et à son activité majeure, la politique, c’est-à-dire finalement à l’État moderne. À Kant et à son dualisme dans lequel a puisé Schopenhauer, D. F. Strauss préfère Hegel, un Hegel doublement revu et corrigé par les historiens positifs d’abord et par les évolutionnistes darwiniens ensuite : « Le fait parfaitement incroyable que Strauss n’ait tiré aucun profit de la critique kantienne de la raison pour son testament des idées modernes et qu’il ne cherche partout qu’à flatter le plus grossier réalisme, ce fait compte parmi les plus frappantes caractéristiques de ce nouvel évangile » (CIN, I, § 6, p. 46). Quel réalisme ? Celui de ceux qui, interprétant de façon platement empirique la formule (et sa réciproque) selon laquelle « ce qui est rationnel est effectif (wirklich) » [2], « (...) ont, comme Strauss, compris ou cru comprendre dans leur jeunesse le “géant” Hegel » (ibid.). Ces tournures ( « cru comprendre », « le géant Hegel » ) indiquent que Nietzsche soupçonne, sans pouvoir le mesurer distinctement, l’écart existant entre la teneur propre de la pensée de Hegel et l’hégélerie straussienne. Le réalisme straussien a projeté dans la nature un évolutionnisme faisant de l’histoire le prolongement humain, proprement moral et politique, du « processus universel ». Strauss adopte en effet avec enthousiasme les hypothèses vulgarisées de Darwin. Or Hegel lui-même refusait explicitement d’accorder toute véritable « évolution » à la nature, en réservant à l’esprit le concept de l’histoire, entendue d’ailleurs comme procès d’une liberté – autre aspect de son antinaturalisme – indépendante et autonome vis-à-vis de la nature immédiate.

2Nos quelques remarques introductives ont pour but de justifier l’hypothèse suivante : à qui connaît un peu mieux Hegel du dedans que Nietzsche lui-même, il est cependant possible de montrer que, au-delà de différences radicales quant aux principes des rapports entre État et guerre, il existe un certain nombre de correspondances, voire de convergences entre les positions de Hegel et de Nietzsche, correspondances et convergences que ce dernier était loin d’établir pour sa part.

3I . 1. Dès son essai de jeunesse inédit L’État chez les Grecs (1872), Nietzsche envisageait le modèle de l’État comme, d’un côté, favorisant au mieux la socialisation des individus formant la base de la Cité, tout en rendant possible, d’un autre côté, et au-delà de lui, l’éclosion et la protection du « génie » : « Tout cela exprime la formidable nécessité de l’État ; sans lui, la nature ne saurait parvenir, par le biais de la société, à sa libération dans l’éclat et le rayonnement du génie » (FP, I**, p. 181).

4Les thèmes les plus constants de la philosophie politique de Nietzsche sont déjà fixés dans cet essai. L’analyse commence par prendre le contre-pied des thèses « actuelles » sur le fondement de l’État : « des fantômes tels que la dignité de l’homme, la dignité du travail » (ibid., p. 177). Une commune conviction sous-tend les philosophies dominantes de l’État, qu’elles soient libérales ou socialistes, conviction que l’on peut formuler ainsi : c’est seulement sur les exigences de la société civile que repose finalement la dignité de l’État. Mais comme la société civile est tendue entre deux pôles antagonistes, celui du travail et celui de l’entreprise capitaliste, les uns font valoir « la dignité du travail », tandis que, pour les autres, il s’agit de se référer aux « droits de l’homme » (ibid.), entendus ici comme les droits de l’homme d’entreprise.

5Nietzsche n’est pas sans remarquer l’avancée rapide comme l’efficacité pratique de l’idéologie libérale et lui consacre une longue analyse critique qui demeurera pour l’essentiel inchangée dans les œuvres de la maturité. Il s’agirait des idées « (...) des hommes que leur naissance placerait, en quelque sorte, à l’écart des instincts du peuple et de l’État et qui ne laisseraient ainsi prévaloir l’État que dans la mesure où il sert leurs propres intérêts » (L’État chez les Grecs, op. cit., p. 183). Ainsi, « (...) dans le mouvement actuellement dominant » (ibid., p. 184), le philosophe ne peut manquer, à l’arrière-plan, « (...) d’apercevoir les vrais poltrons, les ermites de la finance, véritablement apatrides et cosmopolites qui, par manque d’instinct de L’État, ont appris à faire de la politique un instrument de la Bourse » (ibid.). Dans ce but, ils répandent « la conception du monde libérale et optimiste » (ibid.). L’un de leurs thèmes favoris est le pacifisme, la paix favorisant la liberté d’investir et d’échanger sans limites, entre nations aux relations stabilisées. S’ils se rencontrent avec les socialistes pour approuver le pacifisme, les libéraux le font pour de tout autres raisons. Car, pour les premiers, la guerre est refusée en ce qu’elle déforme et décime la jeunesse laborieuse, ampute les familles et compromet la solidarité internationale des travailleurs, tandis que les seconds repoussent la guerre parce qu’elle ferme les échanges internationaux, anéantit la main-d’œuvre, tout en entraînant les secteurs productifs dans des convulsions imprévisibles. Mais le libéralisme, note aussi Nietzsche, à la différence du socialisme, sait se faire entendre à la fois des politiques et des masses laborieuses pour œuvrer à la paix en propageant une doctrine qui « (...) remonte à la philosophie des Lumières et à la Révolution française » (ibid., p. 184).

6Dans le prolongement de cette analyse, la dénonciation ultérieure de l’État comme du « plus froid des monstres froids » (APZ, I, OC, p. 61) vise seulement à dénoncer l’État contemporain qui se met au service de certaines parties (et partis) du peuple, cette masse sociale aux intérêts toujours conflictuels, en prétendant, à la limite, être le peuple lui-même : « Moi, l’État, je suis le peuple » (ibid.). Les individus construisent ainsi un État purement artificiel et insensible à la vie créatrice. Cet État a la froideur instrumentale d’un nouveau Léviathan [3]. Ils « (...) veulent la puissance et, avant tout, le levier même de la puissance, beaucoup d’argent – ces impuissants » (ibid., p. 63). Ainsi, conclut Nietzsche dans l’essai L’État chez les Grecs, « (...) au service d’une aristocratie d’argent égoïste et dénuée du sens de l’État, (...) je comprends l’immense extension de l’optimisme libéral comme le résultat de l’économie moderne tombée en d’étranges mains » (FP, I**, p. 184).

7I . 2. Avant Nietzsche et d’une manière semblable à lui, Hegel avait contesté que l’État soit seulement un moyen de satisfaire les besoins – au demeurant contradictoires – de la société civile moderne : « Si l’État est confondu avec la société et si sa destination est située dans la sécurité et la protection de la propriété personnelle, l’intérêt des individus singuliers comme tels est alors la fin dernière en vue de laquelle ils sont réunis et il s’ensuit également que c’est quelque chose qui relève du bon plaisir que d’être membre de l’État. » [4] Hegel récusait donc la conception artificialiste et utilitariste du libéralisme dans des termes fort proches de ceux de Nietzsche. D’où leur commune critique de tous les contractualismes politiques, notamment de ceux de Hobbes et de Rousseau. La dignité éthique de l’État selon le penseur de Berlin réside en ce qu’il effectue l’objectivation de l’esprit social en le maîtrisant par des lois aux moyen d’un gouvernement et d’un prince. Sans y être identique quant au contenu, une telle objectivation par une raison politique autonome trouve son exact « correspondant » dans ce que Nietzsche nomme de son côté « l’objectivation de l’instinct » (ibid., p. 181). Comme chez Nietzsche, l’ « objectivation » politique de l’État rationnel (cf. le concept d’ « esprit objectif ») est une œuvre donnant une forme régulière et unifiante à ce matériau fait de diversités hétérogènes qu’est la société civile. Platon et Aristote étaient, de ce point de vue aussi pour Hegel, des modèles de pensée politique. C’est par leur participation plus ou moins directe aux systèmes des différents pouvoirs, législatif et exécutif, subordonnés au pouvoir princier, que les citoyens acquièrent une dignité proprement éthique. Hegel, certes, construit un concept synthétique de l’État qui concède une dimension de vérité à la perspective « sociale » et « libérale » sur l’État – ce que Nietzsche considère comme une faiblesse inacceptable –, puisque le désir de reconnaissance politique des besoins de la société civile est, dans l’ordre dialectique de la connaissance, ce qui motive la demande d’intervention d’un « État extérieur » ; mais, dans l’ordre de l’être, la justification première de l’État est purement éthique, relevant du seul intérêt pour l’objectivation de la liberté pensante dans une œuvre de la praxis communautaire, par où Hegel retrouve la grande affirmation platonicienne de l’art politique considéré comme fin en soi.

8Dans la synthèse hégélienne, les deux dimensions de justification ne sont nullement « juxtaposées » : c’est la première qui appelle son dépassement par la seconde, puisque, à elle seule, la perspective purement instrumentale de la société civile sur l’État ne peut qu’échouer et renforcer les conflits de la société, point sur lequel Hegel et Nietzsche sont parfaitement accordés. Dit plus simplement : chez Hegel, l’ « homme » de la société civile doit se dépasser en « citoyen », s’objectiver en lui-même, en tant qu’homme, pour lui-même, en tant que citoyen, d’où « (...) la tension, comme on a pu l’écrire, de l’homme social et du surhomme qu’est le citoyen » [5]. Hegel ne renonce évidemment pas à son rationalisme et à son idéalisme politique, mais il conçoit en effet, à la manière de Nietzsche, la motivation purement politique comme « sur-humaine » au sens, évidemment spéculatif, de « méta-humaine », l’ « homme » étant défini stricto sensu, en tant que distinct du « citoyen », de la même façon que dans l’essai nietzschéen, comme l’individu sous l’aspect seulement de sa présence dans la famille et la société civile. Mais sans aucun doute, à cette motivation purement éthique du politique pour une politique de la rationalité communautaire (par où Hegel retrouve Aristote), Nietzsche préfère celle de la surhumanité du génie artiste, en tant que génie d’abord guerrier.

9II . 1. Le grand art politique sera décidément, d’après Nietzsche, un « art de la guerre », et, pour combattre l’artificialisme de l’État libéral tout en redonnant sa force à l’État en une structure apparentée à la forme grecque, il n’envisage qu’un moyen : « l’honneur de la guerre » (L’État chez les Grecs, op. cit., p. 185). Il s’ensuit l’énoncé de sa thèse fondamentale de philosophie politique : « C’est par la guerre et dans la caste des soldats qu’il nous est donné de voir l’image et peut-être le modèle originaire de l’État (ibid.). Interprétant « le bellum omnium contra omnes de l’état de nature » (ibid., p. 182) à la lumière du principe schopenhauerien d’individuation (nous sommes en 1872), Nietzsche montre que les individus singuliers d’abord, les familles ensuite, les classes sociales enfin, en l’absence d’un État fort qui les maîtrise sans partialité, motivé qu’il est par l’instinct artistique-politique à l’état pur, ne sortiraient jamais des guerres intestines et de l’autodestruction du lien social : « Seule la poigne de fer de l’État peut contraindre les plus grandes masses à se fondre... » (ibid., p. 180).

10Postulant un « instinct politique », apanage du génie de certains individus d’exception, Nietzsche peut envisager un premier dépassement et une première régulation de l’instinct social, lequel, en son affirmation-négation d’autrui, n’est pas sans évoquer cette « insociable sociabilité » dont Kant faisait la prémisse sanglante du développement historique du droit. Certes, l’instinct politique, lui aussi, demeure violemment guerrier, puisqu’il se satisfait initialement dans cette guerre « technique », forte du savoir-faire de son « art », que la classe militaire mène à la guerre sociale. Mais le second dépassement, proprement politique, de l’instinct social autodestructeur en vient à être cette guerre continuée par d’autres moyens que sont les lois, contrainte de règles énoncées pour tous, dont la cruelle justice punitive est le bras armé, discipline première d’une véritable « moralité des mœurs » (Sittlichkeit der Sitte), expression dont Nietzsche ne semble pas soupçonner l’inaugurale conceptualisation par Hegel lui-même [6]. La législation juridique de l’État, assortie de la menace d’une cruauté exemplaire cultivée avec prédilection par les Grecs, fait en sorte que, « (...) sous l’action de l’État qui contraint le bellum à se ramasser sur lui-même, les intervalles et les accalmies laissent à la société le temps de germer et de verdoyer... » (ibid., p. 183).

11En tout cela, à travers ces deux dépassements et ces deux régulations de l’instinct social initialement chaotique, la nature s’est forgé « (...) le seul instrument qu’est l’État, c’est-à-dire ce conquérant à la main de fer qui n’est rien d’autre que l’objectivation de l’instinct que nous venons de décrire » (ibid., p. 181).

12Mais, de même que le particularisme social tend toujours à renaître au mépris de l’État, de même celui-ci doit toujours, en particulier en présence de l’égoïsme libéral contemporain, tenir prête son unique riposte : la guerre politico-militaire. Elle seule réunifie la société par une « purification » que Nietzsche compare à « la transmutation pour ainsi dire chimique » (ibid., p. 185) de métaux étrangers dans la fusion d’un alliage résistant. L’œuvre d’art politique primitive, qu’il faut réinstituer dans les périodes de guerre civile et d’égoïsme social, réalise seule l’unité d’une société initialement et contradictoirement divisée par les passions sociales : « L’homme soumis à l’état guerrier est un instrument du génie militaire et (...) son travail n’est aussi qu’un instrument de ce génie » (ibid., p. 186). Ce n’est donc pas en tant qu’homme, ni en tant que membre d’une famille ni en tant qu’agent d’une classe de la société civile, que l’homme détient un « droit » et une « dignité » légitimes, mais bien en tant que l’art politique-guerrier l’élève à la dignité de sujet et de citoyen, « (...) où il faut tirer la conséquence d’ordre éthique : l’homme “en soi”, l’homme “en général” n’a ni dignité ni devoirs » (ibid., p. 186).

13II . 2. Bien que Hegel, après de multiples essais de jeunesse visant à actualiser les valeurs et les pratiques politiques du Ve siècle grec [7], ait fini, à la différence de Nietzsche, par remiser définitivement dans l’arsenal désuet des instruments de l’art militaire antique l’essentialité définissant la pratique politique par la « guerre », il n’en a pas moins conservé, lui aussi, la conviction que la guerre politique était nécessaire pour réunifier régulièrement les peuples en un seul esprit, mobilisant la disposition éthique qui a pour nom « patriotisme ». De même Nietzsche : « Dans l’amour du prince et de la patrie, l’État tire de lui-même un élan éthique qui révèle une destination éthique bien plus élevée » (FP, I**, p. 184) et, en ce sens, « la guerre est nécessaire à l’État » (ibid., p. 185). Chose également significative, dans le développement qu’il consacre à la justification éthique de la guerre, Hegel commence par rappeler que cette justification est inacceptable « (...) si, lorsque ce sacrifice est exigé, l’État n’est considéré qu’en tant que société civile et si seule la sauvegarde de la vie et de la propriété des individus est considérée comme la fin ultime de celui-ci » [8]. Le lien entre instrumentalisme social et pacifisme est donc réaffirmé comme il le sera un peu plus de cinquante ans plus tard par le jeune Nietzsche en des termes voisins. C’est précisément pour guérir les peuples de la « maladie éthique » que présente le repli des citoyens sur leurs seuls intérêts particuliers et le danger de ce que les Anciens nommaient la « ploutocratie », que la guerre apparaît comme le seul remède effectif. Citant une œuvre de jeunesse (l’article de 1802-1803 sur le Droit naturel) dont il approuve encore la portée en 1821, Hegel poursuit : la guerre « (...) conserve aussi bien la santé éthique des peuples en son indifférence vis-à-vis des déterminités finies » [9]. Critiquant, certes, plus violemment que Hegel – celui-ci soulignait seulement la « contingence de l’adhésion » à la « paix perpétuelle » au sens de Kant [10] –, Nietzsche continuera par la suite d’affirmer la valeur éthique de la guerre du point de vue de la « moralité des mœurs » (Sittlichkeit) : « Nous ne connaissons pas d’autres moyens qui puissent communiquer aux peuples progressivement épuisés... cette ardeur cristallisant une communauté dans la destruction de l’ennemi » (HTH, I, § 477, p. 261).

14III . 1. Antipacifiste, la philosophie politique de Nietzsche est-elle pour autant à considérer comme « belliciste » ? Aucunement, si par « bellicisme » stricto sensu on entend l’agressivité réactive et permanente d’États-nations qui ne se poseraient dans l’espace international de l’Europe qu’en s’opposant par des guerres d’annexion ou de décimation des autres États nationaux [11]. Pas plus que le bellicisme nationaliste de l’État prussien de Bismarck (« le nationalisme, cette névrose nationale », CW, OC, p. 32), le bellicisme national-socialiste d’Hitler n’eût obtenu son approbation. Au bellicisme, réaction symptomatique de défense et de faiblesse interne, il faut préférer l’état de l’État « belliqueux » qui fait d’abord la guerre aux guerres sociales intestines par le déploiement résolument spectaculaire, quasi artistique, des moyens de l’art militaire. Telle est ce que l’on pourrait nommer la belle guerre dont Nietzsche a le « goût », car cette guerre protège la paix des individus sociaux et celle des esprits créateurs. Dans le domaine international, cet État doit imposer sa grandeur éthique et esthétique en la défendant contre les agressions bellicistes des États nationalistes, expansionnistes et antisémites. En effet, l’idée absurde d’une « purification » contemporaine de la race forte qui s’effectuerait par rejet, sélection ou, pis, par anéantissement des races concomitantes, outre son caractère théoriquement impensable, est, pour Nietzsche, pratiquement odieuse (non en vertu des motifs de « moralité » de la « mauvaise conscience », évidemment, mais de « surhumanité ») : dans la nouvelle Europe qu’il appelle de ses vœux, c’est par « un habile métissage » (HTH, I, § 475, ibid.) que les Juifs, intégrés aux nations, feront valoir les éminentes qualités qui les caractérisent en propre. La « purification de la race » (A, IV, § 272, p. 190), dans un milieu humain qui implique échange et collaboration, ne réside nullement dans le rejet ou l’élimination des autres au profit d’une seule, mais dans le fait qu’ « une race se limite de plus en plus à certaines fonctions choisies, tandis qu’auparavant elle devait se soucier de trop de choses souvent contradictoires » (ibid.). Cela signifie que le « métissage » se réalise non par un mélange non maîtrisé des fonctions, mais par une soigneuse et progressive division de ces mêmes fonctions, chaque race se concentrant sur celles d’entre elles où elle excelle et laissant les autres se spécialiser dans leurs aptitudes particulières.

15Cette conception analytique et synthétique de la « purification » fait que l’on peut parler de races concertées, constituées par la concertation et le concert (la métaphore du « concert des nations » serait ici admise) de multiples races élémentaires. Ainsi, l’Europe de l’avenir sera une race originale, mais non originaire, qui se sera faite de multiples races originaires : « Espérons qu’un jour il se constituera aussi une race et une culture européennes pures » (A, op. cit.). C’est dire que la nouvelle « domination de soi » de l’Europe rompra tout autant, comme nous l’avons vu plus haut, avec le nationalisme qu’avec l’antisémitisme. La nouvelle Europe abandonnera le militarisme nationaliste et même la politique de « ce qu’on appelle la paix armée, telle qu’elle est pratiquée maintenant dans tous les pays » (HTH, II, § 284, p. 274), et ce, au bénéfice de la paix forte, mue par le principe du « Nous brisons l’épée ! » (ibid.). Le nationalisme allemand du XIXe siècle, repli méfiant et agressif sur soi, n’est, au fond, qu’une réaction de défense par peur des autres, et en conséquence une faiblesse : « L’étroitesse et la vanité nationales, le principe énergique mais borné : Deutschland, Deutschland über alles ” (GM, III, § 26, p. 344).

16L’expression de « bon Européen » est, on le comprend alors, sans doute l’une de celles qui reviennent le plus souvent dans l’œuvre de Nietzsche. Considérée depuis ses débuts jusqu’à son terme, elle possède un sens constant, formulé, entre autres, dans Humain, trop humain : « (...) il ne reste plus qu’à se proclamer sans crainte bon Européen et à travailler par ses actes à la fusion des nations... » (HTH, I, OC, p. 260). L’art militaire, noyau dur de l’art politique, sera toujours nécessaire pour imposer cette unité fédérée, de même qu’y seront utiles non seulement les Allemands « (...) par leur vieille qualité éprouvée d’interprètes et d’intermédiaires des peuples » (ibid., p. 260), mais aussi les Juifs, eux qui, lorsqu’ils « (...) continuèrent à tenir l’étendard des Lumières et de l’indépendance d’esprit, défendirent l’Europe contre l’Asie » (ibid., p. 260-261). En d’autres termes et de façon simple, le principe nietzschéen reste celui du si vis pacem para bellum ainsi interprété : « Prépare la guerre, et surtout montre de façon ostensible que tu y es constamment prêt ; dispose-toi à la guerre contre l’égoïsme social et l’égoïsme national. » Cette « disposition acquise », vertu du courage politique, est louée par Zarathoustra, le détracteur de l’État « monstre froid » : « C’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause » (APZ, I, p. 59, et IV, p. 268).

17À ceux qui veulent changer ce monde et user de leur raison, Zarathoustra propose le Versuch de nouvelles valeurs d’ordre intramondain. Si la guerre fait partie de ces nouvelles valeurs, encore faut-il savoir choisir le bon ennemi : « Vous ne devez avoir que des ennemis haïssables, non des ennemis méprisables » (APZ, « Tables », 21, p. 230). Ces ennemis dignes d’une bonne guerre sont ceux qui exposent et soutiennent sincèrement les anciennes valeurs, non ceux qui leur obéissent sans compréhension ni conviction, dans la défense pratique (la guerre des « soldats »). Zarathoustra le note : « Je vois force soldats (viel Soldaten), puissé-je voir force guerriers (viel Kriegsmänner) » (APZ, I, « De la guerre et des guerriers », p. 58). De sorte que la guerre digne – moralement digne de la nouvelle « moralité des mœurs » – est d’abord une guerre d’idées : « (...) c’est votre guerre que vous devez mener, et pour vos pensées » (APZ, I, « De la guerre et des guerriers », p. 59). Cela explique l’importance du combat d’idées que Zarathoustra mène au livre IV contre l’ « homme supérieur », le porte-parole des anciennes Tables. Sans doute ce combat pourrait-il mener à une guerre « physique » de soldats, mais celle-ci ne sera qu’une conséquence éventuelle, non un principe absolument nécessaire. N’oublions pas que Nietzsche compte sur le nihilisme passif (celui des bouddhistes « européens ») pour que la guerre d’idées mène l’autonégation nihiliste à vouloir « se faire agir » par la nouvelle volonté de puissance, ce qui rendra inutile toute guerre « militaire ». « Une longue recherche (ein langes Suchen) » est donc la condition de l’avènement des nouvelles valeurs sociales et politiques.

18Reste à se demander si l’art politique, comme art de la belle et bonne guerre, est bien, selon Nietzsche, la fin suprême de l’existence humaine. La réponse est négative. Le génie politique produit, de façon certes désintéressée vis-à-vis de l’instinct social ou « instinct du peuple », les meilleures conditions de vie communautaire : reproduction suffisante de la vie matérielle, légalité des rapports entre les hommes, stabilité de la moralité des mœurs, diffusion spectaculaire des œuvres. Mais ces conditions ne sont produites que pour rendre possibles l’éclosion et la protection du génie artiste, sous les formes les plus hautes des beaux-arts et de la philosophie, celle-ci voulue elle-même comme un art d’interpréter le réel par la pensée, dont la structure est analogue à celle de l’art esthétique : « En un mot, le but de l’État est l’humanité noble, il réside en dehors de lui, l’État n’est qu’un moyen » (FP, II*, p. 459) et « (...) chez les Grecs, écrit Nietzsche, l’État était un moyen nécessaire de l’effectivité de l’art » (NT, FP, p. 204).

19III . 2. Ici encore, Nietzsche ne nous semble pas si éloigné de Hegel qu’il le pense lui-même, car pour ce dernier la vie historique et spirituelle d’un peuple ne saurait avoir sa fin la plus haute dans l’ « esprit objectif », c’est-à-dire l’éthique politique ; l’ « esprit absolu » sous l’aspect de l’art, de la religion et de la philosophie est ce à quoi se subordonne l’État [12]. Il est vrai que Nietzsche interprète Hegel à travers l’ « hégélerie » straussienne (FP, II*, 27 (30), p. 330), selon laquelle « le processus universel hégélien s’est enlisé dans un État prussien gras et bien policé » (ibid., 29 (53), p. 382). Les quelques lectures nietzschéennes de l’ « Introduction » aux Leçons sur la philosophie de l’histoire s’en trouvent manifestement faussées. Ainsi, après avoir cité Hegel : « Ce qui arrive à un peuple et se produit en son sein prend sa signification essentielle dans le rapport avec l’État », Nietzsche commente en objectant : « Mais l’État n’est jamais qu’un moyen pour assurer la survie d’un certain nombre d’individus... On sauvera aussi quelques-uns des individus en qui culmine l’humanité... C’est seulement par les génies que ce désir se trouve quelque peu justifié » (ibid., 29 (73), p. 392). Il fait comme si Hegel envisageait l’État comme fin en soi et non comme moyen de l’esprit absolu, c’est.à-dire de ce qu’il nomme lui-même « génie », sans saisir que Hegel enseigne la même subordination de l’État (l’esprit objectif) aux œuvres où l’esprit se contemple en totalité à travers le génie créateur des individualités (l’esprit absolu).

20Concluons. Au-delà de différences de principes totalement irréductibles entre les deux philosophies concernant les deux fondations de l’État, éthiquement rationnelle et idéaliste, d’un côté, vitalement passionnelle et naturaliste, de l’autre, plusieurs éléments de convergence entre les deux philosophes ont pu être mis en évidence au cours de nos analyses comparatives, successivement : la référence positive au modèle grec, d’abord ; le dépassement de la société civile par et dans un État surmontant l’utilitarisme et l’artificialisme libéral, ensuite ; la nécessité « éthique » de la guerre, encore, et la subordination finale du politique aux œuvres contemplatives de l’esprit, enfin : noétique de l’esprit absolu, d’un côté ; poétique de l’esprit tragique, de l’autre.

Notes

  • [1]
    Sauf indication contraire, nous donnons nos références aux Œuvres complètes de Nietzsche, Paris, Gallimard, tomaison et page, en corps de texte, dans la traduction dirigée par G. Deleuze et M. de Gandillac sur le texte allemand établi par G. Colli et M. Montinari. Les abréviations adoptées sont : OC, Œuvres complètes ; FP, Fragments posthumes ; NT, La naissance de la tragédie ; CIN, Considérations inactuelles ; HTH, Humain, trop humain ; A, Aurore ; APZ, Ainsi parlait Zarathoustra ; GM, La généalogie de la morale ; CW, Contre Wagner ; AC, L’Antéchrist.
  • [2]
    G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, préface, trad. franç. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 84.
  • [3]
    L’image nietzschéenne du « monstre froid » évoque indubitablement le monstre biblique des profondeurs glaciales et, par là même, l’État de Hobbes aux rouages artificiels froidement « contractés ».
  • [4]
    Principes de la philosophie du droit, § 258, trad. et éd. citée, p. 313-314.
  • [5]
    B. Bourgeois, Études hégéliennes, Paris, PUF, 1992, p. 189.
  • [6]
    Il est habituel de traduire Sittlichkeit par « moralité des mœurs » dans un contexte nietzschéen et par « éthique » ou « éthicité » dans un contexte hégélien, tandis que « moralité » est alors réservé à la traduction de Moralität, « moralité » au sens précis de la morale subjective de la conscience de soi (chrétienne et kantienne), ce que Nietzsche à son tour exprime comme « das schlechtes Gewissen  », « la mauvaise conscience » et rarement sinon jamais par Moralität.
  • [7]
    Notamment dans le Tübinger-Fragment ; divers Fragments de Berne ; l’article « Le droit naturel » et « Le système de la vie éthique », ainsi que les esquisses de philosophie de l’esprit à Iéna.
  • [8]
    Principes de la philosophie du droit, trad. et éd. citée, § 324, p. 400.
  • [9]
    Ibid., p. 401. La nécessité de la guerre avait été encore affirmée dans « Le système de la vie éthique » (1802-1803), Paris, Payot, 1976, p. 197-198, et dans La philosophie de l’esprit de 1805-1806. Concernant ceux-ci et sur ce point, nous renvoyons à notre ouvrage, Hegel, une philosophie de la raison vivante, Paris, Vrin, 1997, p. 66-67.
  • [10]
    Ibid., § 333, remarque, p. 407. Et il ajoute : « (...) dans la guerre même, la guerre est déterminée comme quelque chose qui doit être passager ; partant, elle contient la détermination du droit des gens [qui veut] que dans la guerre la possibilité de la paix soit préservée... » (ibid., § 338, p. 410).
  • [11]
    On pourrait certes parler du « bellicisme ontologique » de Nietzsche, lato sensu, au sens de sa conception de la vie en général : « (...) la vie même est essentiellement appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de formes propres, incorporation et, à tout le moins, dans les cas les plus tempérés, exploitation... » (Par-delà bien et mal, § 259, trad. franç. P. Wotling, Paris, GF, 2000, p. 247). Ce bellicisme généralisé aurait dû conduire D. Strauss, par exemple, à « (...) déduire audacieusement du bellum omnium contra omnes et du droit du plus fort des préceptes moraux pour la vie ; mais cela aurait requis un esprit intrépide comme celui de Hobbes... » (CIN, I, FP, OC, p. 49).
  • [12]
    Selon Hegel, le lien politique dans l’État n’est pas plus de nature « religieuse » qu’il n’est purement « esthétique ». Sur l’opposition hégélienne à la conception romantique du lien politique comme lien religieux ou purement esthétique (Novalis, Z. Werner), nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « À l’origine de l’idée allemande de nation : la philosophie romantique et la philosophie hégélienne de l’État », in Revue française d’histoire des idées politiques, no 14, « Identités et spécificités allemandes », 2001. L’organicisme politique est en revanche ce qui rapproche Hegel des Romantiques dans certaines de leurs critiques de la Révolution française ; cf., sur ce point, notre article « L’organicisme en philosophie politique : Hegel et les Romantiques face à la Révolution française », in La Révolution française dans la pensée européenne, chap. III, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989.
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