Notes
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[1]
F. Schiller, Die Braut von Messina oder die feindlichen Brüder. Ein Trauespiel mit Chören. La référence au texte allemand est donnée à l’édition des Sämtliche Werke (sous la forme suivante : SW, II, p. 813-912), hrsg. von G. Fricke und H. G. Göpfert, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 19878, I-V ; trad. franç. A. Regnier, Œuvres de Schiller, Paris, Hachette, 1869, t. III.
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[2]
Puisque la pièce n’est pas, comme je l’ai déjà dit, particulièrement connue, je me permets d’en résumer à grands traits le déroulement. Le récit porte – rappelons-le brièvement – sur deux frères, don Manuel et don César, princes de Messine, qu’une haine acharnée partage dès l’enfance à cause de leur amour pour la mère, donna Isabella, restée veuve depuis peu de temps d’un mari tyrannique. Les exhortations répétées et désespérées d’Isabella ont pour conséquence que les frères, au commencement de l’action, se rencontrent et se réconcilient. En cette occasion, la mère les informe de l’existence d’une sœur. Destinée à la mort par son père à la suite d’un rêve interprété comme un présage funeste, elle fut cachée par sa mère dans un couvent au pied de l’Etna. Don Manuel et don César aiment la même fille, Béatrice, sans le savoir l’un de l’autre et sans connaître son identité, et ils désirent l’amener au palais. Mais ils apprennent alors que leur sœur retrouvée a été enlevée et partent séparément la chercher. Don Manuel, qui avait rencontré Béatrice (elle-même ignorait son origine) en passant près du couvent, s’était fiancé avec elle. Voulant l’emmener afin de l’empêcher de retourner dans sa famille, il l’avait cachée dans une villa près de Messine. Au rendez-vous qui succède au colloque avec la mère, il s’aperçoit par recoupements que Béatrice est sa sœur. Dans ce moment arrive don César, qui considérait Béatrice – rencontrée par hasard aux funérailles du père – comme sa fiancée (bien qu’elle n’eût manifesté qu’un trouble en rencontrant son regard), et tue par jalousie son frère. Au palais, il découvre, devant le cadavre de celui-ci, que Béatrice est sa sœur. Après une dure confrontation avec la mère et surtout avec lui-même, il se suicide.
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[3]
Über den Gebrauch des Chors in der Tragödie (De l’usage du chœur dans la tragédie), SW, II, p. 815-823 ; trad., p. 255-265. Schiller a écrit la préface après avoir terminé la pièce, qui fut représentée au théâtre de Weimar le 19 mars 1803. La première édition (avec la préface) parut chez Cotta à Tübingen dans l’automne 1803.
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[4]
Über den Gebrauch des Chors, SW, II, p. 823 ; trad., p. 265. Cf. aussi la lettre à Körner du 10 mars 1803, NA, XXXII, p. 20.
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[5]
W. Schadewaldt, « Antikes und Modernes in Schillers Braut von Messina ”, Jahrbuch der deutschen Schillergesellschaft, XIII, 1969, p. 286-307.
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[6]
Voir J. Bolten, « Melancholie und Selbstbehauptung. Zur Soziogenese des Bruderzwistsmotivs im Sturm und Drang », Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 1985 (59), p. 265-277.
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[7]
Sur cette interprétation du motif, voir F. Martini, « Die feindlichen Brüder. Zum Problem des gesellschaftskritischen, Dramas bei J. A. Leisewitz, F. M. Klinger und F. Schiller », JdSG, 1972 (16), p. 208-265.
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[8]
« Oh, mon amour maternel est unique, et toujours mes fils étaient deux ! » (trad., p. 274). Je donne cette fois les vers allemands en texte et la traduction en note parce que dans la traduction le parallélisme verbal avec le passage suivant n’est pas évident.
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[9]
SW, V, p. 601. « La personne et son état, le moi et ses déterminations, nous nous les représentons comme étant dans l’être nécessaire une seule et même chose, mais ils sont dans l’être fini à tout jamais distincts » (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. franç. R. Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 173).
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[10]
Cf. SW, V, p. 601-606 : trad., p. 172-189. Voir sur cette question H. G. Pott, Die schöne Freiheit. Eine Interpretation zu Schillers Schrift über die ästhetische Erziehung des Menschen in einer Reihe von Briefen, München, Fink, 1980, p. 25-32.
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[11]
Trad., p. 302-303.
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[12]
Trad., p. 303.
-
[13]
Trad., p. 294.
-
[14]
Nietzsche connaissait bien cette œuvre, qu’il mentionne positivement à l’égard du chœur dans la Naissance de la tragédie : la conception dualiste de Schiller ne demeure certainement pas étrangère à la genèse de sa conception du tragique. Cf. F. Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, Werke, Kritische Gesamtausgabe, hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin, 1972, vol. III, 1, p. 50.
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[15]
Préface, SW, II, p. 823 ; trad., p. 264.
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[16]
SW, II, p. 819.
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[17]
SW, V, p. 577 ; trad., p. 145. Cf. U. Tschierske, Vernunftkritik und ästhetische Subjektivität. Studien zur Anthropologie Friedrich Schillers, Tübingen, Niemeyer, 1998, p. 144-156.
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[18]
Trad., p. 273.
-
[19]
Cf. la lettre à Goethe du 25 avril 1797, NA, XXIX, p. A68.
-
[20]
Trad., p. 294.
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[21]
Trad., p. 293.
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[22]
Trad., p. 293.
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[23]
Trad., p. 287.
-
[24]
V. 767-768 ; trad. p. 288.
-
[25]
Trad., p. 287.
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[26]
Trad., p. 286.
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[27]
Trad., p. 296.
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[28]
Trad., p. 335.
-
[29]
Trad., p. 321.
-
[30]
Il faut remarquer que la figure d’Oreste représente le point central de la critique de Schiller à l’Iphigénie de Goethe, dont La Fiancée de Messine représente une sorte de contre-drame. Schiller souligne surtout la réduction de la contradiction tragique du personnage (à qui la présence des Furies dans la tragédie ancienne donnait une évidence sensible) à un état de folie qui trouve une résolution grâce au discours salvateur d’Iphigénie. L’impossibilité de résoudre la contradiction est pour Schiller l’essence du tragique. Cf. la lettre à Körner du 21 janvier 1802, NA, XXXI, p. 89-90. Voir sur cette question W. Wittkowski, « Tradition der Moderne als Tradition der Antike. Klassische Humanität in Goethes Iphigenie und Schillers Braut von Messina », in Zur Geschichtlichkeit der Moderne, T. Elm e G. Hemmerich, München, 1982, p. 113-134, et G. Pinna, « La Braut von Messina di Schiller o della poetica in poesia », Strumenti critici, 2003 (NS, XVIII), p. 203-233.
-
[31]
Cf. lettre à Goethe du 2 octobre 1797, NA, XXIX, p. 141-142.
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[32]
SW, V, p. 796 ; trad. in P. Hartmann, Du sublime, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1992, p. 175.
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[33]
Trad., p. 336.
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[34]
Trad., p. 340.
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[35]
Cf. K. S. Guthke, Schillers Dramen. Idealismus und Skepsis, Tübingen-Basel, Francke, 1994, p. 259-268.
1La Fiancée de Messine de Schiller n’est pas l’une de ses tragédies les plus connues ni l’une des mieux réussies [1]. Il s’agit d’une œuvre que l’auteur lui.même considérait comme expérimentale, d’un essai très risqué et très controversé d’établir une comparaison entre les principes dramatiques modernes et ceux de la tragédie ancienne [2]. Un aspect significatif de cette expérience littéraire est, par exemple, l’introduction d’un chœur à la manière grecque. Mais ici il ne sera pas question de la poétique ni de la cohérence du discours dramatique, qui a beaucoup fait discuter les germanistes. Comme tous les drames schillériens de la maturité, La Fiancée de Messine peut être considéré comme une sorte d’extension de la réflexion philosophique réalisée par des moyens littéraires. En outre, le texte de la tragédie est précédé par une préface théorique qui, conçue comme une explication a posteriori de l’usage du chœur, traite des questions esthétiques de portée tout à fait générale [3]. Il faut ajouter qu’il s’agit du dernier écrit philosophique de Schiller.
2J’ai choisi ce drame afin d’illustrer le caractère conflictuel de la dualité – une marque évidente de la pensée schillérienne – qui devient ici le principe structurel de la dramaturgie et donne lieu à plusieurs configurations. La dualité se manifeste déjà dans l’intention de Schiller d’entrelacer histoire et mythe en situant l’action dramatique dans une Sicile médiévale où survivent dans l’esprit collectif les imageries de la mythologie classique et de la religiosité arabe [4]. Le récit, qui ne cache pas son inspiration sentimentale et moderne, repose sur l’élaboration donnée par le mythe, c’est-à-dire par la tragédie grecque, de la contradiction fondamentale entre nature et raison, entre le moi et l’autre.
3Le mythe d’Œdipe et celui de ses fils Étéocle et Polynice, ce dernier autant dans la version eschyléenne que dans celle des Phéniciennes d’Euripide, constituent la première référence thématique de la pièce [5]. Mais, autrement que Goethe, qui dans l’Iphigénie avait donné une interprétation rationaliste et humaniste du récit mythique, tout en gardant les traits fondamentaux de l’histoire ancienne, Schiller veut explorer les racines du mythe, sa signification profonde, en l’intégrant dans une histoire romantique. Il met en scène, en les croisant, le motif de l’inceste et celui des frères ennemis. À bien regarder, il s’agit de deux motifs qui, au niveau de la structure, sont spéculaires : l’attraction problématique du moi pour le similaire ou, pour mieux dire, pour l’identique, prend figure dans l’inceste, alors que les frères ennemis représentent la scission de l’unité et la lutte entre les similaires.
4J’essaierai de montrer dans les pages suivantes quel est l’apport de ce drame à la définition de l’idée schillérienne d’une totalité conflictuelle et dynamique et d’éclairer sa relation avec la théorie du tragique.
Les frères ennemis
5Le thème des frères ennemis que Schiller développe dans cette tragédie a ses modèles dans la Bible et dans le mythe grec, et il a eu une grande diffusion dans la dramaturgie du Sturm und Drang. Schiller même l’avait déjà utilisé dans sa première tragédie, Die Räuber, mais d’une façon tout à fait différente. Dans le Sturm und Drang, le motif des frères ennemis réfléchit la crise de la conscience bourgeoise, déchirée par la contradiction entre le devoir moral et le désir d’affirmation de soi-même, qui se manifeste dans les caractères du drame comme opposition entre mélancolie et détermination à agir sans contrainte morale ou sentimentale [6]. On y a vu aussi la représentation de la révolte contre les règles de la société aristocratique (par exemple, le majorat) et contre le père (le principe d’autorité), qui s’exprime souvent dans la lutte du fils plus jeune contre le fils aîné [7].
6Le contexte intellectuel et le cadre idéel de la tragédie schillérienne sont donnés plutôt par la réflexion que l’auteur a conduite autour de la constitution de la subjectivité dans la philosophie transcendantale, et dont il donne une interprétation éminemment anthropologique.
7Je voudrais commencer tout d’abord en indiquant une trace intertextuelle pour montrer la liaison entre ce motif central de La Fiancée de Messine et le discours philosophique sur la structure du moi que Schiller a développé dans les Lettres sur l’éducation esthétique.
8Isabella, la mère des deux princes de Messine, qui a toujours été un objet d’amour pour les frères, un amour nuancé d’inceste qui paraît être à l’origine de leur haine réciproque, se plaint de la souffrance provoquée par leur discorde avec les mots suivants :
« O meine Mutterliebe ist nur eine,
Und meine Söhne waren ewig zwei ! » (v. 305-306) [8].
9On trouve une résonance surprenante de ces mots dans un passage de la onzième lettre de L’éducation esthétique, dans lequel Schiller expose la distinction fondamentale dans le sujet entre la Person et le Zustand :
« Person und Zustand – das Selbst und seine Bestimmungen – die wir uns in dem notwendigen Wesen als eins und dasselbe denken, sind ewig zwei in dem endlichen. » [9]
10Schiller veut exprimer ici la structure double et en même temps relationnelle de la conscience. Le rapport entre l’instinct sensible et la nature raisonnable de l’homme, entre le moi sensible et le moi moral, est un thème de base de la réflexion schillérienne, qui se définit plus précisément à partir de la rencontre avec la pensée de Kant. Mais le dualisme kantien, qui voit dans la sensibilité un danger pour la volonté pure, exige selon Schiller une révision radicale à cause de son unilatéralité. L’opposition entre sensibilité et raison chez Kant implique la soumission du sensible en tant que simple empirie au transcendantal ou bien, dans le domaine pratique, de la négativité des passions à l’impératif moral. Schiller cherche une solution qui lui permet de penser le moi comme totalité à partir de sa scission et élabore un modèle fondé sur le concept fichtéen de Wechselwirkung (réciprocité d’action) [10]. La personne est le concept transcendantal de la conscience, correspondant à la liberté en tant que fondement pratique. L’état (Zustand) est l’être dans le temps, la condition même du changement. S’il n’est pas possible de concevoir le changement comme une essence permanente, il est aussi impossible de concevoir l’existence réelle de la personne au-delà de ses états, voire sans changement. Les deux éléments de la conscience sont indépendants l’un de l’autre, mais ils ne peuvent être conçus séparément : ils forment au niveau de l’essence une synthèse qui, dans les termes de l’anthropologie schillérienne, est l’unité de la liberté et de la temporalité.
11L’opposition primaire entre les deux parties du moi est donc représentée dans la tragédie par le conflit entre les frères. Elle ne résulte pas d’une caractérisation particulièrement complexe des personnages. Tout au contraire, on les dit nobles et courageux, sans marques morales spécifiques : l’aîné, don Manuel, plus sage et raisonnable ; le plus jeune, don César, plus impétueux. On peut, bien sûr, observer des différences entre les caractères, mais elles ne dérivent pas de façon objective des actions de don Manuel et de don César. Elles apparaissent plutôt dans la perception subjective que la mère et Béatrice ont des frères. Cela renforce l’impression qu’on a à faire avec l’image d’une polarité qui se définit dialectiquement à l’intérieur d’une unité substantielle.
12Donna Isabella souligne à propos de Manuel son autonomie et le met en rapport avec la figure du père, qui représente dans la pièce la violence autocratique du pouvoir :
« Je reconnais dans mon fils premier-né le caractère propre et l’esprit de son père. Il aima toujours, lui aussi, à tramer ses desseins en secret, au-dedans de lui-même, et à garder pour lui ses résolutions dans une âme fermée, inaccessible » [11] (v. 1450-1454).
13Le contrôle exercé par la raison sur la sphère des sentiments se manifeste comme autoréférentialité.
14Don César, au contraire, se caractérise pour une impulsivité qui tient de l’irrationnel :
« Toujours tu t’es fié trop aisément à une première et puissante impulsion, comme on fait à une voix divine. J’attends de toi l’impétuosité de la jeunesse, mais non une folie puérile... » [12] (v. 1472-1475).
15On peut remarquer ici la référence à l’enfance qui, pour Schiller, a toujours à faire avec la nature et avec la priorité de l’impulsion sensible, qui est reliée au substrat obscur de la personnalité.
16Béatrice, à son tour, exprime la différence entre don Manuel et don César dans les termes esthétisants de la clarté et de l’ombre. Elle rappelle sa première impression à la vue de Manuel, qu’elle décrit comme semblable à une divinité classique, « beau comme un dieu, viril comme un héros » (p. 293) [1031]. Mais l’amour qu’elle porte à celui qu’elle reconnaît comme son fiancé ne l’empêche pas d’éprouver un sentiment de trouble profond en rencontrant, dans le contexte singulier et chargé de présages des funérailles du père, le regard du frère plus jeune :
« Dieu seul m’a préservée... Quand ce jeune homme, cet étranger aux jeux de flamme, s’approcha de moi et, avec des regards qui m’effrayaient, qui, comme des éclairs, traversaient tout mon être, pénétra jusqu’au fond de mon cœur » [13] (v. 1092-1906).
17L’attraction mystérieuse que don César a exercée sur elle, dérivant d’une inexplicable sensation d’affinité, s’accompagne d’un « frisson d’horreur » : un sentiment qui est toujours rapporté à l’idée du sublime. Considérés à travers les mots de Béatrice, les frères représentent quasiment une préfiguration du couple nietzschéen apollinien-dionysiaque [14].
18La structure conceptuelle du Bruderzwist correspond enfin à la dualité de l’homme qui, dans le domaine esthétique, est le fondement du couple beau-sublime. La raison de son utilisation comme motif tragique réside dans l’essence conflictuelle de la dualité : l’homme est, selon Schiller, un être raisonnable par nature, la raison pour sa nature doit combattre, mais sans espoir d’imposer son unité sur les forces naturelles, infiniment supérieures.
Conflit politique
19Le conflit entre les frères renvoie indirectement à une signification politique. Hegel, par exemple, a vu dans cette image la représentation de la lutte pour le pouvoir, en l’interprétant à partir du mythe d’Éthéocle et Polynice, rappelé par le chœur (« Leib gegen Leib, wie das thebanische Paar », v. 450). On peut dire que le discours politique, développé presque exclusivement dans les interventions du chœur, reste en marge par rapport à l’action principale du drame. Néanmoins il représente une extension nécessaire du complexe des questions connectées à la structure conflictuelle de la subjectivité, en considérant que chez Schiller la sphère du sujet individuel et de sa structure psychologique est toujours connexe à celle de la société. L’espace de ce conflit est celui de la confrontation entre le chœur, composé par les soldats de la garde des princes, qui représentent le peuple soumis de Messine, et les souverains étrangers.
20Le chœur est « divisé en deux parties » et « représenté en lutte avec lui-même ; mais cela n’a lieu que lorsqu’il prend part à l’action comme personnage réel et foule aveugle » [15]. En tant que dramatis persona, il est donc formé par les troupes des frères ; en tant qu’instance réflexive, il est un collectif. Le dédoublement du chœur réfléchit ce contraste et le souligne pendant l’action, mais sa motivation idéale, si l’on ne considère pas sa fonction poétique antinaturaliste, réside surtout dans le dévoilement de la signification politique d’un conflit qui semble se jouer dans la sphère de l’individu et de la famille.
21Dans la préface, Schiller déclare que l’utilisation du chœur dans une tragédie moderne se justifie par l’exigence de rendre évidente la relation entre la morale privée et la morale publique, et par conséquent entre la violence qui se manifeste dans le domaine des rapports familiaux et personnels et la violence du pouvoir. Parce que dans le monde moderne le lien organique entre l’individu et la collectivité est définitivement rompu, un moyen artificiel tel le chœur est nécessaire pour mettre en scène l’espace public de la moralité. En ce sens, La Fiancée de Messine peut être considéré comme un moment de la critique de la civilisation moderne que Schiller conduit dans les écrits théoriques. On lit, dans la préface :
« [Dans la triagédie grecque,] les actions et la destinée des héros et des rois sont par elles-mêmes publiques, et l’étaient encore plus dans les âges de simplicité primitive. (...) Le palais des rois est aujourd’hui fermé ; les tribunaux se sont retirés des portes des villes dans l’intérieur des maisons ; l’écriture a pris la place de la parole vivante ; le peuple lui-même, la masse animée, sensiblement active, est devenue, partout où elle n’agit pas comme force grossière, ce que nous appelons l’État, c’est-à-dire une idée abstraite ; les dieux sont renfermés dans le cœur de l’homme » [16] (p. 260-261).
22Schiller rapporte ici au domaine de la théorie dramatique la question de la dégénération de la fonction unificatrice de l’État sous la forme de l’oppression de l’individu et de l’affirmation de la loi comme principe abstrait. L’image presque mythique de la démocratie athénienne comme expression d’une unité harmonieuse entre individu et collectivité, de laquelle découle le rôle du chœur tragique comme forme « naturelle » de réflexion sur la totalité, contraste avec la scission entre l’État et la vie privée des individus dans la société moderne. Si la raison « réclame de l’unité », la nature, de son côté, « demande de la multiplicité », et cela signifie en termes politiques qu’ « une Constitution sera très incomplète si elle n’est capable de produire l’unité qu’en supprimant la multiplicité » [17].
23Les frères ennemis sont, selon la perspective du chœur, doublement coupables envers l’ordre naturel : parce qu’ils portent atteinte à la sacralité du lien familial et parce que dans leur lutte il foulent aux pieds les droits du peuple. Les mots du chœur expriment la lamentation des esclaves qui ne savent se rebeller contre les seigneurs, dont ils reconnaissent la force, mais attendent en même temps la chute inévitable :
« Les biens de la vie son inégalement partagés dans la race éphémère des humains ; mais la nature est éternellement juste. À nous, elle a donné la sève et l’abondance, qui sans cesse se crée et se renouvelle ; à eux est échue la volonté puissante et l’indomptable vigueur. (...) Mais ils sont la création du moment ; la trace redoutable de leur cours va se perdre et disparaître dans le sable : la destruction seule se révèle... Les conquérants étrangers viennent et s’en vont ; nous obéissons, mais nous demeurons » (v. 248-253) [18].
24Le chœur en tant que porte-voix du peuple de Messine donne une interprétation parallèle, et spécifiquement politique, du destin des princes normands : il reconduit les actes des deux frères, la haine qui se traduit en guerre civile au caractère violent des membres de la famille. État et famille, répression du peuple et brutalité privée ne sont que deux aspects d’une même tendance à ignorer la voix de la nature.
Refoulement
25Le mécanisme qui règle l’enchaînement fatal des événements conduisant à la mort de don Manuel, c’est-à-dire de la partie du drame qui constitue l’action au sens propre, est déterminé par l’équivoque, par des erreurs de communication. Il s’agit d’un mécanisme courant dans la dramaturgie ancienne et moderne, dont un modèle bien connu par Schiller est celui de la Comedy of Errors de Shakespeare. Je me rattache à cette œuvre shakespearienne, bien qu’elle soit une comédie, parce que pour Schiller, qui la mentionne avec son titre allemand Die Zwillinge (Les jumeaux), elle est au temps de l’élaboration de La Fiancée de Messine un modèle de construction dramaturgique (wo die Exposition gleich auch Fortschritt der Handlung ist) [19]. Son motif principal est l’erreur d’identité. Dans La Fiancée de Messine, l’erreur concerne en général l’identité de Béatrice et aussi le fait que les frères ne révèlent pas à Béatrice qui ils sont réellement. Si, dans la pièce comique les personnages effectivement ignorent ce qui se passe et que ce qu’ils disent peut avoir une autre signification, dans la tragédie on peut observer une volonté préconsciente ou subconsciente de ne pas arriver au dévoilement de l’identité. On peut dire que l’erreur de communication est toujours déterminée par une dualité du moi des personnages, qui crée des obstacles à l’éclaircissement des situations. La différence fondamentale, qui fait de cette construction une tragédie, est ce désir de cacher le fond obscur de la passion. On pourrait parler d’un refoulement systématique de ce qu’ils pressentent comme dangereux.
26Cette forme de dualité, qui révèle l’intérêt de Schiller pour la complexité des états psychiques composant le moi, caractérise le comportement des deux frères et de Béatrice. Le long monologue où celle-ci exprime ses sentiments et ses craintes est constellé de négations :
« Je ne les connais pas et je ne veux jamais les connaître, ceux qui se nomment auteurs de mes jours, s’ils doivent, mon bien-aimé, me séparer de toi. Je consens à rester pour moi une éternelle énigme ; j’en sais assez, je vis pour toi » (v. 1052-1055) [20].
27Le refus de connaître son origine, motivé par la peur de perdre son amour, est en fait le refus de définir son identité et de se constituer comme sujet autonome.
« Car j’ai été jeté dans la vie comme une étrangère et, de bonne heure, un destin rigoureux (je n’ose soulever ce sombre voile) m’a arrachée du sein maternel » (v. 1024) [21].
28La condition de Béatrice, étrangère à soi-même, ne concerne simplement pas la sphère de la connaissance. Le manque de conscience de soi se manifeste comme impuissance de la volonté, en tant qu’il s’accompagne de la constatation d’être soumise à la nécessité, de ne pas pouvoir choisir
« [mon sort], non, je ne l’ai pas choisi librement ; il m’est venu trouver » (v. 1039) [22].
29Mais, si l’attitude de Béatrice ne peut être qu’essentiellement passive, et ça pourrait justifier cette impuissance de la volonté, on trouve le même mécanisme de refoulement et la même résignation à la nécessité dans les mots des frères. Don Manuel n’a pas révélé sa naissance à Béatrice et ne veut pas connaître l’origine de celle-ci :
« Elle a grandi sans connaître elle-même. Elle ne sait ni sa race, ni sa patrie » (v. 745-746) [23].
30Comme souligne le chœur, il craint d’ « être éclairé d’une lumière qui ne le réjouisse point » [24] :
Jamais je n’ai osé de céder à une curiosité qui pouvait compromettre mon bonheur mystérieux (v. 768-769) [25].
31La dimension préconsciente, qui lutte contre le surgissement de la conscience, se manifeste encore comme rêverie :
« Elle m’enfonça son regard profondément dans l’âme, et soudain mon cœur fut transformé. Ce que je dis alors, ce que me répondit la ravissante apparition, ne me le demandez pas, car ce souvenir est loin de moi, comme un songe des premiers jours de l’enfance, du crépuscule de la vie » (v. 709-710) [26].
32Cette permanence dans l’indistinction du sentiment a comme conséquence l’absence d’une véritable communication, elle empêche transformation de l’Éros en amour. « L’alliance de nos cœurs s’était formée en silence », dit don Manuel : en fait, les amants monologuent, même pendant leurs rendez-vous. Don César aussi, dans un dialogue avec Béatrice ayant la structure d’un monologue, déclare sa crainte d’un possible dévoilement de l’identité :
« Je ne veux pas rechercher qui tu es... Je ne veux de toi que toi-même, et n’ai nul souci du reste. Que ton âme est pure, comme aussi ton origine, ton premier regard me l’a garanti et attesté ; et, quand tu serais, par la naissance, humble entre toutes, il faudrait pourtant que tu fusses mon amour : j’ai perdu la liberté du choix » (v. 1148-1153) [27].
33L’attitude des frères et de Béatrice concernant la connaissance de la vérité montre ici son côté moral : en affirmant leur non-volonté de savoir, ils révèlent en même temps l’impossibilité de choisir librement, comme affirme la sœur, et leur soumission à une force inconnue. La faiblesse de la conscience se manifeste comme absence de liberté. Ce fait vaut sans distinction pour les trois frères amants et détermine la catastrophe.
34Schiller a traduit en motivation psychologique des personnages le mécanisme dramatique qui se conclut avec la mort de don Manuel, tué par son frère qui l’avait surpris avec celle qu’il croyait sa fiancée. Elle ne l’était pas ; de plus, elle était sa sœur. Le véritable conflit tragique dans ce drame commence à partir de ce meurtre.
Pathologie du moi
35L’analyse des sentiments et des motivations que don César développe après avoir connu la vraie identité de Béatrice et qui aboutit au suicide représente l’acmé du récit tragique. On a toujours beaucoup discuté si la mort de don César pouvait être considérée comme sublime et si cet acte affirme véritablement les droits de l’idéalité.
36Ce qui a été souvent perçu comme problématique dans la pièce est le fait que les considérations qui conduisent don César au suicide concernent partiellement des sentiments qu’on peut bien définir égotiques, tels que la jalousie et l’envie. Schiller, qui n’a pas oublié sa formation de médecin et qui s’est toujours intéressé aux aspects pathologiques de la subjectivité, met en scène un procès de dévoilement de la conscience, l’histoire d’une âme trompée par soi-même.
37Don César, dont la vertu fondamentale, selon ses mots, est de ne se pas « cacher mystérieusement » et de « montrer son âme libre et ouverte », conduit en dialogue avec sa mère et Béatrice une analyse passionnée et lucide de sa condition sentimentale, dans laquelle le discours moral et la révélation des passions s’alternent et se renforcent réciproquement.
38La découverte de l’identité de Béatrice provoque chez don César le surgissement de la conscience et, par conséquent, du conflit entre sentiment et loi morale :
« Si elle est vraiment sa sœur, ma sœur, je suis coupable d’un crime horrible, que nul repentir, nulle pénitence ne peut expier » (v. 2481-2483) [28].
39Don César avait tué son frère, mais son crime lui devient insupportable et véritablement honteux seulement au moment où il découvre que Béatrice est sa sœur. La rage qu’il croyait justifiée en tant que fondée sur un sentiment d’honneur devient insensée quand il a conscience que son amour est dépourvu de tout fondement moral.
40Schiller utilise encore une fois un exemple mythique, celui d’Oreste, comme explication de cette transformation de la perception morale de l’acte délictueux et du surgissement du sentiment de culpabilité. C’est le chœur qui exprime ce parallélisme entre le matricide d’Oreste et le fratricide de don Manuel :
« Autre est l’aspect de l’action, avant qu’elle soit faite ; autre, quand elle est accomplie. Elle t’apparaît courageuse et hardie, quand les désirs de vengeance agitent ton sein ; mais, une fois faite et commise, elle te regarde avec des joues qui se décolorent. Les Furies elles-mêmes, les Furies terribles agitaient contre Oreste leurs serpents infernaux, elles excitaient le fils au meurtre de sa mère. Sous les traits sacrés de la justice, elles surent tromper perfidement son cœur, jusqu’à ce qu’enfin il eût fait l’action meurtrière » (v. 2005-2016) [29].
41Oreste est, selon Schiller, la personnification de la difficulté de comprendre les priorités morales et de considérer les impulsions destructrices à partir d’une compréhension effective des conséquences de l’action pour la conscience en tant que complexe sensible-rationnel [30].
42L’opposition entre intention et action, qui est une question fondamentale des tragédies historiques de Schiller (on pense au monologue de Wallenstein, qui méconnaît le vrai sens et les conséquences de sa trahison, et aux hésitations de la reine Élisabeth à l’égard de la décision de condamner à mort Maria Stuart), est présentée ici sous l’aspect psychologique du passage d’une condition préconsciente du moi à la conscience en sens propre. Mais la conscience constitue le point de départ de la contradiction entre la raison et les désirs individuels.
43Comme Œdipe, don César a commis un crime sans savoir exactement ce qu’il faisait. L’analogie souvent mentionnée entre le drame schillérien et l’Œdipe-Roi de Sophocle réside, si on ne considère pas le motif de l’oracle, dans le procès d’éclaircissement des événements qui ont conduit à la catastrophe. En ce sens, on peut parler de « tragédie analytique », mais, si ça vaut sans condition pour l’œuvre sophocléenne, La Fiancée de Messine ne l’est que dans la deuxième partie, après la mort de don Manuel. Dans une lettre à Goethe, Schiller se déclarait fasciné par le fondement psychologique du procédé analytique de Sophocle : la constatation du fait que l’angoisse suscitée par la conscience de l’immutabilité d’un fait délictueux accompli est infiniment plus terrible que la crainte de quelque chose qui nous menace [31]. Il utilise cette intuition pour structurer la dernière partie de la pièce, qui est constituée par l’analyse des motivations subjectives du crime et de leur rapport avec les principes moraux. Il s’agit, en autres termes, d’une sorte de déconstruction de la condition subjective du protagoniste, qui se déroule entre la considération des impulsions qui ont déterminé le crime et ses conséquences morales et sentimentales.
44Il y a, entre le modèle grec et sa transformation moderne, deux différences fondamentales. Le dévoilement mis en acte par Œdipe concerne ce qui est passé et sa signification authentique, donc la sphère de l’objectivité, tandis que le dialogue-monologue qui précède le suicide de don César se concentre sur la condition intérieure du personnage. D’autre part, si le héros grec reconnaît sans condition le fait d’avoir violé la loi fondamentale, le personnage moderne se pose des questions à propos du rapport entre motivation, sentiment et loi morale.
45Le caractère sublime a, selon Schiller, son fondement dans la capacité d’anéantir la violence du destin, de la nécessité extérieure en s’y soumettant volontairement. La liberté, qui constitue le fondement transcendantal de l’être humain, s’affirme donc dans la lutte contre la nécessité : « Dans le sublime, raison et sensibilité ne sont pas accordées... L’homme physique et l’homme moral y sont séparés de la façon plus nette... » [32] À cette définition du sublime se rattache la conception schillérienne du tragique : il est une transposition, sur le plan de la représentation artistique des actions humaines, de la contradiction entre liberté et nécessité. Ça ne signifie pas que le héros tragique doit être une figure sublime dans le sens courant, c’est-à-dire moral ou idéal. Tout au contraire, Schiller considère la tragédie comme un espace artificiel dans lequel on peut vérifier les possibilités d’affirmation de la liberté dans des conditions extrêmes, où le signifié des événements et des principes est souvent contradictoire. D’un autre coté, il distingue clairement entre l’intérêt esthétique et l’intérêt moral : ce qui nous touche dans une tragédie n’est pas l’affirmation de la moralité, mais la contemplation de la lutte de la liberté en tant que principe de la nature morale avec les passions. C’est pourquoi ses personnages ne sont jamais des belles âmes en lutte contre un destin mauvais. Il s’agit plutôt de figures qui ont en soi des cotés obscurs, voir moralement tout à fait discutables, mais qui possèdent aussi une grandeur intérieure (Erhabenheit der Fassung).
46Don César est opprimé d’une part par la conscience du fratricide – un crime qui accomplit la perversion de la nature commencée avec le Bruderzwist –, d’autre part par le reproche qu’il lit dans les visages de la mère et de Béatrice. Les deux femmes – objets de sa passion – représentent pour lui l’objectivation de son sentiment de culpabilité. Mais ce qui est plus douloureux pour don César est le fait de ne pouvoir effacer la passion amoureuse pour la sœur. La jalousie envers le frère, auquel la mort a donné « l’avantage de la vie éternelle » et qui « va vivre, pareil à un dieu, dans la mémoire des hommes », l’emporte sur les autres sentiments. Elle est la cause d’une souffrance qui n’a rien à faire avec le principe moral :
« Ce n’est pas ton amant que je t’ai tué ! C’est un frère que je t’ai enlevé, ainsi qu’à moi la mort maintenant ne t’est pas plus proche que moi qui survis, et je suis plus digne de pitié que lui, car il est mort, et je suis coupable. (...) Pleure sur ton frère (...) mais ne pleure pas sur ton amant ! Je ne peux supporter cette préférence accordée au mort » [33] (2514-2523).
47Don César oscille donc entre une insupportable souffrance sentimentale et la reconnaissance de la faute morale. Face au chœur qui l’incite à vivre, car il n’y a personne qui pourrait le punir pour son crime, il refuse cette argumentation, en disant :
« Il faut donc que j’accomplisse moi-même envers moi cette justice » (...) Je détruis en mourant l’antique malédiction de cette maison ; la mort libre rompt seule la chaîne du destin (v. 2634-2635) [34].
48La mort de don Manuel, qui devait rendre exclusif l’amour de Béatrice et de la mère et qui l’a anéanti, rend impossible aussi bien la survivance du sujet moral que la reconstitution d’un équilibre sentimental. Il ne pourra plus viser à ce que Schiller considère comme l’idéal le plus élevé : vivre en accord avec le monde physique, qui nous rende possible la Glückseligkeit, et en même temps avec le monde moral, qui nous assure la dignité.
49Schiller reconnaît que la dimension sensible du sujet, son être dans le temps et dans une relation nécessaire avec l’autre, n’est pas une partie inférieure de la subjectivité, quelque chose que la raison doit nécessairement soumettre. D’autre part, le « regard de médecin » de Schiller et son esprit sceptique sont intéressés à la complexité du jeu des passions plutôt qu’à l’affirmation de la raison morale [35].
50En conclusion, dans La Fiancée de Messine est représenté un modèle de conflit dialectique qui se développe soit comme contradiction à l’intérieur du sujet, soit comme lutte pour l’affirmation des droits de l’individu au sein de l’universalité constituée par l’État. La constitution anthropologique du sujet schillérien exige l’éducation du sentiment et de la sensibilité aussitôt que celle de la raison. En tout cas, la résolution harmonieuse des contradictions est pour Schiller un but que la raison doit se donner, mais qui reste inatteignable dans les conditions réelles de l’existence.
Notes
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[1]
F. Schiller, Die Braut von Messina oder die feindlichen Brüder. Ein Trauespiel mit Chören. La référence au texte allemand est donnée à l’édition des Sämtliche Werke (sous la forme suivante : SW, II, p. 813-912), hrsg. von G. Fricke und H. G. Göpfert, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 19878, I-V ; trad. franç. A. Regnier, Œuvres de Schiller, Paris, Hachette, 1869, t. III.
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[2]
Puisque la pièce n’est pas, comme je l’ai déjà dit, particulièrement connue, je me permets d’en résumer à grands traits le déroulement. Le récit porte – rappelons-le brièvement – sur deux frères, don Manuel et don César, princes de Messine, qu’une haine acharnée partage dès l’enfance à cause de leur amour pour la mère, donna Isabella, restée veuve depuis peu de temps d’un mari tyrannique. Les exhortations répétées et désespérées d’Isabella ont pour conséquence que les frères, au commencement de l’action, se rencontrent et se réconcilient. En cette occasion, la mère les informe de l’existence d’une sœur. Destinée à la mort par son père à la suite d’un rêve interprété comme un présage funeste, elle fut cachée par sa mère dans un couvent au pied de l’Etna. Don Manuel et don César aiment la même fille, Béatrice, sans le savoir l’un de l’autre et sans connaître son identité, et ils désirent l’amener au palais. Mais ils apprennent alors que leur sœur retrouvée a été enlevée et partent séparément la chercher. Don Manuel, qui avait rencontré Béatrice (elle-même ignorait son origine) en passant près du couvent, s’était fiancé avec elle. Voulant l’emmener afin de l’empêcher de retourner dans sa famille, il l’avait cachée dans une villa près de Messine. Au rendez-vous qui succède au colloque avec la mère, il s’aperçoit par recoupements que Béatrice est sa sœur. Dans ce moment arrive don César, qui considérait Béatrice – rencontrée par hasard aux funérailles du père – comme sa fiancée (bien qu’elle n’eût manifesté qu’un trouble en rencontrant son regard), et tue par jalousie son frère. Au palais, il découvre, devant le cadavre de celui-ci, que Béatrice est sa sœur. Après une dure confrontation avec la mère et surtout avec lui-même, il se suicide.
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[3]
Über den Gebrauch des Chors in der Tragödie (De l’usage du chœur dans la tragédie), SW, II, p. 815-823 ; trad., p. 255-265. Schiller a écrit la préface après avoir terminé la pièce, qui fut représentée au théâtre de Weimar le 19 mars 1803. La première édition (avec la préface) parut chez Cotta à Tübingen dans l’automne 1803.
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[4]
Über den Gebrauch des Chors, SW, II, p. 823 ; trad., p. 265. Cf. aussi la lettre à Körner du 10 mars 1803, NA, XXXII, p. 20.
-
[5]
W. Schadewaldt, « Antikes und Modernes in Schillers Braut von Messina ”, Jahrbuch der deutschen Schillergesellschaft, XIII, 1969, p. 286-307.
-
[6]
Voir J. Bolten, « Melancholie und Selbstbehauptung. Zur Soziogenese des Bruderzwistsmotivs im Sturm und Drang », Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 1985 (59), p. 265-277.
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[7]
Sur cette interprétation du motif, voir F. Martini, « Die feindlichen Brüder. Zum Problem des gesellschaftskritischen, Dramas bei J. A. Leisewitz, F. M. Klinger und F. Schiller », JdSG, 1972 (16), p. 208-265.
-
[8]
« Oh, mon amour maternel est unique, et toujours mes fils étaient deux ! » (trad., p. 274). Je donne cette fois les vers allemands en texte et la traduction en note parce que dans la traduction le parallélisme verbal avec le passage suivant n’est pas évident.
-
[9]
SW, V, p. 601. « La personne et son état, le moi et ses déterminations, nous nous les représentons comme étant dans l’être nécessaire une seule et même chose, mais ils sont dans l’être fini à tout jamais distincts » (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. franç. R. Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 173).
-
[10]
Cf. SW, V, p. 601-606 : trad., p. 172-189. Voir sur cette question H. G. Pott, Die schöne Freiheit. Eine Interpretation zu Schillers Schrift über die ästhetische Erziehung des Menschen in einer Reihe von Briefen, München, Fink, 1980, p. 25-32.
-
[11]
Trad., p. 302-303.
-
[12]
Trad., p. 303.
-
[13]
Trad., p. 294.
-
[14]
Nietzsche connaissait bien cette œuvre, qu’il mentionne positivement à l’égard du chœur dans la Naissance de la tragédie : la conception dualiste de Schiller ne demeure certainement pas étrangère à la genèse de sa conception du tragique. Cf. F. Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, Werke, Kritische Gesamtausgabe, hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin, 1972, vol. III, 1, p. 50.
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[15]
Préface, SW, II, p. 823 ; trad., p. 264.
-
[16]
SW, II, p. 819.
-
[17]
SW, V, p. 577 ; trad., p. 145. Cf. U. Tschierske, Vernunftkritik und ästhetische Subjektivität. Studien zur Anthropologie Friedrich Schillers, Tübingen, Niemeyer, 1998, p. 144-156.
-
[18]
Trad., p. 273.
-
[19]
Cf. la lettre à Goethe du 25 avril 1797, NA, XXIX, p. A68.
-
[20]
Trad., p. 294.
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[21]
Trad., p. 293.
-
[22]
Trad., p. 293.
-
[23]
Trad., p. 287.
-
[24]
V. 767-768 ; trad. p. 288.
-
[25]
Trad., p. 287.
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[26]
Trad., p. 286.
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[27]
Trad., p. 296.
-
[28]
Trad., p. 335.
-
[29]
Trad., p. 321.
-
[30]
Il faut remarquer que la figure d’Oreste représente le point central de la critique de Schiller à l’Iphigénie de Goethe, dont La Fiancée de Messine représente une sorte de contre-drame. Schiller souligne surtout la réduction de la contradiction tragique du personnage (à qui la présence des Furies dans la tragédie ancienne donnait une évidence sensible) à un état de folie qui trouve une résolution grâce au discours salvateur d’Iphigénie. L’impossibilité de résoudre la contradiction est pour Schiller l’essence du tragique. Cf. la lettre à Körner du 21 janvier 1802, NA, XXXI, p. 89-90. Voir sur cette question W. Wittkowski, « Tradition der Moderne als Tradition der Antike. Klassische Humanität in Goethes Iphigenie und Schillers Braut von Messina », in Zur Geschichtlichkeit der Moderne, T. Elm e G. Hemmerich, München, 1982, p. 113-134, et G. Pinna, « La Braut von Messina di Schiller o della poetica in poesia », Strumenti critici, 2003 (NS, XVIII), p. 203-233.
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[31]
Cf. lettre à Goethe du 2 octobre 1797, NA, XXIX, p. 141-142.
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[32]
SW, V, p. 796 ; trad. in P. Hartmann, Du sublime, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1992, p. 175.
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[33]
Trad., p. 336.
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[34]
Trad., p. 340.
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[35]
Cf. K. S. Guthke, Schillers Dramen. Idealismus und Skepsis, Tübingen-Basel, Francke, 1994, p. 259-268.