Notes
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[1]
Franz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, trad. franç. par Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, revue et corrigée, Paris, Le Seuil, 2003, p. 19.
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[2]
Ibid., p. 21.
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[3]
Nietzsche, lettre du 13 février 1883 à Ernst Schmeitzner, dans Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1975-1984, vol. 6, p. 327.
-
[4]
Voir, dans Ainsi parlait Zarathoustra, la fin de la troisième partie, « les sept sceaux (ou : le chant du oui et de l’amen) » : « Si je suis prophète, et plein de cet esprit prophétique qui erre sur la haute crête d’entre deux mers, allant et venant, telle une lourde nuée, entre le présent et l’avenir, ennemi des bas-fonds étouffants et de tous les êtres exténués qui ne savent plus ni mourir ni vivre (und nicht sterben, noch leben kann). [...] Oh ! Comment ne brûlerais-je pas du désir de l’éternité, du désir de l’anneau des anneaux, l’anneau nuptial du retour » (trad. franç. Paul Matthias, Paris, Garnier-Flammarion, 1996, p. 283-284) ; Kritische Studienausgabe (désormais KSA), Berlin, Walter de Gruyter, 1966-1977, t. 4, p. 287. Je reviendrai plus loin sur ce passage décisif, en soulignant d’ores et déjà que la pensée de l’éternel retour se distingue par la relation au vivre et au mourir dont elle délivre, autant que par celle qu’elle annonce.
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[5]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 166 ; KSA, 4, p. 154.
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[6]
Sur ce point, je me permets de renvoyer au chapitre 6, « Politiques de l’écriture », de mon ouvrage : Nietzsche, l’art et la politique de l’avenir, Paris, PUF, 2003.
-
[7]
Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. franç. Pierre Klossovski, revue par Marc de Launay, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 5, Paris, Gallimard, 1982, p. 190-191 ; KSA, 3, p. 523.
-
[8]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., trad. modifiée, p. 112 ; KSA, 4, p. 93-94.
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[9]
Même si cette dimension n’est évidemment pas absente du texte de Nietzsche.
-
[10]
Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. franç. par Jean-Claude Hémery, dans Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 129 ; KSA, 6, p. 134.
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[11]
Cf. Norbert Elias, La solitude des mourants, trad. franç. par Sibylle Muller, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 31 : « Rien ne caractérise mieux l’attitude actuelle devant la mort que la manière dont les adultes redoutent de faire connaître aux enfants les faits concrets touchant la mort. C’est là un symptôme particulièrement remarquable du refoulement de la mort au niveau individuel comme au niveau social. »
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[12]
Nietzsche, Crépuscule des idoles, op. cit., p. 129 ; KSA, 6, p. 134.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Gérard Bensussan, Le temps messianique, Paris, Vrin, 2001, p. 138.
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[15]
Voir aussi Nietzsche, Humain, trop humain, t. II, trad. franç. de Robert Rovini revue par Marc de Launay dans Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1988, p. 258 ; KSA, 2, p. 633 : « En dehors de la pensée religieuse, la mort naturelle ne mérite aucunement d’être glorifiée. – La sage organisation et la libre disposition de la mort entrent dans cette morale de l’avenir, aujourd’hui inconcevable et d’aspect immoral, dont voir monter l’aurore au regard doit être un bonheur indicible. »
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[16]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 207 ; KSA, 4, p. 200.
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[17]
Ibid.
-
[18]
Nietzsche, Crépuscule des idoles, op. cit., p. 129 ; KSA, 6, p. 135.
-
[19]
Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., p. 191 ; KSA, 3, p. 523.
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[20]
Ibid., p. 231-232, ; KSA, p. 569-570.
De la mort, de la crainte de la mort, dépend la connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’angoisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel. Sans fin le sein de la terre inépuisable accouche du neuf, et chacun est soumis à la mort, chacun attend avec crainte et tremblement le jour de son passage aux ténèbres. Mais la philosophie conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas [1].
1Sur cette méditation de la mort s’ouvre, on s’en souvient, le livre de Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption. Dans ces pages inaugurales, dont on rappellera qu’elles furent écrites dans les tranchées, durant la première guerre mondiale – dans « les plis de la terre nue » –, le philosophe dresse un double constat. D’abord, la philosophie est impuissante à apaiser notre angoisse devant la mort. Quels que soient ses efforts pour nous consoler de notre certitude d’une fin inéluctable, ses injonctions de n’en rien craindre ne tiennent pas devant notre volonté de « survivre » envers et contre tout. Ensuite, ni la distinction d’un ici-bas et d’un au-delà, ni l’union des morts et des vivants dans un grand Tout, quelles que soient les modalités de leur construction, ne sont à la mesure de la relation au temps – à notre temps de vie, mais sans doute aussi au temps de vie des autres (au spectre du deuil qui hante toute relation) – qu’induit cette certitude. Avant même que le temps ne devienne un des thèmes directeurs de L’Étoile, son incipit nous laisse pressentir qu’une pensée qui voudrait tenir bon face à l’épreuve de ce « quelque chose impitoyable, impossible à éliminer (ein Unerbittliches, nicht wegzuschaffendes Etwas) [2] » devrait penser le temps autrement.
2Si je veux me souvenir de cet incipit – celui d’un grand livre auquel la pensée de Nietzsche n’est pas tout à fait étrangère – c’est afin de mieux introduire à la question qui sera la mienne. S’il est vrai que toute pensée du temps ouvre une relation singulière à la mort, non seulement à la possibilité de notre propre disparition, mais aussi à celle des êtres plus ou moins proches, quelle est celle que promet la doctrine de l’éternel retour ? À supposer que Zarathoustra prophétise quelque chose, avec et par cette pensée, et que ce quelque chose soit la venue du surhumain, n’est-ce pas dans notre façon d’affronter l’angoisse devant la mort et de faire l’expérience du deuil que celui-ci se signifie comme un « autrement qu’être humain » ? N’est-ce pas cela qu’attend et veut Zarathoustra ? N’est-ce pas cela qui en fait, de l’aveu même de Nietzsche, un « cinquième évangile » ?
3Déjà, nous savons que d’un point de vue formel – c’est-à-dire indépendamment de ce que la pensée de l’éternel retour nous dit et nous apprend du temps – les conditions de son énonciation peuvent être considérées comme « prophétiques », au sens où elles annoncent une rupture des temps, une coupure en deux de l’histoire, la venue dans le temps d’un événement (la publication et la diffusion de cette pensée) qui en interrompt le cours et en brise la continuité. Plusieurs textes de Nietzsche le signalent, qui disent tous ce qu’il espérait de sa pensée et du livre dans laquelle elle se trouvait proférée. Sa prise de parole n’avait rien d’une recollection, d’une récapitulation, elle ne visait pas non plus à synthétiser et dépasser d’anciennes opinions, elle n’était pas progressive et ne s’inscrivait dans aucune continuité de la pensée. Elle faisait, bien davantage, irruption, dans le cours du temps, avec l’espoir d’inverser le sens de l’histoire. C’est ce qu’il laisse entendre à son éditeur, Ernst Schmeitzner, dans une lettre où il lui décrit et prédit les effets à venir de Ainsi parlait Zarathoustra, dans les termes suivants :
Il s’agit d’une « poésie » ou d’un cinquième évangile ou de quelque chose pour lequel il n’existe pas encore de nom : de loin la plus sérieuse, mais aussi la plus gaie de mes productions et accessible à tous. Aussi, je crois qu’elle produira un effet immédiat [3].
4Mais le ton prophétique ou messianique est aussi celui qu’adopte Zarathoustra dans nombre de ses discours. Non seulement il se présente à ceux qui croisent son chemin comme un prophète – un prophète qui doit précisément réapprendre à vivre et à mourir [4] –, mais il fait aussi à plusieurs reprises l’éloge de la prophétie. Or cet éloge n’est pas séparable d’un autre regard autant sur le dépérissement des êtres et des choses qui l’entourent que sur la mort qui l’attend. S’il est vrai, comme je vais essayer de le montrer, qu’échapper à l’angoisse devant la mort, surmonter l’expérience du deuil sont des traits qui caractérisent Zarathoustra, ils sont liés explicitement au don de prophétie. Avoir des rêves prophétiques, c’est, en effet, nécessairement attendre et espérer, c’est croire que quelque chose peut surgir encore qui ne sera pas immédiatement reconductible à la loi de la disparition naturelle de tous les êtres vivants. C’est croire, plus encore, qu’on a raison de le croire – et l’affirmer. Ainsi, dans un discours de la deuxième partie intitulé « Du pays de la culture », la capacité de faire des rêves prophétiques se trouve doublement liée à la création et à ce que Nietzsche appelle « la foi dans la foi ». À celui qui dispose d’une telle capacité et donc d’une telle foi, s’oppose celui pour qui le dernier mot de la réalité est que « tout mérite de périr » :
Vous êtes la réfutation ambulante de la foi, la dislocation de toutes les pensées, indignes de croire, telle est l’épithète que je vous donne, ô réalistes. [...] Vous êtes stériles, c’est pourquoi vous manquez de foi. Mais tous ceux qui sont nés créateurs ont toujours eu des rêves prophétiques et su lire des présages dans les étoiles ; ils ont eu foi dans la foi. Vous êtes des portes entrebâillées, au seuil desquelles le fossoyeur est en attente. Et voici votre réalité : « Tout mérite de périr (Alles ist werth, dass es zu grunde geht). » [5]
5Avant même que nous ne nous engagions à nouveau dans le questionnement de l’éternel retour, ce discours de Zarathoustra nous apprend deux choses. La première est que si la pensée nietzchéenne du temps est une pensée « prophétique » ou « messianique », celle-ci n’est pas séparable d’un messianisme de la parole (celle de Zarathoustra) et de l’écriture [6] (celle de Nietzsche). La seconde est que cette « foi dans la foi » qu’est toute prophétie est tout autant un rapport à la mort et au deuil qu’un rapport au temps. Avoir foi dans la foi, c’est refuser de se laisser gagner par le sentiment que rien ne vaut, car tout est périssable, que la mort étant inéluctable, tout est vain – c’est refuser de prêter une oreille complaisante à ceux que Zarathoustra dénonce, dès le premier livre, comme des « prédicateurs de mort (Prediger des Todes) ». Nous savons que, quelques années plus tard, ce sentiment prendra le nom de nihilisme – et nous devrons nous demander si, au bout du compte et en dépit de tout ce qui les sépare, ce n’est pas dans leur commun refus d’un tel sentiment que « temps messianique » et « éternel retour » consonnent.
6Mais de quoi Zarathoustra fait-il prophétie ? Pour répondre à cette question – ce qui veut dire interpréter le « surhumain », tout comme l’éternel retour, dans l’horizon d’une croyance et d’une promesse, je repartirai de « la pensée de la mort ». De façon singulière, cette pensée accompagne Nietzsche tout au long de son œuvre – ou plutôt, elle est, elle-même, un objet de sa pensée, auquel, avec une régularité remarquable, plusieurs de ses grands livres consacrent au moins un aphorisme. Ainsi le § 185 du Voyageur et son ombre est-il intitulé « De la mort raisonnable (Vom vernünftigen Tode) ». L’un des derniers discours de Zarathoustra, dans le premier livre de Ainsi parlait Zarathoustra, traite nommément, quant à lui, « de la libre mort (vom freien Tode) », dont le thème se retrouve dans Crépuscule des idoles et dans L’Antéchrist. Enfin, l’aphorisme 278 du Gai Savoir porte explicitement le titre « La pensée de la mort (das Gedanke an den Tod) ». Ce dernier texte fait même état de ce qui pourrait apparaître comme une véritable obsession de la mort. Évoquant une promenade dans les ruelles d’une ville quelconque, Nietzsche raconte comment derrière chacun des visages qui composent la foule bigarrée, assoiffée de vie, qui déambule à ses côtés, il perçoit autant de morts en sursis, autant d’êtres accrochés à leur avenir et oublieux, du même coup, du fait que leur mort à venir est, en réalité, le seul avenir qu’ils aient en commun :
Et cependant pour tous ces êtres bruyants, vivants, avides de vivre, bientôt se fera le silence ! Comme on voit derrière chacun se dresser son ombre, son obscur compagnon de route ! C’est toujours comme un dernier instant qui précède le départ d’un navire d’émigrants : on a plus de choses à se dire que jamais, l’heure presse, l’Océan dans son morne silence attend, impatient, derrière tout ce bruit – si plein de convoitise, si certain de sa proie ! Et tous, tous pensent que la vie vécue jusqu’alors ne serait rien, sinon peu de choses, le proche avenir serait tout ; d’où cette hâte, ces cris, cette façon de s’assourdir et de s’abuser ! Chacun veut être le premier dans cet avenir – et pourtant la mort et le silence de mort constituent l’unique certitude et ce qu’il y a de commun à tous dans cet avenir. Combien étrange que l’unique certitude, l’unique sort commun n’ait eu à peu près aucun empire sur les hommes et que ce dont ils sont le plus éloignés, c’est de se sentir comme une confrérie de la mort [7] !
7Ce texte pose les prémices de toute réflexion sur la mort. Il retrouve les accents pascaliens de la pensée du divertissement. La certitude de sa finitude conduit chacun à se distraire de l’échéance inéluctable, par tous les moyens, en concentrant son attention sur son avenir immédiat. Mais il va encore au-delà. Il dit, avec une clarté sans égale, que notre pensée de la mort affecte notre perception de l’instant, c’est-à-dire du temps, en tant qu’elle est commune. Non seulement, comme l’avait déjà noté Pascal, nous ne vivons pas l’instant pour lui-même, mais notre obsession de la mort nous interdit en outre de le partager. La force du texte de Nietzsche est de lier la pensée de la mort et celle du « nous ». Il n’y a, dit-il, qu’un seul « nous » qui tienne, c’est celui qui nous lie, dans la certitude partagée de notre finitude – ce que Rosenzweig devait analyser, un peu plus tard, comme la multiplication, à chaque naissance, de l’angoisse de ce qui est mortel. Or ce « nous » est un « nous » confisqué. Nous ne savons pas partager cette commune appartenance. Notre rapport au temps, au présent comme au passé et à l’avenir, est à ce point distrait de notre propre finitude que nous nous replions sur d’autres formes de communautés. Sans doute, ce qui s’exprime dans cette distraction est une volonté de vivre, mais celle-ci est aussi une fuite devant la mort – une mauvaise équation entre la vie et la mort. Qu’est-ce que la vie, en effet, si elle n’est que cette fuite, une résistance aveugle à l’angoisse de la mort ? D’où l’émergence d’une question qui est peut-être celle-là même de l’éternel retour : comment faut-il penser le temps, pour sortir de cette équation ? Ou mieux encore, comment prendre confiance, comment croire dans la possibilité que quelque chose (une pensée) va venir, et que son irruption nous en sortira ? Et si une telle chose, une telle pensée existe, quelle communauté s’en trouvera restituée ? Quel autre partage s’annoncera ?
8Comme toujours, avec Nietzsche, ces questions n’ont de sens qu’articulées à une critique sans appel. Formulées dans Le Gai Savoir, elles se retrouvent dans Ainsi parlait Zarathoustra, sous la forme paradoxale d’une condamnation radicale d’un certain attachement à la vie. Le § 278 du Gai Savoir se termine en effet par la promesse ou le vœu suivants : « Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus digne d’être pensée encore. » Comment aimer la vie, sans que l’amour qu’on a pour elle soit alourdi par la crainte de la mort ? Cela suppose, nous l’avons vu, une autre pensée de la vie et de la mort, c’est-à-dire du temps, qui retrouve, dans la finitude même, la dimension d’une promesse. Or c’est précisément ce que prophétise Zarathoustra dans son discours intitulé « De la mort libre » :
Je vous montrerai une mort qui est le sceau de l’accomplissement (den vollbringenden Tod), une mort qui pour les vivants est un aiguillon et une promesse (ein Gelöbnis).
L’homme qui a su accomplir son destin meurt en vainqueur, d’une mort qui est sienne, entouré de ceux qui sont espérance et promesse.
C’est ainsi qu’on devrait apprendre à mourir ; et jamais on ne devrait célébrer de fête, sans qu’un tel mourant y parût pour donner sa consécration aux serments des vivants.
Mourir ainsi, rien n’est plus grand, et, en second lieu, mourir en pleine lutte, en prodiguant une grande âme.
Odieuse au combattant, comme au vainqueur est votre mort grimaçante qui s’avance en rampant, tel un voleur, et partout se présente en souveraine.
Je vous vanterai ma mort, la mort libre qui viendra parce que je le voudrai [8].
9De quoi la mort peut-elle être promesse solennelle (Gelöbniss) ? Qu’est-ce qu’une « mort libre » ? Que signifie « mourir à temps » ? On aurait tort d’abord de réduire ce texte à une simple apologie du suicide [9]. Dans un passage de Crépuscule des idoles qui fait directement écho à ce discours, Nietzsche donne une description assez saisissante de ce qu’il appelle la mort au moment voulu (zur rechten Zeit). Elle doit être, dit-il, « lucide et joyeuse, accomplie au milieu de ses enfants et de témoins (inmitten von Kindern und Zeugen), de sorte que de vrais adieux soient possibles, puisque celui qui prend congé est encore présent et capable de peser ce qu’il a voulu et ce qu’il a atteint, bref de faire le bilan de sa vie » [10]. Dans un registre assez inhabituel, sous sa plume, avec des accents qui évoqueraient presque La solitude des mourants de Norbert Elias [11], c’est d’abord l’ensemble des tabous qui pèsent sur la mort et le deuil, comme les dimensions incontournables d’une vie partagée, d’une vie commune, que Nietzsche a dans sa ligne de mire. Mais c’est aussi davantage. Cacher, confisquer la mort au regard de ceux qui devraient accompagner le mourant (les enfants et les témoins), faire de la mort un tabou, une chose honteuse, dont il faudrait se tenir éloigné, n’a d’autre sens qu’un ressentiment contre la vie et, plus encore, contre le temps. Il y a, autrement dit, une façon d’appréhender (dans les deux sens du terme) les derniers instants de la vie qui retourne la vie contre elle-même – un « attachement » à la vie, dans la crainte de la mort, qui ne fait rien d’autre que la sacrifier à l’avance.
10De ce retournement, de cette hypothèque, rien n’est plus significatif que le rituel de la confession solitaire, dont le christianisme a voulu faire le dernier acte de la vie et l’ultime préparation à la mort – un bilan de la vie en forme d’aveu et de repentance. De fait, chaque fois que Nietzsche parle de la mort, la critique du christianisme apparaît en toile de fond. La religion chrétienne n’a pas su penser la mort, parce qu’elle a déprécié la vie. La suite de l’aphorisme 36 de Crépuscule des idoles le rappelle explicitement : « La mort librement choisie, la mort au moment voulu » n’a de sens que « par opposition à la comédie pitoyable et atroce que le christianisme s’est permis de jouer avec la dernière heure des mourants » [12].
On ne saurait pardonner au christianisme d’avoir abusé de la faiblesse des mourants pour violer leur conscience et de leur manière même de mourir pour en tirer des jugements de valeur sur l’homme et son passé [13].
11Toute pensée de la mort porte ainsi en abîme une pensée du temps vécu – c’est-à-dire aussi d’un certain rapport au passé et à l’avenir. Elle en est même, comme dans le cas du christianisme, le révélateur. Mais alors, si tel est le cas, et si le surhomme est celui qui peut voir dans la mort une « promesse solennelle », c’est une autre pensée du temps que cette promesse appelle – celle-là même qui sera pour Zarathoustra « la pensée la plus lourde » : la pensée de l’éternel retour. S’il est vrai que cette pensée fait l’objet d’une prophétie, et qu’elle a quelque chose de nouveau à nous dire de notre angoisse devant la mort et de notre expérience répétée du deuil, nous devons nous demander de quelle nature est la promesse portée par la pensée nietzschéenne du temps et comment elle s’articule à cette « promesse solennelle » que serait la mort pour les vivants.
12De la pensée de l’éternel retour, il faut souligner d’abord, comme le rappelait Gérard Bensussan dans Le temps messianique, qu’elle doit être rigoureusement distinguée de cette « perpétuelle reproduction du rythme des naissances et des corruptions du monde » [14], que l’on trouve dans les palingénésies de la philosophie antique, à commencer par celle des stoïciens. De celles-ci, nous savons, en effet, qu’elles sont inséparables d’une pensée de la mort et du deuil. La représentation d’une telle reproduction est censée rendre possible, dans la communauté, un rapport apaisé à la conscience que nous avons du dépérissement des êtres vivants ; elle se trouve au fondement de l’unique consolation qui peut être apportée à notre angoisse devant la mort et à notre tristesse devant la disparition d’un être proche. Est-ce cela que veut et attend Zarathoustra ? Si tel était le cas, si la pensée de l’éternel retour ne faisait que décalquer ces palingénésies antiques, elle se trouverait en opposition avec cette déconstruction de la « mort naturelle » que Nietzsche réitère dans la plupart des textes qu’il consacre à la mort [15]. L’instant de la mort, avec ce qu’il peut avoir de décisif, de « volontaire » se trouverait dissout dans le grand cycle des naissances et des disparitions – cette dissolution n’étant elle-même qu’une nouvelle néantisation de la mort, un nouveau refus d’affronter en elle ce « quelque chose d’impitoyable, impossible à éliminer » qu’évoquait Rosenzweig.
13C’est donc une autre pensée du temps qu’appellent l’ « aiguillon » et la « promesse solennelle » que Zarathoustra veut voir dans la mort. Et cette pensée se démarquera d’autant plus de la conception stoïcienne du temps qu’il lui faudra s’accorder à cette promesse. La pensée de l’éternel retour, qui se donne d’abord sous la forme d’une vision et d’une énigme, fait, dans le corps même du livre, l’objet d’une mésinterprétation, que Nietzsche met en scène sous la figure d’un gnome. Alors que, dans un face-à-face dramatique, Zarathoustra entreprend de lui exposer sa « pensée d’abîme », celle-là même que, dit-il, il ne devrait pas pouvoir supporter, le gnôme la traduit dans la langue qui lui est immédiatement accessible – celle des conceptions classiques du temps : « Toute vérité est courbe, le temps lui-même est un cercle (die Zeit selber ist ein Kreis). » [16] Or cette traduction, parce qu’elle est simplificatrice, parce qu’elle gauchit sa pensée, provoque la colère de Zarathoustra. Elle manque ce que l’image dont s’est servi le prophète, celle de la jonction des chemins, devait précisément donner à voir : l’instant.
Regarde cette poterne, gnome, lui dis-je encore. Elle a deux issues. Deux chemins se rejoignent ici ; nul ne les a suivis jusqu’au bout.
Cette longue route qui s’allonge derrière nous dure une éternité. Et cette longue route qui s’étire devant nous, c’est une autre éternité.
Ces chemins se contrecarrent ; ils se heurtent du front, et c’est ici, sous cette poterne, qu’ils se rencontrent. Le nom de la poterne est inscrit au fronton : « instant » [17].
14Or manquer l’instant, c’est manquer l’ouverture sur l’éternité – cette ouverture qui, loin d’être une consolation ou un apaisement, vaut comme exposition de la vie à la vérité du temps. Et de fait, sans une telle exposition, la pensée de l’éternel retour ne pourrait être liée, comme tout le livre de Nietzsche cherche à le faire valoir, à la venue du surhumain dans l’homme. Elle ne serait ni « la pensée la plus lourde » ni une « pensée d’abîme ». Elle ne porterait pas, avec elle, comme contenu de sa promesse, la fin de toute vengeance, de tout ressentiment contre le temps et contre la vie – et peut-être aussi la fin de toute angoisse devant la mort. Qu’est-ce donc que l’éternel retour ? C’est d’abord l’objet d’une affirmation qui, en tant que telle, est manifestation de la volonté de puissance. Ce qui compte, dans l’éternel retour, n’est pas seulement que tout revienne à l’identique, c’est qu’à l’instant même où je l’affirme, j’acquiesce à la totalité du temps, au présent, au passé et à l’avenir. Je fais de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera un objet de ma volonté, échappant par là même au remords et à la nostalgie, autant qu’à la crainte de l’avenir. Déjà, on peut entr’apercevoir ici ce qui, dans cette affirmation, bouleverse le rapport à la mort. C’est moins la certitude du retour que la transformation de la mort en objet du vouloir. En disant « oui » à tout le temps, je dis « oui » à la mort qui viendra. En faisant de chaque instant un abîme d’éternité, je le fais aussi de l’instant de ma propre mort.
15Et de fait, c’est une constante, dans tous les textes de Nietzsche sur la mort, que cette volonté de marquer la nécessité vitale de sa réappropriation. La pensée de l’éternel retour, l’affirmation du retour à l’identique de tout ce qui fut, de tout ce qui est et de tout ce qui sera m’apprend (ce serait là sa plus haute destination, celle-là même qui lui fait côtoyer les cimes) à ne pas me laisser voler ma propre mort. Ce qui est insupportable, dit Nietzsche, ce n’est pas qu’il y ait des morts naturelles et d’autres qui ne le sont pas – c’est qu’il y ait des morts (y compris des morts naturelles) qui en confisquent la volonté, c’est qu’il y ait des pensées, des discours, des pratiques, religieuses, politiques ou autres qui font de cette confiscation leur raison d’être. L’expression « mourir à temps » n’a pas d’autre sens. Elle ne veut pas dire « précipiter sa fin », « mettre fin à ses jours », par dégoût ou par lassitude de la vie, mais, au contraire, veiller à garder, encore et toujours, la volonté de faire de sa mort une affirmation de l’éternité. En cela, elle n’apaise sans doute pas l’angoisse devant la mort, au sens d’une consolation, mais elle apprend à « vivre avec », sans que rien de la vie ni rien du temps ne soit sacrifié. Deux des textes que nous avons rencontrés le disaient déjà de façons différentes. Crépuscule des idoles :
Par simple amour de la vie, on devrait vouloir une mort différente, libre, consciente, qui ne soit ni un hasard ni une agression par surprise [18].
16Et l’aphorisme 278 du Gai Savoir, dont on rappellera la conclusion :
Ce qui me rend heureux, c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort ! Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus digne d’être pensée encore [19].
17Mais c’est surtout dans le texte qu’il consacre à la mort de Socrate – le § 340 du Gai Savoir, intitulé précisément « Socrate mourant » – que Nietzsche le rappelle. Ce qu’il perçoit dans les derniers instants de la vie, les dernières paroles que relate Phédon : « Ô Criton, je dois un coq à Esculape », ce n’est rien de moins qu’une mise en abîme vertigineuse du rapport que Socrate aura eu, sa vie durant, au temps et à la vie. De ces ultima verba, il fait le signe de ce qui aurait pu, sans cela, rester masqué : un ressentiment, une vengeance contre la vie, et donc contre le temps – un signe suffisamment dramatique pour qu’il nous invite à dépasser même les Grecs :
Est-ce possible ! Un homme tel que lui, qui avait vécu gaiement et comme un soldat aux yeux de tous – était un pessimiste ! Il n’avait donc fait autre chose que bonne contenance à l’égard de la vie, que cacher de son vivant son ultime jugement, son plus intime sentiment ! Socrate, Socrate a donc souffert de la vie (am Leben gelitten) ! Et il s’en est encore vengé (seine Rache dafür genommen) – au moyen de ce mot obscur, horrible, pieux et blasphématoire. [...] Ah, mes amis ! Il nous faut surmonter même les Grecs [20].
18Le paradoxe donc est que pour que la pensée de la vie puisse acquérir, de façon exponentielle, cette dignité que réclame Le Gai Savoir, il faut justement non plus s’abstenir de penser la pensée de la mort, s’en détourner ou la contourner, comme Pascal le regrettait déjà, mais apprendre à la voir autrement, à penser en elle un instant d’éternité. Est-ce suffisant ? Est-ce une façon juste d’affronter notre angoisse devant la mort, sans que celle-ci paralyse notre existence et que notre attachement à la vie se retourne contre elle ? Dans les dernières pages qu’il consacre à la pensée de Nietzsche, Gérard Bensussan, une fois reconnue à la pensée nietzchéenne la dimension prophétique que bon nombre de ses commentateurs lui auront refusée, s’interroge sur le contenu même de cette prophétie – sur le sens exact de l’affirmation de l’éternel retour de l’identique, comme manifestation de la volonté de puissance. Sa critique alors se focalise sur un point déterminé qui se laisse résumer de la façon suivante : dans le sauvetage du temps et de l’avenir que la pensée de l’éternel retour serait censée orchestrer, seule la volonté est sauvée. Le « oui » accordé au temps ne serait rien d’autre qu’un oui accordé au « vouloir ». Les voies de l’éternité qui se rencontrent sous la poterne de l’instant, pour reprendre l’image de Zarathoustra, seraient courues d’avance, elles ne laisseraient aucune place à l’irruption de l’imprévisible, à l’inattendu, à cette illumination ou ce vertige d’éternité que Benjamin ou Rosenzweig donnent à penser.
19Ainsi se trouve contestée fondamentalement l’idée qu’une pensée du temps qui s’accorde et s’articule à la volonté de puissance pourrait rendre raison de la promesse et de l’espérance – c’est-à-dire aussi de l’exigence de justice, dont toute prophétie devrait transir le temps. Mais cette condamnation est-elle juste ? La pensée du temps comme éternel retour de l’identique confisque-t-elle effectivement l’espérance et la promesse ? Il est temps de revenir au vœu de Zarathoustra : « Je vous montrerai une mort qui est le sceau de l’accomplissement, une mort qui est aiguillon et promesse. » À chaque instant de la vie, la pensée de l’éternel retour, « la pensée la plus lourde », « la pensée d’abîme » rend possible, dans son articulation du temps à la volonté, une autre pensée de la mort. Et cette autre pensée ne sauve pas seulement le temps, elle en retourne la souffrance en faveur de la vie. Elle rend la certitude d’une fin inéluctable favorable à la vie. D’où la question, sur laquelle je voudrais conclure provisoirement. N’est-ce pas cela qu’espère Zarathoustra ? Que la mort, éclairée par la pensée de l’éternel retour, rende justice à l’amour de la vie ? Mais si la mort prend ce sens, n’est-ce pas la question du deuil, la question de la communauté des morts et des vivants, qu’il nous faudra poser autrement ?
Notes
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[1]
Franz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, trad. franç. par Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, revue et corrigée, Paris, Le Seuil, 2003, p. 19.
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[2]
Ibid., p. 21.
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[3]
Nietzsche, lettre du 13 février 1883 à Ernst Schmeitzner, dans Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1975-1984, vol. 6, p. 327.
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[4]
Voir, dans Ainsi parlait Zarathoustra, la fin de la troisième partie, « les sept sceaux (ou : le chant du oui et de l’amen) » : « Si je suis prophète, et plein de cet esprit prophétique qui erre sur la haute crête d’entre deux mers, allant et venant, telle une lourde nuée, entre le présent et l’avenir, ennemi des bas-fonds étouffants et de tous les êtres exténués qui ne savent plus ni mourir ni vivre (und nicht sterben, noch leben kann). [...] Oh ! Comment ne brûlerais-je pas du désir de l’éternité, du désir de l’anneau des anneaux, l’anneau nuptial du retour » (trad. franç. Paul Matthias, Paris, Garnier-Flammarion, 1996, p. 283-284) ; Kritische Studienausgabe (désormais KSA), Berlin, Walter de Gruyter, 1966-1977, t. 4, p. 287. Je reviendrai plus loin sur ce passage décisif, en soulignant d’ores et déjà que la pensée de l’éternel retour se distingue par la relation au vivre et au mourir dont elle délivre, autant que par celle qu’elle annonce.
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[5]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 166 ; KSA, 4, p. 154.
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[6]
Sur ce point, je me permets de renvoyer au chapitre 6, « Politiques de l’écriture », de mon ouvrage : Nietzsche, l’art et la politique de l’avenir, Paris, PUF, 2003.
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[7]
Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. franç. Pierre Klossovski, revue par Marc de Launay, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 5, Paris, Gallimard, 1982, p. 190-191 ; KSA, 3, p. 523.
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[8]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., trad. modifiée, p. 112 ; KSA, 4, p. 93-94.
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[9]
Même si cette dimension n’est évidemment pas absente du texte de Nietzsche.
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[10]
Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. franç. par Jean-Claude Hémery, dans Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 129 ; KSA, 6, p. 134.
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[11]
Cf. Norbert Elias, La solitude des mourants, trad. franç. par Sibylle Muller, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 31 : « Rien ne caractérise mieux l’attitude actuelle devant la mort que la manière dont les adultes redoutent de faire connaître aux enfants les faits concrets touchant la mort. C’est là un symptôme particulièrement remarquable du refoulement de la mort au niveau individuel comme au niveau social. »
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[12]
Nietzsche, Crépuscule des idoles, op. cit., p. 129 ; KSA, 6, p. 134.
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[13]
Ibid.
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[14]
Gérard Bensussan, Le temps messianique, Paris, Vrin, 2001, p. 138.
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[15]
Voir aussi Nietzsche, Humain, trop humain, t. II, trad. franç. de Robert Rovini revue par Marc de Launay dans Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1988, p. 258 ; KSA, 2, p. 633 : « En dehors de la pensée religieuse, la mort naturelle ne mérite aucunement d’être glorifiée. – La sage organisation et la libre disposition de la mort entrent dans cette morale de l’avenir, aujourd’hui inconcevable et d’aspect immoral, dont voir monter l’aurore au regard doit être un bonheur indicible. »
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[16]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 207 ; KSA, 4, p. 200.
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[17]
Ibid.
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[18]
Nietzsche, Crépuscule des idoles, op. cit., p. 129 ; KSA, 6, p. 135.
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[19]
Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., p. 191 ; KSA, 3, p. 523.
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[20]
Ibid., p. 231-232, ; KSA, p. 569-570.