1Il semble qu’au regard d’une réception assez largement répandue, Nietzsche passe pour avoir été une sorte de prophète ; il s’inscrirait ainsi dans une tradition qui débuterait avec la dernière des trois questions que Kant pose à la fin de la Critique de la raison pure : « Que suis-je en droit d’espérer ? ». Nietzsche prophétise-t-il ? Au sens flou du terme, on peut considérer que Nietzsche se livre du moins à des pronostics sur l’avenir proche : il prédit, par exemple, la venue d’une « époque qui sera celle des grandes guerres » (fragment 25 [492], printemps 1884), il affirme « voir venir une Europe unie » (37 [9], juin-juillet 1885) pour le gouvernement secret de laquelle il appelle de ses vœux la formation d’une « nouvelle caste », dont la volonté serait « capable de fixer des buts pour des millénaires » (Par-delà bien et mal, § 208), et l’avenir de cette Europe lui semble dépendre « aussi bien des Juifs que des Russes qui, désormais, sont probablement les deux facteurs qui entreront le plus certainement en jeu dans le grand conflit des forces » (PBM, § 251). Ce « prophétisme » découle au moins d’une représentation du temps historique qui permette de situer, dans son déroulement, le moment où Nietzsche dit qu’il pronostique : « Nous vivons au milieu du temps imparti à l’homme » (11 [262], printemps-automne 1881), et « le temps vient où l’on mènera la lutte pour la domination de la terre » (11 [273]). Nietzsche est d’ailleurs le premier responsable de cette image de lui puisqu’il l’a directement forgée dans Ecce homo (« Pourquoi je suis un destin », § 1 in fine) en se présentant comme « un joyeux annonciateur [Botschafter, qui veut dire à la fois ambassadeur et évangéliste, c’est-à-dire annonciateur d’une promesse – épanggélia] comme il n’y en a jamais eu », au point que « ce n’est qu’à partir de moi qu’il y a de nouveau des espérances » ce qui implique d’être tout autant et « nécessairement l’homme de la fatalité » qui prédit encore une fois qu’il y aura « des guerres comme il n’y en a encore jamais eu sur terre ». Plus encore, dans une lettre à Peter Gast (21 mars 1885, période durant laquelle Nietzsche rédige la IVe partie de son Zarathoustra – qui ne sera tirée, à compte d’auteur, qu’à cinquante exemplaires...), Nietzsche se qualifie lui-même et en français de « poète-prophète ». Pourtant, et toujours dans Ecce homo (Avant-propos, § 4), lorsque Nietzsche parle du Zarathoustra en disant qu’il s’agit « du plus grand cadeau qu’on ait jamais fait à l’humanité », c’est tout aussitôt pour souligner que celui qui y parle « n’est pas un “prophète”, un de ces lugubres mixtes de maladie et de volonté de puissance qu’on appelle fondateur de religion ».
2Il y a donc à tout le moins équivoque quant au sens donné au terme de prophète. Il y a un usage en quelque sorte banal, comme dans la préface aux « Conférences sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », ou dans le fragment 23 [23] de l’hiver 1872-1873, Nietzsche reprenant alors le vieil adage « nul n’est prophète en son pays », ou encore au fragment 3 [103] du printemps 1880, le terme désignant alors l’une des « inventions des Juifs » ; à ces trois exemples répondent l’aphorisme 574 de Humain, trop humain, où Nietzsche moque les dons de prophétie qui ne sont reconnus que lorsqu’ils servent à conforter d’autres intérêts, le fragment 11 [360] de novembre 1887 - mars 1888, où le vieil adage est considéré comme une absurdité tant c’est le contraire qui est vrai, et l’aphorisme 53 de l’Antéchrist, où le prophète est un équivalent du sectateur et de l’homme d’Église. Dans le même ouvrage, pourtant, à l’aphorisme 25, Nietzsche reconnaissait à Isaïe le mérite d’avoir été « un critique et un satiriste de son temps » (ce qu’il avait déjà relevé au fragment 11 [377], novembre 1887 - mars 1888, où les prophètes d’Israël sont des anarchistes rebelles aux autorités établies). Cette équivoque ne se dissipe et ne devient intelligible qu’à condition de mettre en rapport ces différentes occurrences avec l’évolution interne de la pensée nietzschéenne. Durant l’été 1880, on voit apparaître pour la première fois le thème du « sentiment de puissance », et Nietzsche ne manquera pas de mettre en rapport son analyse de ce « sentiment » particulier avec la prévision : « [...] pouvoir prévoir, savoir d’avance ! cela signifie qu’on déduit de l’omniscience de Dieu sa toute-puissance – erreur de raisonnement courante. Le sentiment de puissance dans le domaine intellectuel, que procure la connaissance anticipée, se combine illogiquement avec l’objet de cette connaissance : en qualité de prophètes nous nous imaginons être des magiciens. » (fragment 5 [47], été 1880) ; or, non seulement « vouloir est un préjugé », mais « toute conscience effleure simplement la superficie des choses » si bien que l’événement « se produit malgré tout en dehors de notre liberté et contredit souvent notre savoir superficiel ». Deux ans plus tard, à l’aphorisme 316 du Gai Savoir, intitulé « Hommes prophétiques », Nietzsche développe une parabole fustigeant les dons de prophétie pour y substituer les mobiles véritables des anticipations : les souffrances et les douleurs ; car « il y a autant de sagesse dans la douleur que dans le plaisir », écrit-il à l’aphorisme 318, et bien savoir « scruter nos expériences vécues », dit-il à l’aphorisme suivant, c’est faire preuve d’une « probité qui est restée étrangère à tous les fondateurs de religion et à leurs semblables ».
3Il est certain qu’avant 1880, on ne rencontre aucun texte ni aucun fragment du type de ceux qu’on peut découvrir après cette date, du genre de ceux-ci qui s’intitulent tous deux « Ce qui va arriver » (et dont le second porte en sous-titre « une prophétie »), où Nietzsche évoque à la fois l’éternel retour ( « il faut que l’humanité vive en cycles ; unique forme durable » ) et indique à quelle date il se situe : « Nous nous situons à midi » (fragments 2 [5] et 2 [6], été-automne 1882). Désormais la prophétie, lorsqu’elle concernera ce que Nietzsche lui-même annonce, sera d’un autre ordre : « Ce livre [Ecce homo] donne je l’espère une tout autre image que celle d’un prophète [...] car jusqu’ici tous les prophètes ont été des menteurs... » (fragment 25 [6], décembre 1888 - janvier 1889 ; il s’agit d’un brouillon de l’avant-propos à Ecce homo. D’autre part, il est symptomatique que jamais dans le Zarathoustra le terme de prophète n’apparaisse, même si les traductions ont du mal à en rendre compte, car Nietzsche emploie Wahrsager qu’il est bien difficile de rendre autrement. Le Wahrsager est censé littéralement « dire ce qui est vrai », au sens où le fragment cité précédemment affirme que ce qu’on « a pris jusque-là pour la vérité était mensonge », de sorte que Nietzsche, prophète en un sens tout à fait nouveau, peut affirmer ni plus ni moins que « la vérité parle par sa bouche ». On notera que, dans le Zarathoustra, il n’y a non plus aucune occurrence des termes « philosophe » et « philosophie », systématiquement rendus par « Weise » et « Weisheit ».
4La place accordée à Zarathoustra dans Ecce homo est si évidemment privilégiée qu’on s’étonnera à peine de voir Nietzsche douter qu’il y ait même des lecteurs qui fussent « dignes de l’entendre » puisqu’il affirme avoir été « le premier à découvrir » « l’art du grand rythme », sous la forme du dithyrambe (c’est-à-dire un poème en l’honneur de Dionysos) tel celui qui conclut la troisième partie du Zarathoustra, intitulé « Les sept sceaux », et dont Nietzsche dit qu’il « vole [ainsi] à mille lieues au-dessus de ce qui s’appelait jusque-là poésie » (Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 4 in fine). Le titre de ce chapitre conclusif du Zarathoustra tel qu’il était destiné au public est emprunté à l’Apocalypse de Jean ; à la brisure des sept sceaux est censée succéder une révélation, et c’est bien ce que dit Nietzsche de son Zarathoustra : « Jusqu’à lui on ne peut savoir ce qu’est la hauteur, ce qu’est la profondeur ; on sait encore moins ce qu’est la vérité. Dans cette révélation de la vérité, il n’est aucun instant qui ait été anticipé, deviné, fût-ce par les plus grands. » (Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », « Ainsi parlait Zarathoustra », § 6). La connotation religieuse est renforcée par le sous-titre du chapitre : « Le chant du oui et de l’amen ». Il s’agit donc bien d’une sorte de contre-révélation, de contre-apocalypse, qui vient au terme d’un « contre-évangile », d’une contre-promesse faite pour en finir avec les « vieilles tables » du christianisme.
5Les sept sceaux sont, chacun, scandés par un refrain : « Oh comment ne devrais-je pas aspirer à l’éternité, et désirer l’anneau nuptial des anneaux – l’anneau du retour ! / Je n’ai jamais trouvé la femme dont je voudrais des enfants, sinon cette femme que j’aime, car je t’aime, oh éternité / Car je t’aime, oh éternité. » Le refrain est donc l’aboutissement de cette révélation, dont chacun des sceaux est une condition préalable. Cette révélation affirme le désir du retour éternel sans révéler pourtant ce qu’est cet anneau des anneaux ; il s’agit cependant d’un anneau nuptial, ce qui implique non seulement, comme le chante le refrain, qu’il faut désirer cette figure féminine de l’éternité du retour, mais aussi que l’alliance ainsi conclue n’avait pas encore eu lieu – Nietzsche publie en quelque sorte les bans de son union – et qu’elle aura un avenir, des « enfants ». Qui plus est, ce « oui » nuptial est un acquiescement à quelque chose qui existe déjà : l’éternité et l’anneau des anneaux qui ne sont pas ce qui est ainsi révélé, puisque ce sur quoi le voile est levé, c’est uniquement sur les conditions qui permettent de dire « amen » à ce qui est. Autrement dit, s’il y a, comme l’écrit Nietzsche, à propos de sa mise au jour du christianisme, dans Ecce homo (« Pourquoi je suis un destin », § 8) un « avant et un après », ce n’est nullement parce qu’il se dirait responsable d’avoir introduit dans ce qui est une modification essentielle ou décisive ; il est simplement celui qui réalise l’apocalypse de ce qui est. C’est exactement ce qu’était, en Grèce antique, un prophatas ou prophètès : tandis que la Pythie, installée sur son trépied de bronze au-dessus d’une faille volcanique, respirait les effluves de la terre pour donner en divaguant la réponse du dieu aux questions des fidèles venus l’interroger, le prophète se faisait son porte-parole (c’est la traduction littérale du terme grec) en donnant forme relativement intelligible à ce qu’elle bredouillait ; il s’avançait sur le parvis et formulait une réponse interprétant plus ou moins le discours à peine cohérent du dieu transmis par la Pythie en transe. Le prophète n’est pas un devin ni un voyant, il ne prédit rien, il dit ce qui est déjà annoncé, ce qui sort des entrailles de la terre.
6« Si je suis prophète et plein de cet esprit prophétique qui traverse une haute passe entre deux mers – entre le passé et l’avenir, telle une lourde nuée... », voici comment débute ce chapitre conclusif des sept sceaux (« prophète » est exprimé par le terme Wahrsager, et « prophétique » par l’adjectif wahrsagerisch qui consonne avec ja sagen, « dire oui », dont il fait, immédiatement après, usage). La première condition requise pour cette alliance nuptiale avec l’ « éternité », celle du retour, est d’être soi-même doté d’une santé qui permet le rire acquiesçant à ce qui est, tout en étant gros d’éclairs et capable d’endurer longtemps la barrière des massifs qui empêchent l’orage d’éclater. La deuxième condition est d’avoir détruit dans l’allégresse railleuse, mais non point haineuse (sans ressentiment, donc), les vieilles tables, et d’avoir béni le monde face à ses détracteurs ; la troisième est d’être animé du souffle créateur divin qui dompte les hasards et en admet les effets créateurs ; la quatrième est d’être le nouveau « sel de la terre » grâce auquel a lieu la rédemption du bien et du mal dans leur mixité enfin reconnue pour la première fois ; la cinquième est d’être animé de l’esprit audacieux qui animait Colomb lorsque disparaissaient à ses yeux tous les points de repères connus : il faut s’ouvrir à des mers nouvelles, à un avenir affranchi des rassurantes tables traditionnelles, mais qui n’en est pas moins assujetti à de nouvelles tables ; la sixième est l’alpha et l’oméga de cette nouvelle alliance avec ce qui est : la danse et le rire, c’est-à-dire une disposition d’esprit où le corps sain s’adonne à la rythmique de la dynamique pulsionnelle enfin admise comme moteur de la vie ; où le rire, destructeur, est en même temps sanctificateur puisqu’il admet ce qu’il a ruiné dans ce qu’il a libéré ; la septième est le refus du « haut et du bas », des valeurs traditionnelles, de l’arrière-monde ; ce refus va de pair avec la résolution d’une antinomie grevant le langage : « Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? Chante, ne parle plus ! » Les concepts trahissent ce qu’ils désignent, tout comme les signes sont équivoques pour les esprits faibles qui ne savent les déchiffrer, et de même qu’il faut danser désormais, il faut chanter, changer de style. Nietzsche retrouve ici ce qu’il a déjà dit, sous la forme d’une chanson, de sa propre découverte de la volonté de puissance, de sa sagesse, supérieure désormais à celle de ceux qui sont « les plus sages » (« La chanson à danser », IIe partie du Zarathoustra), et anticipe les accents d’un autre chapitre de la quatrième partie du livre, « La Chanson ivre » (dont le titre est en fait « La chanson du promeneur nocturne ») : « Le plaisir ne veut pas d’enfants ni d’héritiers – le plaisir se veut lui-même, il veut l’éternité, il veut le retour [...] suis-je un prophète, un rêveur, un homme ivre, l’interprète des songes, la cloche de minuit ? N’entendez-vous pas, ne sentez-vous pas que le monde, le mien, vient de toucher à sa perfection ? Minuit, c’est aussi midi. » On notera, avant d’y revenir, qu’il y a une temporalité singulière propre au temps de l’annonce du retour, temporalité qui ne se confond pas ni ne peut logiquement se confondre avec celle de l’éternel retour. L’éternel retour est la réalité de la temporalité ; or le temps de son annonce qui ne le prédit pas, mais le révèle, c’est « Midi », ou « Minuit », ou encore le « Milieu » : « Car, à vrai dire, pour de telles choses, il n’y a plus de temps sur la terre », écrit Nietzsche en conclusion de la IVème partie du Zarathoustra : « Debout ! [...] Voici mon aube, mon jour se lève : parais à présent, monte au ciel, grand Midi ! » Et Zarathoustra peut enfin quitter sa caverne.
7En 1886, rédigeant plusieurs avant-propos à ses œuvres publiées, Nietzsche écrit dans sa présentation rétrospective du Voyageur et son ombre : « Mes ouvrages parlent uniquement de mes dépassements, c’est “moi” qu’ils contiennent avec tout ce qui me fut ennemi. [...] C’est pourquoi il faut antidater tous mes ouvrages, à une seule exception près quoique essentielle [le Zarathoustra] » ; dans le projet de préface à la « Volonté de puissance », que Nietzsche rédige au printemps 1888, on peut lire la même idée : « Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière. [...] Cette histoire peut être relatée dès maintenant : car c’est la nécessité elle-même qui est ici à l’œuvre. [...] Celui qui prend ici la parole n’a en revanche rien fait d’autre jusqu’à présent que de revenir à soi [...] en tant qu’esprit augural qui regarde en arrière lorsqu’il raconte ce qui va venir » (fragment 11 [411]). La méthode que présuppose ce type d’affirmation, on le sait, est la généalogie. C’est une réflexion sur l’opposition entre le sens historien de la discipline universitaire et le sens historique : « Ce que j’ai pu dire contre la “maladie historienne”, je l’ai dit en homme qui apprenait à s’en guérir lentement, péniblement, et n’entendait pas du tout renoncer désormais à l’ “histoire” pour en avoir souffert naguère » (Avant-propos au Voyageur et son ombre, § 1).
8Dans sa belle étude « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (Hommage à Jean Hyppolite, PUF, 1971), Foucault a bien montré que la généalogie ne s’oppose pas, chez Nietzsche, à l’histoire mais à l’idée que cette dernière serait orientée en fonction d’une fin, comme à la tentation de la faire dépendre de significations idéales qui, comme telles, y échapperaient. La méthode généalogique est dirigée contre l’idée d’origine, au moins pour trois raisons : d’abord parce qu’on s’imaginerait toucher à l’essence des choses quand on parvient à en saisir l’origine ; or, derrière les choses, il n’y a pas de secret essentiel sinon qu’elles sont sans essence ou que ce que l’on croit être leur essence a également une provenance ; ce que l’on rencontre, à l’origine des choses, ce n’est pas leur identité intacte, mais leur discorde ; ensuite parce qu’on s’imagine qu’à l’origine les choses seraient dans un état de perfection, alors que Nietzsche insiste sur le fait que tout commencement est sans gloire, dérisoire parfois ; enfin, parce qu’on associe origine et vérité, et cette dernière a, bien entendu, elle aussi une histoire où se mêlent pour y jouer un rôle actif maintes erreurs. Nietzsche oppose donc à l’origine la provenance et l’émergence.
9La notion de provenance (Herkunft) permet de battre en brèche toute reconstruction d’identité et de cohérences prétendues (celle du moi, par exemple), et de montrer, sous la synthèse affirmée, les accidents, les déviations, les dispersions, les erreurs muées en réussites, etc. La recherche de la provenance n’est pas fondatrice ; elle fragmente, au contraire, ce qu’on tenait pour uni, elle déstabilise les legs prétendus pérennes. Mais, surtout, la provenance tient au corps qui est le fils conducteur adopté par Nietzsche pour interpréter l’histoire : « L’homme d’une époque de dissolution qui mélange toutes les races, l’homme qui recèle dans son corps l’héritage d’une ascendance composite, autrement dit des instincts et des jugements de valeur contradictoires [...] cet homme [...] sera en gros un individu plutôt débile. [...] Lorsque, au contraire, les oppositions et les conflits agissent sur de tels individus comme un aiguillon de plus [...] lorsque, d’autre part, ils ont hérité et cultivé en eux, à côté de leurs instincts vigoureux et irréconciliables, une authentique maîtrise dans l’art de se combattre [...] alors on voit paraître ces hommes fascinants, insaisissables, inimaginables. [...] Ces hommes apparaissent aux époques mêmes où le type débile et son aspiration au repos se généralisent : les deux types sont solidaires et procèdent des mêmes causes » (PBM, § 200). Le corps – qui comprend aussi ce qu’il intègre de climat, d’alimentation, de terrain – est le lieu de la provenance : c’est en lui que naissent les différentes pulsions et c’est lui que soutiennent leurs multiples conflits dont il est la résultante. La généalogie, comme analyse de la provenance, se situe, dit Foucault « à l’articulation du corps et de l’histoire » (op. cit., p. 154).
10Pas plus que la provenance n’implique une continuité sans interruption, l’émergence (Entstehung) ne s’explique par un terme final. La métaphysique de l’histoire fait croire à une finalité qui, au terme d’un travail obscur, serait la réalisation et l’achèvement d’un processus dont les linéaments seraient présents dès le départ. La généalogie, au contraire, rétablit le jeu hasardeux des dominations. Ce qui émerge émerge toujours d’une lutte dont l’issue n’était pas donnée d’avance, même si le nombre des solutions possibles du conflit est, lui, limité. L’œil n’était pas destiné à la contemplation lorsqu’il servait surtout à la chasse et à la guerre. L’émergence désigne donc toujours un lieu d’affrontements sans qu’on puisse jamais imaginer une humanité réconciliée – elle ne va que d’un état transitoire de domination à un autre, et il peut y avoir aussi bien progrès que régression dans la consécution d’un état à l’autre : « Faute, conscience, devoir ont leur foyer d’émergence dans le droit d’obligation ; et à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la terre, il a été arrosé de sang » (Pour une généalogie de la morale, II, § 6). Les différentes émergences ne sont pas les manifestations variées d’une même signification ; ce ne sont que substitutions, conquêtes, retournements. Le devenir de l’humanité n’est que la série des interprétations, des évaluations dont le moteur sont les configurations pulsionnelles. Interpréter, ce n’est pas faire apparaître une signification cachée dans une origine, mais c’est, à tel moment du conflit général des pulsions, profiter d’une situation favorable pour imposer telle direction à un système de règles en le ployant à une volonté nouvelle. L’exemple le plus frappant est donné par saint Paul installant une nouvelle lecture de l’Ancienne Alliance, interprétant autrement le péché en en faisant un péché originel, et donnant ainsi du corps une interprétation réactive compensée par la promesse du corps glorieux, ressuscité.
11Le sens historien dénoncé dans la deuxième inactuelle, c’est celui qui présuppose toujours un point de vue supra-historique, une philosophie de l’histoire qui synthétiserait dans une totalité (ce qu’on appelait à l’époque Weltgeschichte) la diversité enfin réduite du temps ; une histoire qui donnerait ainsi à tous les conflits du passé la forme finale de la réconciliation. Le sens historien prend alors appui hors du temps, par exemple dans une origine absolue qui va de pair avec la présupposition d’une fin de l’histoire ; mais le sens historien deviendra sens historique dès qu’il abandonnera tout point de repère absolu de ce type, et l’histoire ainsi comprise reconvertira en devenir tout ce qui avait semblé garanti pérenne par l’être. À l’inverse du monde chrétien et de sa Providence, à l’inverse du monde grec partagé entre le règne de la volonté et celui du cosmos, l’histoire réelle ne connaît, dit Nietzsche, que « la main de fer de la nécessité qui agite le cornet à dés du hasard » (Aurore, § 130) ; le hasard tel que Nietzsche le comprend n’est pas aléa du sort, mais risque toujours relancé de la volonté de puissance qui, à toute issue du hasard, oppose pour la maîtriser le risque d’une plus grand hasard. L’histoire effective est ainsi, pour Nietzsche, telle qu’elle est rétablie par la généalogie, un instrument de lecture critique des valeurs, comparable à la physiologie, car elle s’en tient au fil conducteur du corps, et n’est pas affectée par les illusions métaphysiques qui veulent croire à l’immuabilité de l’être par crainte de tout ce qui porte la marque du devenir (cf. Le Crépuscule des idoles, « La “raison” dans la philosophie », § 1 et 4). Le sens historique, écrit Foucault, « donne au savoir la possibilité de faire, dans le mouvement même de sa connaissance, sa généalogie » (op. cit., p. 163), et contrairement au sens historien, il ne succombe pas à l’illusion de l’objectivité, il se sait perspectif : « Il n’y a pas de science historique objective », dit Nietzsche dans un fragment du printemps-été 1883 (7 [268], contemporain de la rédaction du Zarathoustra), car l’histoire a fait l’objet d’une « appropriation sous la conduite des excitations et des instincts ». Or si l’on applique à ce que vient de dire Nietzsche sa propre méthode, il est tout à fait légitime de s’interroger sur la condition de possibilité de ce qu’il vient de dire : parler du sens historien du point de vue du sens historique et affirmer qu’il n’y a pas d’objectivité de la science historique tandis que la réalité de l’histoire effective serait celle de l’appropriation par le corps signifie qu’il existe au moins un point de vue d’où pareil énoncé est possible et tout à la fois vrai ; ce point de vue doit lui-même avoir une provenance et reconnaître sa dette à l’égard de son émergence, ce point de vue est lui-même un événement dans l’histoire, mais aussi de l’histoire : « La doctrine du retour marque le tournant de l’histoire », dit Nietzsche à l’automne 1883 (fragment 16 [45]).
12L’éternel retour n’est pas une expression fréquente chez Nietzsche ; et le moins qu’on puisse dire est que, dans son œuvre publiée, les occurrences sont très peu nombreuses : mis à part l’aphorisme 341 du Gai Savoir qui l’évoque sans du tout le nommer explicitement, ainsi que les aphorismes 43 et 56 de Par-delà bien et mal qui procèdent de même, l’expression se trouve essentiellement dans deux chapitres de la IIIe partie du Zarathoustra ( « Le convalescent », « Les sept sceaux » ), dans un chapitre de la IVe partie ( « Le chant du promeneur nocturne » ) ; la mention de l’expression se retrouve ensuite dans le Crépuscule des idoles (« Ce que je dois aux anciens », § 5) et, bien entendu, dans Ecce homo (« Pourquoi je suis si sage », § 3, « Pourquoi j’écris de si bons livres », « La Naissance de la tragédie », § 3, et « Ainsi parlait Zarathoustra », § 1 et 6). Dans Ecce homo, Nietzsche raconte à quel moment et dans quelles circonstances extérieures cette idée lui est venue, et il recopie le fragment 11 [141] du printemps-automne 1881 qui est la première occurrence de l’expression. Mais dans aucune des occurrences de son œuvre publiée, Nietzsche ne s’explique sur ce qu’est l’éternel retour, pas plus qu’on ne peut soupçonner, à partir de ces occurrences-là, que l’idée d’éternel retour apparaît un peu moins d’un an après celle de volonté de puissance (automne 1880), comme sa conséquence inévitable.
13Seuls des fragments posthumes, et en nombre bien moins important que ceux traitant de la volonté de puissance, nous permettent de reconstituer ce que Nietzsche s’est ainsi représenté. Nietzsche s’imagine le monde comme un quantum de forces qui ne connaissent ni interruption de leur cours, ni diminution, ni équilibre harmonieux, pas plus qu’il n’y a globalement diminution de leur intensité (fragment 11 [148], automne 1881) ; le cours circulaire de ces forces n’est pas le résultat d’une sortie d’un chaos peu à peu stabilisé en mouvement orbital, et il dénonce l’analogie avec le cours circulaire des astres (fragment 11 [157]). De plus, il faut y insister, l’éternel retour du même n’est pas le retour de l’identique (Wiederkehr des Gleichen n’est pas Wiederkehr des Selben) : « Il est complètement insensé de se prononcer sur la question de savoir s’il a jamais existé de l’identique. Il semble que la marche générale des choses crée du nouveau jusque dans les parties infiniment petites de leurs propriétés » (fragment 11 [202], automne 1881), faute de quoi « nous devrions accepter que de l’identique ait existé de toute éternité, en dépit de toutes les métamorphoses des faits et l’émergence de nouvelles propriétés – hypothèse inadmissible ! » (ibid.). Puisque le quantum des forces reste égal et que les forces sont « éternellement actives », ces forces ne peuvent pas « produire un nombre illimité de cas », elles doivent se répéter, mais pas à l’identique et sans jamais parvenir à un quelconque état d’achèvement. Il y a donc des hasards, mais dans les limites du cadre ainsi fixé. Les présupposés de pareille conception sont empruntés par Nietzsche à ce qu’il comprend de la thermodynamique de son temps et qui admet pour principe celui de la conservation de l’énergie. Mais il a déjà adopté ces présupposés, durant l’été 1880, en les mettant au principe de sa conception de la volonté de puissance : il ne s’agit pas alors seulement du monde dans son ensemble, mais du cas particulier que sont les individus, lesquels ne représentent qu’une différence de degré et non de nature par rapport à ce que Nietzsche désigne par volonté de puissance. Les forces dont il est question dans la conception de l’éternel retour sont déjà présentes en nous sous la forme de vecteurs pulsionnels qui ne sont jamais isolés et qui tous obéissent à une seule loi, celle de l’épanchement maximal – toujours contrarié et différé par les conflits avec les autres vecteurs –, à une seule dynamique, que Nietzsche met au fondement de ce que nous appelons jugement de valeur, celle de décider en permanence de ce qui est utile ou nuisible à cet épanchement, de choisir sans cesse la meilleure manière de favoriser cet épanchement. La combinaison, aussi complexe qu’on voudra l’imaginer, de ces vecteurs pulsionnels, porte chez lui le nom de « vie ». Plus la configuration pulsionnelle croît en intensité, et plus on a affaire à une phase ascendante, moins elle est intense et plus on est confronté à la décadence. Ces deux mouvements ne sont jamais totalement disjoints, mais simplement l’un l’emporte provisoirement sur l’autre (c’est pourquoi Nietzsche ne craint pas d’avouer qu’il est lui-même un nihiliste, même s’il est parvenu à surmonter ce nihilisme), et c’est ainsi que l’on monte ou que l’on descend sur la spirale qu’est l’éternel retour – qui, décidément, n’est pas un cercle ni ne permet d’évoquer une histoire cyclique.
14Il n’en demeure pas moins que volonté de puissance et éternel retour résument ce que Nietzsche pense du moteur et de la dynamique de l’histoire : « Imprimer au devenir le caractère de l’être – c’est la suprême volonté de puissance. [...] Que tout revienne, c’est le plus extrême rapprochement d’un monde du devenir avec celui de l’être : sommet de la contemplation » (7 [54], fin 1886 - printemps 1887). En ce sens, l’histoire est toujours en quelque manière prévisible, puisque tout l’effort nietzschéen, portant sur le passé, permet d’en dégager les lois sans s’ouvrir sur la promesse d’un avenir d’ordre eschatologique. Ce que Nietzsche se borne à promettre, c’est l’inévitable alternance de phases ascendantes et décadentes : la conversion des valeurs qui a été régnante après celle du judaïsme et après les Grecs et jusqu’à nous, s’appelle christianisme ; et parce que Nietzsche a l’intuition de la volonté de puissance et de l’éternel retour, il prétend qu’à partir de lui s’ouvre l’époque d’une autre histoire résultant d’une autre conversion des valeurs, celle qu’il propose.
15Pour finir, deux remarques : cette conversion nouvelle a un but qui va de pair avec la fin du christianisme : il s’agit, en effet, pour Nietzsche de réaliser la « rédemption de tout le passé » (ce que Benjamin ne manquera pas de reprendre à son compte par la suite). Il le dit au moins à deux reprises, dans la IIIe partie du Zarathoustra (« Les tables anciennes et nouvelles », § 12 in fine), et dans Ecce homo (« Pourquoi j’écris de si bons livres », « Ainsi parlait Zarathoustra », § 8). Le prophétisme nietzschéen a donc pour essentielle raison d’être cet affranchissement du passé converti en fatum auquel on ne peut que dire oui. L’autre remarque touche à la temporalité même : « Il y a toujours une heure où la plus puissante des pensées, celle de l’éternel retour de toutes choses surgit d’abord chez un individu, puis chez beaucoup, enfin chez tous – c’est chaque fois, pour l’humanité, l’heure de midi » (11 [148], automne 1881). L’insistance de Nietzsche sur « midi » n’est pas à démontrer mais un fragment étrange de la même époque (11 [260]) éclaire sa compréhension : « Il est une partie de la nuit dont un ermite dirait : “Écoute à présent le temps s’arrête !” [...] on éprouve face à ce moment de la nuit [...] un étrange sentiment d’étonnement, une sorte de “beaucoup trop court !” ou de “beaucoup trop long !”, bref l’impression d’une anomalie temporelle » que les Anciens exprimaient par l’expression intempestiva nocte. « Midi » semble ainsi être la temporalité intempestive que Nietzsche a implicitement présupposée pour être en mesure d’objectiver la loi de la temporalité même.