Notes
-
[1]
Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 462. Nous renvoyons à toute son interprétation de la quiddité, p. 460-482.
-
[2]
Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 95.
-
[3]
Henri Gouhier : « La Théâtralité », Encyclopedia Universalis, vol. 22, p. 436. Une telle conception « essentialiste » permettrait par voie inductive, selon Gouhier, de déceler « à travers les différences, une espèce d’essence qui poserait la raison d’être et esquisserait une structure fondamentale de l’œuvre théâtrale ». Mais ce serait, nous semble-t-il, omettre tout ce qui, dans l’histoire du théâtre, constitue la diversité et les différences des pratiques théâtrales qui varient selon les civilisations, les cultures et les époques, même si la plupart, sinon la totalité, répondent, d’une manière ou d’une autre, à un besoin proprement humain, profondément ancré dans la nature humaine : le besoin de se transformer, de se métamorphoser, de devenir autre, le goût du masque et du déguisement, par où l’homme est un comédien.
-
[4]
J.-M. Piemme, « Alternatives théâtrales », 20-21 décembre 1984, cité par Jacqueline Feral, « La théâtralité. Recherches sur la spécificité du langage théâtral », Poétique, no 75, 1988, p. 360 ; pour l’ensemble de l’article p. 347-361.
-
[5]
M. Heidegger, « Science et méditation », Essais et conférences, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1973, p. 57-58.
-
[6]
Cf. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 8, où Nietzsche rapporte, en l’approfondissant, la thèse célèbre de Schlegel du « spectateur idéal », OC, t. 1, Paris, Gallimard, p. 72 (nous écrirons désormais en abrégé NT pour La Naissance de la tragédie, et FP pour les Fragments posthumes des Œuvres complètes chez Gallimard).
-
[7]
A. Girault, « Pratiques du théâtre », Théâtre public, no 5-6, juin 1975, p. 14.
-
[8]
A. Rey et D. Couty, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980, p. 185.
-
[9]
R. Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Paris, Le Seuil, coll. « Tel quel », 1964, p. 41.
-
[10]
A. Badiou, « Dix thèses sur le théâtre », Comédie française, Les Cahiers, no 15, POL, 1995, p. 19.
-
[11]
L’expression est de Paul Klee, qui définit la peinture en tant qu’art qui rend visible.
-
[12]
Cf. Barthes, ibid.
-
[13]
Ibid., p. 42.
-
[14]
Nietzsche, op cit., p. 73.
-
[15]
Cf. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 366.
-
[16]
Aristote, Poétique, 1450 b 4 : La pensée « consiste dans la faculté de trouver le langage qu’implique la situation, ce qui dans les discours est l’œuvre de la politique et de la rhétorique ».
-
[17]
Ibid., 1450 b 16-21.
-
[18]
Nietzsche, FP, 1869-1870, 3 [6] ; NT, t. 1, p. 213.
-
[19]
Aristote, Poétique, 4, 1448 b : « ... tous les hommes prennent plaisir aux imitations ».
-
[20]
FP, 1871, 9 [126], t. 1, p. 400.
-
[21]
Michel Corvin, article « Théâtralité », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1991, p. 820-821.
-
[22]
Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 342.
-
[23]
Jacqueline Feral, « La théâtralité. Recherches sur la spécificité du langage théâtral », Poétique, no 75, 1988, p. 348 ; M. Polany, « The tacite dimension », rapporté par J. Baillon, « D’une entreprise de théâtralité », Théâtre public, juin 1975, p. 109-112.
-
[24]
Anne Ubersfeld, L’école du spectateur, Paris, Éditions sociales, 1981, p. 52.
-
[25]
Ibid., p. 53.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
La fonction du regard est une fonction essentielle au théâtre. Le regard s’inscrit comme séparé de sa propre extériorité dans le même temps que les actants se regardent.
-
[28]
Guy Debord, La société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 23.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
NT, § 12.
-
[31]
Ibid., § 14.
-
[32]
Ce texte, que nous citons ici sans le commenter, sera repris un peu plus loin.
-
[33]
NT, § 8.
-
[34]
Cf. J.-B. Pontalis, « Naissance et reconnaissance du “soi”. Pour introduire à l’espace potentiel », Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 178. Il s’agit du passage où le psychanalyste reprend la thèse de Winnicott sur l’espace transitionnel. La théorie de Winnicott est exposée dans l’un de ses ouvrages majeurs, Jeu et réalité.
-
[35]
Voir le célèbre § 361 du Gai Savoir.
-
[36]
Aristote, Poétique, 1448 b 5-23 : « Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations. [...] Une raison en est encore qu’apprendre est très agréable non seulement aux philosophes mais pareillement aux autres hommes. »
-
[37]
Sharon Marie Carnicke, « L’instinct de théâtralité : Evreinov et la théâtralité », Revue des études slaves, t. 53, fasc. 1, 1981, p. 97-108. Cet article fait partie d’un ensemble que la revue a consacré à cet auteur sous le titre « Nicolas Evreinov l’apôtre de la théâtralité ». Parmi les essais théoriques d’Evreinov, citons : L’apologie de la théâtralité ; Le théâtre pour soi ; Le théâtre en tant que tel ; Le théâtre chez les animaux. Il est en outre l’auteur d’une trentaine de pièces de théâtre.
-
[38]
NT, § 2, p. 46.
-
[39]
NT, § 1, p. 45.
-
[40]
Cf. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ; Hölderlin, Hypérion et la mort d’Empédocle ; Emerson, Les forces éternelles de la nature et La critique du temps présent ; Wagner, L’œuvre d’art de l’avenir. Voir Charles Andler, Nietzsche, sa vie, son œuvre, t. 1, Paris, Gallimard, 1958, p. 43, p. 69 sq., p. 340 sq. ; Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1980, p. 104-110. Remarquons que l’on ne peut, d’un trait de plume, biffer ces influences, pas plus d’ailleurs que toutes les autres, sous prétexte qu’elles ne serviraient que les intérêts de l’historien, et ne faire valoir que l’apport décisif de Nietzsche lui-même ; car, s’il les a constamment intégrées pour les réévaluer dans ses perspectives, on peut simplement renvoyer le lecteur à toutes ses reconnaissances de dettes.
-
[41]
Dans Le livre du philosophe, Nietzsche écrit : « L’homme ne découvre que très lentement combien le monde est infiniment compliqué. D’abord il se l’imagine tout à fait simple, aussi superficiel qu’il est lui-même. Il part de lui-même, le résultat le plus tardif de la nature, et il se représente les forces, les forces originelles, de la même manière que ce qui se passe dans sa conscience. Il prend les effets des mécanismes les plus compliqués, ceux du cerveau, pour des effets identiques à ceux des origines... Aussi croit-il avoir expliqué quelque chose avec le mot “instinct” et reporte volontiers les actions à finalité inconscientes dans le devenir originel des choses » (trad. A. Kremer-Marietti, édit. bilingue, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, p. 95).
-
[42]
FP, 11 [415], OC, t. XIII, p. 365.
-
[43]
C’est pourquoi si l’apparence n’a pas de profondeur, « entrer dans l’apparence » sera sans doute découvrir une infinité de nouvelles apparences ou, en termes nietzschéens, une infinité de masques.
-
[44]
FP, 9 [35], ibid., p. 28.
-
[45]
FP, frag. cité, OC, p. 366 : « La métaphysique, la morale, la religion, la science – ne sont considérées dans ce livre que comme différentes formes de mensonge : c’est avec leur aide que l’on croit à la vie. “La vie doit inspirer confiance” : la tâche ainsi définie est énorme. Pour la résoudre, il faut que l’homme soit déjà par nature un menteur, il faut plus que toute autre chose, qu’il soit artiste.... Et il l’est en effet : métaphysique, morale, religion, science – rien que des progénitures de sa volonté d’art, de mensonge, de fuite devant la “vérité”, de négation de la “vérité”. Ce pouvoir même, grâce auquel il fait violence à la réalité par le mensonge, ce pouvoir d’artiste par excellence de l’homme – il l’a d’ailleurs en commun avec tout ce qui est : lui-même est en effet un morceau de réalité, de vérité, de nature – lui-même est aussi un morceau de génie du mensonge... » Voir aussi FP, 17 [3], OC, t. XIV, p. 268.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
GS, § 361.
-
[48]
NT, § 5.
-
[49]
Cf. Gabriel Abensour, « Blok face à Meyerhold et Stanislavski ou le problème de la théâtralité », in Revue des études slaves, 1982, p. 671-679 ; cf. p. 671.
-
[50]
Heidegger, qui rapporte l’intégralité du fragment, ajoute que ce manque de principe organisateur rend « fort malaisé une représentation cohérente de l’esthétique en tant que physiologie » ; cf. Heidegger, Nietzsche, Paris, Gallimard, vol. 1, p. 90.
-
[51]
Cf. « Là où je trouve à redire », in Nietzsche contre Wagner, « L’esthétique n’est en fait qu’une physiologie appliquée », OC, t. VIII, p. 349 ; voir encore Le Cas Wagner, ibid., p. 33.
-
[52]
FP, 17 [9], t. XIV, p. 276.
-
[53]
Cf. Heidegger, op. cit., p. 91-92.
-
[54]
Ibid., p. 93.
-
[55]
Cf. Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 19.
-
[56]
On sait que le spectacle de théâtre chez les Grecs n’avait rien d’un divertissement ; c’est d’ailleurs l’un des reproches que Nietzsche adressera aux représentations théâtrales de son temps.
-
[57]
NT, § 8, p. 73 ; cf. H. C. Baldry, Le théâtre tragique des Grecs, trad. P. Darmon, Paris, Maspero, 1975.
-
[58]
NT, § 8, p. 76.
-
[59]
Il peut être intéressant de remarquer qu’on retrouve le « Da » dans le fameux jeu de la bobine de l’enfant et qui symbolise, selon Freud, le retour de la mère, c’est-à-dire le retour de sa présence ici, devant l’enfant.
-
[60]
Cf. Jean-Pierre Vernant, « La figure des dieux III : Dionysos », Figures, idoles, masques, Paris, Juilliard, coll. « Conférences, essais, et leçons du Collège de France », 1990, p. 216.
-
[61]
Ibid., p. 225, entrée que Vernant signifie ainsi : « Irruption subite, comme si Dionysos chaque fois surgissait d’ailleurs : étranger, monde barbare, au-delà. Irruption conquérante qui, de cité en cité, de lieux en lieux, étend et assure le culte du dieu. Toute la tragédie, dans son déroulement, illustre cette “venue” : elle donne à voir l’épiphanie dionysiaque. »
-
[62]
NT, § 10 : « Il y a une tradition irrécusable pour dire que la tragédie grecque, dans sa forme la plus ancienne, n’avait pas d’autre objet que les souffrances de Dionysos et que, pendant très longtemps, ce fut justement le seul héros présent sur la scène. Mais on peut affirmer avec une égale certitude que Dionysos, jusqu’à Euripide, n’a jamais cessé d’être le héros tragique et que toutes les figures illustres du théâtre grec, Prométhée, Œdipe, etc., ne sont que des masques de ce héros primitif. »
-
[63]
Cf. Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 226.
-
[64]
Cf. Jacques Derrida, « Le facteur de la vérité », Poétique, no 21, 1975, p. 96-147, repris dans La carte postale, Paris, Aubier-Flammarion, 1980, p. 441-524. Remarquons que le facteur, avant d’être le porteur distributeur de lettres, était, au XVIe siècle, étymologiquement parlant aussi, « celui qui a fait » – le factor, de factum, supin de facere = faire – c’est-à-dire l’écrivain, l’artiste, et même Dieu en tant que créateur ; à partir du XVIIIe siècle, il sera le fabricant d’orgues, de clavecins, de pianos.
-
[65]
GS, préface, § 4 ; cf. Sarah Kofman, « Baubo, perversion théologique et fétichisme », Nietzsche et la scène philosophique, Paris, coll. « 10/18 », 1979, p. 263-304.
-
[66]
Cf. Peter Sloterdijk, Le penseur sur scène, 1986, trad. Hans Hildebrand, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 86.
-
[67]
Philippe Lacoue-Labarthe, « Note sur Freud et la représentation », Digraphe, no 3, 1974, repris sous le titre « La scène est primitive », in Le sujet de la philosophie. Typographie I, Paris, Aubier-Flammarion, 1979, p. 206.
-
[68]
FP, 9[53] ; NT, OC, p. 380.
-
[69]
Walter Benjamin, Illuminationen, I, Éd. Suhrkamp, 1961, p. 70, cité par Charles Rosen, « Lecture de Benjamin », in Critique, 1978, p. 258.
-
[70]
Ibid., p. 333.
-
[71]
La séparation d’avec Instinkt n’est pas vraiment pertinente dans les textes de Nietzsche, car elle ne deviendra opératoire que dans l’optique freudienne : Trieb y sera traduit par « pulsion », pour tenter de la séparer de l’instinct, trop marqué semble-t-il, par et dans le discours de la biologie. De plus, la traduction par « pulsion » se justifie, car elle est principalement référée à la sexualité humaine. L’instinct, au sens strict, désigne un modèle inné de comportement, un schéma de réaction qui se transmet héréditairement dans une espèce déterminée, et qui est relatif à la satisfaction d’un type de besoin. Alors que la sexualité humaine est caractérisée par l’absence d’une telle prédétermination fixe. Elle ne se montre pas sous le signe du besoin mais sous celui du désir. Pour Nietzsche, la distribution et la recomposition du mot Trieb avec d’autres termes en donne une image quasi hypertrophiée. On peut en lire la liste (plus de soixante termes), pourtant exhaustive, dressée par P. L. Assoun dans son ouvrage Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980, p. 90. C’est précisément dans un chapitre intitulé « Instinct et pulsion » qu’Assoun reconstruit le champ sémantique de l’un et de l’autre chez les deux auteurs. Nous retiendrons, pour ce qui nous concerne, à travers l’histoire du concept de Trieb chez Nietzsche, d’une part, celui que Nietzsche appelle justement le Kunsttrieb prototype de l’instinct : l’instinct artistique – et qui est de part en part inconscient ; naturel avant d’être humain et de prendre place dans le psychique, le Kunsttrieb, bien qu’unitaire, apparaît à travers la dualité (d’instincts) apollinien/dionysiaque. Il est défini dès La Naissance de la tragédie comme une force de la nature, inconsciente, d’où surgissent le duo des « puissances artistiques » qui sont figurées chez les Grecs par Apollon et Dionysos. Mais nous retiendrons, d’autre part, un sens que Nietzsche détermina dès sa leçon inaugurale à Bâle sur Homère et la philologie classique, en 1869 : à savoir qu’à partir de la pratique philologique, il est possible de déterminer et de « sonder le plus profond instinct de l’homme, l’instinct de parole (Sprachinstinkt) » (cité par Assoun, op. cit., p. 87). Art et parole ou langage seront ainsi des déterminations essentielles dans l’œuvre ultérieure de Nietzsche : depuis le lieu d’où ils surgissent – la nature et l’homme – jusqu’à leur ultime manifestation et définition dans La Volonté de puissance (cf. L. Assoun, op. cit., p. 149). On sait que le premier sens auquel s’attacha Heidegger pour déterminer la volonté de puissance est celui de « la volonté de puissance en tant qu’art » (cf. Nietzsche, t. 1, p. 11-199).
-
[72]
Titre de Jean Tardieu qu’emprunte J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 507.
-
[73]
Ibid.
-
[74]
NT, § 8. Sur la métaphore, Le livre du philosophe, Paris, Aubier, bilingue, III, et parmi les lectures qui en ont été faites, voir Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972, III, 4.
-
[75]
Lacan, op. cit.
-
[76]
NT, § 8. On pourrait voir ici l’idée et même le symptôme de l’obsession, dans la mesure où ce mot, par son étymologie latine, indique déjà l’idée de siège : obsidere : action d’assiéger et qu’en ce dernier tiers du XIXe siècle on définissait comme « l’image ou le mot qui s’impose à l’esprit malgré lui ». Cf. le mot « obsession » dans Oscar Bloch et von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1932.
-
[77]
Cf. Sarah Kofman, op. cit., p. 164. On sait que S. Kofman vise la thèse de Heidegger.
-
[78]
Ibid., p. 139.
-
[79]
Le livre du philosophe, § 118.
-
[80]
W. Jankélévitch et B. Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 18.
-
[81]
Ph. Lacoue-Labarthe, « Typographie », in Mimesis. Des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, p. 208.
-
[82]
Ibid.
-
[83]
Lacan, op. cit., p. 741.
-
[84]
S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 242.
-
[85]
Lacan, op. cit., p. 256. Il convient de noter que les préoccupations de Lacan ne sont pas celles de Heidegger, non seulement parce que Lacan ne s’intéresse pas à la différence ontologique établie par Heidegger, mais parce que celui-ci, inversement, ne s’intéresse pas à la psychanalyse, à ce qu’il appelle la « psychologie des profondeurs moderne ». Quant à leur réflexion respective au sujet de la Dichtung, si Lacan en parle comme d’un procédé inconscient lié naturellement au plan du vécu du poète, Heidegger, en revanche, se démarque nettement de ce point de vue. Si « la poésie n’est pas le processus psychique de la production des poèmes », il est clair, selon Heidegger, que la Dichtung, étymologiquement parlant, n’a rien à voir avec dichten. « Dichten – que signifie au juste ce mot ? Il vient de l’ancien haut allemand tithôn, et est en rapport avec le dictare latin, qui est une forme fréquentative de dicere = dire. Dictare, redire quelque chose, le dire à haute voix, le “dicter”, exposer quelque chose par la langue, le rédiger, que ce soit un essai, un rapport, une dissertation, une plainte ou une supplique, une chanson ou ce qu’on voudra. Tout cela s’appelle dichten [...]. Depuis le XVIIIe siècle seulement, l’usage du mot dichten a été réservé à la composition de constructions langagières que nous appelons “poétiques” (poetisch), que nous appelons depuis des “poésies” (Dichtungen). Au départ, le poétiser (das Dichten) n’a pas de rapport privilégié avec le poétique (das Poetische). [...] “Poétique” vient du grec poïein, poïésis – faire, produire quelque chose. Le mot se situe sur le même axe de signification que tithôn, à ceci près que sa signification est encore plus générale. [...] Ce mot [tithôn-dicere] a la même racine que le grec deiknumi. Cela veut dire : montrer, rendre quelque chose visible, manifeste ; non en un sens général, mais sur la voie d’un montrer particulier. [...] Poétiser : un dire sur le mode du signe qui rend manifeste » (Heidegger, Les hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, trad. de l’allemand par François Fédier et Julien Hervier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1988, p. 39-40). Il est clair que, selon Heidegger, et avec justesse, le dichten précède la Dichtung en tant que « poésie » à proprement parler. Mais la question peut être posée de savoir si le « condenser » ne serait pas une certaine forme que pourrait prendre le dire du « poétiser » originel ? En outre, dans cette perspective, le Zarathoustra donnerait à voir ou se présenterait comme une forme « poématique » du « poétiser ».
-
[86]
Ibid., p. 742.
-
[87]
GS, Préface, § 4.
-
[88]
NT, § 8.
-
[89]
Lacan, op. cit., p. 406.
-
[90]
NT, § 8.
-
[91]
Ibid.
-
[92]
Ibid.
-
[93]
Ibid.
-
[94]
GS, § 347.
-
[95]
Léthé est l’un des cinq fleuves des Enfers : fleuve de l’oubli, il sépare la surface de la Terre du monde d’Hadès.
-
[96]
M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1973, p. 23.
-
[97]
Ibid., p. 69.
-
[98]
Cité par M. Détienne, op. cit., p. 75.
-
[99]
NT, § 8.
-
[100]
Ibid.
-
[101]
Ibid.
-
[102]
Platon, Gorgias, 463 a - 466 a ; 501 b - 502 d.
-
[103]
Derrida, « La parole soufflée », in L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 277, note.
-
[104]
Zarathoustra, Livre II, « Des poètes », trad. Bianquis, Paris, Aubier bilingue, p. 273-274. Il est une longue tradition, à la fois sémite et grecque, qui associe symboliquement vin et connaissance, le premier faisant accéder à la seconde, mais dans la mesure où le participant est un initié. Ce que nous voudrions simplement ajouter, c’est que le mensonge dont il s’agit, n’a pas, ici, et on le comprend aisément, de sens moral, puisqu’il s’agit de poésie (Dichtung). Au contraire, son sens et donc sa présence, dans l’activité poétique, a fortiori chez les poètes tragiques, est inconscient, c’est-à-dire a-moral ou extra-moral ; autrement dit, il occupe une place, la place même de la censure dont parle Lacan.
-
[105]
On peut le dire de l’homme de façon générale, dans la mesure où chacun dispose d’un psychisme dont l’activité inconsciente est celle-là même que Nietzsche, avant Freud, qualifie d’artistique ; cf. S. Kofman, op. cit., III, § 1.
-
[106]
Le livre du philosophe, III, 1, Paris, Aubier, p. 183 – Voir commentaires suivants : Articles de J. J. Goux dans Tel Quel, nos 33, 35, 36 ; J. Derrida, « La mythologie blanche », in Marges, Paris, Minuit, 1975, p. 247-324 ; S. Kofman, op. cit., chap. III, 1 ; B. Pautrat, Versions du Soleil, Paris, Le Seuil, 1971, p. 185-192.
-
[107]
Lacan, op. cit., p. 251.
-
[108]
NT, § 8 et 9.
-
[109]
Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 201.
-
[110]
Ibid., p. 207, n. 54.
-
[111]
Cf. Gorgias, 502 a-d : « Socrate : Voir encore : cette vénérable et merveilleuse forme de poésie, la tragédie, que cherche-t-elle, à quoi s’efforce-t-elle ? Est-ce à plaire uniquement, comme je le crois ; ou bien, si quelque idée capable de flatter et de charmer les spectateurs est mauvaise, s’ingénie-t-elle pour le taire, et si quelque autre est désagréable, mais utile, prend-elle soin de le dire et de le chanter, que cela plaise ou non ? De ces deux façons de se comporter, quelle est, selon toi, celle de la tragédie ? – Calliclès : Il est évident, Socrate, qu’elle tend plutôt à l’agréable et au plaisir des spectateurs. – Socrate : N’avons-nous pas dit, tout à l’heure, que c’était là de la flatterie ? – Calliclès : Certainement. – Socrate : Mais si on enlève à la poésie la musique, le rythme et le mètre, ce qui reste, n’est-ce pas simplement le langage ? – Calliclès : C’est évident. – Socrate : Or ce langage s’adresse à la foule et au peuple ? – Calliclès : Cela paraît vrai. – Socrate : C’est donc un discours relevant de la rhétorique ; le poète, en effet, ne te semble-t-il pas faire au théâtre métier d’orateur ? – Calliclès : Je le crois. »
-
[112]
Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 205. Voir également la distinction bien établie par J. Derrida entre Nachahmung (imitation) et Nachmachung (contrefaçon) (cf. « Economimésis », in Mimésis. Des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, p. 70).
-
[113]
Voir, par exemple, dans Les Bacchantes, le moment où Dionysos se présente déguisé en jeune Lydien devant Penthée qui, de ce fait, ne le reconnaît point.
-
[114]
Derrida, « La parole soufflée », op. cit., p. 274.
-
[115]
Lacan, Écrits, p. 259 : « L’inconscient est le chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. À savoir :
« — dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite ;
« — dans les documents d’archives aussi : et ce sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu’eux, quand je n’en connais pas la provenance ;
« — dans l’évolution sémantique : et cela répond au stock et aux acceptions du vocabulaire qui en est particulier, comme au style de ma vie et à mon caractère ;
« — dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui, sous une forme héroïsée, véhiculent mon histoire ;
« — dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions nécessités par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens. » -
[116]
A. Artaud, Le théâtre et la culture, OC, t. IV, Paris, Gallimard, p. 18, cité par Derrida, op. cit., p. 279.
-
[117]
Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1972, p. 74 ; et Derrida, ibid.
-
[118]
Dans sa Poétique, Aristote énonce clairement l’une des règles fondamentales de la composition de la tragédie, et qui vaut autant pour le poète que pour l’acteur : « Il faut composer les mythes et leur donner l’achèvement de l’élocution en en mettant autant que possible les situations sous les yeux [...] et en leur donnant autant que possible le complément des attitudes [littéralement les figures, les schèmata] » (1455 a 23-30).
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[119]
Cf. Jean-Richard Freymann, Les parures de l’oralité. Re-penser la clinique psychanalytique, Paris, Springer-Verlag, coll. « Hypothèses », 1992.
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[120]
Heidegger, op. cit. : « Les Grecs considéraient la langue optiquement, en un sens relativement large, à savoir du point de vue de l’esprit. » Mais il ajoute un peu plus loin que « les Grecs connaissaient également le caractère oral de la langue, la phonè ».
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[121]
Cf. le verset suivant dans la Première Épître de Paul aux Corinthiens : « Je pense que Dieu nous a exhibés les derniers, nous les apôtres, comme voués à la mort, parce que nous sommes devenus spectacle pour le monde, et pour les anges et pour les hommes » (4, 9). Notons que la Vulgate traduit le mot grec theatron par spectaculum.
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[122]
On peut également y lire l’investissement de la rhétorique dans la musique et la tragédie ou encore celui de la critique historique et la critique d’art.
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[123]
On peut consulter avec profit le remarquable travail que Françoise Frontisi-Ducroux a consacré à une cette partie archéologique du dieu aux masques dans son livre magnifiquement illustré : Le dieu-masque : une figure du Dionysos d’Athènes, Paris, La Découverte, 1991.
A / La théâtralité : essai de définition
Entre scène et texte
1On pourrait d’emblée et sans détour penser la théâtralité dans le champ de la métaphysique, dans le topos, l’espace-lieu de l’ontologie, pour saisir l’essence du théâtre. Or ce qui du théâtre se donne à voir, c’est non pas une ousià mais bien plutôt la représentation d’une œuvre dramatique. Et les Cyniques auraient raison de dire qu’ils voient bien le théâtre et non la théâtralité, comme ils disent, pour réfuter la doctrine platonicienne des Idées, qu’ils voient bien un arbre et non l’arboréité. Du côté d’Aristote, la notion de « quiddité », substantif scolastique qui traduit, faute de mieux, le to ti ên einaï – pourrait-elle en dire davantage ? Littéralement, cette expression signifie « ce que c’était que d’être », selon Pierre Aubenque [1], ou « ce qu’elle [la forme] avait à être » selon Joseph Moreau [2]. D’une théâtralité ainsi entendue, on dira qu’elle est le « ce que c’était », pour le théâtre, « d’être le théâtre », en ce que la théâtralité (= la forme) avait à être ; autrement dit, dans les deux acceptions, un donner à voir, un spectacle, une représentation. Ce qui semble donc conforter l’idée d’une essence du théâtre.
2Cette idée que le théâtre devrait être pensé dans son essentialité à partir de la représentation a été énoncée notamment par Henri Gouhier : « La représentation est inscrite dans l’essence de l’œuvre théâtrale, celle-ci n’existe réellement qu’au moment et dans le lieu où s’accomplit la métamorphose. La représentation n’est donc pas un supplément dont à la rigueur on pourrait se passer ; elle est une fin aux deux sens du mot : l’œuvre est faite pour être représentée ; là est la finalité ; du même coup, la représentation marque un achèvement, le moment où l’œuvre est pleinement elle-même. » [3] Conception tout à fait aristotélicienne non pas du théâtre mais de sa forme, de son ousià, de son aspect, de sa « quiddité ».
3C’est là une conception du théâtre et de la théâtralité qui restitue un primat de l’acte, en tant qu’achèvement d’une œuvre, comme si celle-ci était en attente de sa pleine réalisation, en souffrance de son devenir scénique. Autrement dit, une œuvre dramatique contient virtuellement sa possibilité de représentation, et son essence tient à la possibilité pour une œuvre – c’est-à-dire un texte écrit – d’être en soi et par soi représentable.
4C’est ce qui, par ailleurs, distingue une pièce de théâtre de tout autre genre littéraire et, plus généralement, de toute autre œuvre d’art (musicale notamment). À partir du moment où l’on accepte qu’il y ait une spécificité théâtrale, on peut admettre avec J.-M. Piemme que « la théâtralité serait ce que le théâtre est seul à pouvoir produire, ce que les autres arts ne donnent pas, ne peuvent pas produire » [4]. Le texte de théâtre a ceci de particulier qu’il ne tient son être – même s’il peut être lu et donné à l’activité de lecture, à l’interprétation du lecteur – que d’être joué par des acteurs, destiné à être vu par des spectateurs, car, que serait un « spectacle sans spectateurs » ? Un non-sens. Ce sens est profondément grec, il est marqué par l’esprit de la langue grecque : issu du verbe théaomaï qui signifie contempler, examiner, être spectateur, puis, voir des choses en quelque sorte présentes et qu’on a sous les yeux, le théatron est le lieu où l’on assiste à un spectacle, un lieu destiné à des représentations dramatiques. Précisons un point : le mot théâtre est construit sur le mot théa qui signifie « l’aspect, l’apparence, sous laquelle, comme le dit Heidegger, quelque chose se montre, la vue dans laquelle il s’offre » [5]. Retenir cette définition du théâtre comme lieu d’où l’on regarde quelque chose qui se montre, en se donnant au regard, pour le regard, c’est accorder et reconnaître non seulement un primat à l’acte, mais un privilège aux spectateurs, les spectateurs au double sens qu’ils avaient chez les Grecs, à savoir, d’une part, les spectateurs-auditeurs qui constituent le public, d’autre part, les choreutes du chœur satyrique, « spectateurs idéaux », en totale communion dans la vision du dieu, avec leurs figures ou leurs masques [6].
5Toutefois, à y regarder de plus près, on peut, d’une part, s’interroger sur et donc relativiser le bien-fondé de cette visée et de cette conception essentialiste du théâtre, dans la mesure où elle reste marquée du sceau de la métaphysique. S’il n’y a pas d’essence absolue, transcendante du théâtre – ce qui serait une hérésie pour Platon, quand on sait que le théâtre, pour lui, constitue le plus bas degré de la mimèsis, dont nous parlerons dans la deuxième partie de notre étude – ni même une sorte de substance immanente aux propriétés immuables de type aristotélicien, il existe, en revanche, une théâtralité qui peut être définie à partir d’une pratique théâtrale.
6Aussi bien pourrons-nous retenir deux définitions du théâtre permettant de justifier une spécificité de la théâtralité : « Le dénominateur commun à tout ce qu’on a coutume d’appeler “théâtre” dans notre civilisation est le suivant : d’un point de vue statique, un espace de jeu (scène), un acteur (gestuelle, voix) sur la scène et des spectateurs dans la salle. D’un point de vue dynamique, la constitution d’un monde “fictif” sur la scène, en opposition au monde “réel” de la salle et, dans le même temps, l’établissement d’un courant de “communication” entre l’acteur et le spectateur. [7] » Par ailleurs, A. Rey et D. Couty écrivent : « C’est précisément dans le rapport entre le réel tangible des corps humains agissants et parlants – ce réel étant construit par une construction spectaculaire – et une fiction ainsi représentée que réside le propre du phénomène du théâtre. » [8]
7On s’aperçoit, d’autre part, que cette conception essentialiste du théâtre suppose l’écriture d’un texte : un texte indispensable et, par définition, virtuellement représentable, c’est-à-dire destiné à la représentation. Ce qui lui confère une spécificité qui le distingue des textes appartenant à d’autres genres, en ceci très exactement que l’essentiel réside dans le devenir scénique du texte. D’où l’inévitable question : la théâtralité ne serait-elle pas précisément ce qui n’est pas le texte ? Or, c’est la définition même qu’en donne Roland Barthes : « La théâtralité, c’est le théâtre moins le texte. » [9] Il nous semble, qu’en vérité, il n’y a pas plus de théâtralité comprise comme « le théâtre moins le texte » qu’il n’y a de théâtre entendu seulement comme un « agencement de composantes matérielles et idéelles extrêmement disparates, dont l’unique existence est la représentation » [10]. Barthes et Badiou, que nous venons de citer, peuvent être renvoyés dos à dos car, sur ce point, ils oublient que le texte fait partie des composantes de la théâtralité au même titre – et donc sans donner de primat au texte (textocentrisme) – que la voix, le caractère, le physique, bref, le jeu de l’acteur, le costume, le décor, l’espace scénique et bien sûr la présence du spectateur. Cela dit, s’il est un peu facile, comme d’aucuns l’ont fait, de limiter hâtivement la position de Barthes à la seule mais non moins percutante expression « la théâtralité c’est le théâtre moins le texte », il faut lui rendre justice en complétant cette formule par ce qui suit immédiatement et qui, du même coup, relativise son apparente absoluité, mettant ainsi en lumière l’auto-insuffisance du texte dramatique qui ne peut se passer de la représentation et qu’il appartient au metteur en scène de « rendre visible » [11].
8« Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifient sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, lumières, qui submerge le texte de la plénitude de son langage extérieur. » [12]
9La position de Barthes maintient donc un équilibre entre scène et texte ou, pour reprendre une expression de E. G. Craig, un « déséquilibre dynamique » : elle refuse l’accaparement du théâtre par l’une de ses composantes (auteur, acteur, décorateur, metteur en scène, etc.). Aussi, pour souligner davantage la teneur et la justesse de la pensée de Roland Barthes, devrons-nous reconnaître que le théâtre grec, déjà, puis le théâtre élisabéthain, et le théâtre contemporain, enfin, ont, chacun, considéré la théâtralité comme essentielle, mais sans connotation métaphysique, à l’écriture même de leur texte dramatique – ce qui fait de celle-ci moins une donnée de « réalisation », comme le pensait H. Gouhier, qu’une « donnée de création », comme le dit R. Barthes qui l’explicite ainsi : « Il n’y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante : chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des objets, des situations. » [13]
10Nous savons par exemple qu’Eschyle, qui fut tout à la fois poète, dramaturge, acteur, metteur en scène, a aussi conçu le décor de ses pièces, car il savait que le théâtre est une construction architecturale adaptée à la topographie et à la géographie. C’est ce que ne manque pas de rappeler Nietzsche pour ce qui concerne notamment la mise en scène d’un drame dionysiaque : « La forme du théâtre grec évoque un vallon solitaire, en montagne : c’est pourquoi il faut imaginer l’architecture de la scène semblable à la nuée lumineuse que les Bacchantes qui divaguent dans la montagne aperçoivent de haut comme le décor majestueux où se révélera l’image de Dionysos. » [14] Eschyle savait donc aussi, conséquemment à ses géniales intuitions de metteur en scène, de décorateur, d’architecte, que le théâtre est un art visuel par excellence : un lieu de « voyeurisme » institutionnalisé, un lieu où des spectateurs qui sont aussi des auditeurs, viennent voir un spectacle ; une pièce de théâtre n’est pas écrite par un auteur dramatique grec pour être lue – ce n’est pas un « drame à lire » – mais pour être vue et regardée. Son destinataire n’est pas un lecteur mais un spectateur qui participe à l’action sans pour autant être sur la scène, parce qu’il s’inscrit dans le procès de communication dont l’acteur est le médiateur incontournable (quoi qu’en pense par ailleurs G. Mounin pour qui il n’y a pas de communication au théâtre dès lors que le spectateur n’apporte pas de réponse à ce qui se dit, à lui aussi, indirectement, sur la scène) : en cela, il y a prééminence du spectacle, de l’opsis sur le texte, c’est-à-dire sur le muthos, la fable.
11On comprend alors pourquoi, à partir d’Aristote, le théâtre fut pendant longtemps considéré comme un genre littéraire – primat du texte ou de la fable dans la composition d’une tragédie – et que l’aspect spectaculaire, l’opsis, fut relégué au rang des accessoires et donc soumis à la loi, pour ne pas dire à la tyrannie du texte – celle que viendront renforcer en quelque sorte les hordes barbares des critiques et autres littérateurs, ces « parasites de la culture », comme les désignera Nietzsche [15].
12Le passage de La Poétique, consacré moins au théâtre qu’aux règles de composition de la tragédie, est par lui-même assez clair pour qu’on n’ait pas besoin de l’expliquer. En effet, l’opsis, le spectacle, est placé au sixième rang des parties qui constituent la tragédie : après la fable (muthos), principe et âme de la tragédie, suivent les caractères (éthé), la pensée (dianoia) [16], l’élocution (lexis) et, enfin, ce qu’Aristote appelle les édusmata qu’on traduit généralement par « assaisonnements », dont les principaux sont le chant (mélos ou mélopoïa) et le spectacle (opsis), l’ultime accessoire dont pourrait bien se passer la tragédie pour subsister et traverser les siècles : le texte suffit, pas besoin d’exhibition d’acteurs. Si la tragédie est, d’abord, dans son principe et dans son âme un muthos (une fable), c’est qu’elle est destinée à être lue (la lecture, individuelle, se faisait à haute voix), donc destinée à des lecteurs (chacun lisait pour soi) alors que sa représentation, sa mise en scène, son aspect spectaculaire sont très exactement destinés à un public de spectateurs-auditeurs, car c’est bien pour lui qu’Eschyle, Sophocle et Euripide ont écrit leurs textes, leurs œuvres dramatiques, leurs tragédies. Il ressort ainsi clairement que « le spectacle » (opsis), bien que de nature à séduire le public (ê dè opsis psychagogikon mén), est tout ce qu’il y a d’étranger à l’art et de moins propre à la poétique ; car le pouvoir de la tragédie subsiste même sans concours ni acteur, et, en outre, pour la mise en scène, « l’art de l’homme préposé aux accessoires est plus important que celui du poète » [17].
13Ajoutons cependant cette remarque : le spectacle, la mise en scène, le jeu de l’acteur, et partant, même si ce n’est pas dit mais implicite, la présence des spectateurs n’appartiennent ni à l’art ni à la poétique ; il n’est pas nécessaire de donner à voir ce qu’il suffit de lire ; et nous entrons de plain-pied dans la critique sans appel que Nietzsche adresse à l’encontre de la position d’Aristote : « Contre Aristote qui ne compte l’opsis et le mélos que parmi les êdusmata de la tragédie : qui cautionne déjà le drame à lire. » [18]
14Ce petit texte, bien que posthume, montre, en tout cas, que l’attaque dirigée contre Aristote, plus précisément, ici, contre la primauté du texte, vise ce qui sera nommé plus tard, par Bernard Dort, le « textocentrisme ». C’est pourquoi, il est possible de concevoir une musique sans texte, au sens où Nietzsche parle d’une musique dionysiaque, c’est-à-dire une musique créée « sans image ni concept » en donnant voix à l’obscur des forces de la vie dont le chœur antique témoignera même s’il disposait d’un texte, et que Nietzsche tentera de vivre sinon d’inscrire comme un projet. C’est seulement dans l’esprit de cette musique issue d’une expérience dangereuse « dans le flot de la vie » que peut naître la tragédie. Il y aurait dès lors non plus un « drame à lire » mais une tragédie à écouter – d’où serait évacuée la tyrannie du logos et celle du texte – ou encore un « drame musical » qui ne serait en fin de compte qu’une rhapsodie composée à l’image du démembrement de Dionysos. Aristote, comme on l’a vu, condamne par avance le côté exhibitoire du théâtre parce qu’il est « psychagogique », c’est-à-dire qu’il conduit l’âme vers le plaisir lequel est, selon Aristote, la fin même de la mimèsis [19] : c’est cela séduire. « L’assaisonnement » est un agrément : c’est cela le spectacle. Plus tard, les Pères de l’Église n’auront plus qu’à recevoir cette leçon d’Aristote, qui vaut comme caution – pour condamner les spectacles et le théâtre en particulier. Le jeu de l’acteur, sa voix, son physique, son tempérament (critères d’ailleurs retenus par Aristote, suivant ainsi la tradition, dans la sélection des acteurs lors des concours d’art dramatique), sa gestuelle, bref ce qui constitue sans doute une partie essentielle de la théâtralité, tout cela est superfétatoire, voire dangereux.
15Il n’y a pas à proprement parler d’art théâtral ; plus d’ « assaisonnement » puisque la puissance de la tragédie est suffisante : que reste-t-il ? Un drame à lire. Par exemple, les pièces de Shakespeare. Pourtant, remarque Nietzsche, il y a là un « fait singulier, la lecture d’une pièce de Shakespeare nous fait beaucoup plus d’effet que sa représentation » [20].
16Enfin, si, comme nous l’avons vu, la théâtralité est ce qui, d’un texte, est proprement écrit et destiné au spectacle et à des spectateurs, son but est aussi, pour une part, de séduire. Autrement dit, si la théâtralité, pour autant qu’elle soit propre au théâtre (Piemme), et que l’on suive la doctrine d’Aristote qui l’exclut de l’art – et de ce fait l’acteur ne serait pas un artiste – mais aussi de la poétique (Aristote ne parlera plus du spectacle dans son livre), si la théâtralité n’est donc, en tant que représentation, par nature et définition, que pure séduction ou psychagogie, on mesure déjà ce que pourront être les conséquences de ce fait dans l’histoire du théâtre. Celles-ci vont toucher le cœur même de toute représentation, c’est-à-dire les acteurs, voire le sujet de la représentation. En outre, on ne peut parler de séduction sans séducteurs et séductrices. Une séduction qu’ils incarnent comme un charme irrésistible à distance, mais aussi une corruption. Cocteau disait : « Le théâtre corrompt tout. » Comment dès lors échapper aux périls du visible, aux charmes du divin ou du féminin, aux déguisements diaboliques, à la magie de l’absence, aux abîmes miroitants de la surface, et même à la comédie de l’esprit ? On comprend par là que tous ces maîtres du discours de vérité qu’étaient Platon, Aristote, saint Augustin aient exclu ou banni, hors de la cité idéale ou de la cité de Dieu, le théâtre et ses médiateurs, les acteurs, ceux-là mêmes par qui la séduction devient chair. Car la séduction est ce qui, dans la langue, ne parle pas selon le sens, mais selon la voix et le corps, le corps de la voix et la voix du corps. Autrement dit, la séduction joue à fond dans ce qui se donne pour : ce qui peut se lire à la fois comme le « coup du don » et comme le « coup de foudre ». On peut encore l’entendre comme ce qui, dans l’espace de la rencontre, s’offre dans l’ « entre-deux » ; par où la théâtralité, dans l’optique de la féminité va au-delà du simple constat : le féminin nous séduit. Peut-être le féminin est-il déjà pour les femmes elles-mêmes ce à quoi elles ont un accès difficile et précaire sinon par les voies du semblant, du « pour », autrement dit, du théâtral même.
La théâtralité : du côté de l’altérité
17Jusqu’à présent, nous avons tenté de mettre en évidence, d’une part la possibilité d’une conception métaphysique de la théâtralité en montrant qu’elle n’avait au fond de sens qu’à la condition où, premièrement, elle serait une forme spécifique et substantielle du théâtre, et où, deuxièmement, la mise en scène aurait pour but de « rendre visible ». D’autre part, à propos de la controverse relative à la définition de Barthes selon laquelle il n’y aurait de théâtralité que hors texte, il y a lieu de souligner que le texte fait partie, au même titre que toutes les autres composantes (la scène avec ses décors et accessoires, les acteurs, les spectateurs), de la théâtralité. La question est alors relancée : qu’en est-il exactement de la théâtralité ?
18Nous sommes partis de l’existence d’une théâtralité spécifique à une œuvre dramatique dans son lieu même de réalisation, la scène de théâtre proprement dite, et impliquant toutes les composantes que nous avons évoquées. Nous devons à présent interroger autrement l’existence d’une théâtralité hors théâtre. Cette question, surtout parce qu’elle constitue le fil conducteur de cette étude, ne peut, ici, être totalement contournée.
19Nous voilà, en effet, devant un étrange paradoxe : ou bien la théâtralité détermine formellement l’ensemble ou la totalité des caractéristiques du théâtre à proprement parler, ou bien elle est comme « l’absente de tout bouquet », autrement dit, seulement et sans doute alors la plus puissante métaphore utilisée hors théâtre, excluant ce dernier de cela même qui aurait pu et dû être son origine. En insistant sur la dialectique présence/absence, nous pouvons souscrire à la définition que Michel Corvin donne de la théâtralité : « La théâtralité se définit par trois faits : elle est présence (l’adresse) ; elle ne vit que d’absence (ce qu’elle figure n’existe pas) ; et pourtant elle fait que cette absence soit présence ; elle est à la fois une marque, un manque et un masque. » [21] On pourrait même dire que par son absence du théâtre, la théâtralité émerge justement pour se présenter ailleurs. En ce sens, de la même façon que, comme l’écrivait Jacques Derrida : « Le théâtre est né dans sa propre disparition » [22], il est tout à fait concevable que la théâtralité soit née dans sa propre dissolution, entraînant avec elle sa dissémination dans les autres genres (le roman notamment) et surtout dans la totalité de tous les domaines de la vie, y compris la vie de l’esprit, voire la vie dite divine. Sans doute est-ce dans ce sens, nous semble-t-il, qu’il faut parler d’une théâtralisation de la vie, comme si, dans la vie, était inscrite une tendance dont la théâtralité du théâtre proprement dit ne serait qu’une conséquence.
20Dès lors, comme l’a remarqué fort judicieusement Josette Féral, « lexicalement peu définie, étymologiquement peu claire [malgré le radical grec théaomaï que nous avons évoqué], la théâtralité semble relever de ce “concept tacite” que mentionnait M. Polany qui le définit comme une « idée directement maniable mais qu’on ne peut décrire qu’indirectement et que l’on associe de façon privilégiée au théâtre » [23]. Il faut donc recentrer cette notion à travers le concept d’espace théâtral. Reprenant les composantes de la théâtralité, elle estime que l’espace scénique, indépendamment de la présence sur les planches des acteurs, est déjà par lui-même « porteur de théâtralité », à cette condition toutefois que « le spectateur y a perçu des relations, mise en scène du spéculaire ». Ce qui est juste jusqu’à un certain point, car nous pensons que l’espace scénique, non seulement implique la présence des comédiens, mais n’existerait pas sans eux. Il y a lieu ici de préciser que, l’espace théâtral ne désigne pas, comme on a l’habitude de l’entendre, un décor, des accessoires, des objets, le cadre architectural de l’action, ni même « l’image que ce cadre donne d’un référent spatio-temporel, situé ailleurs », comme l’écrit Anne Ubersfeld [24]. L’espace théâtral englobe l’espace scénique. « Or, le théâtre, ajoute-t-elle, est déjà dans toutes ses manifestations, espace et on pourrait le définir comme un certain mode d’organisation de l’espace ( « l’espace, dit Artaud, naît d’une anarchie qui s’organise » ) [25]. Ou encore, « espace où évoluent des corps parlants » [26]. Or ces corps, ceux des comédiens, ne peuvent exister sur scène et dans l’espace théâtral que parce qu’ils sont regardés par des spectateurs, c’est-à-dire des regardants. « Il suffit, dit A. Ubersfeld, pour qu’il y ait espace théâtral, qu’il y ait des hommes unis par la fonction du regard : des regardants et des regardés », même si « le regard ne suffit pas à faire le théâtre » [27]. L’écoute y est tout aussi importante, ce que Nietzsche n’aura pas manqué de rappeler quand il parle de l’ « auditeur-artiste » dans La Naissance de la tragédie. Pourrait-on souscrire à l’affirmation de Guy Debord selon laquelle le spectacle « n’est pas identifiable au simple regard, même combiné à l’écoute » [28] ?
21Nous pourrions répondre oui, à condition que le spectacle ne se réduise pas à celui du théâtre au sens strict du mot. En ce sens, « il est ce qui échappe à l’activité des hommes, à la reconsidération, à la correction de leurs œuvres. Il est le contraire du dialogue » [29]. En un sens, nous serions également devant le spectacle que donnait à voir la tragédie grecque avant Euripide, puisque, avec lui, dit et répète Nietzsche, c’est l’entrée sur scène du « deuxième spectateur », le penseur, le dialecticien, Socrate, celui « qui ne comprenait pas la tragédie grecque ancienne et, pour cette raison, ne la respectait pas » [30] et finira sa vie, si l’on peut dire, dans le « dialogue platonicien [considéré] comme la fragile embarcation sur laquelle l’ancienne poésie naufragée s’était réfugiée avec tous ses enfants : ils voguaient désormais vers un monde nouveau [...] jusqu’au saut mortel dans le drame bourgeois » [31].
22Nous insistons cependant sur le regard dans l’exacte mesure où il est, si l’on peut dire, l’élément privilégié du théâtre, et qu’il renvoie inéluctablement à la notion de représentation. La théâtralité tient au regard et par le regard. Précisons. L’espace scénique est l’espace autre ou, de l’autre, qui se crée à l’intérieur de l’espace réel jusqu’à même le déréaliser. C’est bien ce que Nietzsche dit lorsqu’il reprend la théorie schlégélienne du chœur dionysiaque dans le § 8 de La Naissance de la tragédie [32], car il répond à cette exigence qui fonde non seulement l’altérité de la fiction, mais plus fondamentalement, celle de la théâtralité, et légitime la déréalisation : « Dans leurs théâtres [Nietzsche parle évidemment des Grecs] qui s’élevaient en gradins concentriques, il était [...] loisible à chacun de ne pas voir, proprement, l’ensemble du monde civilisé qui l’entourait et le regard saturé par le spectacle qui lui était offert, de s’imaginer soi-même choreute [...]. Et la force de cette vision [du chœur satyrique] est assez intense pour émousser le regard et l’insensibiliser à l’impression de “réalité”, à la présence des hommes civilisés qui sont disposés, là, en cercle, sur les gradins. » [33] En d’autres termes, la théâtralité c’est la présence de l’autre, dans le monde du réel, de l’invisible dans le visible. Donc, il s’agit bien d’une théâtralité hors théâtre, dont le théâtre est, certes une conséquence, mais surtout l’une des modalités par lesquelles se manifeste la théâtralité, sans pour autant s’y réduire. La théâtralité fait surgir l’altérité. Elle sera perçue, dira J. Féral, « comme une brisure dans l’espace », un clivage dans le réel, pour que se montre sous toutes les apparences l’altérité.
23Or, comme nous l’avons dit, cette altérité ne se révèle qu’à condition d’être destinée, à la fois, à la représentation et au regard du spectateur. Si cette altérité est, sans doute, d’un côté, liée au lieu scénique, ce lieu précisément d’où l’on regarde et qui n’est autre que le théâtre, elle est surtout, de l’autre, essentiellement attachée à la présence et au jeu de l’acteur. Mais, plus précisément, la théâtralité provient du lieu d’où l’on regarde, autrement dit, du spectateur et d’où surgit le personnage qu’incarne le comédien. En ce sens, la théâtralité est ce qui a lieu dans l’entre-deux. Elle est donc moins une propriété du théâtre que sa condition d’émergence, soit dans l’espace théâtral tel que nous l’avons défini, soit du côté de la féminité où s’investit l’altérité. Du coup, la théâtralité est ce qui fait disparaître le monde dit de la « réalité », comme le dit Nietzsche. En s’insérant dans le réel, elle le fait disparaître fictivement, par la médiation d’une fiction, peut-être même jusqu’à s’y substituer symboliquement, tout en y inscrivant la trace d’une absence, d’un effacement, de ce qui justement se retire et ne peut se donner que « pour », que pour la représentation. On comprend qu’il y a là un risque majeur tant pour la connaissance, c’est-à-dire la contemplation des Idées ou le savoir de l’essentiel (ce qui définit la philosophie platonicienne), que pour les domaines de l’art, notamment la musique, lorsque celle-ci sera en quelque sorte investie voire parasitée par le théâtre : cette théâtrocratie que dénonceront à la fois Platon dans les Lois (L. III, 701 a) et plus tard Nietzsche dans sa véhémente critique de la musique wagnérienne (voir le premier post-scriptum du Cas Wagner).
24La théâtralité se présente donc moins comme une essence, une substance, une propriété, une forme, que comme une création d’un espace ou comme un lieu de créativité entre un regardant et un regardé. Pour comprendre autrement cet espace, on pourrait le comparer à l’espace transitionnel de Winnicott : de même que l’espace transitionnel n’a pas propriété physique empirique ou qualitative, mais seulement symbolique, de même l’espace théâtral que crée la théâtralité n’a pas de propriétés spécifiques ; il est, comme le premier, un espace interactif. En ce sens que le tout petit enfant vient au monde, inachevé, démuni, pour mettre en œuvre et faire fonctionner un espace interactif (ou d’illusion) grâce au jeu (on sait que le jeu pour Winnicott est un procès fondamental dans la construction de la personnalité de l’enfant), un espace, notons-le au passage, à l’intérieur duquel viennent prendre place les « objets transitionnels », peu à peu relayés par des « phénomènes transitionnels » qui, eux, n’auront plus besoin d’un support objet. Aussi étrange que cela puisse apparaître, le champ du transitionnel relève d’un paradoxe : pas plus qu’il ne vient de l’extérieur, l’objet ne vient de l’intérieur [34]. C’est pourquoi le transitionnel est neutre non pas au sens, tant s’en faut, de « l’horrible neutralité de l’il y a » avec ce qu’il contient de chaotique et d’encombrant, selon Levinas, mais bien au contraire, au sens d’un espace de la proximité, d’un lieu de contact psychologique ou psychique d’abord, préfigurant la rencontre éthique où, précisément, s’estompe peu à peu le support objet. En d’autres termes, le champ transitionnel se verra transfiguré par une opération qui ouvrira l’individu (l’enfant) au-delà du regard des autres, à son visage. On passera ainsi de l’espace psychique à l’espace éthique sans que le second vienne se substituer au premier, mais l’oriente autrement. Une orientation signifiante qui laisse justement ouvert à l’infini le transitionnel sans jamais le fermer, ou l’enfermer dans un objet (extérieur ou intérieur). Autrement dit, il permet le passage au « je » au même titre que le dire passe à travers le « dit » mais sans s’y épuiser. Le transitionnel est la vérité (du) nomade. C’est pourquoi nous dirons qu’il est le lieu, le topos, l’espace-lieu de la relation, c’est-à-dire de ce qui relie, met en relation activement, sans les neutraliser, ce qui vient du moi et ce qui vient du monde ou d’autrui. Ne relevant pas de l’être, le transitionnel se refuse à toute ontologie. En ce sens, nous dirons que la théâtralité, loin d’être signifiée par une philosophie de l’ousià, loin de s’actualiser exclusivement dans une représentation, bien qu’elle ait pris, effectivement, dans l’histoire, cette destination, sous la forme de représentation théâtrale, la théâtralité s’inscrit, en tant qu’espace-lieu-de-relation, dans la perspective d’une mè-ontologie, dont la signification ne s’épuise pas au donner à voir et au regard, mais s’ouvre à l’ordre de l’écoute et de l’éthique.
25Il y a un risque et un enjeu. Le risque encouru sera de voir la vie (éthique) parasitée (presque) dès l’origine par un processus de théâtralisation, tandis que l’enjeu mettrait en évidence ce qu’on pourra bien désigner comme une impropriété de cela même de ce qui se donne pour.
26À mesure que nous ouvrions des perspectives différentes sur la notion de théâtralité, nous nous apercevions de la difficulté à saisir son unité pour en donner une définition. Comme si la notion finissait par nous échapper, que sa nature fuyante nous avait finalement contraint à renoncer à la cerner, comme si l’analyse rencontrait en elle une résistance, révélant ainsi un inconscient dont, en fin de compte, elle ne donnerait à voir, et donc à la représentation, que ce qui, en elle, est représentable. Comme si la théâtralité ne tenait qu’à ce paradoxe absolu : à savoir que, irreprésentable, elle ne se présente et ne peut se présenter qu’à travers la représentation. La théâtralité ne « produirait », si l’on peut dire, que de la représentation. En ce sens, ce qu’elle produit ou donne à voir, en spectacle, comme spectacle, entendu au sens large (donc pas au sens strict de la scène, la représentation théâtrale) n’apparaît pas vraiment, en vérité, ne se dévoile pas, ne se présente pas ou, dans la représentation, ne s’y présente pas.
27Pour le dire autrement, en tant qu’elle appartient à la mimèsis, la théâtralité la révèle. Ce qui signifie que, la dissimulant, elle reste à jamais, pour une part, imprésentable. Comme si, et c’est son paradoxe, de la théâtralité en tant que révélatrice de l’altérité de ce qui se donne comme autre, quelque chose ne se donnait jamais à la représentation. Comme si, l’autre de « l’autre scène » restait irrévocablement hors du champ de la représentation, ou de la théâtralisation. C’est par là que la théâtralité, dans différents contextes, entretient un rapport intime avec la féminité. Plus encore, la première ne serait alors qu’une forme, voire la forme par excellence à travers laquelle se révélerait la seconde. C’est en tout cas ce que laissent entendre un certain nombre de textes de Nietzsche, ceux-là mêmes qui inscrivent la question de la femme dans le cadre plus général de la problématique de l’acteur [35].
B / La théâtralité : instinct ou jeu – de la vérité ?
Un instinct ou un dieu sur scène ?
28On admet généralement l’existence d’une impulsion irrésistible chez tous les êtres humains, dont on a pu voir, observer et étudier les manifestations à toutes les époques, depuis les plus lointaines de l’histoire humaine jusqu’aux plus avancées de nos jours : une tendance multiforme au dédoublement, un goût du travestissement, un désir de devenir autre, un plaisir à la simulation, au jeu et à la dissimulation, à générer l’illusion, à projeter des simulacres de soi et du réel sur les autres.
29Par ailleurs, selon une très ancienne tradition en Occident, on fait remonter à Aristote l’idée selon laquelle le théâtre, et l’art de façon générale, serait né de l’instinct naturel de l’homme pour l’imitation [36]. Si l’homme est au centre de ce double processus, s’il a naturellement le désir du masque, du camouflage, en passant d’un état à un autre ou d’une forme à une autre par la métamorphose, le désir de produire l’illusion autant que celui d’imiter, pour finalement devenir soi-même comme un autre, selon le titre d’un livre que nous empruntons à Paul Ricœur, cela suffit-il à reconnaître que « l’homme est un comédien » ? Cela suffit-il à admettre, comme le démontre Evreinov, l’existence d’un « instinct de théâtralité » [37] dans lequel on verrait les signes d’une stratégie de maîtrise des apparences, de la parure, et qui permettrait de retrouver ainsi le statut singulier de l’homme par rapport à l’ensemble du monde animal, expression d’une tendance à « ne pas être soi-même » ? Dans ce cas, il faudrait admettre, à titre d’hypothèse, que si cet instinct est propre à l’homme, c’est qu’il est peut-être également un processus lié au mouvement de la vie, considérée par Nietzsche comme une puissance, voire comme la puissance artistique par excellence.
30On sait que la notion d’instinct chez Nietzsche est pour le moins ambiguë. Avant de l’approfondir davantage, retenons pour le moment qu’elle renvoie à une conception d’une nature unique et dualiste dans la mesure où la nature est déjà par elle-même et en elle-même « artiste » en tant qu’elle est le lieu d’une conflictualité de deux pulsions artistiques. Bien que modifiée plus tard par Nietzsche, qui restituera la prévalence et, partant, la prééminence du dionysiaque, cette thèse est clairement énoncée dès le début de La Naissance de la tragédie où Nietzsche considère « l’apollinien et son contraire, le dionysiaque, comme des forces artistiques qui jaillissent de la nature elle-même sans la médiation de l’artiste et par lesquelles la nature trouve à satisfaire primitivement et directement ses pulsions artistiques... » [38], ces pulsions précisément qui font que « l’homme n’est plus artiste » mais qu’ « il est devenu œuvre d’art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l’ivresse, c’est, au vu de la suprême volupté et de l’apaisement de l’Un-originaire, la puissance artiste de la nature tout entière » [39]. Pour que l’intime essence pulsionnelle de la nature soit en quelque manière présentable, ne faut-il pas que la vie se théâtralise, autrement dit qu’elle se destine à la représentation, sans laquelle elle serait imprésentable ?
31Nous pourrons répondre à cette question lorsque, un peu plus loin, nous aurons vu en quel sens l’instinct théâtral est l’une des formes essentielles que peut prendre le Kunsttrieb. Notons au passage, que ce concept a été réélaboré par Nietzsche à partir d’un certain nombre d’auteurs, et non des moindres, dans la mesure où ils l’ont profondément influencé : Schiller, Hölderlin, Emerson, Wagner, une influence affirmée avec pertinence par Charles Andler et rappelée avec justesse par Paul-Laurent Assoun [40]. Il nous faut maintenant reprendre cette idée de théâtralité et l’examiner de plus près.
32Au début de cette étude, nous avons envisagé de saisir la notion de théâtralité en tant que structure déterminante de l’art dramatique, et nous nous sommes demandé si, au-delà ou plutôt en deçà du plan strictement scénique, il n’y aurait pas une théâtralité hors théâtre qui, justement, pourrait avoir cette configuration d’un instinct, et auquel Nietzsche renverrait, explicitement ou non. C’est en ce sens que certaines recherches, et non des moins audacieuses, ont fait valoir un « théâtre chez les animaux » – c’est le titre d’un essai d’Evreinov –, dont le mimétisme (déjà repéré et décrit par des zoologues du XXe siècle) est sans nul doute l’un des aspects les plus fascinants du monde animal, comme pour nous faire accepter l’idée d’un « instinct théâtral ». On peut rappeler ici, que le concept d’ « instinct », selon Nietzsche, est venu tardivement dans l’esprit de l’homme, et qu’il n’a pas vraiment de fonction explicative [41]. En revanche, sa connotation naturaliste et/ou physiologiste de l’art n’a souvent dans les textes comme dans l’esprit de Nietzsche qu’une visée polémique. C’est ainsi que s’explique aussi l’utilisation de la métaphore dans sa terminologie issue des sciences de la vie, de la zoologie à la physiologie.
33Evreinov fait partie de ceux qui ont affirmé l’idée d’une théâtralité de l’acteur non pas tant parce qu’il joue sur une scène de théâtre – ce qui, comme nous l’avons vu, conférerait au théâtre une théâtralité propre, voire une exclusivité – que parce qu’il est mû par une force, un instinct théâtral qui suscite en lui un désir de se dissimuler, de se déguiser, quelle qu’en soit par ailleurs la finalité. Nous verrons que l’une des formes que cet instinct pourra prendre n’est autre que le mimétisme. En ce sens, il n’est pas du tout impossible que cet instinct de théâtre, que Evreinov appelle aussi « volonté de théâtre » à l’instar de la « volonté de puissance » de Nietzsche, ait une dimension universelle.
34Est-il légitime de donner une dimension universelle à la théâtralité ? Rien a priori ne semble le justifier. On pourrait nous inviter à nous méfier de rechercher des effets de « vérité à tout prix », pour reprendre l’expression de Nietzsche. Pourtant, il n’en est rien. Car si la vérité est relative, la réalité est universelle ; et c’est parce que la réalité (au sens où Nietzsche en parle aussi bien comme nature ou monde et n’établit pas rigoureusement de différence entre ces termes) est apparence que la vérité est relative. Toute l’apparence est « fausse » ; nous savons que Nietzsche refuse de toutes ses forces un « antagonisme entre un monde vrai et un monde faux, il n’existe qu’un monde unique, et celui-ci est faux, cruel, contradictoire, séducteur, dépourvu de sens... un monde ainsi conformé est le monde véritable... » [42]. Autrement dit, il n’y a que des apparences, des fictions, des masques, bref, du « mentir vrai ». Et sans pour autant l’absolutiser, il n’y a que(de) l’apparence, car l’absolutiser serait retrouver une essence, une identité, une stabilité, c’est-à-dire ce que l’apparence dément [43]. C’est par là qu’elle sauve du scepticisme et qu’elle délivre du nihilisme.
35Au-delà du non-savoir que suggère et affirme désespérément le scepticisme, et de la dévalorisation des valeurs suprêmes que justifie l’équivocité du nihilisme (il est à la fois actif et passif [44]), se profile un gai savoir qui va se connecter à la frontière de la folie et de la sagesse.
36Quoi qu’il en soit, si la théâtralité est universelle, c’est sans doute avant qu’elle ne se résolve en systèmes de représentations [45]. En termes nietzschéens, elle serait donc moins un effet de la volonté de puissance que le signe ou le symbole de sa puissance à partir du moment où, comme le souligne Nietzsche, « le mensonge est la puissance », « ce pouvoir d’artiste par excellence » [46]. Et il faut bien reconnaître que l’instinct histrionique, singulièrement reconnaissable dans le mimétisme, est, comme tous les instincts vitaux, une manifestation de la volonté de puissance, mais dont la puissance inouïe, dit Nietzsche dans Le Gai Savoir, apprend « à commander aux autres instincts et engendre l’acteur, l’ “artiste” » [47].
37Afin de ne pas nous méprendre sur la teneur ambiguë, c’est le moins qu’on puisse dire, d’un nombre relativement important de textes de Nietzsche, il y a lieu de souligner que la notion de théâtralité (le mot est tardif, puisqu’il a été inventé par Evreinov à la fin du XIXe siècle) comporte une somme de connotations péjoratives dont Nietzsche, pour une part, héritera en y ajoutant des associations dont nous connaissons les manipulations idéologiques, fallacieuses et falsifiantes qui en seront faites, et dont sa sœur, la première, s’est rendue coupable ; ces manipulations ont été porteuses de lourdes de conséquences quant à leur finalisation au cours du XXe siècle. Ce sens péjoratif, qui dénote, par ailleurs, chez Nietzsche, une sorte de crispation identitaire et une volonté de s’identifier à l’artiste à l’instar du poète lyrique qu’il évoque dans La Naissance de la tragédie [48], a été mis en évidence par Gabriel Abensour ; il y a là une affirmation à travers laquelle Nietzsche aurait probablement reconnu la validité. En effet, au sujet du problème de la théâtralité selon Blok, Meyerhold et Stanislavski, Abensour écrit : « Rien n’est plus odieux pour un poète lyrique que l’idée même de “théâtralité”. Celle-ci désigne à son premier niveau une attitude entièrement extérieure décollée du sentiment intime qui est censé l’inspirer, et on l’identifie volontiers avec l’absence délibérée de la sincérité. Dans cette optique, être théâtral c’est être faux. » [49] Il n’est donc pas du tout anodin, au contraire, que ce soit bien là une idée très prégnante chez Nietzsche puisqu’il parle du jeu de l’acteur comme d’une « fausseté en bonne conscience ». On en trouve la trace dans de nombreux fragments ; à titre d’exemple, citons le fragment suivant car, outre sa proximité avec un passage de l’aphorisme 361 du Gai Savoir, il s’inscrit en tant que chapitre dans un plan qui, même si le contenu, dit Heidegger, « n’est pas même ordonné selon un principe tangible objectivement fondé » [50], l’engage dans une réflexion Sur la physiologie de l’art, en faisant de l’esthétique une « physiologie appliquée » [51] : « Problème de l’acteur – “malhonnêteté”, la faculté typique de se métamorphoser, en tant que défaut de caractère... L’impudeur, le pitre, le satyre, le bouffon, le Gil Blas, l’acteur qui joue l’artiste... » [52]
38Il est clair à présent que la théâtralité est non seulement au centre d’une réflexion nietzschéenne sur l’esthétique, mais elle s’inscrit d’emblée dans l’ordre de la physiologie. À condition de préciser que, par esthétique, il convient d’entendre, comme le dit Heidegger, l’état affectif de l’homme, et par physiologie, de « mettre l’accent sur l’état corporel » et de signifier ce dernier comme étant « par soi-même toujours quelque chose de psychique donc aussi du ressort de la “psychologie” [...]. En revanche : quand Nietzsche dit “psychologie”, il entend toujours inclure l’état physiologique du corps » [53]. Cet état est précisément un état corporel (Leib) en tant qu’il relève à la fois du strictement physique – comme ce qui caractérise une pierre (un corps physique, Körper) – et du psychophysiologique [54].
39Ce qui conduit immanquablement à retrouver la question incontournable du corps de l’acteur : qu’il s’agisse de l’acteur humain, c’est évident, mais qu’il ne faille pas omettre ce qui, de l’animal, s’offre en spectacle dans le comportement mimétique, ce l’est tout autant, ne serait-ce que parce que Nietzsche établit un rapport intime entre ce qui se joue dans certains comportements humains et le mimétisme animal.
40Au point où nous sommes arrivés, la question ne laisse pas d’être reprise : la théâtralité relève-t-elle en vérité d’un instinct ? L’idée même d’un instinct peut-elle être retenue en tant que concept opératoire pour expliquer à la fois l’engendrement de l’acteur, de l’ « artiste », et la théâtralité ? Car ce qui semble se jouer dans la théâtralité, c’est, comme nous l’avons vu, son propre destin : la représentation, avec ce qui, en elle (la théâtralité), est imprésentable. Qu’en sera-t-il, si l’on n’exclut pas l’idée d’un instinct théâtral ? Avançons une autre question : comment la théâtralité dans sa double valence – représentation et instinct – se comporte-t-elle eu égard à la vérité ? Pour y répondre nous voudrions la mettre ene profil à travers la lecture simultanée de quelques passages de La Naissance de la tragédie et d’un fragment posthume écrit durant la même période.
41Il nous faut donc reprendre la notion de théâtralité et dépasser la stricte limite de l’instinct, dans la mesure où celui-ci n’est pas strictement lié à ce qui se donne à voir ou que l’on suppose à partir de l’observation d’un certain comportement chez les animaux. Car ce qui s’actualise dans le jeu de l’acteur sur la scène, c’est justement ce qui ressort non pas du hors texte dans la définition que donne Barthes de la théâtralité, mais plutôt de la conception du « théâtre pauvre » de Grotowski, selon laquelle il s’agit de dépouiller le théâtre, c’est-à-dire avant tout la scène, de tout le superflu : « En éliminant petit à petit tout ce qui s’avérait superflu, nous avons trouvé que le théâtre peut exister sans maquillage, sans costumes, sans scénographie autonome, sans bruitage, etc. Mais il ne peut pas exister sans la relation acteur/spectateur ou sans communion comme expérience de la relation directe, “vivante”. » [55] Il se trouve ici une idée essentielle sur laquelle nous reviendrons, car elle est véritablement au cœur de la problématique de l’acteur.
42En effet, ce qui définit la spécificité du théâtre par rapport aux autres arts est la relation vivante qui s’établit entre l’acteur et le spectateur. C’est la raison pour laquelle la théâtralité, ce n’est pas tant « le théâtre moins le texte » que ce qui se joue dans la relation de l’acteur et du spectateur. Il y a en effet, ici, un enjeu important puisqu’il concerne non seulement la nature même de cette relation, mais qu’il est encore, rappelons-le, l’un de ceux qui donne son sens et son orientation à notre travail sur la théâtralité. Cette expérience dont parle Grotowski est au cœur du jeu scénique du chœur tragique regardé par une foule de spectateurs. Il est vrai que Nietzsche relève un fait indissociable de la relation privilégiée existant entre les choreutes et la foule dionysiaque, à savoir que cette expérience singulière, unique et indivisible, comme une véritable expérience religieuse de communion [56], ne peut avoir lieu que parce que le lieu d’où l’on regarde, le théâtre, sa forme, en est une condition favorable. Mais c’est une condition extérieure qui, justement, induit à la fois une illusion théâtrale et une épiphanie : « La forme du théâtre grec évoque un vallon solitaire, en montagne : c’est pourquoi il faut imaginer l’architecture de la scène semblable à la nuée lumineuse que les bacchantes qui divaguent dans la montagne aperçoivent de haut, comme le décor majestueux où se révélera l’image de Dionysos. » [57] Comment ce dieu va-t-il se (re)présenter sur scène ? C’est ce dont il va être question maintenant.
43Après avoir évoqué la naissance et l’évolution du chœur tragique issu de son embryon satyrique, d’où prendra forme la tragédie, Nietzsche dit qu’il résulte de son « interprétation comme de la tradition que Dionysos, le héros proprement dit de la scène et le centre de la vision, n’est pas tout d’abord, dans la période la plus ancienne de la tragédie, vraiment présent sur la scène, mais qu’il est simplement représenté (vorgestellt) comme présent. Autrement dit, que la tragédie est à l’origine seulement chœur, et non pas “drame”. Plus tard toutefois, on s’efforcera de montrer réellement le dieu et le présenter (darstellen) sur la scène visible à tous les yeux, figure même de la vision avec le décor qui l’exalte. Désormais le chœur dithyrambique a pour tâche de stimuler la disposition dionysiaque de l’auditoire jusqu’au point où, le héros tragique paraissant sur la scène, ce n’est pas l’homme affublé d’un masque difforme qu’il aperçoit, mais la figure d’une vision pour ainsi dire née de sa propre extase » [58].
44La place et le contenu de ce passage sont pour nous indicatifs de la nature de la théâtralité en ce qu’ils mettent en évidence l’une de ses significations essentielles que nous allons parcourir sous forme de deux remarques.
45En premier lieu, Dionysos est « simplement représenté comme présent » au moment où la tragédie est encore, si l’on peut dire, à l’état fœtal, voire embryonnaire : c’est l’état du chœur au centre duquel le dieu est absent ; il n’y est que représenté. Faut-il supposer qu’il soit imprésentable ? Faut-il reconnaître que la vérité, la terrible vérité qu’il incarne, si l’on peut dire, symboliquement, soit imprésentable et inouïe, et, partant, déconcertante ? Ne faudra-t-il pas toute l’ingéniosité des poètes-dramaturges-metteurs en scène, à commencer par Eschyle, bien que la part belle en revienne à Euripide, pour le présenter épiphaniquement, et donc « réellement » mont(r)é sur scène, c’est-à-dire « visible à tous les yeux » ? Ce qui ne veut pas dire montré par sa face, bien au contraire, car, à tout moment, il s’avance masqué, et pour cause : il est par définition et par essence le dieu aux masques. La question reste de savoir comment a lieu cette visibilité.
46Complice de l’illusion, la visibilité est rendue par la Darstellung : c’est par elle qu’il y a à proprement parler figuration ou figurabilité. Comment l’infigurabilité va-t-elle se donner (dans) des figures ou se figurer ? Comment l’imprésentable va-t-il finalement se présenter ? Peut-être faut-il l’entendre comme lorsqu’on dit d’une personne qu’elle se présente, autrement dit quand elle vient décliner son identité. Cette identité, selon les circonstances, n’est pas absolument réductible à la patronymie, car elle peut être aussi bien celle du sujet et de son histoire (existe-t-il seulement un sujet sans histoire(s) ?), ou se donner dans la présence y compris sous le mode de l’absence, de l’effacement, du retrait. Mais restons au plus près du texte : quand Nietzsche écrit que lorsqu’on est passé du chœur au drame, de ce qu’était la tragédie à son origine à ce qu’elle est advenue par les moyens de l’art, sous le régime de la mimèsis, il signifie ce passage comme étant celui de la Vorstellung à la Darstellung. Cette distinction, bien qu’elle ait été effectuée dans ce texte, à juste titre, Nietzsche l’estime supposée connue par ses lecteurs.
47Afin de l’éclairer, puisqu’il s’agit du théâtre et de la scène de ce qui se donne à voir, et ressort donc de la figurabilité, nous voulons renvoyer à celle que Freud expose dans le septième chapitre de la Traumdeutung où il traite du mécanisme et de la fonction du rêve. Très brièvement, c’est au sujet du rêve, défini comme l’accomplissement déguisé d’un désir refoulé, que Freud établit, plus qu’une distinction, une opposition entre la Vorstellung qui suppose la présence d’une image qui se pose (stellt) au-devant (vor) du sujet (c’est-à-dire ici du rêveur) et la Darstellung (ou Darstellbarkeit), c’est-à-dire le processus même de la figuration ou de la figurabilité. Celle-ci pourra donc être définie comme la mise en images, la plupart du temps visuelles, ou encore comme la mise en scène (Freud parle bien d’un scénario dans le rêve) de la pensée du rêve. On peut le dire en d’autres termes : ce procédé dans la formation ou dans le travail du rêve consiste à rendre présente la position (Stellung) de la pensée du rêve (absente par définition) en un « ici » (Da) [59].
48En second lieu, si Dionysos est toujours « le héros proprement dit de la scène et le centre de la vision », quel qu’en soit par ailleurs le lieu épiphanique d’où il est vu, à l’origine de la tragédie (chœur) ou à son apogée (drame) et d’où il est regardé (la foule des spectateurs) ce dieu apparaît, dans son jeu de présence/absence, comme un acteur.
49Et sans nul doute, en jouant le premier rôle, notamment dans Les Bacchantes. Il est au centre de la tragédie euripidienne dans l’exacte mesure où c’est lui, le dieu et maître de l’illusion théâtrale, « qui met lui-même en scène au théâtre son épiphanie, qui se révèle tant aux protagonistes du drame qu’aux spectateurs sur les gradins, en manifestant sa divine présence à travers le déroulement du jeu tragique – ce jeu placé précisément sous son patronage religieux », écrit, avec justesse, Jean-Pierre Vernant [60]. Cette prééminence lui confère d’ailleurs le droit impérieux d’énoncer le premier mot de la pièce : « hékô », « me voilà, je suis venu » [61], signifiant à tous sa position de maîtrise ; il serait même, en termes lacaniens, le signifiant-maître, au sens où il est le dieu par où s’est incarné le phallus, ce qui à l’évidence pose un problème ni banal ni simple, car la tradition nous rapporte que Dionysos est bisexuel ; ce qui, à l’évidence, lui donne une position ambiguë.
50On conçoit dès lors que cette ambiguïté puisse renvoyer à la notion d’un dédoublement caractéristique de tout acteur en général. La maîtrise de la représentabilité par le dieu renvoie en définitive au signe de sa visibilité, à savoir le masque. On sait que le masque constitue l’un des moyens d’exprimer l’absence dans la présence. Si le masque porté sur scène par un acteur n’est finalement qu’un subterfuge destiné à dissimuler les émotions sur le visage du comédien, et du même coup permettre aux hommes de jouer des rôles de femmes, en revanche, c’est dans la mesure où Dionysos a pour fonction de présenter une duplicité primordiale qu’il est acteur.
51Une duplicité d’avant la représentation, comme surgie de « l’abîme le plus profond », d’un chaos originel et pulsionnel, où fusionnent et se confondent forces et formes. En s’emparant de cette non-identité, Dionysos est contraint de se parer et de s’entourer de masques dont il jouera avec une parfaite maîtrise. Qu’il se dissimule, par exemple, sous ceux de « l’infortuné Œdipe » ou de Prométhée, le héros sacrilège, comme le rappelle Nietzsche [62], ou de l’étranger lydien « à l’allure des femmes » des Bacchantes, Dionysos, manifeste constamment sa duplicité : se révéler en se cachant et se montrer « visible aux yeux de tous » (à l’exception de Penthée qui ne le voit pas alors qu’il est devant ses yeux). « Il se fait voir, dit Vernant, en se dissimulant au regard de tous ceux qui croient à ce qu’ils voient, à ce qui est “évident aux yeux”, phaneròs ommasin. » [63]
52Plus profondément, si ces masques prennent une forme plus supportable et apaisante dans la version apollinienne des tragédies sophocléennes puis euripidiennes, Dionysos n’y paraît que donné à voir, masqué(e), et cette infigurable vérité peut s’énoncer ainsi : il n’y a pas de vérité. Un pas de plus, et il n’est pas difficile de reconnaître en Dionysos lui-même le dieu-masque de cette vérité terrible. Or son infigurabilité ou son imprésentabilité originaire est cela même qui fait de Dionysos non pas seulement un acteur, un acteur-dieu pour ne pas dire (encore) un « acteur-roi » (car cette figure-là n’apparaîtra que sous l’Empire romain, avec l’empereur Néron), mais sans doute davantage, pour emprunter, à la lettre, une expression de Jacques Derrida, « le facteur de la vérité » [64].
53Et le voilà accompagné de sa propre lettre, laquelle, paradoxalement, se destine vers un lieu : son lieu d’origine, ou si l’on préfère son lieu d’envoi, en termes nietzschéens, vers l’Un-originaire, comme s’il s’agissait déjà là d’un cycle qui préfigure la vision de l’éternel retour. Une destination qui peut également être interprétée comme étant le lieu où il n’y a de vérité que de son absence, de son manque, de son trou : à quoi se rattache, indéfectiblement, ce qui est et a été toujours pensé du côté de la femme, à savoir, pour le dire brièvement, la castration. Si c’est là le sens et la destination de la lettre, cela pourrait être suffisant pour engager le lecteur non seulement sur les voies et les pièges de la généalogie du dieu devenu acteur (on connaît sa bisexualité, son côté efféminé, et on sait aussi qu’il était entouré de femmes), mais, plus encore, vers cette vérité qui se voile dans son dévoilement. Une opération que Nietzsche nous invite à retrouver dans ce fameux passage du dernier paragraphe de la préface du Gai Savoir : « Nous ne croyons plus que la vérité soit encore la vérité dès qu’on lui retire son voile [...]. On devrait mieux honorer la pudeur avec laquelle la nature se dissimule derrière des énigmes et des incertitudes bigarrées. Peut-être son nom, pour parler grec, serait Baubò ?... » [65] Il y a là un réel enjeu, car il y va non seulement du rapport de la vérité à la théâtralité, mais encore de leur rapport à la féminité, dont nous étudierons un certain nombre d’implications dans nos prochains chapitres.
54Bien que l’optique de Peter Sloterdijk soit différente de la nôtre quant à la nature de la vérité des vérités, dont on peut, au demeurant, rappeler qu’elle est souvent placée sous le signe polyphonique des voix des femmes(voir Les Bacchantes), nous retiendrons sa remarque fort suggestive que, pour avoir été dissimulée sous le(s) masque(s) de Dionysos, cette vérité, « nous devons nécessairement depuis toujours l’avoir manquée » [66], et nous ajouterons : au sens d’un acte manqué.
55Nous estimons que si Dionysos, en tant que « facteur de la vérité » voilée dans son dévoilement, ne se donne pas à voir malgré sa présence sur la scène, en toutes lettres, y compris dans les fictions des poètes, c’est parce que cette vérité qu’il envoie – par visions ou par ses voix – est imprésentable au même titre que la nudité. Ce dieu pudique est pourtant montré sur scène : dans son jeu il ne donne rien à voir qui pourrait faire penser à de l’obscénité. En revanche, il serait tout à fait possible de penser cette imprésentable vérité que suggère ce que d’aucuns appelleront l’énigme de la femme, dans l’optique de ce qui, par ailleurs, bien que les deux plans puissent se rejoindre, ne se donne jamais ou ne se présente jamais comme tel : la mort. « La mort qui, comme le dit Philippe Lacoue-Labarthe, dans une “Note sur Freud et la représentation” – pas plus que le sexe de la mère – ne peut se présenter elle-même, comme telle, “en personne” comme dirait Lyotard. De même qu’il y a une incontournable nécessité de la re-présentation (de la mise en scène, de la Darstellung) de la mort, et par conséquent de l’identification, du mimétisme. » [67] Ce qui peut donc signifier une nécessité de la théâtralité, qui, comme « instinct », relèverait d’une métapsychologie. En ce sens, cela nous conduit d’une part, à relier la théâtralité à la modalité de ce destin sans figure que les Grecs appelaient Ananké qui engendre l’acteur, l’artiste et le génie, et, d’autre part, à relire, comme nous l’avions annoncé, le fragment posthume suivant, du début de l’année 1871 : « Le même instinct qui met la nature à la place du dieu vu en rêve met l’acteur à la place de la vision de Dionysos agissant. » [68]
Du dieu à l’acteur : une métaphore de la vérité ?
56Ce fragment, dont la simplicité semble apparente, cache cependant un certain nombre de couches, un peu comme s’il s’agissait d’un palimpseste « dont le texte effacé est recouvert par les traits d’une écriture plus vigoureuse qui se rapporte à lui » [69] – écriture dont témoigne justement ce fragment. Il s’agira donc moins d’un commentaire dont on sait que la finalité est de faire violence aux mots en vue d’en assurer la maîtrise [70] que d’une lecture critique – ou archéo-philologique si l’on veut –, dont le but est de s’enquérir de la vérité (un peu comme on s’enquiert de la santé de quelqu’un) qu’aucune réponse ne peut livrer mais qu’on peut seulement présenter, car cette réponse ou cette vérité est elle-même présentation, ou représentation.
57Avant d’effectuer une coupe dans le tissu textuel, on pourrait procéder à une sorte de relevé topographique afin de mettre en évidence quelques détails intéressant la surface textuelle du fragment. On relèvera tout d’abord que l’instinct dont le fragment laisse trace est marqué du sceau de l’unité, de l’unicité, grammaticalement déterminé au singulier mais aussi indéterminé quant à son contenu sémantique : de quel instinct s’agit-il ? Laissons pour l’instant la réponse en suspens, ou en veille, comme nous l’indiquions ci-dessus. Notons simplement qu’il s’agit d’un même instinct : « le même instinct » – Derselbe Trieb [71], qui effectue une double substitution, double, peut-être en raison de son indétermination. Ce qui nous amène, en second lieu, à dire que cette substitution porte – et ce n’est sans doute pas fortuit dans la pensée de Nietzsche, ne serait-ce que parce que ce fragment, par la teneur de ses sédiments et la vigueur de son écriture, fait partie d’un ensemble qui fait penser à un puzzle – (la présence du Traum, du rêve, n’étant de surcroît pas anodine) – sur le divin et plus exactement sur la divinité : la nature est mise à la place du dieu vu en rêve, l’acteur est mis à la place de la vision de Dionysos agissant. C’est un Trieb, un seul et même Trieb qui produit cette substitution.
58On ne voit pas encore très bien de quoi parle Nietzsche. Pour le moment, on sait qu’il y a un instinct qui effectue une opération qui consiste à faire un échange, un change entre deux éléments où l’un est remplacé par un autre mais sans réciprocité – totalement, apparemment, mais cela peut être une substitution partielle, on ne sait pas précisément – pour lui faire jouer la même fonction ou le même rôle. On sait également que l’opération porte sur « Dieu » : un dieu, anonyme, d’un côté, et c’est pourquoi c’est la nature, impersonnelle, qui peut le remplacer ou être mise à sa place (Stelle) ; un dieu, mythique, personnalisé ou masqué (persona ou prosopon : visage et/ou masque), Dionysos « en personne », de l’autre, et c’est la raison pour laquelle c’est l’acteur (Schauspieler) qui est mis à sa place.
59Précisons. Le dieu sans nom, ou « Dieu » simplement, est le dieu vu dans un rêve (Traum) ; quant à Dionysos, il est vu dans une vision en tant que dieu agissant (handelnd). Autrement dit, l’opération de substitution a lieu au niveau du rêve, du voir ou de la vision. Quelque chose se donne à voir dans le rêve : le dieu – ou dans la vision : Dionysos agissant. Dans un cas comme dans l’autre, dans le rêve comme dans la vision, on voit, et ce qu’on voit peut être de l’ordre du prophétique, surtout si ce qui est vu c’est Dieu/Dionysos. Mais ce qu’il faut repérer, c’est que ce « quelque chose–qui–est–donné–à–voir », ce n’est finalement que la nature, donc un spectacle ou l’acteur, c’est-à-dire celui qui montre, donne à voir ou représente l’action d’un personnage/héros, en l’occurrence ici Dionysos agissant, sur le mode du jeu (Spiel).
60C’est donc un même instinct, une même dynamique énergétique qui procède à une substitution dans l’ordre du voir et du rêve ; il n’y a qu’une place : elle est occupée dans l’élément (patent ?) du rêve par le dieu et dans l’élément de la vision par Dionysos. Précisons que cette place, sous la poussée du même instinct (Trieb), se voit destituée de son premier occupant : d’une part, « Dieu » est déplacé, puis remplacé par la Nature ou, si l’on préfère, il y a une naturalisation de l’idée de Dieu (dans une formulation spinoziste : deus sive natura) ; d’autre part, Dionysos, dont la tradition rapporte qu’il est le dieu-masque, se voit remplacé par l’acteur qui, lui, n’agit pas mais joue l’action (il la représente).
61Nous disposons des principaux repères qui émergent à la surface de ce fragment qu’il va falloir maintenant interroger.
62Nous retiendrons tout d’abord la question que nous avions laissée en suspens concernant l’identification de cet instinct opérateur ou producteur de substitution, de changement de place ou plutôt mettant une chose un mot et/ou une image à une autre place, un mot à la place d’un autre mot, une image à la place d’une autre image et qui peut en tenir lieu. Nous savons que ce que cet instinct substitue au dieu vu en rêve, disons une fiction, c’est la nature, qui pourrait, en ce sens aussi, être une fiction. Or quelle est l’opération qui consiste à produire « un mot pour un autre » [72] ou à remplacer un mot par un autre ? C’est, on l’a compris, la métaphore dont « l’étincelle créatrice (...) ne jaillit pas de la mise en présence de deux images, c’est-à-dire de deux signifiants également actualisés. Elle jaillit entre deux signifiants dont l’un s’est substitué à l’autre en prenant sa place dans la chaîne signifiante » [73].
63Il est clair à présent que l’instinct dont il s’agit dans ce fragment ne peut être dit naturel au sens où il serait issu de la nature, en tant qu’instinct au sens strict d’instinct biologique déterminant un comportement fixe et immuable. Il ne peut donc être défini ou signifié, dès lors qu’il effectue une opération de substitution définissant la métaphore, que comme l’instinct métaphorique, autrement dit encore, l’instinct poétique : celui-là même qui caractérise le propre de la création poétique et, partant, du poète. C’est en ce sens que l’instinct métaphorique fait que « la métaphore, pour un poète authentique, affirme Nietzsche, n’est pas une figure de rhétorique, mais une image substitutive qui lui vient effectivement à l’esprit à la place d’un concept » [74]. Par instinct, il faudra donc entendre ici une dynamique créatrice et qui serait le fait du langage (inconscient ?) en tant que pouvoir producteur-créateur (poétique) d’images substitutives ou de métaphores. « Un mot pour un autre, telle est la formule de la métaphore, écrit Lacan, et si vous êtes poète, vous produirez à vous en faire un jeu, un jet continu, voire un tissu éblouissant de métaphores. » [75]
64Ce qui nous autorise à prendre le risque d’une « lecture lacanienne » de ce texte de Nietzsche, c’est que, pour lui, la métaphore n’est pas une figure de rhétorique, ce qui veut dire deux choses : la première est que, dans la rhétorique classique, la métaphore (comme d’ailleurs la métonymie) faisait lien avec la pensée logique où le poète, le plus souvent, restait maître de la signification produite. En revanche, et c’est le second point, pour Nietzsche, « le poète n’est poète que de se voir entouré de figures qui agissent et vivent devant lui et qu’il peut regarder jusqu’au plus intime de leur être », et c’est donc pourquoi une métaphore, en tant « qu’image substitutive », « lui vient à l’esprit ». Autrement dit, il n’y aurait pas chez le poète ainsi défini une totale et entière maîtrise de la production de métaphores ; si les images lui viennent à l’esprit sans qu’il l’ait décidé, volontairement, et sans les diriger, sans qu’il les fasse venir, mais qu’elles se présentent devant lui, comme dans une sorte d’ « attention flottante », ou de sorte qu’il se voit entouré et comme assiégé par « une cohorte de figures » ou d’ « esprits » qui « s’impose à ses yeux » [76] (de la même façon, par ailleurs, qu’un personnage), cela veut dire qu’elles viennent malgré lui, au point que « l’écriture métaphorique » pourrait être qualifiée d’ « obsessionnelle » [77]. Mais accepter de souscrire à cette lecture reviendrait à reconnaître dans le Trieb nietzschéen moins une poussée naturelle ou une force vitale comme un titre de La Volonté de puissance qu’une puissance poétique (même si dans La Naissance de la tragédie elle se manifeste encore sous la forme duelle d’ « instincts artistiques qui jaillissent de la nature », figurés par les deux divinités tutélaires et non moins rivales de l’art, Dionysos et Apollon) proprement constitutive du langage, et par laquelle même La Volonté de puissance a un statut métaphorique dont l’oubli, nous rappelle S. Kofman, a pu faire « prendre Nietzsche pour le dernier métaphysicien, pour celui qui aurait simplement renversé le platonisme » [78]. Mais ce serait reconnaître en même temps dans ce Trieb l’autre nom de l’inconscient, défini cette fois-ci comme « structuré comme un langage ».
65En effet, seul le langage peut mettre un mot à la place d’un autre mot, « un mot pour un mot », une image pour une image ; la substitution est un fait de langage et son nom est la métaphore. Si cette fonction de substitution est le propre d’un instinct dont l’inconscient peut bien être l’équivalent ou l’autre nom, cela signifie que ladite substitution est un processus inconscient. Autrement dit, ce serait l’inconscient (dont le Trieb ne serait finalement au sens nietzschéen qu’une métaphore) qui procède par métaphore en mettant « la nature à la place du dieu vu en rêve » et « l’acteur à la place de la vision de Dionysos agissant ».
66Au point où nous en sommes, on en est à se demander, comme nous le disions au début de notre interprétation du fragment, si la lecture que nous en avons faite jusqu’à présent, alors même qu’elle est une activité critique qui se refuse à toutes les formes de déterminismes sémantiques, ne nous a pas « pris dans les filets du langage », pour reprendre une métaphore nietzschéenne [79] ? Mais peut-être ce voyage dans l’espace sémantique des mots nous a-t-il contraint – car telle est bien la Zwang de la langue – à nous servir de mots « qui servent de support à la pensée » et doivent être « employés dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus variées ». Faut-il s’astreindre à « les tourner et retourner sous toutes leurs faces dans l’espoir qu’une lueur en jaillira, les palper et ausculter leurs sonorités pour percevoir le secret de leur sens... parfois au prix d’un discours illisible » ? Car « il s’en faut de peu, en effet, qu’on ne se contredise ; il suffit de continuer sur la même ligne, de glisser sur la même pente, et l’on s’éloigne de plus en plus du point de départ, et le point de départ finit par démentir le point d’arrivée » [80].
67Faisons donc un pas – de sens – supplémentaire, et laissons-le s’affranchir (au double sens du mot, et dans la perspective de le franchir) de l’aire sémantique où, jusqu’à présent, s’est installée et dressée la stèle de l’inconscient. La stèle peut être « un mot pour la vérité » (c’est un des noms possibles) comme le dit Ph. Lacoue-Labarthe, dans une remarquable relecture de l’alèthéia heideggérienne, « parce que la vérité est le dévoilement » [81]. « Et non l’inverse » ajoute-t-il, justement. Pourquoi ? Parce que « très précisément, ce n’est pas l’érection qui dévoile, mais le dévoilement qui érige. Qu’on entende cela comme on voudra, toutes les interprétations seront bonnes » [82]. Dont acte.
68Ce qui importe, sans doute, c’est « une vérité qui tient à ce que dans son dévoilement le message condense » [83]. On sait que le mot allemand que traduit « condensation » est Verdichtung et renvoie à l’un des mécanismes du travail du rêve, selon Freud, par lequel « le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du rêve » [84]. Procédé réinterprété par Lacan dans lequel il voit « la structure de surimposition des signifiants où prend son champ la métaphore, et dont le nom pour condenser en lui-même la Dichtung indique la connaturalité du mécanisme à la poésie, jusqu’au point où il enveloppe la fonction traditionnelle de celle-ci » [85]. C’est pourquoi, dira Lacan, « il y a si peu d’opposition entre cette Dichtung et la Wahrheit dans sa nudité » [86] que la vérité est parfaitement compatible avec une structure de fiction. Ce qui voudrait dire que, dans l’optique nietzschéenne, la nudité de la vérité, c’est sa pudeur, par quoi elle est Dichtung (« nous ne croyons plus que la vérité soit encore la vérité dès qu’on lui retire son voile » [87] – qu’elle n’est dévoilante et donc érectible, ou dévoilement, que parce qu’elle porte le voile (signe de deuil ou de mort, ou d’absence : la vérité c’est : il n’y a pas de vérité – pour la manifester elle a besoin d’un voile, du voilement, ou de l’envoilement ; elle s’exhibe, pudiquement, dans ou sur le mode de l’absence, du retrait, du repli). Le voile est ce par quoi elle s’érige ; le voile est son érection, sa stèle ; le voile est ce par quoi elle s’installe et par où elle est dévoilée, décachetée (sortie des oubliettes ou de la cachette). Dévoilement : autre nom de la théâtralité. L’acteur : l’autre nom mis en lieu et place de Dionysos ; un mot pour un autre ; l’impudeur, l’exhibition, à la place de la pudeur, de l’inhibition, de la retenue. Le dieu-masque, apparaissant toujours comme voilé-masqué dans son dévoilement, qu’il soit statue ou stèle au milieu de l’orchestre de l’amphithéâtre ou héros central de la tragédie ou dans la vision du chœur : « Dans la vision, c’est Dionysos que le chœur aperçoit » [88], le dieu « agissant », le dieu « souffrant et se magnifiant », en montrant sa gloire : ceci est mon corps – en souffrance. C’est pourquoi le chœur, ici acteur par excellence et en tant qu’expression de la force dionysiaque en extase dans et par la même vision, « n’agit pas » (ibid.). Le chœur est cet « acteur » dans la bouche de qui parle « cette vérité sur quoi il n’y a plus moyen de discerner le visage du masque, et hors de laquelle il apparaît n’y avoir pas d’autre monstre que le labyrinthe lui-même » [89], le labyrinthe de l’origine, « le labyrinthe de l’origine de la tragédie grecque » [90].
69Le chœur donc, dans la vision duquel la vérité dans sa nudité se dévoile, s’érige. Érection de la souffrance du corps du dieu, plus exactement, et c’est un paradoxe, dévoilement d’éléments imaginaires qui apparaissent morcelés dans le miroir que se tend le chœur tragique, ou plutôt parce qu’il est lui-même le miroir à travers lequel le corps du dieu se contemple.
70C’est dans le premier instant, quand apparut la fêlure, la fissure dans l’infime noyau de l’Un- Originel, que se refléta l’image du morcellement primordial des éléments d’où naquit l’angoissante beauté de Dionysos, que le chœur perçut dans une nouvelle vision en tant « qu’accomplissement apollinien de son état » [91]. L’utopie de l’origine, ainsi recréée dans l’état apollinien du rêve donne du dieu le spectacle de la nature, et de Dionysos agissant, la figure de l’acteur. La tragédie de l’origine, par instinct poétique ou par métaphore originaire, s’est transformée en drame qui est « la matérialisation apollinienne de tout ce qui peut être connu ou ressenti dans l’état dionysiaque » [92].
71On sait jusqu’à présent que Dionysos désigne une aire sémantique où la vérité s’érige en son dévoilement pudique et dont la densité poétique, métaphorique, échappe par définition et sans cesse à un décodage conceptuel exhaustif. Il est celui qui ne se donne pas dans la présence, dans la plénitude, mais dans l’absence, dans le vide, dans le vide du masque : afin qu’à cette place de l’absence du dieu, l’acteur se place. Substitution : c’est poétiquement, l’acteur est mis à la place de dieu, qui s’absente et se retire pour parler à travers son médiateur : l’acteur et d’abord, à l’origine, le chœur. L’acteur qui doit donc assurer, par sa présence sur la scène, l’absence du dieu, du père du théâtre : Dionysos. On pourrait même, en ce sens, parler de théâtralisation de la référence, pour reprendre une expression de Pierre Legendre. Sans s’ouvrir pour le moment à cette nouvelle perspective, on retiendra que le fragment comme les éléments intertextuels auxquels il renvoie dans La Naissance de la tragédie insistent sur ce qui, de la scène dionysiaque, se laisse voir dans la vision du dévoilement par la médiation de l’acteur : le jeu des forces – de la nature – dont Dionysos est la figure, sans visage ou plutôt la figure sur laquelle on ne peut plus discerner visage et masque (en grec, c’est le même mot qui désigne l’un et l’autre : prosopôn). Dionysos ou l’autre nom de la « scène primitive ». Avec l’acteur qui prend sa place, la « scène primitive » est rendue visible et c’est ce dont témoignent les tragédies grecques et Œdipe-roi en particulier. La scène de rêve apollinienne prend la place de la scène douloureuse dionysiaque du dieu souffrant puisque les personnages sophocléens en sont les masques.
72Comme si dans le drame, par où vient s’achever la vision de Dionysos souffrant, c’est-à-dire la scène réelle – « maintenant nous savons que la scène, action comprise fut au fond simplement pensée, à l’origine, comme vision, et que la seule “réalité”, c’est justement le chœur qui fait naître hors de lui cette vision et qui en parle avec toutes les ressources symboliques de la danse, de la musique et du verbe » [93] – ne pouvait se laisser voir qu’en se dissimulant. Et c’est cette dissimulation qui, désormais, appartient au jeu de l’acteur, jouant de la présence/absence du dieu sur la scène du théâtre, c’est-à-dire de la représentation. Si le dieu ou Dionysos pouvait apparaître comme le facteur de la vérité, l’acteur qui s’y substitue ne pourra en être que le contre-facteur, celui qui « désinstalle » la stèle, qui fait tomber la stèle de son socle ou contrefait la vérité, son dévoilement : la Vor-stellung devient Ver-stellung, ou plus précisément, la Vorstellung se déplace dans le lieu ou le domaine de la Verstellung : celle-ci, dès lors, va déguiser, brouiller les frontières de celle-là : théâtralité. Le jeu de l’acteur devient le trait fondamental du déplacement de la vérité (ce déplacement donnera lieu à la critique nietzschéenne des arrière-mondes). Si la Verstellung, la dis-simulation est le propre du Schauspieler, la vérité n’est plus à sa place : elle entre dans un processus de dé-placement (ou de placement dans tous les sens du mot) continu : l’acteur est celui qui ment, autrement dit qui déplace la vérité, qui la place autrement, ou qui par son jeu essaye de mentir (= cacher, dissimuler, faire semblant) pour que l’on voie qu’il dit la vérité ou à tout le moins « pour qu’on le croie » [94]. Ce qui voudrait dire que la vérité procède d’une sorte de faiblesse, peut-être parce qu’elle est marquée du signe féminin, par laquelle elle se met en scène, en se donnant pour ce qu’elle n’est pas.
73Peut-être alors le changement de place (l’acteur à la place du père – du théâtre, Dionysos) n’est-il qu’une simulation ou qu’un simulacre ? Peut-être que la vérité du dieu – dans le (reflet du) miroir dont le chœur est porteur ou à travers lequel il s’identifie pour laisser la vision du dieu y apparaître comme uni en son morcellement originaire – n’est-elle, finalement, du fait de sa représentation sur une scène visible (aux spectateurs), et du lieu d’où on la regarde (le théâtre) que l’illusion, ou, plus exactement, qu’elle produit l’illusion ? Ne serait-elle rien qu’un lieu de substitution pour ne pas dire de prostitution, c’est-à-dire d’exhibition impudique, et, pourtant, bien dissimulée ? Un lieu d’échéance et de déchéance ? D’où la nécessité pour un acteur d’entrer sous un masque, la nécessité du déguisement. Quelle est, dès lors, l’originalité du message ? Dionysos seul le sait ! Est-il le seul à qui revient le dévoilement de la vérité ? L’institution du théâtre comme lieu de sa représentation ne devint-elle pas nécessaire ? Ne lui fallait-il pas des masques typiques, comme ceux d’Œdipe ou de Prométhée, que les acteurs devaient assumer pour incarner le rôle que ces personnages leur imposaient ? Cette incarnation signifierait-elle la manipulation d’un paradigme agissant – « Dionysos agissant » – ou d’une référence dont le propre était l’agir ?
Entre poésie et théâtralité il y a du jeu : de parole – en vérité
74Si, comme nous venons de le voir, l’enjeu du Trieb dont le destin est de procéder à une métaphorisation et à une théâtralisation de la référence qui est, en l’occurrence, le nom du dieu, enjeu qui est la vérité – Aléthéia –, on serait près d’ouvrir une nouvelle perspective dans l’investigation du fragment et au détour de laquelle on retrouvera les voies et peut-être les pièges de la psychanalyse. Et, pour se faire, nous nous référerons à la méthode de lexicologie structurale mise en œuvre par Marcel Détienne dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque.
75Après avoir mis en évidence le rôle de la mémoire – Mnémosyne, d’où naquirent les neuf muses – dans la formation des traditions orales sur lesquelles se fonda la civilisation grecque, mémoire à laquelle les poètes accordèrent un privilège fondamental – et pour cause, puisqu’elle est à l’origine de leur inspiration par Muses interposées – M. Détienne indique avec justesse que, en face de Mnémosyne, puissance de vie, se dresse Léthé, puissance d’oubli et de mort [95].
76C’est en ce sens que, comme l’écrit M. Détienne : « Le champ de la parole poétique est équilibré par la tension de puissances qui se répondent deux par deux : d’un côté, la Nuit, le Silence, l’Oubli ; de l’autre, la Lumière, la Louange, la Mémoire. » [96] Or cette parole poétique, la Dichtung, énonce une parole de louange ou d’éloge que prononce le poète ; dans cette énonciation, le poète dit une parole de vérité, proprement assertorique ; c’est en cela qu’il est un « Maître de vérité » : sa parole est incontestée et indémontrable, elle ne s’oppose ni au faux ni au mensonge ; étant une structure de fiction, la parole poétique est compatible avec la vérité – Aléthéia/Wahrheit – laquelle s’oppose donc à l’oubli, Léthé. Toutefois Léthé entretient un rapport à Aléthéia, et plus qu’un rapport, car elle ne va pas sans une part de Léthé, c’est-à-dire d’oubli : Léthé y est inscrite en toutes lettres. Alors pourquoi cela voudrait dire que, comme M. Détienne le fera remarquer, « la parole du poète est comme le chant des Sirènes, ces sœurs des Muses » [97] ? Le poète, Maître de vérité, connaît-il l’art de séduire, de plaire, de charmer et de tromper ? Les paroles de vérité, d’Aléthéia, peuvent-elles tromper ? En effet, comme le disent les Muses dans la Théogonie d’Hésiode : « Nous savons dire beaucoup de choses trompeuses, semblables à des réalités, mais nous savons aussi dire, quand nous le voulons, des choses véridiques. » [98] Autrement dit, comme l’a bien vu M. Détienne, cela signifie que le poète, Maître de vérité, devient, par une sorte de dérive insidieuse de la vérité vers l’oubli – et ce glissement est réciproque – par la médiation de la mimésis, le Maître de la tromperie et du mensonge. Ces quelques brèves données nous engagent dans une nouvelle perspective dont nous ne pourrons proposer qu’une esquisse.
77S’agissant de la création poétique, il apparaît qu’en premier lieu, comme le dit Nietzsche, « la sphère de la poésie n’est pas extérieure au monde » [99], autrement dit, à la réalité des choses mêmes ; de ce fait, elle ne peut apparaître « comme une... chimère sortie du cerveau du poète » [100]. Au contraire, elle se veut « l’expression sans fard de la vérité » [101], de la vérité naturelle (Naturwahrheit) ou dionysiaque, c’est-à-dire de la douleur originelle, les déchirements et les contradictions du cosmos (antagonisme des forces) – la nature donne le spectacle de la douleur –, opposée à ce mensonge de la culture, à la vérité dite culturelle, caractérisée par le maquillage, le fard, la feinte, le mensonge, le masque. Autrement dit par ce qu’il y a de plus féminin et qui relève donc de la dissimulation, du cosmétique, ou encore de ce que Platon, dans le Gorgias, appelle la flatterie (kolakeia) [102], en tant qu’elle vise à l’agréable et au plaisir sans souci du meilleur.
78Pourtant, si La Naissance de la tragédie fait encore l’éloge du poète parce qu’il dit la « vérité sans fard », Zarathoustra, quant à lui, condamne tout éloge du maquillage, parce que le poète et l’œuvre poétique – et cela n’est pas sans rappeler la condamnation platonicienne, malgré la différence dans les intentions et les points d’attaque – induisent une « aliénation du corps par la métaphore » [103] en tant que procédé – inconscient – de substitution, sorte de poétique du transfert, qui spécifie le corps jusqu’à le confisquer et l’aliéner, c’est-à-dire à le rendre étranger à lui-même. Ainsi le propre du corps est figuré, métaphorisé, ou, pour le dire autrement : le corps ment, le corps se met à mentir. Ne serait-on pas, du coup, entrés dans le domaine de la pathologie et, plus précédemment, dans la sphère de l’hystérie laquelle, à l’inverse d’une « vérité sans fard » du corps, présente une variété infinie de symptômes comme autant de métaphores de la vérité (inconsciente) du corps ?
79Ne serait-on pas déjà, dans cette douleur du corps montrée – et celle du corps du dieu (Dionysos) est exemplaire – poétiquement, si l’on peut dire, par images substitutives (ou symptômes) à la limite de la contrefaçon, de la Verstellung ? N’est-ce pas déjà le sens de figurer (bilden), « mettre en scène », qui est ici signifié en tant que pratique de la fiction (Bildung) dont le destin est justement de dissimuler, feindre, farder, maquiller la vérité (Wahrheit) ? Appelons cela comme on voudra : feinte, hypocrisie, mensonge, le tout devant être entendu « au sens extra moral ».
80Revenons au texte de Zarathoustra qui condamne le mensonge des poètes :
81« Depuis que je connais mieux le corps, disait Zarathoustra à l’un de ses disciples, l’esprit n’est plus pour moi qu’une métaphore ; et d’une façon générale, l’ “éternel” n’est aussi que symbole. »
82— Je te l’ai déjà entendu dire, répondit le disciple, et tu ajoutais alors : « Mais les poètes mentent trop. » Pourquoi disais-tu donc que les poètes mentent trop ?
83— Pourquoi ? dit Zarathoustra, tu le demandes ? Je ne suis pas de ceux à qui l’on demande leurs raisons.
84— ...
85Qu’est-ce donc que Zarathoustra t’a dit autrefois ? Que les poètes mentent trop ? Pourtant Zarathoustra est poète lui-même. Crois-tu maintenant qu’il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-tu ?
86— Le disciple répondit : « Je crois en Zarathoustra. » Mais Zarathoustra secoua la tête en souriant.
87— Je ne connais pas la foi qui sauve, dit-il, surtout si c’est la foi en moi.
88Mais à supposer que quelqu’un dise sérieusement que les poètes mentent trop, il aurait raison : nous mentons trop.
89Nous savons trop peu et nous sommes incapables d’apprendre ; aussi sommes-nous bien forcés de mentir.
90— Et lequel d’entre nous poètes n’aurait jamais falsifié son vin ? « On a préparé dans nos caves plus d’une mixture vénéneuse, on y a perpétré des choses innommables. » [104]
91En faisant l’aveu de ce qu’il ne dit pas, de ce qu’il oublie de dire, inconsciemment – la vérité ne va pas sans l’oubli (Aléthéia ne va pas sans Léthé) –, le poète tragique sait [105], lui l’initié du savoir, que « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie mais comme métal » [106]. Or cette « monnaie effacée que l’on se passe en silence » (Mallarmé repris par Lacan [107]) n’est finalement que la vérité mise en service pour l’échange verbal, la vérité mise en circulation entre les mots. La vérité : une métaphore en déplacement ou en quête de substituts, à l’instar des personnages pirandelliens en quête d’auteur.
92Une vérité dont l’acteur est la figure par excellence : celui par qui le dieu Dionysos est rendu présent dans le dévoilement, dans la vision ou le rêve, dans sa vérité glorieuse comme le fut son père Zeus devant Sémélé, sa mère. L’acteur est donc bien la médiation par laquelle la nudité du dieu se dévoile ; nudité que les poètes tragiques, à travers les personnages héroïques, « psychopathiques » dira Freud (on sait combien l’analyse ou la scène analytique est redevable à la théâtralité considérée par lui comme un modèle), eux-mêmes considérés comme des métaphores (images substitutives) ou des masques (révélant-cachant la nudité) de Dionysos [108], vont mettre en scène dans leurs pièces, sous couvert d’actions toujours représentées, puis données en spectacle (opsis) devant un public : c’est le drame proprement dit. Le type d’instinct (Trieb) dont le poète est porteur, instinct poétique en tant que puissance de la vie, est celui par lequel « la stèle se dévoile : poïein, c’est mettre debout » [109]).
93C’est dire que l’instinct poétique, dans son activité méta(eu)phorisante (bonne inspiration), signifie la vérité dévoilante, elle-même restant voilée parce qu’elle est toujours déjà mise au secret, ou mise aux oubliettes. Il y a donc ici une dérive de la vérité vers l’oubli dans la mesure où l’acteur parlant est mis à la place du dieu agissant : dérive ou, si l’on préfère, perversion, de l’agir par le langage et plus précisément par la rhétorique. Ne peut-on dès lors parler de cet être intermédiaire, l’acteur, que par métaphore ? Ne peut-on concevoir l’acteur, en tant que médiateur entre le texte et le public, entre le texte et sa représentation spectaculaire, que comme celui qui parasite la relation (l’être-entre-deux), c’est-à-dire qui dérange, brouille et contrefait [110] ? Autrement dit, en tant qu’acteur, il imite l’actif (le dieu agissant) et en imitant l’action, il ne peut que la parler, comme si, d’emblée, d’acteur il devenait orateur – ce que ne manquera pas de souligner par ailleurs, avec vigueur, Socrate dans sa « réplique interprétante » (par où il paraît être lui aussi un comédien) à Calliclès [111]. Alors perversion ou subversion de l’agir et/ou de l’action ? Pour le moment ce qu’on peut dire c’est qu’il y a mimésis, imitation. Et par imitation, il faut entendre ici la Nachmachung, le « faire-d’après », la contrefaçon [112]. Mais, plus profondément, on peut se demander s’il n’y a pas dans la parole – et dans la parole dite de l’acteur sur la scène (comme aussi du sujet en analyse) – toujours déjà un acte manqué ? En ce sens, la parole parlée de l’acteur de théâtre (comme celle, une fois encore, de l’analysant) en fin de compte ne serait pas la sienne, mais celle de l’autre (les personnages) ou de l’Autre – dont Dionysos n’est qu’un nom, le nom du père du théâtre : c’est pourquoi il assure une fonction symbolique et il est sans visage, sans figure et donc imprésentable sinon comme masque, donc « présent » ou visible dans son acte même de dissimulation [113].
94Devenu vecteur du Trieb, celui-ci étant lieu de mémoire, mémoire de signifiants, l’acteur devient, par cela même, l’interprète, non seulement d’une vérité qui tient à ce que dans son dévoilement le signifiant – « Dionysos » – se métaphorise (Lacan), mais encore une vérité qui tient debout [114] et dont l’instance littérale, prise à la lettre, au pied de la lettre dès lors qu’il s’agit du piédestal d’une stèle (Lacoue-Labarthe) ou d’un monument (mon corps) [115] – s’inscrit, en toutes lettres métaphoriquement, au lieu de l’Autre, c’est-à-dire ici au lieu de la vérité (Aléthéia) dont on sait qu’elle a sa part dans l’oubli (Léthé).
95Car, que devient une parole une fois dite ou chantée, un rêve une fois rêvé, une vision une fois vue ? Parole, dire, chant, rêve et vision ne sont-ils pas des vérités « prêtes-à-l’oubli », prêtes à se laisser effacer à leur tour par d’autres paroles, dires, chants, rêves et visions ? L’oubli serait-il, comme le pense J. D. Nasio « l’inconscient à venir » ? En ce sens, l’acteur ne serait-il pas le médiateur par qui la vérité dans la parole, le dire, le chant, le rêve, la vision, se répète mais dont chaque répétition annule la précédente ? L’acteur, qui n’agit pas, ne peut-il que répéter, dans la différence, le retour de ce qui s’est déjà dit, en annonçant, sur la scène (qui pourra être, sur un autre plan, la scène de l’écriture) la venue de ce qui n’est pas encore ? Affaire de croyance ? Sans doute. Car, comme l’écrira, plus tard, Antonin Artaud : « Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. » [116]
96Allons plus loin : l’acteur ne peut-il que répéter ce qui a déjà été dit ou écrit par l’auteur-poète ? Car si son acte est un acte de parole, il n’annonce pas vraiment, sur la scène, ce qui n’est pas encore, mais lui ajoute quelque chose d’absolument nouveau et l’actualise ; il accomplit le texte, sans toutefois le combler, car, littéralement et dans tous les sens, il l’engendre. Son texte n’est plus celui de l’auteur : l’acteur est mis à la place de l’auteur. Par sa voix et ses gestes, ses paroles et sa danse, il recrée le texte : il l’interprète. D’un côté, la vision, de parole parlée, se transfigure en parole parlante : celle-ci, par la voix de l’acteur-interprète, met à jour un « sens » non encore « écrit » dans le texte d’origine. De l’autre, sa parole excède l’être naturel du texte de l’origine, elle-même marquée du sceau de l’oubli. Ne lui faut-il pas, pour cela, disposer d’un « excédent de facultés d’adaptation » pour rendre visible et audible un nouveau sens ?
97Comment, dès lors, l’acteur pourrait-il encore être pensé comme vecteur d’un lieu de mémoire où la vérité s’est érigée en monument (corps) ou en documents (souvenirs), où les événements (du monde) sont voilés, fictionnés, poétisés, métaphorisés, s’il met fin à cette « érection métaphorique », selon une belle expression de J. Derrida, c’est-à-dire en faisant tomber et/ou jouer ce qui, dans la langue, la fait être-debout ou tenir-debout, à savoir comme l’a bien souligné Heidegger, « dans l’œil du mot, dans les signes de l’écriture, dans les lettres, grammata » [117] ?
98Nous trouvons ici un point de jonction où l’acteur se fait lecteur : l’un et l’autre jouent dans l’oralité, l’un et l’autre dénouent le silence de l’écrit, réactivent et réactualisent le texte par la parole. Avec cette différence notable, il est vrai, que l’acteur va parachever l’interprétation en y incluant la gestuelle, c’est-à-dire en engageant tout son corps (voix, mimique, mouvement...), autrement dit, en composant corps et parole. Il est clair que gestes et parole déterminent le jeu de l’acteur. C’est dire que, par son jeu, l’acteur rend non seulement possible pour le spectateur la relation au texte d’origine, mais en occupant la distance, l’écart qui sépare le texte du spectateur, il fait advenir le texte dans un état second, autrement dit, interprété à travers des schèmata, pour reprendre la terminologie aristotélicienne [118].
99C’est en ce sens que l’acteur est un interprète, dans la mesure où non seulement il prend la place de l’écart, de l’entre-deux, mais encore au sens où il fait entrer dans la séparation, dans l’écart, une nouvelle articulation qui va lier le spectateur au texte. Ajoutons que cette position de l’acteur vaut également dans son rapport au personnage qu’il incarne. C’est précisément l’écart infinitésimal qui l’en sépare, qui rend possible son action (c’est en cela même que se définit le jeu de l’acteur) et provoque l’illusion théâtrale. Nous disons ainsi qu’ « il y a du jeu » (au sens où on l’entend généralement dans une pièce mécanique) et que se réalisent pleinement dans et à travers le jeu de l’acteur à la fois l’adaptation (du texte, d’un personnage fictif) et la re-présentation (du texte devant le public). Pour le dire en d’autres termes, le texte arrive au spectateur par la médiation de l’hypocrisis, c’est-à-dire par le verbe et les gestes. En passant de l’écrit à l’oral, il y a nécessairement hypocrisie, car le jeu de l’acteur (hypocritès) est toujours création sur scène d’une interprétation, on dirait « par-dessous » (hypo) le masque. Qu’il s’agisse, pour reprendre une expression de Paul Ricœur, de déployer « le monde du texte », ou selon Nietzsche, de lire le « texte du monde », dans les deux cas, il s’agit d’atteindre ce qui est visé hors du texte à savoir une parole interprétante qui met le texte en mouvement, en devenir, et donc, d’une certaine façon, de le tenir à l’écart de lui-même.
100Qui mieux que Nietzsche a su jouer sur les deux sens divergents, et non moins complémentaires, de l’interprétation sans pour autant attribuer une prévalence et une prééminence au jeu par rapport à l’acte qui consiste à dégager le sens latent d’un texte, en montrant qu’un « texte » est toujours déjà l’effet d’un jeu ? Ce qui peut donc vouloir dire qu’un texte n’a pas sa fin en lui-même, autrement dit, qu’il est destiné à l’interprétation infinie, autant par l’acteur que par le lecteur, mais selon des pratiques et des méthodes bien différentes. C’est à l’extension du concept de jeu à des activités qui ne sont pas ludiques au sens propre, que les Grecs précisément ont été sensibles lorsque leurs dramaturges, qui l’ont rendu visible à travers la tragédie, nous ont enseigné le mécanisme de la représentation dont les acteurs justement assurent la reprise sur la scène.
101Ainsi il ne sera donc pas impossible de penser que l’acteur est celui qui, en tant qu’interprète, en rusant avec les parures de l’oralité – belle et pertinente expression que nous empruntons au titre d’un livre du psychanalyste Jean-Richard Freymann [119] – déplace et brouille les frontières du texte, de la scène de l’écriture considérée commun haut-lieu de l’optique grecque [120], comme si la place était dans les marges, c’est-à-dire à côté (para) du texte ou de l’écrit : n’est-ce pas ainsi que nous avions défini le théâtral ?
102La théâtralité de l’acteur n’est-elle pas en fin de compte parasitaire, et partant, dérangeante et marginale ? Peut-on dire alors que la mise en scène du texte par le jeu de l’acteur, où la parole est nécessairement liée à une mise en scène du corps entier, est toujours en excès ? Et qu’en excédant le texte, l’acteur-interprète y crée de la marge, c’est-à-dire ce blanc ou ce trou laissé vide qu’aucune parole y compris la sienne, paradoxalement, ne peut ni ne doit combler, à moins d’y substituer un ou plusieurs symptômes ? Comment ne pas penser, lorsque l’acteur représente le corps du dieu souffrant et qu’il théâtralise la douleur, qu’il y a là une similitude frappante avec, d’une part, le « devenir-théâtre » des apôtres selon saint Paul [121], et d’autre part, la représentation du corps en souffrance de l’hystérique ? Et pour préciser un peu plus, ne peut-on lire, dans cette exhibition d’un corps imaginaire qui se débat avec l’oralité [122], une mise en scène qui aurait partie liée à un conflit entre un désir que le réel ne pourrait satisfaire et celui de le soumettre au regard de l’autre ? Ce regard dont nous savons qu’il est celui des spectateurs, quels qu’ils soient par ailleurs, et sans lequel la théâtralité n’existerait pas, tout simplement. Ce regard n’engage-t-il pas nécessairement une séduction, peut-être même une soumission qu’on pourrait qualifier d’hypnotique et que l’on retrouverait incidemment à travers une demande d’amour, peut-être incomprise, peut-être fantasmée, mais toutefois rendue, si l’on peut dire, sous la forme du don, même pour – rien ? Une comédie de l’amour ?
103S’il fallait ici franchir un nouveau pas – de sens – mais nous n’en sommes qu’au seuil, nous dirions que le regard de Platon sur les acteurs, et, plus tard, le regard de Nietzsche sur ceux qu’ils désignera comme des « comédiens par excellence » – regards croisés en quelque manière – se focalisent sur leur aspect féminin avec tout ce que cela comporte de composantes et de connotations négatives, et notamment le côté « exhibition » voire « prostitution ». Étrange Trieb qui mettrait alors l’actrice à la place de Dionysos ! Finalement, ne serait-ce pas dans le principe de partage entre féminité et masculinité que s’opère, et dans le contexte nietzschéen se justifie, la distinction entre l’acteur et Dionysos ? Qu’est-ce qui dans et par le Trieb – disons l’inconscient – fait jouer la virilité du dieu à sa part féminine, c’est-à-dire le fait exister comme acteur sur le mode de l’absence ? Or l’aspect efféminé du dieu, dont témoignent à la fois l’iconographie, les vases, les coupes [123] et le texte de la tragédie (Eschyle), ne rend-il pas compte d’une certaine façon de son ambivalence, de son ambiguïté bisexuelle au point d’avoir été surnommé « l’Oblique » par la tradition ? Enfin, ne pourrait-on pas envisager de lire (le jeu de) l’acteur comme un palimpseste(du jeu) du dieu, et le Trieb, ce par quoi le texte-vision du dieu est effacé au profit du texte joué-représenté de l’acteur ? Le théâtre n’est-il pas le lieu, non seulement d’où l’on regarde, mais davantage encore où l’imitation se montre comme originale, où elle est obvie moins parce qu’elle est copie que parce qu’elle est création ?
Notes
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[1]
Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 462. Nous renvoyons à toute son interprétation de la quiddité, p. 460-482.
-
[2]
Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 95.
-
[3]
Henri Gouhier : « La Théâtralité », Encyclopedia Universalis, vol. 22, p. 436. Une telle conception « essentialiste » permettrait par voie inductive, selon Gouhier, de déceler « à travers les différences, une espèce d’essence qui poserait la raison d’être et esquisserait une structure fondamentale de l’œuvre théâtrale ». Mais ce serait, nous semble-t-il, omettre tout ce qui, dans l’histoire du théâtre, constitue la diversité et les différences des pratiques théâtrales qui varient selon les civilisations, les cultures et les époques, même si la plupart, sinon la totalité, répondent, d’une manière ou d’une autre, à un besoin proprement humain, profondément ancré dans la nature humaine : le besoin de se transformer, de se métamorphoser, de devenir autre, le goût du masque et du déguisement, par où l’homme est un comédien.
-
[4]
J.-M. Piemme, « Alternatives théâtrales », 20-21 décembre 1984, cité par Jacqueline Feral, « La théâtralité. Recherches sur la spécificité du langage théâtral », Poétique, no 75, 1988, p. 360 ; pour l’ensemble de l’article p. 347-361.
-
[5]
M. Heidegger, « Science et méditation », Essais et conférences, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1973, p. 57-58.
-
[6]
Cf. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 8, où Nietzsche rapporte, en l’approfondissant, la thèse célèbre de Schlegel du « spectateur idéal », OC, t. 1, Paris, Gallimard, p. 72 (nous écrirons désormais en abrégé NT pour La Naissance de la tragédie, et FP pour les Fragments posthumes des Œuvres complètes chez Gallimard).
-
[7]
A. Girault, « Pratiques du théâtre », Théâtre public, no 5-6, juin 1975, p. 14.
-
[8]
A. Rey et D. Couty, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980, p. 185.
-
[9]
R. Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Paris, Le Seuil, coll. « Tel quel », 1964, p. 41.
-
[10]
A. Badiou, « Dix thèses sur le théâtre », Comédie française, Les Cahiers, no 15, POL, 1995, p. 19.
-
[11]
L’expression est de Paul Klee, qui définit la peinture en tant qu’art qui rend visible.
-
[12]
Cf. Barthes, ibid.
-
[13]
Ibid., p. 42.
-
[14]
Nietzsche, op cit., p. 73.
-
[15]
Cf. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 366.
-
[16]
Aristote, Poétique, 1450 b 4 : La pensée « consiste dans la faculté de trouver le langage qu’implique la situation, ce qui dans les discours est l’œuvre de la politique et de la rhétorique ».
-
[17]
Ibid., 1450 b 16-21.
-
[18]
Nietzsche, FP, 1869-1870, 3 [6] ; NT, t. 1, p. 213.
-
[19]
Aristote, Poétique, 4, 1448 b : « ... tous les hommes prennent plaisir aux imitations ».
-
[20]
FP, 1871, 9 [126], t. 1, p. 400.
-
[21]
Michel Corvin, article « Théâtralité », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1991, p. 820-821.
-
[22]
Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 342.
-
[23]
Jacqueline Feral, « La théâtralité. Recherches sur la spécificité du langage théâtral », Poétique, no 75, 1988, p. 348 ; M. Polany, « The tacite dimension », rapporté par J. Baillon, « D’une entreprise de théâtralité », Théâtre public, juin 1975, p. 109-112.
-
[24]
Anne Ubersfeld, L’école du spectateur, Paris, Éditions sociales, 1981, p. 52.
-
[25]
Ibid., p. 53.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
La fonction du regard est une fonction essentielle au théâtre. Le regard s’inscrit comme séparé de sa propre extériorité dans le même temps que les actants se regardent.
-
[28]
Guy Debord, La société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 23.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
NT, § 12.
-
[31]
Ibid., § 14.
-
[32]
Ce texte, que nous citons ici sans le commenter, sera repris un peu plus loin.
-
[33]
NT, § 8.
-
[34]
Cf. J.-B. Pontalis, « Naissance et reconnaissance du “soi”. Pour introduire à l’espace potentiel », Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 178. Il s’agit du passage où le psychanalyste reprend la thèse de Winnicott sur l’espace transitionnel. La théorie de Winnicott est exposée dans l’un de ses ouvrages majeurs, Jeu et réalité.
-
[35]
Voir le célèbre § 361 du Gai Savoir.
-
[36]
Aristote, Poétique, 1448 b 5-23 : « Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations. [...] Une raison en est encore qu’apprendre est très agréable non seulement aux philosophes mais pareillement aux autres hommes. »
-
[37]
Sharon Marie Carnicke, « L’instinct de théâtralité : Evreinov et la théâtralité », Revue des études slaves, t. 53, fasc. 1, 1981, p. 97-108. Cet article fait partie d’un ensemble que la revue a consacré à cet auteur sous le titre « Nicolas Evreinov l’apôtre de la théâtralité ». Parmi les essais théoriques d’Evreinov, citons : L’apologie de la théâtralité ; Le théâtre pour soi ; Le théâtre en tant que tel ; Le théâtre chez les animaux. Il est en outre l’auteur d’une trentaine de pièces de théâtre.
-
[38]
NT, § 2, p. 46.
-
[39]
NT, § 1, p. 45.
-
[40]
Cf. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ; Hölderlin, Hypérion et la mort d’Empédocle ; Emerson, Les forces éternelles de la nature et La critique du temps présent ; Wagner, L’œuvre d’art de l’avenir. Voir Charles Andler, Nietzsche, sa vie, son œuvre, t. 1, Paris, Gallimard, 1958, p. 43, p. 69 sq., p. 340 sq. ; Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1980, p. 104-110. Remarquons que l’on ne peut, d’un trait de plume, biffer ces influences, pas plus d’ailleurs que toutes les autres, sous prétexte qu’elles ne serviraient que les intérêts de l’historien, et ne faire valoir que l’apport décisif de Nietzsche lui-même ; car, s’il les a constamment intégrées pour les réévaluer dans ses perspectives, on peut simplement renvoyer le lecteur à toutes ses reconnaissances de dettes.
-
[41]
Dans Le livre du philosophe, Nietzsche écrit : « L’homme ne découvre que très lentement combien le monde est infiniment compliqué. D’abord il se l’imagine tout à fait simple, aussi superficiel qu’il est lui-même. Il part de lui-même, le résultat le plus tardif de la nature, et il se représente les forces, les forces originelles, de la même manière que ce qui se passe dans sa conscience. Il prend les effets des mécanismes les plus compliqués, ceux du cerveau, pour des effets identiques à ceux des origines... Aussi croit-il avoir expliqué quelque chose avec le mot “instinct” et reporte volontiers les actions à finalité inconscientes dans le devenir originel des choses » (trad. A. Kremer-Marietti, édit. bilingue, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, p. 95).
-
[42]
FP, 11 [415], OC, t. XIII, p. 365.
-
[43]
C’est pourquoi si l’apparence n’a pas de profondeur, « entrer dans l’apparence » sera sans doute découvrir une infinité de nouvelles apparences ou, en termes nietzschéens, une infinité de masques.
-
[44]
FP, 9 [35], ibid., p. 28.
-
[45]
FP, frag. cité, OC, p. 366 : « La métaphysique, la morale, la religion, la science – ne sont considérées dans ce livre que comme différentes formes de mensonge : c’est avec leur aide que l’on croit à la vie. “La vie doit inspirer confiance” : la tâche ainsi définie est énorme. Pour la résoudre, il faut que l’homme soit déjà par nature un menteur, il faut plus que toute autre chose, qu’il soit artiste.... Et il l’est en effet : métaphysique, morale, religion, science – rien que des progénitures de sa volonté d’art, de mensonge, de fuite devant la “vérité”, de négation de la “vérité”. Ce pouvoir même, grâce auquel il fait violence à la réalité par le mensonge, ce pouvoir d’artiste par excellence de l’homme – il l’a d’ailleurs en commun avec tout ce qui est : lui-même est en effet un morceau de réalité, de vérité, de nature – lui-même est aussi un morceau de génie du mensonge... » Voir aussi FP, 17 [3], OC, t. XIV, p. 268.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
GS, § 361.
-
[48]
NT, § 5.
-
[49]
Cf. Gabriel Abensour, « Blok face à Meyerhold et Stanislavski ou le problème de la théâtralité », in Revue des études slaves, 1982, p. 671-679 ; cf. p. 671.
-
[50]
Heidegger, qui rapporte l’intégralité du fragment, ajoute que ce manque de principe organisateur rend « fort malaisé une représentation cohérente de l’esthétique en tant que physiologie » ; cf. Heidegger, Nietzsche, Paris, Gallimard, vol. 1, p. 90.
-
[51]
Cf. « Là où je trouve à redire », in Nietzsche contre Wagner, « L’esthétique n’est en fait qu’une physiologie appliquée », OC, t. VIII, p. 349 ; voir encore Le Cas Wagner, ibid., p. 33.
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[52]
FP, 17 [9], t. XIV, p. 276.
-
[53]
Cf. Heidegger, op. cit., p. 91-92.
-
[54]
Ibid., p. 93.
-
[55]
Cf. Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 19.
-
[56]
On sait que le spectacle de théâtre chez les Grecs n’avait rien d’un divertissement ; c’est d’ailleurs l’un des reproches que Nietzsche adressera aux représentations théâtrales de son temps.
-
[57]
NT, § 8, p. 73 ; cf. H. C. Baldry, Le théâtre tragique des Grecs, trad. P. Darmon, Paris, Maspero, 1975.
-
[58]
NT, § 8, p. 76.
-
[59]
Il peut être intéressant de remarquer qu’on retrouve le « Da » dans le fameux jeu de la bobine de l’enfant et qui symbolise, selon Freud, le retour de la mère, c’est-à-dire le retour de sa présence ici, devant l’enfant.
-
[60]
Cf. Jean-Pierre Vernant, « La figure des dieux III : Dionysos », Figures, idoles, masques, Paris, Juilliard, coll. « Conférences, essais, et leçons du Collège de France », 1990, p. 216.
-
[61]
Ibid., p. 225, entrée que Vernant signifie ainsi : « Irruption subite, comme si Dionysos chaque fois surgissait d’ailleurs : étranger, monde barbare, au-delà. Irruption conquérante qui, de cité en cité, de lieux en lieux, étend et assure le culte du dieu. Toute la tragédie, dans son déroulement, illustre cette “venue” : elle donne à voir l’épiphanie dionysiaque. »
-
[62]
NT, § 10 : « Il y a une tradition irrécusable pour dire que la tragédie grecque, dans sa forme la plus ancienne, n’avait pas d’autre objet que les souffrances de Dionysos et que, pendant très longtemps, ce fut justement le seul héros présent sur la scène. Mais on peut affirmer avec une égale certitude que Dionysos, jusqu’à Euripide, n’a jamais cessé d’être le héros tragique et que toutes les figures illustres du théâtre grec, Prométhée, Œdipe, etc., ne sont que des masques de ce héros primitif. »
-
[63]
Cf. Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 226.
-
[64]
Cf. Jacques Derrida, « Le facteur de la vérité », Poétique, no 21, 1975, p. 96-147, repris dans La carte postale, Paris, Aubier-Flammarion, 1980, p. 441-524. Remarquons que le facteur, avant d’être le porteur distributeur de lettres, était, au XVIe siècle, étymologiquement parlant aussi, « celui qui a fait » – le factor, de factum, supin de facere = faire – c’est-à-dire l’écrivain, l’artiste, et même Dieu en tant que créateur ; à partir du XVIIIe siècle, il sera le fabricant d’orgues, de clavecins, de pianos.
-
[65]
GS, préface, § 4 ; cf. Sarah Kofman, « Baubo, perversion théologique et fétichisme », Nietzsche et la scène philosophique, Paris, coll. « 10/18 », 1979, p. 263-304.
-
[66]
Cf. Peter Sloterdijk, Le penseur sur scène, 1986, trad. Hans Hildebrand, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 86.
-
[67]
Philippe Lacoue-Labarthe, « Note sur Freud et la représentation », Digraphe, no 3, 1974, repris sous le titre « La scène est primitive », in Le sujet de la philosophie. Typographie I, Paris, Aubier-Flammarion, 1979, p. 206.
-
[68]
FP, 9[53] ; NT, OC, p. 380.
-
[69]
Walter Benjamin, Illuminationen, I, Éd. Suhrkamp, 1961, p. 70, cité par Charles Rosen, « Lecture de Benjamin », in Critique, 1978, p. 258.
-
[70]
Ibid., p. 333.
-
[71]
La séparation d’avec Instinkt n’est pas vraiment pertinente dans les textes de Nietzsche, car elle ne deviendra opératoire que dans l’optique freudienne : Trieb y sera traduit par « pulsion », pour tenter de la séparer de l’instinct, trop marqué semble-t-il, par et dans le discours de la biologie. De plus, la traduction par « pulsion » se justifie, car elle est principalement référée à la sexualité humaine. L’instinct, au sens strict, désigne un modèle inné de comportement, un schéma de réaction qui se transmet héréditairement dans une espèce déterminée, et qui est relatif à la satisfaction d’un type de besoin. Alors que la sexualité humaine est caractérisée par l’absence d’une telle prédétermination fixe. Elle ne se montre pas sous le signe du besoin mais sous celui du désir. Pour Nietzsche, la distribution et la recomposition du mot Trieb avec d’autres termes en donne une image quasi hypertrophiée. On peut en lire la liste (plus de soixante termes), pourtant exhaustive, dressée par P. L. Assoun dans son ouvrage Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980, p. 90. C’est précisément dans un chapitre intitulé « Instinct et pulsion » qu’Assoun reconstruit le champ sémantique de l’un et de l’autre chez les deux auteurs. Nous retiendrons, pour ce qui nous concerne, à travers l’histoire du concept de Trieb chez Nietzsche, d’une part, celui que Nietzsche appelle justement le Kunsttrieb prototype de l’instinct : l’instinct artistique – et qui est de part en part inconscient ; naturel avant d’être humain et de prendre place dans le psychique, le Kunsttrieb, bien qu’unitaire, apparaît à travers la dualité (d’instincts) apollinien/dionysiaque. Il est défini dès La Naissance de la tragédie comme une force de la nature, inconsciente, d’où surgissent le duo des « puissances artistiques » qui sont figurées chez les Grecs par Apollon et Dionysos. Mais nous retiendrons, d’autre part, un sens que Nietzsche détermina dès sa leçon inaugurale à Bâle sur Homère et la philologie classique, en 1869 : à savoir qu’à partir de la pratique philologique, il est possible de déterminer et de « sonder le plus profond instinct de l’homme, l’instinct de parole (Sprachinstinkt) » (cité par Assoun, op. cit., p. 87). Art et parole ou langage seront ainsi des déterminations essentielles dans l’œuvre ultérieure de Nietzsche : depuis le lieu d’où ils surgissent – la nature et l’homme – jusqu’à leur ultime manifestation et définition dans La Volonté de puissance (cf. L. Assoun, op. cit., p. 149). On sait que le premier sens auquel s’attacha Heidegger pour déterminer la volonté de puissance est celui de « la volonté de puissance en tant qu’art » (cf. Nietzsche, t. 1, p. 11-199).
-
[72]
Titre de Jean Tardieu qu’emprunte J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 507.
-
[73]
Ibid.
-
[74]
NT, § 8. Sur la métaphore, Le livre du philosophe, Paris, Aubier, bilingue, III, et parmi les lectures qui en ont été faites, voir Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972, III, 4.
-
[75]
Lacan, op. cit.
-
[76]
NT, § 8. On pourrait voir ici l’idée et même le symptôme de l’obsession, dans la mesure où ce mot, par son étymologie latine, indique déjà l’idée de siège : obsidere : action d’assiéger et qu’en ce dernier tiers du XIXe siècle on définissait comme « l’image ou le mot qui s’impose à l’esprit malgré lui ». Cf. le mot « obsession » dans Oscar Bloch et von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1932.
-
[77]
Cf. Sarah Kofman, op. cit., p. 164. On sait que S. Kofman vise la thèse de Heidegger.
-
[78]
Ibid., p. 139.
-
[79]
Le livre du philosophe, § 118.
-
[80]
W. Jankélévitch et B. Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 18.
-
[81]
Ph. Lacoue-Labarthe, « Typographie », in Mimesis. Des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, p. 208.
-
[82]
Ibid.
-
[83]
Lacan, op. cit., p. 741.
-
[84]
S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 242.
-
[85]
Lacan, op. cit., p. 256. Il convient de noter que les préoccupations de Lacan ne sont pas celles de Heidegger, non seulement parce que Lacan ne s’intéresse pas à la différence ontologique établie par Heidegger, mais parce que celui-ci, inversement, ne s’intéresse pas à la psychanalyse, à ce qu’il appelle la « psychologie des profondeurs moderne ». Quant à leur réflexion respective au sujet de la Dichtung, si Lacan en parle comme d’un procédé inconscient lié naturellement au plan du vécu du poète, Heidegger, en revanche, se démarque nettement de ce point de vue. Si « la poésie n’est pas le processus psychique de la production des poèmes », il est clair, selon Heidegger, que la Dichtung, étymologiquement parlant, n’a rien à voir avec dichten. « Dichten – que signifie au juste ce mot ? Il vient de l’ancien haut allemand tithôn, et est en rapport avec le dictare latin, qui est une forme fréquentative de dicere = dire. Dictare, redire quelque chose, le dire à haute voix, le “dicter”, exposer quelque chose par la langue, le rédiger, que ce soit un essai, un rapport, une dissertation, une plainte ou une supplique, une chanson ou ce qu’on voudra. Tout cela s’appelle dichten [...]. Depuis le XVIIIe siècle seulement, l’usage du mot dichten a été réservé à la composition de constructions langagières que nous appelons “poétiques” (poetisch), que nous appelons depuis des “poésies” (Dichtungen). Au départ, le poétiser (das Dichten) n’a pas de rapport privilégié avec le poétique (das Poetische). [...] “Poétique” vient du grec poïein, poïésis – faire, produire quelque chose. Le mot se situe sur le même axe de signification que tithôn, à ceci près que sa signification est encore plus générale. [...] Ce mot [tithôn-dicere] a la même racine que le grec deiknumi. Cela veut dire : montrer, rendre quelque chose visible, manifeste ; non en un sens général, mais sur la voie d’un montrer particulier. [...] Poétiser : un dire sur le mode du signe qui rend manifeste » (Heidegger, Les hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, trad. de l’allemand par François Fédier et Julien Hervier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1988, p. 39-40). Il est clair que, selon Heidegger, et avec justesse, le dichten précède la Dichtung en tant que « poésie » à proprement parler. Mais la question peut être posée de savoir si le « condenser » ne serait pas une certaine forme que pourrait prendre le dire du « poétiser » originel ? En outre, dans cette perspective, le Zarathoustra donnerait à voir ou se présenterait comme une forme « poématique » du « poétiser ».
-
[86]
Ibid., p. 742.
-
[87]
GS, Préface, § 4.
-
[88]
NT, § 8.
-
[89]
Lacan, op. cit., p. 406.
-
[90]
NT, § 8.
-
[91]
Ibid.
-
[92]
Ibid.
-
[93]
Ibid.
-
[94]
GS, § 347.
-
[95]
Léthé est l’un des cinq fleuves des Enfers : fleuve de l’oubli, il sépare la surface de la Terre du monde d’Hadès.
-
[96]
M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1973, p. 23.
-
[97]
Ibid., p. 69.
-
[98]
Cité par M. Détienne, op. cit., p. 75.
-
[99]
NT, § 8.
-
[100]
Ibid.
-
[101]
Ibid.
-
[102]
Platon, Gorgias, 463 a - 466 a ; 501 b - 502 d.
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[103]
Derrida, « La parole soufflée », in L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 277, note.
-
[104]
Zarathoustra, Livre II, « Des poètes », trad. Bianquis, Paris, Aubier bilingue, p. 273-274. Il est une longue tradition, à la fois sémite et grecque, qui associe symboliquement vin et connaissance, le premier faisant accéder à la seconde, mais dans la mesure où le participant est un initié. Ce que nous voudrions simplement ajouter, c’est que le mensonge dont il s’agit, n’a pas, ici, et on le comprend aisément, de sens moral, puisqu’il s’agit de poésie (Dichtung). Au contraire, son sens et donc sa présence, dans l’activité poétique, a fortiori chez les poètes tragiques, est inconscient, c’est-à-dire a-moral ou extra-moral ; autrement dit, il occupe une place, la place même de la censure dont parle Lacan.
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[105]
On peut le dire de l’homme de façon générale, dans la mesure où chacun dispose d’un psychisme dont l’activité inconsciente est celle-là même que Nietzsche, avant Freud, qualifie d’artistique ; cf. S. Kofman, op. cit., III, § 1.
-
[106]
Le livre du philosophe, III, 1, Paris, Aubier, p. 183 – Voir commentaires suivants : Articles de J. J. Goux dans Tel Quel, nos 33, 35, 36 ; J. Derrida, « La mythologie blanche », in Marges, Paris, Minuit, 1975, p. 247-324 ; S. Kofman, op. cit., chap. III, 1 ; B. Pautrat, Versions du Soleil, Paris, Le Seuil, 1971, p. 185-192.
-
[107]
Lacan, op. cit., p. 251.
-
[108]
NT, § 8 et 9.
-
[109]
Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 201.
-
[110]
Ibid., p. 207, n. 54.
-
[111]
Cf. Gorgias, 502 a-d : « Socrate : Voir encore : cette vénérable et merveilleuse forme de poésie, la tragédie, que cherche-t-elle, à quoi s’efforce-t-elle ? Est-ce à plaire uniquement, comme je le crois ; ou bien, si quelque idée capable de flatter et de charmer les spectateurs est mauvaise, s’ingénie-t-elle pour le taire, et si quelque autre est désagréable, mais utile, prend-elle soin de le dire et de le chanter, que cela plaise ou non ? De ces deux façons de se comporter, quelle est, selon toi, celle de la tragédie ? – Calliclès : Il est évident, Socrate, qu’elle tend plutôt à l’agréable et au plaisir des spectateurs. – Socrate : N’avons-nous pas dit, tout à l’heure, que c’était là de la flatterie ? – Calliclès : Certainement. – Socrate : Mais si on enlève à la poésie la musique, le rythme et le mètre, ce qui reste, n’est-ce pas simplement le langage ? – Calliclès : C’est évident. – Socrate : Or ce langage s’adresse à la foule et au peuple ? – Calliclès : Cela paraît vrai. – Socrate : C’est donc un discours relevant de la rhétorique ; le poète, en effet, ne te semble-t-il pas faire au théâtre métier d’orateur ? – Calliclès : Je le crois. »
-
[112]
Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 205. Voir également la distinction bien établie par J. Derrida entre Nachahmung (imitation) et Nachmachung (contrefaçon) (cf. « Economimésis », in Mimésis. Des articulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, p. 70).
-
[113]
Voir, par exemple, dans Les Bacchantes, le moment où Dionysos se présente déguisé en jeune Lydien devant Penthée qui, de ce fait, ne le reconnaît point.
-
[114]
Derrida, « La parole soufflée », op. cit., p. 274.
-
[115]
Lacan, Écrits, p. 259 : « L’inconscient est le chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. À savoir :
« — dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite ;
« — dans les documents d’archives aussi : et ce sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu’eux, quand je n’en connais pas la provenance ;
« — dans l’évolution sémantique : et cela répond au stock et aux acceptions du vocabulaire qui en est particulier, comme au style de ma vie et à mon caractère ;
« — dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui, sous une forme héroïsée, véhiculent mon histoire ;
« — dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions nécessités par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens. » -
[116]
A. Artaud, Le théâtre et la culture, OC, t. IV, Paris, Gallimard, p. 18, cité par Derrida, op. cit., p. 279.
-
[117]
Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1972, p. 74 ; et Derrida, ibid.
-
[118]
Dans sa Poétique, Aristote énonce clairement l’une des règles fondamentales de la composition de la tragédie, et qui vaut autant pour le poète que pour l’acteur : « Il faut composer les mythes et leur donner l’achèvement de l’élocution en en mettant autant que possible les situations sous les yeux [...] et en leur donnant autant que possible le complément des attitudes [littéralement les figures, les schèmata] » (1455 a 23-30).
-
[119]
Cf. Jean-Richard Freymann, Les parures de l’oralité. Re-penser la clinique psychanalytique, Paris, Springer-Verlag, coll. « Hypothèses », 1992.
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[120]
Heidegger, op. cit. : « Les Grecs considéraient la langue optiquement, en un sens relativement large, à savoir du point de vue de l’esprit. » Mais il ajoute un peu plus loin que « les Grecs connaissaient également le caractère oral de la langue, la phonè ».
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[121]
Cf. le verset suivant dans la Première Épître de Paul aux Corinthiens : « Je pense que Dieu nous a exhibés les derniers, nous les apôtres, comme voués à la mort, parce que nous sommes devenus spectacle pour le monde, et pour les anges et pour les hommes » (4, 9). Notons que la Vulgate traduit le mot grec theatron par spectaculum.
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[122]
On peut également y lire l’investissement de la rhétorique dans la musique et la tragédie ou encore celui de la critique historique et la critique d’art.
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[123]
On peut consulter avec profit le remarquable travail que Françoise Frontisi-Ducroux a consacré à une cette partie archéologique du dieu aux masques dans son livre magnifiquement illustré : Le dieu-masque : une figure du Dionysos d’Athènes, Paris, La Découverte, 1991.