Notes
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[1]
Ce texte est une version remaniée de la communication primée lors du Congrès de l’ACFAS qui s’est tenu à Trois-Rivières (Québec) en mai 1997. Qu’il nous soit permis de remercier ici Luc Brisson, Roselyne Dégremont, Catherine Collobert, Marcel Conche et Yvon Lafrance pour leur lecture attentive du manuscrit et leurs commentaires érudits. Si nous en avons tenu compte à de nombreuses reprises, il n’en reste pas moins que l’entière responsabilité du texte nous incombe pleinement.
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[2]
Luc Brisson, annexe I de sa traduction du Parménide de Platon, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 291. Nous utiliserons les traductions de Brisson pour nos citations concernant le Parménide et le Timée.
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[3]
Nous reviendrons plus tard sur la distinction qu’il faut effectuer entre métaphysique et ontologie. Rappelons seulement pour l’instant que l’interprétation de Brisson ne rompt réellement avec la tradition qu’en ce qui concerne la seconde partie du dialogue qui commence en 137 c, à la page 114 de sa traduction.
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[4]
C’est là replacer Parménide dans son contexte historique car la majorité des Présocratiques s’attachent à donner une description détaillée du cosmos unifié par un Principe. Thalès, considéré par Apulée comme le premier à rompre avec la mythologie des Anciens (Florides, 18, A XIX), en est le premier exemple qui montre que le monde est un (A XIII b) et que son élément primordial est l’Eau. Trop privilégier le Parménide métaphysicien, c’est un peu l’exclure des spéculations physiques de ses contemporains. Or, selon Galien, leurs préoccupations convergent : « En effet, les Anciens ont tous intitulé leurs œuvres De la nature, aussi bien Mélissus, Parménide, Empédocle qu’Alcméon, Gorgias, Prodicos et tous les autres sans exception » (Alcméon, A II). La tradition des De la nature remonterait, selon Thémistios, jusqu’à Anaximandre (Anaximandre, A VII). Par ce genre d’écrits, les philosophes de la nature se coupent radicalement des croyances populaires et le cas d’Anaxagore en est un bon exemple. Selon Plutarque (Vie de Nicias, 23), « ... le peuple ne pouvait lors endurer les philosophes traitant des causes naturelles, que l’on appelait alors météorolesches, comme qui dirait disputant des choses supérieures qui se font au ciel ou en l’air, étant avis à l’opinion commune qu’ils attribuaient ce qui appartenait aux dieux seuls à certaines causes naturelles et irraisonnables, et à des puissances qui font leur opération non par providence ni discours de raison volontaire, mais par force et contrainte naturelle » (Anaxagore, A XVIII).
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[5]
Dans l’hypothèse de Brisson, et ce en accord avec la langue grecque, le hen est pris comme attribut (s’il est un) et non comme sujet (si l’Un est). Sur ce point, cf. p. 53.
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[6]
Fait capital à signaler, ce sont là des catégories propres à Mélissus exposées par le Pseudo-Aristote dans son Mélissus, Xénophane, Gorgias, I-II, 974 a - 977 a. De là à voir dans le Parménide une critique expresse de l’Éléatisme, c’est peut-être aller vite en conjectures... Comme nous l’a précisé Brisson suite à la lecture de notre texte, il est « maintenant d’accord pour dire que l’image de Parménide doit beaucoup à celle de Mélissos, que devait mieux connaître Platon, et qu’il ramenait à sa source doctrinale, Parménide ».
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[7]
Luc Brisson n’est pas le premier à proposer une telle hypothèse mais il la réitère de manière plus décisive. Suzanne Mansion, nous le verrons à propos d’Aristote, l’avait déjà évoquée ainsi que Dodds dans son article essentiel de 1928.
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[8]
Cf. Annick Stevens, Postérité de l’être. Simplicius interprète de Parménide, Bruxelles, Ousia, « Cahiers de philosophie ancienne », 1990, et P. Aubenque (dir.), Études sur Parménide, Paris, Vrin, 1987, t. II, p. 106-108.
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[9]
Marcel Conche, Parménide. Le poème : fragments, Paris, PUF, « Épiméthée », 1996, p. 265.
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[10]
Même idée chez Yvon Lafrance, « Le sujet du Poème de Parménide : l’être ou l’univers ? », Elenchos, 20, 2, 1999, p. 265-308.
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[11]
Luc Brisson, « Un si long anonymat ! », in J.-M. Narbonne et J. Langlois (éd.), La métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux, Paris-Québec, Vrin-Presses de l’Université Laval, 1999, p. 39-60.
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[12]
Commentaire sur la Physique d’Aristote, 144, 25. Il est assez intéressant de noter que Simplicius lui-même voit en Parménide et en Mélissus deux philosophes bicéphales hésitant entre métaphysique et physique et qu’il sépare lui aussi leur œuvre en deux parties bien distinctes : « Mélissus et Parménide ont donné à leur ouvrage le titre De la nature. Il est vrai que, dans leurs écrits, ils ne se sont pas bornés seulement à traiter des réalités transcendantes, mais ont aussi traité des réalités naturelles, et c’est peut-être la raison pour laquelle ils n’ont pas renoncé au titre : De la nature » (Commentaire du Traité du ciel d’Aristote, 556, 25, op. cit., p. 238).
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[13]
Photius, par exemple, dans sa Bibliothèque, t. VIII, 249.
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[14]
Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. I, Paris, Vrin, 1971, p. 128.
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[15]
« Tandis que chaque parole d’Héraclite exprime l’orgueil et la majesté de la vérité, mais d’une vérité qu’il saisit par intuition sans l’escalader par l’échelle de corde de la logique, alors qu’il la perçoit dans une extase sibylline plutôt que par l’observation, et qu’il reconnaît au lieu de la déduire, son contemporain Parménide constitue son pendant et son contraire ; il représente tout autant le type d’un prophète de la vérité, mais coulé pour ainsi dire dans un moule de glace et non de feu, répandant autour de lui une lumière froide et tranchante » (La philosophie à l’époque tragique des Grecs, Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 1990, p. 41). Cette image d’un Parménide rationaliste provient de Sextus et est encore partagée par J. Barnes aujourd’hui (cf. Monique Canto-Sperber (éd.), Philosophie grecque, Paris, PUF, 1997, p. 31).
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[16]
Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, t. I, p. 50. Gadamer est un des seuls à s’opposer à un tel rapprochement et à refuser de voir dans le Poème une attaque en règle contre Héraclite (Gadamer, The Beginning of Philosophy, trad. R. Coltman, New York, Continuum, 1998).
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[17]
A. Lowit, « Le principe de la lecture heideggérienne de Parménide (Parmenides, GA, 54) », Revue de philosophie ancienne, 2, 1986, p. 163-210.
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[18]
Yvon Lafrance, « Le nouveau Parménide de Brisson », texte inédit, p. 25-26.
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[19]
F. D. E. Schleiermacher, L’herméneutique générale, 1809-1810, trad. C. Berner, Paris, Cerf/PUL, 1987, p. 108.
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[20]
J. Burnet, Early Greek Philosophy, London, 1958, p. 178-179 et surtout note 4 de la p. 178. Elle est partagée par Luc Brisson et Yvon Lafrance, et a trouvé un écho récent chez Giovanni Cerri dans son édition italienne du poème parménidien (Poema sulla natura, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1999). Gadamer en est proche, mais sa position, très nuancée, s’inscrit à l’extérieur de cette opposition (cf. The Beginning of Philosophy, p. 94-125).
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[21]
G. E. L. Owen, « Eleatic Questions », in M. Nussbaum (éd.), Logic, Science and Dialectic. Collected Papers in Greek Philosophy, Ithaca, 1986, p. 16 et 23. Cette lecture est aujourd’hui celle de Catherine Collobert (L’être de Parménide ou le refus du temps, Paris, Kimé, 1993, et Aux origines de la philosophie, Le Pommier-Fayard, « Quatre à quatre », 1999, p. 71-90) et celle de Barbara Cassin (Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ?, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1998) qui voit dans le Poème une ultime Iliade qui raconte l’aventure d’un nouveau héros, à savoir to eon (l’étant).
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[22]
Nous avons délibérément décidé de bannir ici les grands commentaires produits dans les milieux néoplatoniciens.
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[23]
Théétète, trad. Robin, in Œuvres complètes, Paris, NRF-Gallimard, « Pléiade », 1950, t. II, p. 143 (première citation), p. 147 (seconde), et p. 98-99 (troisième).
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[24]
Sophiste, trad. Robin, in Œuvres complètes, t. II, p. 300 pour la première citation et p. 296 pour la seconde.
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[25]
Hypothèse confirmée par Philon : « Ce n’est pas cependant pour avoir été séduits par la poésie que Xénophane, Parménide et Empédocle ou tous les autres théologiens furent des hommes divins ; mais c’est plutôt pour s’être adonnés à la contemplation de la nature qui les remplissait de joie » (Xénophane, A XXVI).
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[26]
Parménide, trad. Brisson, p. 89. Idée que l’on retrouve chez Cicéron à propos du maître de Parménide : « Xénophane, un peu plus ancien que lui [Anaxagore], déclare que toutes choses sont un » (Xénophane, A VI).
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[27]
Le pythagoricien Hippase semble lui aussi ne pas vraiment faire la différence entre les deux concepts car là où Simplicius nous dit que c’est le monde qui est chez lui un et limité (A VII), Aétius traduit lui par le tout (A VII). À en croire Louis-André Dorion, Aristote lui-même ne faisait pas de réelle différence entre le Tout (tò pân) et l’univers (oùranós). Sur ce point, cf. sa nouvelle traduction des Réfutations sophistiques (Paris-Laval, Vrin, Presses de l’Université Laval, 1995), n. 408, p. 391. Cette confusion entre les deux termes est visible dans la Métaphysique (L, 10, 1076 a 1), la Physique (IV, 2, 209 a 33 - b 1 ; 5, 212 b 12) et le traité Du Ciel (I, 9, 278 b 10-21). Cf. Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, « Épiméthée », 1988, p. 290 et p. 431 où il écrit que « c’est bien du monde comme tout qu’il s’agit dans la théologie d’Aristote ».
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[28]
Parménide, trad. Brisson, 129 e - 130 a, p. 92. C’est nous qui soulignons. Le Sophiste réglera ce problème que le Parménide laisse de côté.
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[29]
Ibid., 135 d-e, p. 111. C’est nous qui soulignons.
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[30]
Cours de philologie, I, cité par Eusèbe, Préparation évangélique, X, III, 25.
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[31]
S. Mansion, « Aristote, critique des Éléates », Revue philosophique de Louvain, 51, 1953, p. 170. Cf. également H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Presocratic Philosophy, Baltimore, 1935.
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[32]
Ibid., n. 43, p. 179. Même idée chez Héraclite (A XVI).
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[33]
Du Ciel, III, 1, 298 b 15-24, trad. P. Moraux, Paris, Les Belles Lettres, 1965, p. 104. C’est nous qui soulignons. On sait d’après Sextus Empiricus que pour Archélaos « la philosophie se composait de deux parties, la physique et l’éthique » (Contre les mathématiciens, VII, 14). Il n’est nullement question d’une science portant sur des objets immatériels.
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[34]
Physique, III, 6, 207 a 15-17, trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1926. Cette idée se retrouve dans les Réfutations sophistiques (28, 181 a 26-28) où Aristote définit l’argument de Mélissus qui « soutient que si ce qui est venu à l’être a un commencement, ce qui n’est pas venu à l’être n’en a pas, d’où il suit que si l’univers n’est pas venu à l’être il est illimité » (trad. L.-A. Dorion, p. 189). Le Tout de Mélissus renvoie bien à l’univers, ainsi donc que celui de Parménide. Théodoret, neuf siècles plus tard, ne dira pas autre chose : « Mélissus de Milet, fils d’Ithagène, fut l’élève de Parménide, mais il ne conserva pas intact l’enseignement reçu : car il disait que le monde est illimité, alors que les Éléates le disait limité » (Thérapeutique des maladies helléniques, IV, 8).
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[35]
Métaphysique, A, 5, 986 b 19-20, cité par S. Mansion, op. cit., p. 167.
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[36]
Cf. le fragment VIII du Poème de Parménide dans la trad. O’Brien, in Études sur Parménide, t. 1, p. 33-60.
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[37]
À remarquer ce souci constant chez de nombreux Présocratiques de n’accorder leur confiance en matière de connaissance qu’à la seule raison : c’est le cas pour Xénophane (A XLIX), Parménide (A I, A XXV), Mélissus (A V et B VIII), Anaxagore (B XXI), Leucippe (A XXXII), Démocrite (B IX), Métrodore de Chio (A XII) et Critias (B XL).
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[38]
De la génération et de la corruption, I, 3, 325 a 14-17, trad. C. Mugler, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 33. Théophraste reprend la même idée mais à propos de Xénophane et de Parménide : « Pour ceux-ci, l’univers est un, immobile et inengendré ainsi que limité » (Opinions des physiciens, fragment 8, cité par Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 28, 4). Mélissus et Parménide s’opposent bien sur la finitude ou l’infinitude du monde. Pour Parménide, « une puissante Nécessité le retient dans les liens d’une limite qui l’enferme de toutes parts [...]. De plus, puisqu’il y a une limite extrême, il est de tous côtés achevé, semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité, étant partout également étendu à partir du centre » (fragment VIII, vers 30-32 et 42-44). Pour Mélissus, « parce qu’il n’a pas été engendré, il est et a toujours été et toujours sera ; et il n’a ni commencement ni fin, mais il est illimité » (fragment II). Cette opposition rappelle, toute proportion gardée, le débat entre Descartes et Henri More sur le statut fini, indéfini ou infini du monde (cf. les lettres latines de 1648 et 1649).
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[39]
On retrouve Parménide : « Échappant à la génération, il est en même temps exempt de destruction » (VIII, 4-5).
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[40]
Réfutations sophistiques, 5, 167 b 14-17, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1950, p. 20 (trad. Dorion, p. 130).
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[41]
Ibid., 10, 170 b 24, trad. Dorion, p. 143. Dans la note qu’il ajoute à ce passage, L..A. Dorion renvoie à Aubenque pour la reconstitution comme suit de l’argument : « Si tout être est un, comme tout est être, tout sera un » (n. 138, p. 269).
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[42]
Les esquisses pyrrhoniennes, I, 33, 225, trad. P. Pellegrin, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1997, p. 185. L’Histoire de la philosophie (liv. VII) du Pseudo-Galien nous apprend la même chose : « Xénophane [...] : tout est un et cet Un est Dieu, limité, raisonnable, immuable. » Il en va de même pour le Pseudo-Aristote : « Car il dit que Dieu est un corps, voulant dire qu’il est soit le tout, soit n’importe quoi d’autre. D’ailleurs, s’il était incorporel, comment serait-il sphérique ? » (Xénophane, A XXVIII).
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[43]
Vie pythagorique, 166. Même chose chez Eusèbe de Césarée, qui cite Hiéron : « Empédocle et Parménide, philosophes de la nature, étaient connus » (Chronographie, Olympiades 81 et 86). Rappelons en passant que l’expression « philosophe de la nature » est attribuée à de nombreux Présocratiques. Cela tendrait à montrer que, pour les Anciens, la philosophie de Parménide était bien proche de celle des autres Présocratiques et qu’elle portait principalement sur le même sujet, à savoir l’explicitation rationnelle du fonctionnement de l’Univers macroscopique et microscopique.
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[44]
Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote [A, 3, 984 b 3]. Si Parménide oppose vérité et opinion, discours divin et discours mortel, c’est qu’il a pris acte des dires de son maître qui interdisent à tout homme de savoir s’il est ou non détenteur d’une parole vraie. La déesse du Poème permet donc à Parménide de contourner le fragment (B XXXIV) de Xénophane qui dit : « Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura / Un homme possédant la connaissance claire / De ce qui touche aux dieux et de toutes les choses / Dont je parle à présent. Même si par hasard / Il se trouvait qu’il dit l’exacte vérité, / Lui-même ne saurait en prendre conscience / Car tout n’est qu’opinion. »
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[45]
Hippolyte, Réfutations de toutes les hérésies, I, 2.
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[46]
La préparation évangélique, I, 8, 5, trad. J. Sirinelli et É. des Places, p. 157.
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[47]
C’est du moins ce que nous apprend le témoignage de Diogène Laërce : « [Parménide] fut le premier à affirmer que la Terre a une forme sphérique et qu’elle repose au centre du monde. »
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[48]
Il est parfois plus laconique : « De la terre tout vient, et tout redevient terre » (B XXVII).
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[49]
Cité par Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, IX, 22.
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[50]
Sur les 82 fragments conservés sur Parménide, 22 sont d’Aétius, soit plus du quart ! Rappelons quand même que l’attribution des fragments à Aétius est de la responsabilité de H. Diels. Pour en savoir plus à ce sujet, voir David T. Runia et Jaap Mansfeld, Aetiana, Philosophia antiqua, Leiden, Brill, 1997.
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[51]
C’est là une conception pythagoricienne que l’on retrouve, selon Philon d’Alexandrie, chez Occelos (A III).
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[52]
Conception que Parménide a peut-être empruntée aux Pythagoriciens car on la trouve chez Philolaos (B XII).
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[53]
Pour une schématisation d’une telle conception cosmologique, cf. L. Couloubaritsis, Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 1986, p. 321.
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[54]
Censorinus, Du jour de la naissance, VI, 8. Même chose chez Aétius (A LIII et LIV).
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[55]
Philodème, Rhétorique, éd. Sudhaus, II, 69. Même chose à peu près chez Aétius (A XLIX).
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[56]
Cf. B VIII, 24-25 : « Tout entier, il est plein d’être. Aussi, tout entier, est-il continu, car l’être se juxtapose à l’être. »
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[57]
Timée, 27 c. Sur la nécessité chez Platon de faire précéder toute entreprise importante par une prière, cf. Philèbe, 25 b, Lois, X 887 c, Épinomis, 980 c, Lettre VIII, 353 a.
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[58]
Timée, 27 a, trad. Brisson, p. 114 : « Il nous a paru que Timée, celui d’entre nous qui est le plus versé en astronomie et celui qui a fourni le plus de travail pour pénétrer la nature de l’univers, devait parler le premier, et partant avec la mise en ordre du monde, terminer avec la nature de l’homme. »
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[59]
Pour Luc Brisson, c’est une évidence puisque « le projet de Platon qui veut décrire l’origine de l’univers, de l’homme et de la société, s’insère dans une tradition assez bien représentée en Grèce ancienne, tradition qui, par-delà ses “prédécesseurs” [les Présocratiques] remonte aux poètes » (introduction au Timée, p. 10).
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[60]
Paul Tannery, Pour l’histoire de la science hellène, Paris, Alcan, 1893, p. 230 ; Léon Robin, Platon, Paris, PUF, « Dito », p. 150, n. 2. G. Vlastos y fait aussi allusion dans son Plato’s Universe, Seattle, University of Washington Press, 1975, p. 47.
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[61]
C’est un souci constant chez de nombreux Présocratiques que l’on retrouve, par exemple, chez Métrodore de Lampsaque, au dire de Tatien, Contre les Grecs, 21.
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[62]
Cf. Cornford, Plato and Parmenides, London, Routledge & Keagan Paul Ltd, 1951, p. 4, où l’auteur fait une analogie entre l’Un pythagoricien et l’être de Parménide, et Jean Wahl qui parle d’une liaison effective entre l’école de Parménide et celle de Pythagore dans son Étude sur le Parménide de Platon (Paris, Vrin, 1951), n. 12 de la p. 16, p. 226. Même si cette liaison était déjà faite dès l’Antiquité, il faut néanmoins rester prudent sur ce point comme le souligne Brisson lui-même dans son introduction à la Vie de Pythagore de Jamblique (Paris, Les Belles Lettres, 1996).
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[63]
Cf. J. Frère, « Parménide et l’ordre du monde », in P. Aubenque, op. cit., t. II, p. 200.
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[64]
Louis Rougier, La religion astrale des Pythagoriciens, Paris, PUF, « Mythes et religions », 1959, p. 30-32. Selon Suidas, la priorité de cette découverte reviendrait à Anaximandre (A II).
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[65]
Cf. Aristote, Métaphysique, A, V, 986 a 22.
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[66]
Parménide, B VIII, 43 et Platon, Timée, 33 b, trad. Brisson, p. 122.
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[67]
Rappelons en passant que dans le Banquet (195 c) Platon rapproche Parménide d’Hésiode à propos de la place qu’il fait à la nécessité (Dikè) dans son explication de l’origine du monde.
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[68]
Dans Inventer l’univers. Le problème de la connaissance et les modèles cosmologiques (Paris, Les Belles Lettres, « L’âne d’or », 1991, p. 24 à 66), L. Brisson et F. W. Meyerstein proposent un système de 23 axiomes pour définir mathématiquement et le plus justement possible la doctrine cosmologique platonicienne.
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[69]
Cf. les axiomes 13 à 20, in Inventer l’univers, p. 51-53.
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[70]
Une nouvelle fois nous rappelons ici notre distinction entre métaphysique et ontologie. Alors que l’ontologie se passe de principes transcendants (Idées, formes, etc.), la métaphysique recourt essentiellement à ce genre de concepts pour expliquer le réel. Parménide pense l’être et non le Bien ou l’Acte pur...
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[71]
André Comte-Sponville, L’amour, la solitude, Vénissieux, Paroles d’Aube, 1992, p. 11.
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[72]
Heidegger, Essais et conférences, « Moira (Parménide, VIII, 34-41) », Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 310.
« À la question : “Quel est le but qui vaudrait que l’on choisît de naître plutôt que de ne pas exister ?”, Anaxagore répliqua : “Pour faire du ciel et de l’ordre de la totalité des choses l’objet de sa spéculation”. »
1Cet article cherche à prendre en compte les travaux récents que Luc Brisson a consacrés au Parménide de Platon. Ce dernier a montré, dans son introduction à sa nouvelle traduction du Parménide parue chez GF-Flammarion en 1994, qu’il fallait rompre avec une tradition philosophique qui voit dans le dialogue plus que ce qu’il contient réellement. « Consciemment ou inconsciemment, écrit-il, les interprètes modernes et contemporains ont été profondément influencés par ce contexte exégétique [à savoir le néoplatonisme] qui d’ailleurs fut celui dans lequel se développa la théologie chrétienne, ne fût-ce qu’en faisant du hen le sujet de esti dans l’hypothèse de Parménide, et non un attribut. Cette décision qui peut sembler minime engage tout le reste et oriente une interprétation du Parménide, avec laquelle je tente ici de rompre définitivement, non sans une certaine nostalgie. » [2] Cette intention nostalgique n’est pas à prendre à la légère puisqu’elle sous-entend une interprétation neuve et radicale du dialogue de Platon en lui déniant, dans sa seconde partie, son caractère métaphysique. Quels sont les arguments sur lesquels se fonde cette stimulante hypothèse proposée récemment ?
2Suivons le texte même de Brisson. Ce texte se présente d’emblée comme un double refus : le Parménide n’est ni un écrit métaphysique [3], ni un écrit logique (p. 9). Dès lors est privilégiée une approche historique qui fait de Parménide et de Zénon deux Présocratiques préoccupés par ce qui est le problème propre des penseurs archaïques, à savoir la description de l’univers (p. 10). Dans cette optique, les choses (tà ónta) dont parle Zénon en 135 d-e ne peuvent qu’être sensibles et le Tout parménidien (tò pân) semble renvoyer à l’ensemble de ces choses sensibles qu’est l’univers [4] (p. 20). On peut alors en déduire que la seconde partie du dialogue s’articule autour d’une seule grande hypothèse qui peut s’exprimer ainsi : « S’il [l’univers] est un. » [5] Si cette hypothèse est affirmée, on a alors affaire à la thèse de Parménide ; si elle est niée, c’est de celle de Zénon dont il s’agit. Mais, dans les deux cas, l’hypothèse porte sur l’univers matériel. Voilà donc bien Parménide et Zénon replacés dans leur contexte historique (p. 21). C’est à ce niveau de l’analyse que se fait le lien entre la première partie du dialogue et la seconde. À la fin de la première partie, en effet, échouant dans sa tentative de promotion des Formes intelligibles, Socrate demande à Parménide de lui indiquer une solution pour sortir du dilemme dans lequel il se trouve. Cette solution, c’est celle de Zénon, exposée dans la première partie, à savoir la méthode dialectique, cette même méthode qui a échoué devant la perspicacité socratique. Pourquoi échoue-t-elle ? Parce que Zénon l’applique aux choses sensibles, erreur que va de nouveau commettre Parménide dans la seconde partie en l’appliquant à sa propre thèse, à savoir : si l’univers est un.
3On comprend alors pourquoi le Parménide est un dialogue aporétique. Est-ce à dire que la méthode dialectique est à abandonner ? Platon dit expressément le contraire : seul l’objet sur lequel elle porte est à reconsidérer. Elle peut être un outil précieux si elle est utilisée au niveau des Formes intelligibles comme le montrera le Sophiste, dialogue qui aboutit. Et cet outil, pour n’en être que plus performant, doit évoluer : au lieu de s’attacher à l’examen d’une hypothèse, il doit aussi porter sur la négation même de cette hypothèse. C’est ce que nous montrera la seconde partie du Parménide, simple démonstration de pratique dialectique destinée à fournir au jeune Socrate des armes pour mieux défendre à l’avenir la théorie des Formes qu’il a exposée dans la première partie. À partir de cette mise en perspective, il nous est possible de regarder avec des yeux neufs cette seconde partie du Parménide où est affirmée puis niée l’hypothèse de Parménide. Ce nouveau regard permet de découper le dialogue comme suit (p. 46-47) :
A) L’hypothèse de Parménide est affirmée :
4C’est à l’intérieur de ces subdivisions que se trouvent énoncés les couples de contraires propres aux Présocratiques tels que : Un-plusieurs, Tout-parties, Semblable-dissemblable, Limité-illimité, Identité-différence, En repos - en mouvement, Localisation en autre chose - en soi-même, Figure droite-circulaire, etc. [6]. Ce type de couples contraires ne peut que renforcer l’interprétation historique de Brisson et lui permettre de conclure son analyse (p. 73) :
« Suivant cette interprétation, la seconde partie du Parménide peut à juste titre être invoquée comme un témoignage valable sur le Parménide historique, et donc sur Zénon. De ce fait, elle permet de comprendre comment, dans la première partie, Platon se réapproprie la pensée de ses deux prédécesseurs et comment il pense dépasser leur point de vue irrémédiablement ancré dans le sensible, en invoquant la doctrine des Formes, dont il sait pourtant qu’elle suscite de redoutables difficultés. C’est en replaçant le Parménide de Platon dans son contexte historique et en le libérant d’interprétations grandioses, mais anachroniques, qu’on lui redonne sa véritable dimension métaphysique. De même, on ne peut évaluer l’originalité de Parménide et de Zénon que si, en les rattachant aux penseurs qui à leur époque s’interrogeaient sur l’univers, on refuse d’en faire les hérauts solitaires d’une hénologie et d’une ontologie qui ne prendront toute leur dimension que plusieurs siècles plus tard. La métaphysique aussi a une histoire. »
5Si cette interprétation est exacte [7] – et c’est cette hypothèse de travail que nous tiendrons ici pour valide – il s’ensuit qu’il faut non seulement relire le Parménide de Platon mais aussi le Poème de Parménide. Car si la thèse que le Parménide historique défend dans le dialogue qui porte son nom est bien celle de l’unité de toutes les choses, alors cette position doit logiquement se retrouver dans son Poème. Nous nous proposerons dès lors de montrer qu’il faut pousser cette analyse brillante à son terme et rompre aussi avec les « interprétations grandioses » qui ont été faites du Poème de Parménide. Cette rupture nous amènera tout d’abord à évoquer rapidement la réception historique du Poème. Ce faisant, nous nous interrogerons sur la réception antérieure au néoplatonisme du Poème et de son auteur en cherchant à dégager au mieux les idées et la personne même de Parménide. Cette remise à distance du sujet Parménide nous permettra alors d’évoquer des analogies possibles entre un Parménide (celui du Poème) et un autre (celui du dialogue).
I. Le « Père de la métaphysique »
6Depuis des siècles, Parménide est considéré comme le « Père de la métaphysique ». Cette glorieuse réputation lui vient sans doute de la lecture néoplatonicienne des œuvres d’Aristote et de Platon [8]. Mais, dans le cadre de l’hypothèse que nous privilégions, nous devons penser que malgré le « parricide » du Sophiste, Platon ne considérait pas Parménide comme un « métaphysicien ». En ce qui concerne Aristote, nous y reviendrons abondamment par la suite.
7Pour notre part, il est bien clair que Parménide n’est pas le Père de la métaphysique, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas celui de l’ontologie, du moins si on entend sous ce terme un discours sur l’être immanent. Dans ce cas précis, ontologie et métaphysique ne sont pas des termes synonymes puisque l’ontologie est un discours sur l’être (matériel) alors que la métaphysique est un discours sur des réalités transcendant l’ordre naturel. Écrire que la « métaphysique » est « un discours sur les choses “physiques” (qui doivent leur existence à la phúsis) considérées dans leur ensemble (sur l’étant-dans-son-ensemble) » [9], c’est confondre les deux termes, ici volontairement, et brouiller inutilement les cartes. Conservant les dénominations traditionnelles, nous dirons donc que Parménide, en s’intéressant à l’être en tant que tel, ne peut être qualifié de métaphysicien puisque son discours est uniquement d’ordre ontologique, n’ayant que l’univers (tó pân) pour référence, et que l’être qu’il évoque coïncide avec l’univers matériel [10]. D’ailleurs, quoi de plus tendancieux que de qualifier de « métaphysiciens » les auteurs de l’Antiquité quand on sait que le terme de « métaphysique » n’avait aucun usage réel avant le VIe siècle après J.-C. [11] ?
8C’est pourquoi, à partir de notre distinction terminologique, nous devrons dénier ici toute pertinence à une séparation du Poème en deux parties, séparation due à une tradition interprétative n’ayant fonctionné qu’à partir d’une lecture métaphysique intrinsèque de l’œuvre parménidienne. Non pas qu’une telle lecture soit dénuée d’intérêt en elle-même – elle est spéculativement très riche – mais parce que notre acte intellectuel ici doit être avant tout celui d’une épochè interprétative. Seul le texte du Poème importe, et non les lectures qui en ont été faites par la suite.
9Un mot, rapide, sur cette tradition interprétative qui a fait de Parménide le fondateur du penser métaphysique. Au départ, elle est strictement d’obédience néoplatonicienne. Simplicius, qui est l’auteur qui nous a conservé le plus long fragment de Parménide, nous montre que le Poème porte sur « l’être un » [12]. De là son désir de voir en Parménide un métaphysicien avant tout, et ce mille ans après sa disparition. Depuis, cette interprétation n’a fait que se perpétuer de siècle en siècle, exception faite de quelques penseurs isolés du Moyen Âge qui considèrent encore Parménide comme un penseur du Ve siècle avant J.-C. en rapport avec les grands courants de pensée de son temps [13].
10L’ontologie parménidienne devient, avec les travaux de Hegel sur les Présocratiques, un moment particulier de la philosophie puisque c’est avec Parménide que commence « le philosopher proprement dit » [14]. Nietzsche, pour une fois en accord avec Hegel, confirme d’ailleurs ce jugement. Bien que ce dernier ne se propose pas de faire une histoire de la philosophie proprement dite, sa passion pour les Grecs l’amène à en esquisser une, brève, celle des Présocratiques, où il fait une large place à deux figures qu’il tente d’éclairer l’une par l’autre [15], tout en privilégiant celle d’Héraclite, beaucoup plus proche de sa philosophie. Parménide n’est que le penseur de l’être, d’une unité figée, glaciale et qui ne convient pas à Nietzsche pour qui l’être ne peut être vu que de manière fragmentaire et non unitaire. Cette vision d’un Parménide métaphysicien devant être confronté à son contemporain Héraclite se retrouve encore chez Heidegger et Beaufret [16], et sera reprise de nombreuses fois par la suite.
11C’est durant l’hiver 1942-1943 qu’Heidegger donna un cours sur Parménide, publié en 1982 dans la Gesamtausgabe sous le titre de Parmenides, et connu en France grâce à l’article qu’Alexandre Lowit lui a consacré [17]. D’emblée, on s’aperçoit que la lecture heideggérienne privilégie de loin l’interprétatif à l’historique. Alors que les premières leçons laissaient entendre que l’on allait assister à une traduction et une interprétation complète du Poème, on se rend compte, au terme des 250 pages du livre, qu’Heidegger n’aura finalement focalisé son attention que sur les vers 22 à 32 du premier fragment. A. Lowit voit bien le danger d’un tel exercice qui laisse « ouverte la possibilité que le Parménide vu par le Parmenides n’ait rien à voir avec le Parménide historique » (p. 168). Il va même plus loin quand il se demande si « l’Alètheia que le Heidegger du Parmenides entend parler dans les textes grecs a quelque chose à voir avec ce que disent ces textes, ou si au contraire la manière heideggérienne de les lire revient à ne faire des Grecs que le porte-parole de ce qui ne se montre qu’à lui-même » (p. 181). Point de cosmologie ici, mais de l’interprétation pure, avec tous les risques que cela comporte : l’être se révèle à travers la parole d’Alètheia que seuls ceux qui sont à l’écoute peuvent entendre. Interprétation risquée que sauront reprendre les successeurs d’Heidegger qui, pour la plupart, garderont une thématique similaire. Nombreux sont ceux, parmi eux, qui lisent Parménide à travers un prisme néoplatonicien évident, qui complexifie à l’envi le Poème parménidien. Mais une telle démarche n’est pas toujours satisfaisante, et « cette littérature est si complexe que l’on est en droit de penser qu’il est peu vraisemblable que Parménide, un penseur primitif, ait pu dire des choses aussi obscures à ses contemporains que celles que lui font dire ses commentateurs contemporains (...) On oublie ainsi de situer Parménide dans le contexte historique qui lui est propre, celui des traités présocratiques sur la nature dans lesquels on ne se demandait pas ce qu’était l’être, mais bien ce qu’était la nature. On cherchait une explication de l’univers » [18]. Un souci se manifeste fortement ici, qui recommande une lecture plus historique de Parménide, et, partant, plus objective, souci déjà partagé par Schleiermacher en son temps, qui fustigeait ceux qui pensaient avoir une « compréhension parfaite » du Poème, qui « consiste à mieux comprendre celui qui discourt qu’il ne s’est lui-même compris » [19].
12De nos jours, ces deux lectures cohabitent et sont irréductibles l’une à l’autre. La première, qui se réclame des travaux de Burnet [20], cherche à voir dans le Poème parménidien une réponse à la question « Qu’est-ce que l’univers ? » ; la seconde, proche des analyses ontologisantes d’un Heidegger ou formalisantes d’un Owen [21], y voit une réponse à la question : « Qu’est-ce que l’être ? » Si la première lecture paraît peu à peu s’imposer, elle tente trop souvent d’élucider le sens du Poème en focalisant son attention sur le texte seul – ce qui revient à travailler dans l’optique prisée par la seconde lecture et donc à se placer sur son terrain – au lieu de l’envisager à partir des interprétations qui en ont été données dès l’Antiquité, choix que nous privilégierons ici.
II. Retour à la cosmologie
13Ce seront donc les témoignages des Anciens qui, espérons-le, parviendront à nous restituer une figure plus objective, ou du moins plus historique, de Parménide. Dans un premier temps, nous focaliserons notre attention sur ceux qui ont été écrits peu après la mort de Parménide, sans doute plus fidèles, avant d’en venir à des témoignages plus tardifs, et donc plus douteux [22].
1 / Platon, Aristote, Théophraste
14Platon. — Si l’on excepte le Parménide et le Sophiste, on se rend vite compte que Platon a peu écrit sur les Éléates, glissant de-ci de-là quelques allusions ou citations, ses adversaires philosophiques étant avant tout les Sophistes. Néanmoins, quelques traces éparses peuvent nous permettre de voir comment Platon considérait la doctrine éléate. Dans le Théétète, Platon rapproche Parménide de Mélissus à propos de leurs cosmologies en montrant qu’ils enseignent la même chose, à savoir le repos qui présuppose l’immobilité du Tout : « Les Mélissus et les Parménide (...) ont soutenu avec la dernière énergie (...) que le tout (tò pân) est un et en repos » (180 e) ; plus loin, il parle de « Mélissus et des autres partisans de l’immobilité du Tout » (183 d). Dans le même dialogue, il replace aussi Parménide dans son contexte historique en l’opposant à d’autres grands Présocratiques : « Rien n’est jamais, mais devient toujours. Laissons là-dessus s’accorder, à l’exception de Parménide, tous les doctes à la queue leu leu : Protagoras aussi bien qu’Héraclite et Empédocle » [23] (152 e). Si on excepte ces quelques fugaces citations, il faut se rendre à l’évidence que le témoignage de Platon est concentré en deux dialogues de sa vieillesse, le Parménide et le Sophiste.
15Dans le Sophiste, il s’agit de rompre avec Parménide pour pouvoir définir, afin de mieux le vaincre, ce qu’est un sophiste. L’intention est donc polémique. Il n’empêche, on retrouve des accents forts proches du Théétète ; ainsi, en 244 e, Platon nous dit : « Supposons que l’être-un soit le Tout en son entier, ainsi que précisément le dit Parménide. » Et, plus haut (242 d), Platon affirmait déjà la même chose sans citer explicitement le nom de Parménide :
« Pour ce qui est de notre gent éléatique, qui part de Xénophane et de plus haut encore, ce qu’on appelle toutes les choses, elle ne fait de cela qu’une seule chose dans les contes exposés par elle en ce sens. » [24]
16Tous ces témoignages semblent se correspondre et faire de Parménide le Présocratique qu’il était, c’est-à-dire un homme épris d’explications naturelles à propos de la formation de l’univers, du Tout englobant toutes les choses [25]. Mais cela doit être confirmé par une lecture attentive du Parménide, dialogue qui, comme l’indique son titre, renvoie explicitement à la pensée parménidienne. C’est là où nous retrouvons Luc Brisson et sa toute nouvelle interprétation.
17Pour ce dernier, les personnages de Parménide et de Zénon dans le dialogue de Platon ne sont pas fictifs mais historiques (du moins dans la seconde partie du dialogue). En outre, l’objet de l’hypothèse qui se déploie dans cette seconde partie est l’univers matériel, totalité que l’on va analyser par l’usage de la dialectique zénonienne en posant d’abord une prémisse affirmative (si l’univers est un) puis sa négation (si l’univers n’est pas un) pour aboutir à une conclusion non valide qui est la preuve platonicienne que la dialectique n’a d’effet qu’au niveau des Formes intelligibles et non au niveau du sensible. Sur quoi se fonde une thèse si déconcertante – voire « révolutionnaire » – au premier abord ? En premier lieu, sur un passage du Parménide (128 a-b) où Platon fait référence aux écrits et à la thèse de Parménide et de Zénon :
« Toi, en effet, dans ton poème, tu poses que l’univers (tò pân) est un, et à l’appui de cette thèse tu produis des preuves aussi belles que bonnes ; Zénon, lui, à l’inverse que les choses ne sont pas plusieurs, et il produit un très grand nombre de preuves très élaborées. » [26]
18Luc Brisson prend le parti de traduire dans ce passage tò pân (le Tout) par l’univers matériel [27]. Ce parti pris peut-il s’appuyer sur d’autres passages du Parménide ? En fait, deux autres citations semblent conforter cette hypothèse. La première est mise par Platon dans la bouche de Socrate : ce dernier se demande si la dialectique de Zénon, qui s’applique aux choses visibles, pourrait être appliquée aux Formes intelligibles :
« Ton argumentation [Socrate s’adresse à Zénon], tu la conduis avec une belle et mâle vigueur, mais avec combien plus de plaisir encore, je le répète, j’applaudirais celui qui saurait montrer comment cette même difficulté se retrouve enlacée de toutes sortes de façons au niveau même des Formes, comme si cette difficulté que vous, Parménide et toi, Zénon, avez décrite en détail au niveau des objets visibles, vous démontriez qu’elle se manifeste au niveau des objets que saisit la raison. » [28]
19Il est évident, à la lecture de ce passage, que Platon voyait en Parménide et Zénon des partisans d’un univers matériel sans au-delà en arrière-fond. Idée que l’on retrouve un peu plus loin, lorsque Socrate demande à Parménide d’appliquer la dialectique de Zénon aux formes intelligibles et non aux choses visibles :
« En faisant précisément ce que tu as entendu Zénon faire. Sous la réserve toutefois de ce que tu lui as dit et qui m’a ravi, à savoir qu’il faut ne laisser l’enquête s’égarer ni dans les choses visibles ni même dans ce qui les concerne, mais l’appliquer aux choses qui sont par excellence objets de la raison et dont on pourrait estimer que ce sont des Formes. » [29]
20Au terme de cette brève étude, on peut avancer, tout en étant prudent, que Platon a bien vu comme sujet des écrits de Parménide et de Zénon le Tout ou l’univers matériel. Cette hypothèse se trouve étayée par une citation de Porphyre qui nous apprend qu’ « étant tombé par hasard sur le traité De l’être de Protagoras, et ayant lu le passage dirigé contre les partisans de l’unité de l’être, il [lui] a semblé que Platon utilisait des arguments du même genre » [30]. Cette citation, à nos yeux fort importante, tendrait à prouver que Platon cherchait avant tout dans le Parménide à remettre en question les théories physiques éléates. Voyons s’il en va de même chez son plus célèbre disciple et chez le successeur de celui-ci à la tête du Lycée.
21Aristote et Théophraste. — Aristote peut être considéré à juste titre comme le premier historien de la philosophie même si certains partis pris sont, chez lui, parfois dommageables. Il n’est donc pas étonnant de trouver sous sa plume de nombreux commentaires portant sur l’Éléatisme. Voit-il lui aussi avant tout chez ceux-ci une théorie de l’être-un qui renvoie en dernière instance à l’univers et non à une entité métaphysique ? Cette idée, qu’à la suite des travaux de Brisson on penserait originale et novatrice, était déjà en germe dans un article de Suzanne Mansion qui montre que :
« Aristote est éloigné de toute interprétation non seulement idéaliste, mais même spiritualiste de la philosophie éléate. L’être dont il est question dans cette philosophie, c’est, selon lui, l’univers matériel. C’est là un trait constant de sa description. Les Éléates n’ont pas affirmé l’existence d’un monde intelligible pour satisfaire aux exigences de leur raison, ils n’ont pas posé, comme plus tard Platon, une forme pure de l’être ou de l’Un. L’être-Un dont ils parlent, c’est le monde d’ici-bas, sphère bien arrondie pour Parménide, sorte de continuum illimité pour Mélissus, de toute façon c’est une réalité matérielle, compacte, qui ne laisse place à aucun vide. » [31]
22Cette hypothèse s’appuie sur une lecture attentive des textes éléatiques :
« À lire les fragments de Parménide (et encore plus ceux de Mélissus), on ne peut se défendre de l’idée que l’être des Éléates n’est pas une réalité transcendante au monde physique. C’est ce monde physique, que la raison les contraint à concevoir comme être pur, tandis que la sensation le leur fait paraître divers et changeant. » [32]
23Non seulement les fragments de Parménide et de Mélissus nous amènent à corroborer cette hypothèse, mais l’analyse des textes d’Aristote nous y contraint. Pourquoi ? Parce que, tout d’abord, Aristote lui-même refuse catégoriquement de considérer les Éléates comme des métaphysiciens. Leur doctrine qui, parce qu’elle suppose une substance éternelle et en repos, aurait dû les amener à un au-delà du monde matériel perçu comme le lieu de la génération et de la corruption, ne parvient pas à tendre vers une métaphysique, seule apte à rendre compte de ce phénomène :
« Aucun être, affirment-ils, ne naît ni ne se corrompt ; il n’y a là qu’apparence subjective. Tel est l’avis des partisans de Mélissus et de Parménide. Même si leurs thèses sont correctes, on ne peut admettre que ces gens parlent en physiciens : l’existence d’êtres inengendrés et absolument immobiles intéresse une science différente de la physique et supérieure à elle. Or ces gens-là ne concevaient pas qu’il existât une réalité différente de la substance sensible [...] ; ils furent ainsi amenés à transposer dans le domaine physique les raisonnements applicables à ces entités-là. » [33]
24Pourtant, Aristote introduit une distinction critique entre Parménide et Mélissus : « Parménide a eu raison contre Mélissus. Celui-ci proclame le “tout infini”, celui-là le dit “fini également distant d’un centre”. » [34] Nous sommes bien conscients qu’il s’agit ici de finitude ou d’infinitude portant sur l’univers. Pour s’en persuader, écoutons de nouveau Aristote : « Parménide paraît s’être attaché à l’unité formelle, Mélissus, à l’unité matérielle, aussi l’univers est-il pour le premier limité, pour le second, illimité. » [35] Ainsi, il semblerait bien que les qualificatifs que donne Parménide au sujet inconnu de son Poème (inengendré, impérissable, indivisible, continu, limité, etc.) semblent nous renvoyer à un tout, matériel et illimité pour Mélissus, formel et limité pour Parménide [36]. Le concours d’Aristote, au niveau de l’opposition entre Parménide et Mélissus, est une fois de plus éclairant à cet égard :
25Les autres citations du corpus aristotélicien ne font que confirmer notre hypothèse. Les Éléates y sont toujours vus comme des penseurs partisans de l’unité et de l’éternité du Tout. Ainsi, en ce qui a trait à l’éternité du Tout, Aristote nous apprend que Mélissus en avait tiré un argument sophistique : « L’argument de Mélissus que l’univers est éternel pose, d’une part, que l’univers est inengendré (car du non-être rien ne peut naître), et que, d’autre part, ce qui a été engendré a été engendré à partir d’un commencement ; si donc l’univers n’a pas été engendré, il n’a pas de commencement [39], et il est par suite, éternel. » [40] Et en ce qui concerne son unité, Aristote nous renvoie à Zénon dont l’argument « vise à établir que tout est un » [41].
26Ainsi donc, les commentateurs les plus immédiats de Parménide s’accordent sur sa théorie physique ou cosmologique dont son Poème est, pour eux, le porte-parole. Reste à voir si les commentateurs plus tardifs en diront de même.
2 / Les commentateurs tardifs
27Ces commentateurs tardifs ne sont pas tous aisément identifiables temporellement. C’est pourquoi nous avons décidé de les évoquer tous ensemble – exception faite d’Aétius que nous verrons seul plus tard – en cherchant à déterminer quels sont leurs points de convergence à propos de l’Éléatisme. Commençons par Sextus Empiricus qui nous renvoie au plus ancien maître de la doctrine éléate, à savoir Xénophane :
« Xénophane a soutenu dogmatiquement une opinion qui va contre les préconceptions des autres êtres humains, à savoir que le tout (tò pân) est un, que le dieu est confondu avec toutes choses et qu’il est sphérique, impassible, immuable et rationnel. » [42]
28Selon Sextus donc, Xénophane aurait identifié l’univers et Dieu. Selon Hippolyte, cette identification est substantielle et accidentelle au sens où les attributs de l’univers sont aussi ceux de Dieu. C’est ce que nous apprennent les Réfutations de toutes les hérésies (I, 14) :
« [Xénophane] pense que rien ne naît, ne se corrompt et ne se meut, et que le Tout est un et extérieur au changement. Il déclare aussi que Dieu est éternel, un, partout semblable, limité, sphérique et doué de sensations dans toutes ses parties. »
29Si l’on étudie attentivement ces deux témoignages, on s’aperçoit que, pour Xénophane, les trois termes de Tout, d’Un et de Dieu renvoient à une même chose. Cette totalité divine matérielle comporte des attributs précis : la rationalité, l’éternité, l’unicité, le repos, la limitation, la forme de la sphère et la sensation dans les parties.
30La conception parménidienne de l’univers est-elle en rupture avec cette lecture ? Il semble que non. Parménide est bien lui aussi un physicien comme l’avance Jamblique : « Quand on cite des philosophes de la nature, dit-il, on nomme en premier lieu Empédocle et Parménide d’Élée. » [43] Pourtant, Parménide semble être allé plus loin que Xénophane dans l’explication des phénomènes en recourant à une distinction intellectuelle entre vérité et opinion. C’est du moins ce qu’aurait avancé Théophraste, au dire d’Alexandre d’Aphrodise :
« Parménide d’Élée, fils de Pyrès, qui vint ensuite [après Xénophane], s’engagea sur deux voies. Il affirme en effet que l’univers est éternel, et s’efforce de rendre compte de la génération des existants, sans conserver une attitude semblable touchant les deux aspects de sa théorie. Ainsi, du point de vue de la vérité, il admet que l’univers est un, inengendré, sphérique ; mais du point de vue de l’opinion du plus grand nombre, afin de rendre compte de la génération des phénomènes, il prend deux principes, le feu et la terre, celle-ci comme matière, celui-là comme agent. » [44]
31Parménide semble bien en accord avec Xénophane au niveau de l’explication du macrocosme. Pour lui aussi, « l’univers est éternel, inengendré et sphérique » [45]. Pourtant, comme l’a bien vu Eusèbe de Césarée, « Parménide d’Élée, compagnon de Xénophane, tantôt fit siennes les opinions de celui-ci, tantôt en prit le contre-pied » [46]. C’est au niveau du microcosme que Parménide et Xénophane s’opposent. Contrairement à son maître, Parménide refuse de concevoir la terre comme ayant des racines infinies plongeant dans l’eau. Pour lui, la terre est sphérique et elle se situe au centre de l’univers [47]. En outre, son désaccord porte sur un autre point important, la génération et la corruption des choses. Pour Xénophane, « terre et eau, c’est cela que sont toutes les choses qui naissent et qui croissent » [48]. Pour Parménide, les deux éléments primordiaux ne sont pas la terre et l’eau mais la terre et le feu : « Il existe deux éléments, le feu et la terre, le premier investi de la fonction de démiurge, le second de celle de la matière. » [49] Dernière originalité parménidienne qui s’écarte de l’enseignement du maître, sa doctrine de la génération humaine, dont l’équivalent n’a jamais été formulé par Xénophane. Si on s’en tient là, le doute n’est plus permis quant à la nature exacte du Poème parménidien. C’est maintenant que les écrits d’Aétius doivent être introduits.
32Nous avons laissé Aétius de côté pour une raison très simple, il est notre commentateur privilégié de par le nombre et la qualité de ses témoignages [50]. Il est temps de le faire parler en notre faveur. Chose capitale à indiquer d’emblée, Aétius voit toujours en Parménide un physicien et non un métaphysicien. Quelle description du cosmos peut-on se faire à partir de ce que nous apprend Aétius de Parménide ? Tout d’abord que l’univers est un Tout qui est un, inengendré, éternel [51], incorruptible, sphérique et limité (A XXIX, XXXI et XXXVI), soumis à la nécessité (A XXXII). Cet univers peut être expliqué à partir de deux notions contraires, le froid et le chaud. Pour Parménide, « le Soleil et la Lune se sont formés par séparation de la Voie lactée, et celui-ci est formé à partir d’un mélange subtil qui est chaud, alors que celle-là est formée d’un mélange dense qui est froid » (A XLIII). Quant à la Terre, elle est une sphère en repos au centre de l’univers, délimitée par deux ceintures tropicales (A XLIV et XLIV a). Ce même univers est constitué de couronnes denses ou ténues, lumineuses ou obscures, contenues par un rempart sous lequel se trouve une couronne de feu (A XXXVII) [52], que l’on retrouve aussi chez les atomistes (par exemple, Leucippe, A XXIII) [53].
33On voit alors quel est le sens du Poème, à savoir l’explication du macrocosme (genèse des phénomènes dans l’univers et des dieux) et du microcosme (genèse des phénomènes terrestres et humains). En effet, si les premiers textes d’Aétius portaient sur le macrocosme, les derniers illustrent la théorie parménidienne du microcosme. Ainsi, Parménide tente d’expliquer des processus naturels qui touchent l’homme comme, par exemple, la vieillesse. Si l’âme est faite de feu (A XLV), alors la vieillesse ne peut qu’être une diminution progressive du chaud (A XLVI a). Pour limiter cette déperdition calorifique, Parménide insiste sur l’importance de la nourriture (A L). Dernière tentative d’explication d’un processus naturel, la génération humaine. Pour Parménide, la génération sexuelle dépend du père : « Lorsque la semence provient du testicule droit, les fils ressemblent à leur père, et du testicule gauche, à leur mère. » [54]
34Une seule citation peut résumer à elle seule l’enseignement de Parménide : « Parménide [...] pense que l’univers est un, du fait que les sens sont trompeurs. » [55] Seule la raison peut atteindre un être stable malgré la fluidité du réel que nos sens perçoivent. Cet être stable, c’est le Tout, auquel Parménide attribue les qualificatifs d’unique, d’inengendré, d’éternel, d’incorruptible, d’immobile, de sphérique et de limité. C’est cette idée d’un réel qui ne renvoie qu’à lui-même que critique Platon. C’est là que le Parménide rencontre... Parménide. Relisons le Poème ; nous y apprenons bien vite qu’il est impossible de connaître ce qui est hors de l’être, ce que Parménide nomme le non-être. Si nous pensons l’être, alors nous devons l’envisager comme un Tout (« l’intelligence ne scindera pas l’être de façon qu’il ne s’attache plus à l’être », B IV, 3). Ce Tout, qui est le tout de l’être [56], est défini en B VIII comme inengendré, impérissable, unique, entier dans sa membrure, sans frémissement et sans terme, éternel (sans génération ni corruption), continu, limité, au repos dans un même lieu (sans mouvement), semblable (ou similaire) à lui-même, sans manque, sphérique (également étendu à partir du centre), égal (ni plus grand ni plus petit) à lui-même (il touche de tous côtés ses limites).
35Qui ne voit que ces qualificatifs se retrouvent tous dans le texte de Platon ? Quel sens attribuer à cette reprise ? À notre avis, Platon dénonce ici la clôture sur lui-même que décrit l’univers parménidien pour lui opposer une notion ouverte du divin. Le stable ne peut se trouver dans un monde en perpétuel changement, il doit lui être étranger. Le Tout matériel ne peut être à lui-même son propre principe d’explication, il doit conduire aux Formes puisqu’il en est l’image sensible. Le monde est un symbole pour Platon alors qu’il est une réalité qui se suffit à elle-même pour Parménide. D’où les nombreuses apories que développe Platon dans le Parménide à propos des attributs du Tout matériel. Si la dialectique de Zénon est inopérante, c’est qu’elle ne se situe pas au niveau du métalangage. Seule l’introduction de la théorie des Formes intelligibles sauve le discours humain, condamné à l’aporie s’il ne s’applique qu’à un univers matériel. Il est vrai que les apories dans lesquelles nous laisse le Parménide se résolvent d’elles-mêmes si nous quittons l’explication matérielle du monde pour faire intervenir la doctrine des Formes intelligibles. C’est la notion de participation qui est la clef de la compréhension du monde et elle renvoie obligatoirement à un « arrière-monde » (selon l’expression nietzschéenne) qui confère à l’univers tout son sens. Deux théories du monde s’affrontent et il serait intéressant de les comparer brièvement.
III. Le Parménide et le Timée contre Parménide
36Au discours de vérité que tient la déesse dans le Poème à propos de son explication des choses répond l’humilité platonicienne qui invoque les dieux dans le Timée avant d’exposer une parole simplement vraisemblable sur l’univers [57]. Comme nous l’avons vu, il est impossible pour Platon de décrire réellement l’univers sans faire appel à la doctrine des Formes intelligibles. C’est pourquoi la cosmologie platonicienne est exposée non pas par une déesse symbolisant la Vérité mais par un homme – et qui plus est un spécialiste [58] – qui tente de faire de son mieux. Ce n’est pas bien sûr la seule dissemblance, nous y reviendrons. Néanmoins, certains traits des deux cosmologies se recoupent pourtant. Par leur forme même, le Timée et le Poème se correspondent assez bien puisque ces deux œuvres partent du macrocosme pour expliquer ensuite le microcosme. Sur le macrocosme d’ailleurs, les hypothèses se rejoignent parfois [59]. Paul Tannery et Léon Robin ont bien vu que les couronnes concentriques du Poème ainsi que la présence de la Nécessité dans l’univers rappelaient le mythe d’Er du livre X de la République [60]. En outre, on sait qu’ils ont tous les deux le souci d’expliquer le réel sans faire intervenir les théogonies des poètes [61], tout en se rattachant au pythagorisme. Parménide se réfère assez souvent aux notions pythagoriciennes [62] comme par exemple à celle de cosmos-monde [63]. Il reprend aussi le concept de sphère, figure que Pythagore concevait comme le plus beau des solides et devant appartenir en tant que forme naturelle à la Terre et au Ciel. Parménide paraphrase Pythagore quand celui-ci pensait aussi que notre planète se situait, immobile, au centre du monde, ce qui devait être considéré comme son lieu naturel [64]. Nous savons aussi par Aristote que les Pythagoriciens établissaient une table des contraires à laquelle Parménide tout comme Platon d’ailleurs doivent beaucoup. Il suffit de l’exposer pour voir en quoi leurs emprunts ont été nombreux et originaux [65] :
371) Limité - Illimité
38 2) Impair - Pair
393) Un - Multiple
40 4) Droite - Gauche
415) En repos - En mouvement
42 6) Mâle - Femelle
437) Droit - Courbe
44 8) Lumière - Ténèbres
459) Bien - Mal
4610) Carré - Oblong
47Dernier point où la cosmologie de Parménide et celle de Platon se rencontrent : la figure du monde, qui est sphérique pour l’un et l’autre. Parménide parle du monde comme « d’une sphère à la belle circularité, étant partout étendue à partir du centre ». Platon nous dit à propos de l’univers que le démiurge lui a donné « la figure d’une sphère, dont le centre est équidistant de tous les points de la périphérie », et ce parce que la sphère est la « figure qui entre toutes est la plus parfaite et la plus semblable à elle-même » [66].
48Nous venons d’utiliser la notion de démiurge et il est par là évident que la première opposition franche entre les cosmologies de nos deux auteurs concerne le statut temporel du monde. Pour Parménide, le monde est « éternel » et l’on parle toujours de lui au présent ; pour Platon, le monde résulte d’un arrangement divin qui lui a donné une forme et il participe donc au temps. Le monde est né d’un passage du désordre à l’ordre, passage effectué grâce à un démiurge qui s’est inspiré du monde intelligible qu’il avait sous les yeux et dont l’action s’est trouvée limitée par la nécessité, limitation « originelle » qui nous rend intelligible la présence du mal ici-bas [67]. Mais la véritable rupture est d’ordre méthodologique : Platon sait que le monde est constitué de rapports et d’harmonies exprimables mathématiquement. C’est pourquoi la cosmologie platonicienne est axiomatisable alors que celle de Parménide, par manque de textes bien sûr mais aussi de méthodologie, ne l’est pas [68]. Elle est essentiellement axiomatisable parce qu’elle se fonde en dernière analyse sur l’organisation mathématique du monde qu’elle pousse à sa limite physique en octroyant aux plus petits composants naturels des formes géométriques [69].
49Nous voilà parvenus à la fin de notre analyse. Nous croyons avoir bien montré en quoi le Poème de Parménide n’est pas d’ordre métaphysique mais ontologique [70] et cosmologique. Un tel travail de lecture attentive des textes peut bien entraîner une certaine déception car faire de Parménide un Présocratique avant tout, c’est lui faire perdre une dimension métaphysique dont l’histoire de la philosophie l’avait affublé et qui pouvait être, pour certains, à la source d’une véritable jouissance spéculative. Mais le travail philosophique se veut aussi effort critique pour nous débarrasser de nos illusions en général, et, parfois, de nos illusions philosophiques. Comme l’écrit André Comte-Sponville : « La vérité, pour le philosophe, prime sur le bonheur. Mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie [71]. » Mieux vaut un Parménide philosophe de la nature qu’un métaphysicien anachronique. Mais cela ne nous empêche pas de faire encore de Parménide l’objet de nos recherches car tout n’est pas dit. Comme l’écrit judicieusement Heidegger : « Le dialogue avec Parménide ne prend pas fin ; non seulement parce que, dans les fragments conservés de son Poème didactique, maintes choses demeurent obscures, mais aussi parce que ce qu’il dit mérite toujours d’être pensé. Mais que le dialogue soit sans fin n’est pas un défaut. C’est le signe de l’illimité qui, en soi et pour la pensée qui se souvient, préserve la possibilité d’un revirement du destin. » [72] La métaphysique a bel et bien une histoire, et cette histoire, pour nous, est toujours à faire.
Notes
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[1]
Ce texte est une version remaniée de la communication primée lors du Congrès de l’ACFAS qui s’est tenu à Trois-Rivières (Québec) en mai 1997. Qu’il nous soit permis de remercier ici Luc Brisson, Roselyne Dégremont, Catherine Collobert, Marcel Conche et Yvon Lafrance pour leur lecture attentive du manuscrit et leurs commentaires érudits. Si nous en avons tenu compte à de nombreuses reprises, il n’en reste pas moins que l’entière responsabilité du texte nous incombe pleinement.
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[2]
Luc Brisson, annexe I de sa traduction du Parménide de Platon, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 291. Nous utiliserons les traductions de Brisson pour nos citations concernant le Parménide et le Timée.
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[3]
Nous reviendrons plus tard sur la distinction qu’il faut effectuer entre métaphysique et ontologie. Rappelons seulement pour l’instant que l’interprétation de Brisson ne rompt réellement avec la tradition qu’en ce qui concerne la seconde partie du dialogue qui commence en 137 c, à la page 114 de sa traduction.
-
[4]
C’est là replacer Parménide dans son contexte historique car la majorité des Présocratiques s’attachent à donner une description détaillée du cosmos unifié par un Principe. Thalès, considéré par Apulée comme le premier à rompre avec la mythologie des Anciens (Florides, 18, A XIX), en est le premier exemple qui montre que le monde est un (A XIII b) et que son élément primordial est l’Eau. Trop privilégier le Parménide métaphysicien, c’est un peu l’exclure des spéculations physiques de ses contemporains. Or, selon Galien, leurs préoccupations convergent : « En effet, les Anciens ont tous intitulé leurs œuvres De la nature, aussi bien Mélissus, Parménide, Empédocle qu’Alcméon, Gorgias, Prodicos et tous les autres sans exception » (Alcméon, A II). La tradition des De la nature remonterait, selon Thémistios, jusqu’à Anaximandre (Anaximandre, A VII). Par ce genre d’écrits, les philosophes de la nature se coupent radicalement des croyances populaires et le cas d’Anaxagore en est un bon exemple. Selon Plutarque (Vie de Nicias, 23), « ... le peuple ne pouvait lors endurer les philosophes traitant des causes naturelles, que l’on appelait alors météorolesches, comme qui dirait disputant des choses supérieures qui se font au ciel ou en l’air, étant avis à l’opinion commune qu’ils attribuaient ce qui appartenait aux dieux seuls à certaines causes naturelles et irraisonnables, et à des puissances qui font leur opération non par providence ni discours de raison volontaire, mais par force et contrainte naturelle » (Anaxagore, A XVIII).
-
[5]
Dans l’hypothèse de Brisson, et ce en accord avec la langue grecque, le hen est pris comme attribut (s’il est un) et non comme sujet (si l’Un est). Sur ce point, cf. p. 53.
-
[6]
Fait capital à signaler, ce sont là des catégories propres à Mélissus exposées par le Pseudo-Aristote dans son Mélissus, Xénophane, Gorgias, I-II, 974 a - 977 a. De là à voir dans le Parménide une critique expresse de l’Éléatisme, c’est peut-être aller vite en conjectures... Comme nous l’a précisé Brisson suite à la lecture de notre texte, il est « maintenant d’accord pour dire que l’image de Parménide doit beaucoup à celle de Mélissos, que devait mieux connaître Platon, et qu’il ramenait à sa source doctrinale, Parménide ».
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[7]
Luc Brisson n’est pas le premier à proposer une telle hypothèse mais il la réitère de manière plus décisive. Suzanne Mansion, nous le verrons à propos d’Aristote, l’avait déjà évoquée ainsi que Dodds dans son article essentiel de 1928.
-
[8]
Cf. Annick Stevens, Postérité de l’être. Simplicius interprète de Parménide, Bruxelles, Ousia, « Cahiers de philosophie ancienne », 1990, et P. Aubenque (dir.), Études sur Parménide, Paris, Vrin, 1987, t. II, p. 106-108.
-
[9]
Marcel Conche, Parménide. Le poème : fragments, Paris, PUF, « Épiméthée », 1996, p. 265.
-
[10]
Même idée chez Yvon Lafrance, « Le sujet du Poème de Parménide : l’être ou l’univers ? », Elenchos, 20, 2, 1999, p. 265-308.
-
[11]
Luc Brisson, « Un si long anonymat ! », in J.-M. Narbonne et J. Langlois (éd.), La métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux, Paris-Québec, Vrin-Presses de l’Université Laval, 1999, p. 39-60.
-
[12]
Commentaire sur la Physique d’Aristote, 144, 25. Il est assez intéressant de noter que Simplicius lui-même voit en Parménide et en Mélissus deux philosophes bicéphales hésitant entre métaphysique et physique et qu’il sépare lui aussi leur œuvre en deux parties bien distinctes : « Mélissus et Parménide ont donné à leur ouvrage le titre De la nature. Il est vrai que, dans leurs écrits, ils ne se sont pas bornés seulement à traiter des réalités transcendantes, mais ont aussi traité des réalités naturelles, et c’est peut-être la raison pour laquelle ils n’ont pas renoncé au titre : De la nature » (Commentaire du Traité du ciel d’Aristote, 556, 25, op. cit., p. 238).
-
[13]
Photius, par exemple, dans sa Bibliothèque, t. VIII, 249.
-
[14]
Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. I, Paris, Vrin, 1971, p. 128.
-
[15]
« Tandis que chaque parole d’Héraclite exprime l’orgueil et la majesté de la vérité, mais d’une vérité qu’il saisit par intuition sans l’escalader par l’échelle de corde de la logique, alors qu’il la perçoit dans une extase sibylline plutôt que par l’observation, et qu’il reconnaît au lieu de la déduire, son contemporain Parménide constitue son pendant et son contraire ; il représente tout autant le type d’un prophète de la vérité, mais coulé pour ainsi dire dans un moule de glace et non de feu, répandant autour de lui une lumière froide et tranchante » (La philosophie à l’époque tragique des Grecs, Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 1990, p. 41). Cette image d’un Parménide rationaliste provient de Sextus et est encore partagée par J. Barnes aujourd’hui (cf. Monique Canto-Sperber (éd.), Philosophie grecque, Paris, PUF, 1997, p. 31).
-
[16]
Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, t. I, p. 50. Gadamer est un des seuls à s’opposer à un tel rapprochement et à refuser de voir dans le Poème une attaque en règle contre Héraclite (Gadamer, The Beginning of Philosophy, trad. R. Coltman, New York, Continuum, 1998).
-
[17]
A. Lowit, « Le principe de la lecture heideggérienne de Parménide (Parmenides, GA, 54) », Revue de philosophie ancienne, 2, 1986, p. 163-210.
-
[18]
Yvon Lafrance, « Le nouveau Parménide de Brisson », texte inédit, p. 25-26.
-
[19]
F. D. E. Schleiermacher, L’herméneutique générale, 1809-1810, trad. C. Berner, Paris, Cerf/PUL, 1987, p. 108.
-
[20]
J. Burnet, Early Greek Philosophy, London, 1958, p. 178-179 et surtout note 4 de la p. 178. Elle est partagée par Luc Brisson et Yvon Lafrance, et a trouvé un écho récent chez Giovanni Cerri dans son édition italienne du poème parménidien (Poema sulla natura, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1999). Gadamer en est proche, mais sa position, très nuancée, s’inscrit à l’extérieur de cette opposition (cf. The Beginning of Philosophy, p. 94-125).
-
[21]
G. E. L. Owen, « Eleatic Questions », in M. Nussbaum (éd.), Logic, Science and Dialectic. Collected Papers in Greek Philosophy, Ithaca, 1986, p. 16 et 23. Cette lecture est aujourd’hui celle de Catherine Collobert (L’être de Parménide ou le refus du temps, Paris, Kimé, 1993, et Aux origines de la philosophie, Le Pommier-Fayard, « Quatre à quatre », 1999, p. 71-90) et celle de Barbara Cassin (Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ?, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1998) qui voit dans le Poème une ultime Iliade qui raconte l’aventure d’un nouveau héros, à savoir to eon (l’étant).
-
[22]
Nous avons délibérément décidé de bannir ici les grands commentaires produits dans les milieux néoplatoniciens.
-
[23]
Théétète, trad. Robin, in Œuvres complètes, Paris, NRF-Gallimard, « Pléiade », 1950, t. II, p. 143 (première citation), p. 147 (seconde), et p. 98-99 (troisième).
-
[24]
Sophiste, trad. Robin, in Œuvres complètes, t. II, p. 300 pour la première citation et p. 296 pour la seconde.
-
[25]
Hypothèse confirmée par Philon : « Ce n’est pas cependant pour avoir été séduits par la poésie que Xénophane, Parménide et Empédocle ou tous les autres théologiens furent des hommes divins ; mais c’est plutôt pour s’être adonnés à la contemplation de la nature qui les remplissait de joie » (Xénophane, A XXVI).
-
[26]
Parménide, trad. Brisson, p. 89. Idée que l’on retrouve chez Cicéron à propos du maître de Parménide : « Xénophane, un peu plus ancien que lui [Anaxagore], déclare que toutes choses sont un » (Xénophane, A VI).
-
[27]
Le pythagoricien Hippase semble lui aussi ne pas vraiment faire la différence entre les deux concepts car là où Simplicius nous dit que c’est le monde qui est chez lui un et limité (A VII), Aétius traduit lui par le tout (A VII). À en croire Louis-André Dorion, Aristote lui-même ne faisait pas de réelle différence entre le Tout (tò pân) et l’univers (oùranós). Sur ce point, cf. sa nouvelle traduction des Réfutations sophistiques (Paris-Laval, Vrin, Presses de l’Université Laval, 1995), n. 408, p. 391. Cette confusion entre les deux termes est visible dans la Métaphysique (L, 10, 1076 a 1), la Physique (IV, 2, 209 a 33 - b 1 ; 5, 212 b 12) et le traité Du Ciel (I, 9, 278 b 10-21). Cf. Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, « Épiméthée », 1988, p. 290 et p. 431 où il écrit que « c’est bien du monde comme tout qu’il s’agit dans la théologie d’Aristote ».
-
[28]
Parménide, trad. Brisson, 129 e - 130 a, p. 92. C’est nous qui soulignons. Le Sophiste réglera ce problème que le Parménide laisse de côté.
-
[29]
Ibid., 135 d-e, p. 111. C’est nous qui soulignons.
-
[30]
Cours de philologie, I, cité par Eusèbe, Préparation évangélique, X, III, 25.
-
[31]
S. Mansion, « Aristote, critique des Éléates », Revue philosophique de Louvain, 51, 1953, p. 170. Cf. également H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Presocratic Philosophy, Baltimore, 1935.
-
[32]
Ibid., n. 43, p. 179. Même idée chez Héraclite (A XVI).
-
[33]
Du Ciel, III, 1, 298 b 15-24, trad. P. Moraux, Paris, Les Belles Lettres, 1965, p. 104. C’est nous qui soulignons. On sait d’après Sextus Empiricus que pour Archélaos « la philosophie se composait de deux parties, la physique et l’éthique » (Contre les mathématiciens, VII, 14). Il n’est nullement question d’une science portant sur des objets immatériels.
-
[34]
Physique, III, 6, 207 a 15-17, trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1926. Cette idée se retrouve dans les Réfutations sophistiques (28, 181 a 26-28) où Aristote définit l’argument de Mélissus qui « soutient que si ce qui est venu à l’être a un commencement, ce qui n’est pas venu à l’être n’en a pas, d’où il suit que si l’univers n’est pas venu à l’être il est illimité » (trad. L.-A. Dorion, p. 189). Le Tout de Mélissus renvoie bien à l’univers, ainsi donc que celui de Parménide. Théodoret, neuf siècles plus tard, ne dira pas autre chose : « Mélissus de Milet, fils d’Ithagène, fut l’élève de Parménide, mais il ne conserva pas intact l’enseignement reçu : car il disait que le monde est illimité, alors que les Éléates le disait limité » (Thérapeutique des maladies helléniques, IV, 8).
-
[35]
Métaphysique, A, 5, 986 b 19-20, cité par S. Mansion, op. cit., p. 167.
-
[36]
Cf. le fragment VIII du Poème de Parménide dans la trad. O’Brien, in Études sur Parménide, t. 1, p. 33-60.
-
[37]
À remarquer ce souci constant chez de nombreux Présocratiques de n’accorder leur confiance en matière de connaissance qu’à la seule raison : c’est le cas pour Xénophane (A XLIX), Parménide (A I, A XXV), Mélissus (A V et B VIII), Anaxagore (B XXI), Leucippe (A XXXII), Démocrite (B IX), Métrodore de Chio (A XII) et Critias (B XL).
-
[38]
De la génération et de la corruption, I, 3, 325 a 14-17, trad. C. Mugler, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 33. Théophraste reprend la même idée mais à propos de Xénophane et de Parménide : « Pour ceux-ci, l’univers est un, immobile et inengendré ainsi que limité » (Opinions des physiciens, fragment 8, cité par Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 28, 4). Mélissus et Parménide s’opposent bien sur la finitude ou l’infinitude du monde. Pour Parménide, « une puissante Nécessité le retient dans les liens d’une limite qui l’enferme de toutes parts [...]. De plus, puisqu’il y a une limite extrême, il est de tous côtés achevé, semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité, étant partout également étendu à partir du centre » (fragment VIII, vers 30-32 et 42-44). Pour Mélissus, « parce qu’il n’a pas été engendré, il est et a toujours été et toujours sera ; et il n’a ni commencement ni fin, mais il est illimité » (fragment II). Cette opposition rappelle, toute proportion gardée, le débat entre Descartes et Henri More sur le statut fini, indéfini ou infini du monde (cf. les lettres latines de 1648 et 1649).
-
[39]
On retrouve Parménide : « Échappant à la génération, il est en même temps exempt de destruction » (VIII, 4-5).
-
[40]
Réfutations sophistiques, 5, 167 b 14-17, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1950, p. 20 (trad. Dorion, p. 130).
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[41]
Ibid., 10, 170 b 24, trad. Dorion, p. 143. Dans la note qu’il ajoute à ce passage, L..A. Dorion renvoie à Aubenque pour la reconstitution comme suit de l’argument : « Si tout être est un, comme tout est être, tout sera un » (n. 138, p. 269).
-
[42]
Les esquisses pyrrhoniennes, I, 33, 225, trad. P. Pellegrin, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1997, p. 185. L’Histoire de la philosophie (liv. VII) du Pseudo-Galien nous apprend la même chose : « Xénophane [...] : tout est un et cet Un est Dieu, limité, raisonnable, immuable. » Il en va de même pour le Pseudo-Aristote : « Car il dit que Dieu est un corps, voulant dire qu’il est soit le tout, soit n’importe quoi d’autre. D’ailleurs, s’il était incorporel, comment serait-il sphérique ? » (Xénophane, A XXVIII).
-
[43]
Vie pythagorique, 166. Même chose chez Eusèbe de Césarée, qui cite Hiéron : « Empédocle et Parménide, philosophes de la nature, étaient connus » (Chronographie, Olympiades 81 et 86). Rappelons en passant que l’expression « philosophe de la nature » est attribuée à de nombreux Présocratiques. Cela tendrait à montrer que, pour les Anciens, la philosophie de Parménide était bien proche de celle des autres Présocratiques et qu’elle portait principalement sur le même sujet, à savoir l’explicitation rationnelle du fonctionnement de l’Univers macroscopique et microscopique.
-
[44]
Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote [A, 3, 984 b 3]. Si Parménide oppose vérité et opinion, discours divin et discours mortel, c’est qu’il a pris acte des dires de son maître qui interdisent à tout homme de savoir s’il est ou non détenteur d’une parole vraie. La déesse du Poème permet donc à Parménide de contourner le fragment (B XXXIV) de Xénophane qui dit : « Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura / Un homme possédant la connaissance claire / De ce qui touche aux dieux et de toutes les choses / Dont je parle à présent. Même si par hasard / Il se trouvait qu’il dit l’exacte vérité, / Lui-même ne saurait en prendre conscience / Car tout n’est qu’opinion. »
-
[45]
Hippolyte, Réfutations de toutes les hérésies, I, 2.
-
[46]
La préparation évangélique, I, 8, 5, trad. J. Sirinelli et É. des Places, p. 157.
-
[47]
C’est du moins ce que nous apprend le témoignage de Diogène Laërce : « [Parménide] fut le premier à affirmer que la Terre a une forme sphérique et qu’elle repose au centre du monde. »
-
[48]
Il est parfois plus laconique : « De la terre tout vient, et tout redevient terre » (B XXVII).
-
[49]
Cité par Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, IX, 22.
-
[50]
Sur les 82 fragments conservés sur Parménide, 22 sont d’Aétius, soit plus du quart ! Rappelons quand même que l’attribution des fragments à Aétius est de la responsabilité de H. Diels. Pour en savoir plus à ce sujet, voir David T. Runia et Jaap Mansfeld, Aetiana, Philosophia antiqua, Leiden, Brill, 1997.
-
[51]
C’est là une conception pythagoricienne que l’on retrouve, selon Philon d’Alexandrie, chez Occelos (A III).
-
[52]
Conception que Parménide a peut-être empruntée aux Pythagoriciens car on la trouve chez Philolaos (B XII).
-
[53]
Pour une schématisation d’une telle conception cosmologique, cf. L. Couloubaritsis, Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 1986, p. 321.
-
[54]
Censorinus, Du jour de la naissance, VI, 8. Même chose chez Aétius (A LIII et LIV).
-
[55]
Philodème, Rhétorique, éd. Sudhaus, II, 69. Même chose à peu près chez Aétius (A XLIX).
-
[56]
Cf. B VIII, 24-25 : « Tout entier, il est plein d’être. Aussi, tout entier, est-il continu, car l’être se juxtapose à l’être. »
-
[57]
Timée, 27 c. Sur la nécessité chez Platon de faire précéder toute entreprise importante par une prière, cf. Philèbe, 25 b, Lois, X 887 c, Épinomis, 980 c, Lettre VIII, 353 a.
-
[58]
Timée, 27 a, trad. Brisson, p. 114 : « Il nous a paru que Timée, celui d’entre nous qui est le plus versé en astronomie et celui qui a fourni le plus de travail pour pénétrer la nature de l’univers, devait parler le premier, et partant avec la mise en ordre du monde, terminer avec la nature de l’homme. »
-
[59]
Pour Luc Brisson, c’est une évidence puisque « le projet de Platon qui veut décrire l’origine de l’univers, de l’homme et de la société, s’insère dans une tradition assez bien représentée en Grèce ancienne, tradition qui, par-delà ses “prédécesseurs” [les Présocratiques] remonte aux poètes » (introduction au Timée, p. 10).
-
[60]
Paul Tannery, Pour l’histoire de la science hellène, Paris, Alcan, 1893, p. 230 ; Léon Robin, Platon, Paris, PUF, « Dito », p. 150, n. 2. G. Vlastos y fait aussi allusion dans son Plato’s Universe, Seattle, University of Washington Press, 1975, p. 47.
-
[61]
C’est un souci constant chez de nombreux Présocratiques que l’on retrouve, par exemple, chez Métrodore de Lampsaque, au dire de Tatien, Contre les Grecs, 21.
-
[62]
Cf. Cornford, Plato and Parmenides, London, Routledge & Keagan Paul Ltd, 1951, p. 4, où l’auteur fait une analogie entre l’Un pythagoricien et l’être de Parménide, et Jean Wahl qui parle d’une liaison effective entre l’école de Parménide et celle de Pythagore dans son Étude sur le Parménide de Platon (Paris, Vrin, 1951), n. 12 de la p. 16, p. 226. Même si cette liaison était déjà faite dès l’Antiquité, il faut néanmoins rester prudent sur ce point comme le souligne Brisson lui-même dans son introduction à la Vie de Pythagore de Jamblique (Paris, Les Belles Lettres, 1996).
-
[63]
Cf. J. Frère, « Parménide et l’ordre du monde », in P. Aubenque, op. cit., t. II, p. 200.
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[64]
Louis Rougier, La religion astrale des Pythagoriciens, Paris, PUF, « Mythes et religions », 1959, p. 30-32. Selon Suidas, la priorité de cette découverte reviendrait à Anaximandre (A II).
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[65]
Cf. Aristote, Métaphysique, A, V, 986 a 22.
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[66]
Parménide, B VIII, 43 et Platon, Timée, 33 b, trad. Brisson, p. 122.
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[67]
Rappelons en passant que dans le Banquet (195 c) Platon rapproche Parménide d’Hésiode à propos de la place qu’il fait à la nécessité (Dikè) dans son explication de l’origine du monde.
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[68]
Dans Inventer l’univers. Le problème de la connaissance et les modèles cosmologiques (Paris, Les Belles Lettres, « L’âne d’or », 1991, p. 24 à 66), L. Brisson et F. W. Meyerstein proposent un système de 23 axiomes pour définir mathématiquement et le plus justement possible la doctrine cosmologique platonicienne.
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[69]
Cf. les axiomes 13 à 20, in Inventer l’univers, p. 51-53.
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[70]
Une nouvelle fois nous rappelons ici notre distinction entre métaphysique et ontologie. Alors que l’ontologie se passe de principes transcendants (Idées, formes, etc.), la métaphysique recourt essentiellement à ce genre de concepts pour expliquer le réel. Parménide pense l’être et non le Bien ou l’Acte pur...
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[71]
André Comte-Sponville, L’amour, la solitude, Vénissieux, Paroles d’Aube, 1992, p. 11.
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[72]
Heidegger, Essais et conférences, « Moira (Parménide, VIII, 34-41) », Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 310.