Notes
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[1]
J. Jaurès, L’Armée nouvelle, Collection Acteurs de l’Histoire dirigée par Georges Duby, Paris, Imprimerie nationale, 1982, présentée par J.-N. Jeanneney, 2 volumes, 599 pages.
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[2]
Maurras dans L’Action française.
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[3]
M. Rebérioux, Jaurès. La parole et l’acte, Paris, Découverte Gallimard, 1994, p. 20.
-
[4]
L’œuvre de Jaurès, considérable, n’a jamais fait l’objet d’une publication intégrale. La Société d’études jaurésiennes, groupe amical et centre de recherches, née en 1959 grâce à E. Labrousse, a entamé la publication d’une vingtaine de volumes de textes sélectionnés sous la direction de M. Rebérioux et G. Candar. Notons que la SEJ a ainsi réalisé les vœux émis par L. Lévy-Bruhl en juin 1916 quand il avait fondé la Société des amis de Jaurès.
-
[5]
J. Jaurès, Les Origines du socialisme allemand, Paris, Maspero, 1960, préface de L. Goldmann.
-
[6]
J. Jaurès, De la réalité du monde sensible, Paris, Alcuin, 1994, préface de J. Cheminade.
-
[7]
Voici l’intitulé des huit chapitres : I. Force militaire et force morale. II. L’Active et la Réserve. III. Défense mutilée et défense complète. IV. Dangereuses formules napoléoniennes. V. Demain. – Offensive et défensive. VI. La tradition révolutionnaire française. VII. Une idée de l’organisation nouvelle. – Des troupes de couverture. – France et Suisse à propos du problème des cadres. VIII. Formation et éducation des cadres. – De la prétendue unité d’origine.
-
[8]
Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 7 volumes, édition revue et annotée par A. Soboul, préface de E. Labrousse, 1968.
-
[9]
C. de Gaulle, Lettres, notes et carnets, 1919 – juin 1940, Paris, Plon, 1980, p. 448.
-
[10]
S. Allogo-Eya, Le contrôle parlementaire sur la politique de défense nationale en France (1958-1978), thèse, université de Clermont I, 1982 ; S. Cohen, « Le contrôle parlementaire de la politique de défense », Revue de droit public, 1979. M.-T. Viel, « La répartition des compétences en matière militaire entre le Parlement, le président de la République et le Premier ministre », Revue de droit public, n° 1, 1993, pp. 141-195.
-
[11]
L’Armée nouvelle, op. cit., vol. 2, p. 482.
-
[12]
Ibidem, p. 380-392.
-
[13]
Ibid. p. 93.
-
[14]
Cf. B. Paqueteau, Analyse des termes du débat sur la réforme du SN, Paris C2SD, 1997.
-
[15]
Colloque sur la Réforme de l’armée des 4 et 5 octobre 2001 à l’École militaire.
-
[16]
M. Janowitz, The reconstruction of Patriotism, The University of Chicago Press, 1983 ; P. Vennesson, « De l’esprit de défense au sentiment patriotique », in B. Boëne et C. Dandeker, Les armées en Europe, Paris, La Découverte, 1998.
-
[17]
L’Armée nouvelle, op. cit., p. 180.
-
[18]
Ibidem, p. 93.
-
[19]
Ibid., p. 444 à 467.
-
[20]
Les propositions de loi relatives à l’armée signées par Jaurès ne dépassèrent jamais le stade de la discussion en commission parlementaire.
-
[21]
Citons parmi les biographies fondatrices, celles signées par C. Rappoport (1915) et L. Lévy-Bruhl (1924), et parmi les travaux plus contemporains, ceux de M. Auclair (1954), G. Têtard (1959), H. Goldberg (1962), J. Rabaut (1971, 1984), M. Gallo (1984), et surtout les nombreux travaux de M. Rebérioux, présidente de la société d’études jaurésiennes. Les travaux portant sur Jaurès sont si nombreux qu’il nous est interdit de les citer de manière exhaustive.
-
[22]
Jaurès et la défense nationale, Cahier de la Société d’études jaurésiennes, 1994.
-
[23]
J. Jaurès, L’Armée nouvelle I, op. cit., Paris, p. 148.
-
[24]
Ibidem, texte de présentation de J.-N. Jeanneney, p. 8.
1Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès est assassiné. Il devra attendre dix ans et la victoire du cartel des Gauches pour être enterré au Panthéon. Mais dès le lendemain de l’annonce de ce décès, les Français, unanimes, rendent hommage à l’homme d’État. La France du Sud-Ouest, la France socialiste, celle des syndicats, des ouvriers, des mineurs, des faubourgs, des clercs de la République pleure la perte du grand homme. Ses ennemis politiques les plus farouches de la droite nationaliste se taisent, ceux là même qui vilipendaient le « reptile du Kaiser », selon la formule de Gohier, pour son opposition à la loi portant à trois ans le service militaire. Ceux qui lançaient des appels ambigus, « Nous ne voudrions déterminer personne à l’assassinat politique mais que M. Jaurès soit pris de tremblement » [2], respectent dans les colonnes de L’Action française l’appel à l’unité nationale affiché sur l’initiative du président du Conseil, Viviani. Le consensus s’installe d’autant plus facilement que le Conseil redoute des troubles révolutionnaires animés par le slogan : « Ils ont tué Jaurès. » Les contours d’un culte jaurésien autour de la thématique du « martyr de la paix » se dessinent pendant ce bref moment qui fait figure d’exception dans une période marquée en amont et en aval par des débats dont la virulence n’a d’égal que leur caractère vital pour la France.
2Après la mort du fondateur de L’Humanité, ses thèses vont être mises au service de points de vue inconciliables, et récupérées par des partis antagonistes. La postérité de Jaurès, le culte et les récupérations paradoxales dont sera l’objet le fondateur de L’Humanité tiennent à un événement d’une importance capitale : la Première Guerre mondiale. Endeuillée, la France décrète en effet la mobilisation générale le 1er août et reçoit la déclaration de guerre allemande le 3 août.
3Les historiens ont montré la complexité et les contradictions de la pensée jaurésienne, internationaliste et patriotique, antimilitariste et pacifiste mais favorable à une armée nationale. Sur la Première Guerre mondiale, il est bien difficile de faire parler Jaurès, « de l’enrôler », selon les termes de Madeleine Rebérioux [3]. À qui Jaurès aurait-il imputé la responsabilité de la guerre ? Aurait-il choisi le camp de la SFIO ou bien celui des communistes ? Aurait-il penché du côté de l’Internationale socialiste ou se serait-il rallié à la cause patriotique nationale ? Comment aurait-il analysé la conduite d’une guerre qui restera dans les mémoires comme l’une des pires boucheries ? Aurait-il pu infléchir sinon l’issue, du moins la gestion française du conflit dans sa dimension humaine la plus tragique ? Si ces questions doivent rester sans réponse, sur le thème du soldat et de l’armée tout du moins, les historiens disposent pour éclairer la pensée jaurésienne d’un ouvrage abouti, publié de son vivant en 1911, L’Armée nouvelle. C’est une chance, car la densité et la variété des activités de Jaurès étaient telles, que dans son œuvre considérable, les livres personnels sont rares comparés aux discours, articles de presse et ouvrages collectifs. [4] C’est à travers cet ouvrage que nous allons appréhender la sociologie militaire et la pensée stratégique jaurésienne.
4Cet ouvrage, rédigé d’un bloc en marge des sessions parlementaires, est conçu comme une double réponse. Premièrement, réponse à une crise internationale dont il percevait avec acuité le potentiel dramatique même s’il refusait l’idée d’embrasement de l’Europe entière. Jaurès était en effet confiant en la politique de grève des ouvriers responsables de l’outil de production des matériels de guerre de part et d’autre de la frontière franco-allemande. Il croyait aux chances de l’arbitrage international dont un embryon institutionnel avait été créé à La Haye en 1907. Deuxièmement, réponse à une crise de l’armée, liée à la guerre de 1870-71 mais aussi au boulangisme et à l’Affaire Dreyfus qui, loin de susciter des débats ou d’insuffler un élan nouveau à la caste militaire, lui dictèrent un profil bas et une volonté de ne pas « faire de vague. » Quand Jaurès écrit L’Armée nouvelle, il souhaite que cet ouvrage soit le premier volume d’un programme pour la réalisation d’une France socialiste. Ce premier volume sera finalement le dernier.
Une immersion précoce dans les réalités militaires
5À l’origine du livre, il y a un travail personnel de recherche entamé en 1908 et destiné à nourrir un rapport présenté en séance à la Chambre le 14 novembre 1910, mais Jaurès ne découvre pas l’armée en 1908 au début de son enquête. L’écriture de L’Armée nouvelle vient au contraire clore une réflexion ininterrompue sur les questions militaires. Tout d’abord, Jean Jaurès et son frère Louis grandissent à Castres, une ville de garnison. Ensuite, la famille appartient à un milieu bourgeois modeste et compte bon nombre d’officiers. La parenté avec l’amiral Benjamin Jaurès ne fut pas pour rien dans la première élection parlementaire en 1885 du jeune professeur de lettres classiques. Elle va surtout permettre à Jaurès d’être le témoin tant de discussions animées sur les raisons de la défaite de Waterloo que de récits de la vie militaire dans ses aspects les plus quotidiens. Cette immersion militaire va conduire Louis à une carrière militaire qui le conduira jusqu’au grade d’amiral, tandis que Jean choisira la voie universitaire classique avant de multiplier les casquettes et les activités : député socialiste pendant plus de 16 ans, journaliste prolixe, et orateur syndical magnétique. Au bénéfice de l’intérêt de Jaurès pour la chose militaire, ajoutons encore qu’il avait choisi la commission permanente du Parlement, « Défense nationale ». Par ses relations familiales, professionnelles et amicales, Jaurès côtoyaient de près nombre de militaires de carrière. À l’heure d’aujourd’hui, ce type d’immersion dans un milieu pourrait être assimilé aux méthodologies d’enquête sociologique, regroupés sous l’appellation « d’observation participante. » C’est d’ailleurs d’abord par la richesse de ses outils méthodologiques que L’Armée nouvelle se distingue parmi les œuvres fondatrices de la sociologie militaire.
Un essai de sociologie militaire fulgurant dans ses intuitions de méthode scientifique
6Jaurès connaissait les critères d’un travail universitaire, il était titulaire de deux thèses l’une en latin. Les Origines du socialisme allemand, [5] et l’autre en français, La réalité du monde sensible [6]. La construction surprenante de L’Armée nouvelle ne répond guère à ces critères formels. Les huit chapitres alternent thèmes de stratégie et d’organisation militaires, analyse historique et prospective, constat et propositions [7]. Les cinq cent quatre-vingt dix-neuf pages, réparties en deux volumes, comportent de multiples digressions. Le ton est celui de l’essai, du manifeste autant que celui de la démonstration argumentée. Le style est souvent lourd, voire lyrique comme le fut celui de Jaurès orateur.
7La rédaction de L’Armée nouvelle est postérieure à un travail de direction d’un ouvrage collectif, une fresque gigantesque, Histoire socialiste de la Révolution française [8]. Dans cet ouvrage retraçant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, il va abondamment puiser des exemples. Enfin, Jaurès maîtrisait les méthodes historiques transposées au temps présent. Il l’avait démontré en publiant un article décortiquant l’Affaire Dreyfus dans La Petite République, un quotidien socialiste parisien, article intitulé : « Les Preuves ». Il adoptera la même démarche d’investigation sur la chose militaire dès 1908. La richesse des méthodologies jaurésienne n’est pas le fruit du hasard. Avant d’être un éditorialiste engagé, Jaurès était un journaliste attaché à l’observation directe des faits, un député très présent dans sa circonscription de Carmaux. Rappelons que ce socialiste de cœur possédait aussi une maîtrise poussée de l’œuvre de Karl Marx (notamment le livre I). Bien que l’imagerie populaire représente Jaurès en perpétuelle suractivité, il avait gardé de ses années d’études une boulimie de lecture, un goût pour la découverte de nouveaux auteurs et de nouvelles cultures. Cette passion était alimentée par le réseau des amitiés qu’il avait tissé à l’École normale supérieure, réseau dont un certain Émile Durkheim faisait partie.
8Se référant d’abord à l’histoire, il utilise donc aussi des méthodes proches de celles des sciences sociales contemporaines, il recense les doctrines militaires dominantes à l’époque, analyse l’enseignement donné dans les écoles de guerre, tel qu’il apparaît dans les manuels et les cours. Il est aussi pionnier dans son analyse sémantique de l’iconographie et des symboles, une méthode qu’il avait éprouvée lors de la rédaction de son Histoire socialiste. Il effectue une analyse sinon statistique du moins systématique de l’origine sociale des membres de certaines promotions d’officiers, préfigurant la sociographie des élites. Ses méthodes sont aussi qualitatives, il rencontre – autant que possible – des officiers et se heurte à la réticence que peut alors inspirer dans les rangs de l’armée un homme qui incarne à lui seul les mondes ouvrier et syndical, le socialisme, et la polémique. Il s’appuie aussi sur la méthode comparative et étudie l’organisation militaire de différents pays, la Suisse surtout, mais aussi la Russie ou l’Allemagne sans préjugé anti-germanique. Il convoque les grands penseurs stratégiques même si sa lecture est parfois très orientée (Clausewitz). L’ouvrage traite du soldat, de l’armée comme organisation complexe et de stratégie. Cette diversité des niveaux d’analyse plaide pour une indulgence vis-à-vis de la scientificité approximative de L’Armée nouvelle. En effet, l’ouvrage est conforme aux exigences d’objectivité et de précision d’un travail scientifique, mais les méthodes employées sont empiriques. Ce caractère empirique, non systématique, ne fait qu’ajouter aux mérites de Jaurès, car les méthodes qu’il a mises en œuvre et exploitées préfigurent de beaucoup celles que la sociologie va contribuer à codifier progressivement au cours du vingtième siècle.
Incarner et favoriser l’investissement des débats militaires par des civils
9Dans une lettre à Paul Reynaud, de Gaulle, le penseur de la guerre mécanisée conduite par des soldats professionnels, loue la démarche d’un civil, de se saisir de la question militaire : « Vous êtes en notre temps le seul homme d’État de premier plan qui ait le courage, l’intelligence et le sens national assez grands pour prendre à bras-le-corps le problème militaire dont le destin de la France dépend. Il faudrait remonter à Jaurès pour trouver un autre exemple. Encore Jaurès ne jouait-il, d’un archer superbe, que d’une seule corde. » [9] Sibylline eu égard à l’intérêt du fondateur de la Cinquième république pour les thèses jaurésiennes, cette citation illustre une véritable adhésion à la démarche de réflexion d’un civil sur l’armée et la défense. Les deux volumes de l’ouvrage sont, indépendamment de leur contenu, un plaidoyer pour une réflexion à égalité des militaires et des civils. Jaurès n’est pas des socialistes qui regardent les officiers avec défiance, et redoutent une prise de pouvoir par les militaires. Ses prises de position lui valurent l’accusation d’être au service de la guerre dans l’hebdomadaire guesdiste, Le Socialisme, et de l’Allemagne par la droite nationaliste. Pour lui, l’armée française est l’héritière d’une tradition de loyalisme. Jaurès n’est pas un antimilitariste. Contrairement à certains de ses amis socialistes, il ne nourrit pas de préjugés à l’encontre des hommes en uniforme. En revanche, il sait le dur métier des armes et admire ceux qui l’exercent. Mais cette sympathie l’incite à un examen objectif, sans complaisance, de l’armée. C’est après une enquête minutieuse qu’il prend la défense de Dreyfus, compare l’état-major à une « forgerie du faux » et dénonce la couverture par l’autorité politique de ces pratiques.
10À l’instar du penseur auquel on l’oppose traditionnellement, de Gaulle, Jaurès sait la primauté de la toge sur les armes. Même lorsque l’armée « commet des excès odieux », c’est au service du pouvoir civil. Quand une colonne du général d’Amade détruisit un campement marocain, Jaurès interpella le gouvernement Clémenceau à la Chambre. Cette réaction lui valut d’être accusé de douter de la « générosité du soldat français. » De même, il avait été accusé d’être à la solde de l’Allemagne et d’affaiblir la France quand il s’était opposé aux budgets de guerre et à la loi des 3 ans de service national, finalement votée en 1913. Jaurès veut que civils et militaires débattent à égalité des questions stratégiques, ce qui est une forme de plaidoyer en faveur d’une analyse distancée des phénomènes par des personnes extérieures aux enjeux. Cet appel préfigure certaines des conclusions de la sociologie de l’expertise, qui analyse l’extériorité des consultants et des chercheurs vis-à-vis des phénomènes et institutions qu’ils étudient. Dans la volonté du parlementaire d’opposition de la Troisième République de publiciser les débats militaires, il y a l’idée d’approfondir le contrôle parlementaire sur ces questions. La Chambre était sous la Troisième République un lieu de débat important, fréquenté par les étudiants de la rue d’Ulm. Sous la Cinquième, le problème du recul du Parlement sur les questions de politique extérieure se pose avec une acuité accrue et questionne la légitimité démocratique de la politique extérieure de la France [10]. On note des liens entre les travaux réalisés par Jaurès pour la Chambre – L’Armée nouvelle est le produit de l’un d’entre eux – et les missions d’enquête parlementaire (auditions, investigations, publicité).
Armée, nation et société
11À une époque où la réflexion militaire s’intéresse à la stratégie et au lien entre l’armée et la nation, concept générique, Jaurès s’intéresse au lien entre l’armée et la société, concept fragmenté. L’armée idéale selon Jaurès est une armée républicaine qui fait corps avec la société dans sa diversité. Toutes les classes y sont représentées et toutes sont solidaires dans un effort de défense de la nation grâce à un ciment complexe, mélange de croyance commune en un idéal démocratique et patriotique, et de vouloir vivre ensemble. Jaurès écrit une histoire qu’il date depuis la Grèce antique pour montrer que la patrie n’est pas un concept bourgeois ou foncier, mais l’un des éléments de l’identité, « un fonds d’impressions communes formé, dans la familiarité des jours, au fond de toutes les consciences. » [11] Il est étranger à l’antipatriotisme de la CGT. Socialiste et internationaliste, Jaurès ne gomme pas le fait national, mais paradoxalement, lui donne un rôle dans l’avènement de la paix. Soucieux du lien entre l’armée et la société, il rejette une armée de techniciens et lui préfère le modèle d’une armée de citoyens. Il voulait faire connaître l’armée, un souci à l’origine de la création de l’IHEDN et des journées d’appel à la défense, créées en lieu et place du service national. Jaurès était aussi très attaché non seulement à ce que les Français connussent le mode de vie, les activités et les missions militaires, mais aussi à ce qu’ils fussent fiers de leur armée. La création du Sirpa (aujourd’hui Dicod) suite à la guerre d’Algérie, répond à des souhaits et des impératifs du même ordre. L’idée force de l’ouvrage est celle du lien entre l’armée et la société. Pour Jaurès, il faut que l’armée soit représentative de la France entière et incarne les valeurs républicaines. La républicanisation à marche forcée des cadres, mise en œuvre à la suite de la crise du boulangisme, n’ayant pas suffi à modifier en profondeur une armée « prostituée à tant d’odieuses et viles besognes » [12], il propose donc différentes réformes dont certaines étaient et sont encore proprement révolutionnaires, tandis que d’autres ont été réalisées depuis.
Des réformes aujourd’hui désuètes, des idées révolutionnaires réalisées
L’éducation militaire
12Jaurès était favorable à l’éducation militaire des enfants : « L’éducation militaire de la nation n’est pas faite. Elle est à peine ébauchée ; l’essentiel y manque encore, le souci direct, passionné et constant de la nation elle-même pour sa propre sécurité. » [13] Il n’était pas favorable à l’apprentissage précoce et systématique du maniement des armes. Du milieu de 1890 à début 1893, adjoint à l’Instruction publique du maire radical de Toulouse, il supprime les « bataillons scolaires » où les enfants apprenaient les rudiments du maniement des armes à feu. L’éducation militaire, telle que Jaurès l’envisageait, peut être rapprochée des journées d’appel à la défense que connaissent les jeunes filles et les garçons depuis la suspension du service national.
Des militaires représentatifs et ouverts sur la société
13Jaurès prône de sélectionner des profils variés à l’entrée aux écoles d’officier. Ce souci de diversifier le profil social des militaires est très contemporain. Le problème s’est posé en France en termes d’appartenance ethnique, mais aussi aux États-Unis avec les débats sur l’intégration des homosexuels dans l’armée et sur la représentation des différents États fédéraux au sein de certains corps. Jaurès veut imposer aux cadres de l’armée l’acquisition d’un diplôme universitaire ce qui est aujourd’hui très fréquent mais non systématique. Il fait cette proposition en pensant tant à la culture scientifique des militaires qu’au tissage de liens entre personnels militaires et futurs cadres civils.
L’armée, une administration parmi d’autres
14Réaliste, Jaurès ne s’oppose pas de manière frontale au système militaire d’avancement mixte – par cooptation et à l’ancienneté – car il s’agit d’un moyen de contrôle auquel l’autorité militaire est attaché, mais il propose que les décisions d’avancement soient supervisées par des commissions où siégeraient des élus des différents grades et des élus des soldats, rassemblés en un « conseil de perfectionnement et de contrôle. » Ces méthodes d’évaluation sont aujourd’hui des procédures classiques de gestion des ressources humaines. Les thèmes de la formation des officiers, de l’avancement, des instances professionnelles permettant aux militaires de s’exprimer, sont encore sensibles aujourd’hui. Il aura fallu la réforme de l’armée pour que soient de nouveau ouverts certains débats [14], comme celui des syndicats et l’armée. De manière plus radicale, il veut en finir avec les tribunaux militaires, ce qui a été fait en 1981.
Les milices
15Il souhaite remodeler la défense nationale en créant des milices sur le modèle suisse, à savoir : six mois de formation initiale dans des « écoles de recrues » et huit périodes de formation permanente et de participation à la défense de la nation. Ce système de « service national perlé » des jeunes adultes et des adultes dans la force de l’âge devait faire bénéficier l’armée des acquis professionnels de chaque citoyen. Jaurès souhaitait réduire la part des officiers militaires de carrière au tiers des effectifs des officiers supérieurs. Jaurès veut améliorer l’interpénétration de l’active et de la réserve, ainsi qu’entre les différentes unités par des exercices communs. Il a alors à l’esprit le modèle des armées révolutionnaires. Ses réticences vis-à-vis de la professionnalisation ne discréditent-elles pas la pensée stratégique de Jaurès ? Rappelons tout d’abord qu’il connaît une armée de troupes, une armée composée de fantassins à képis et pantalons rouges et qu’il serait donc déplacé de lui demander de penser l’armée en fonction des critères qui sont ceux de la technologie et des conflits contemporains. Son rejet sans appel du modèle d’armée professionnelle est historiquement daté. En revanche, ses inquiétudes vis-à-vis des certaines dérives auxquelles pourrait aboutir la professionnalisation nous parlent de manière très contemporaine à l’heure des premiers bilans de la réforme de l’armée [15]. Sur un plan universitaire, le thème du lien entre patriotisme et service national défriché par Jaurès allait devenir l’un des axes de recherche favoris des sociologues du fait militaire [16].
Des citoyens en armes
16En appui de son modèle de défense nationale basée sur des milices, Jaurès veut permettre aux Français des départements limitrophes de l’Allemagne de conserver des armes dans leur foyer. Cette idée est tournée en dérision à l’époque, mais elle effraie aussi. La violence des conflits sociaux fait redouter à l’autorité politique une grève ouvrière insurrectionnelle. Aujourd’hui encore, l’idée paraît choquante, elle rappelle le modèle américain qui permet aux citoyens de posséder une arme. Elle paraît encore – et fort heureusement – désuète dans le contexte géostratégique contemporain. La défense nationale est aujourd’hui inséparable de la défense européenne. Le couple franco-allemand au sein de l’UE a surmonté bien des crises et la France est sur le point de partager la même monnaie avec son ennemi héréditaire.
La stratégie jaurésienne
17La stratégie jaurésienne ne tranche pas entre l’offensive ou la défensive. Contre l’offensive à tout prix, la thèse de la première bataille décisive, Jaurès propose en cas d’attaque un temps de latence permettant de rassembler les forces vives avant de lancer la contre-offensive. Son modèle est celui des guerres révolutionnaires, et il dénonce les guerres napoléoniennes qui ont substitué à la liberté « la gloire ». Pour Jaurès, une armée, ce n’est pas seulement des hommes en armes. Sa vision de la sécurité est déjà très compréhensive puisqu’il y inclut toutes les forces vives de la nation et pas seulement militaires, il préfigure en cela la « soft security ».
Des thèmes sociétaux au cœur des problématiques sociologiques contemporaines
18Jaurès consacre de longs développements au rôle des idées. Son ton devient lyrique lorsqu’il fait de l’adhésion des troupes aux causes d’une guerre, une condition des succès militaires. Il défend les guerres justes, orientées vers la paix : « C’est en vain que la France demanderait à tous ses citoyens la perpétuelle activité d’esprit militaire que suppose le fonctionnement sérieux des milices s’ils ne savaient pas tous que leur effort sera réservé à la défense de la paix et du droit. » [17] Cette analyse est faible par rapport aux drames causés par les guerres nationalistes et les actions terroristes. Des combattants enflammés tirent en effet leur force de leur adhésion aveugle à des idéologies guerrières. Inversement, elle apporte des éléments de compréhension de la dimension psychologique « schizophrénique » des opérations menées par les Casques bleus, des dilemmes auxquels les combattants de la paix sont confrontés.
19Jaurès est précurseur dans son analyse organisationnelle des administrations, des intérêts antagonistes, des routines bureaucratiques : « La vérité est que la nation se désintéresse de ces problèmes et qu’elle permet ainsi aux professionnels de s’en désintéresser ou de les trancher arbitrairement, dans le sens des intérêts de caste les plus égoïstes, ou des préjugés les plus étroits, ou des routines les plus paresseuses. » [18] Jaurès dénonce les effets de nivellement par le bas des organisations complexes. Il montre que l’armée décourage l’originalité de pensée par des mécanismes organisationnels involontaires, des phénomènes de groupe, mais aussi de manière très consciente en sanctionnant les pensées qui sortent trop du moule, en interdisant les publications.
20Chez Jaurès, l’analyse sociale n’est pas aveuglée par la doctrine marxiste. La bourgeoisie est un acteur social, elle ne joue pas forcément un rôle négatif. L’État n’est pas une institution au seul service de la bourgeoisie, il permet à toutes les classes de s’exprimer [19]. Il n’y a pas d’un côté le prolétariat et de l’autre la bourgeoisie. Les affrontements de classe restent le moteur de l’histoire dans l’œuvre jaurésienne, mais il est trop observateur et trop au contact avec la réalité pour croire à un avènement brusque du communisme, à un Grand Soir. Plus surprenant encore, Jaurès anticipe sur une convergence de la bourgeoisie et du prolétariat et prédit indirectement la société contemporaine où la classe moyenne prime.
Un « essai » de sociologie militaire
21L’Armée nouvelle est un « essai » de sociologie militaire, et ce dans tous les sens du terme. Premièrement, au sens littéraire, l’ouvrage est une compilation de réflexions personnelles, exprimées dans un style engagé, comme un manifeste, un programme ou un plaidoyer. Il s’apparente aussi au genre littéraire de l’essai, parce qu’il traite de sujets connexes mais très variés au sein de chapitres à l’agencement « original » et multiplie les digressions. Le terme d’essai paraît particulièrement adapté, car l’ouvrage n’offre pas la rigueur d’une construction qui se veut définitive. La forme importe peu, comme supplantée par l’objectif de susciter un débat qui n’aura finalement jamais lieu. Jaurès put exprimer sa vision de la Défense à la tribune de la Chambre à la seule occasion de discussions autour d’un « projet » sur les cadres et effectifs de l’infanterie en décembre 1912 [20]. Deuxièmement, le travail préparatoire d’enquête, en amont de la rédaction de L’Armée nouvelle, représente un essai au sens de test liminaire. Jaurès teste des intuitions méthodologiques que la sociologie naissante viendra théoriser et constituer de manière systématique en méthodes et techniques d’enquête. Il était au cœur du bouillonnement intellectuel du tournant de deux siècles. Ses années d’écriture furent aussi celles qui virent la naissance de la discipline sociologique. Jaurès comprend qu’il peut renforcer ses thèses en les reliant à des analyses scientifiques, basées sur des faits établis grâce à un ensemble remarquable des méthodes de l’enquête sociologique. Les méthodes sont balbutiantes, intuitives, non systématiques, mais leur diversité et leur maîtrise force l’admiration. Troisièmement, L’Armée nouvelle est un essai au sens de tentative pionnière de réflexion scientifique et articulée, sur le rôle et l’organisation de l’armée. L’originalité réside surtout dans le traitement de la chose militaire sous un angle social plutôt que stratégique. Jaurès développe des thèses sur l’armée et la société à une époque où le concept de nation prédomine.
Défense et illustration de L’Armée nouvelle
22Dans une France obnubilée par la revanche, Jaurès cantonne son analyse de l’efficacité militaire aux thèmes de la légitimité des opérations d’une armée et de l’adhésion patriotique à une cause commune. Dans la pensée militaire jaurésienne, on chercherait en vain une analyse du facteur technologique, et la professionnalisation est un mal absolu. Le style est daté par son lyrisme. La construction est confuse et la rédaction présente des longueurs. Pourtant, L’Armée nouvelle résiste au temps et mérite encore d’être lue et étudiée, tant dans les séminaires de stratégie que de sociologie. Cette œuvre trop négligée est comme passée au second plan derrière la vie mythifiée de l’homme, et derrière des textes traitant d’autres thèmes. On compte nombre de thèses, de biographies [21] et d’ouvrages sur Jaurès, sur sa philosophie, sur ses engagements intellectuels, sur sa relation avec le monde ouvrier ou avec la terre du Midi, mais peu de publications relatives à Jaurès, la défense et l’armée [22]. C’est regrettable et pour s’en convaincre, méditons une citation montrant que cet homme des paradoxes – patriote internationaliste, pacifiste favorable à une armée nationale – plaçait au sommet des vertus militaires, le pragmatisme, l’hétérodoxie et la capacité à se remettre en question : « Il y a une grande force d’esprit pour un chef d’armées qui a remporté d’aussi prodigieux succès que Moltke selon une méthode déterminée, à proclamer que cette méthode n’est pas en soi, la meilleure et qu’il est intervenu dans la technique des changements qui obligent à en préférer une autre. C’est un bel exemple de liberté intellectuelle et de maîtrise de soi dans le plus enivrant triomphe. » [23] Voilà, selon l’expression définitive de Jean-Noël Jeanneney, un excellent « viatique de prudence – pour qui souhaite mettre en lumière l’actualité de L’Armée nouvelle. » [24]
Notes
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[1]
J. Jaurès, L’Armée nouvelle, Collection Acteurs de l’Histoire dirigée par Georges Duby, Paris, Imprimerie nationale, 1982, présentée par J.-N. Jeanneney, 2 volumes, 599 pages.
-
[2]
Maurras dans L’Action française.
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[3]
M. Rebérioux, Jaurès. La parole et l’acte, Paris, Découverte Gallimard, 1994, p. 20.
-
[4]
L’œuvre de Jaurès, considérable, n’a jamais fait l’objet d’une publication intégrale. La Société d’études jaurésiennes, groupe amical et centre de recherches, née en 1959 grâce à E. Labrousse, a entamé la publication d’une vingtaine de volumes de textes sélectionnés sous la direction de M. Rebérioux et G. Candar. Notons que la SEJ a ainsi réalisé les vœux émis par L. Lévy-Bruhl en juin 1916 quand il avait fondé la Société des amis de Jaurès.
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[5]
J. Jaurès, Les Origines du socialisme allemand, Paris, Maspero, 1960, préface de L. Goldmann.
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[6]
J. Jaurès, De la réalité du monde sensible, Paris, Alcuin, 1994, préface de J. Cheminade.
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[7]
Voici l’intitulé des huit chapitres : I. Force militaire et force morale. II. L’Active et la Réserve. III. Défense mutilée et défense complète. IV. Dangereuses formules napoléoniennes. V. Demain. – Offensive et défensive. VI. La tradition révolutionnaire française. VII. Une idée de l’organisation nouvelle. – Des troupes de couverture. – France et Suisse à propos du problème des cadres. VIII. Formation et éducation des cadres. – De la prétendue unité d’origine.
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[8]
Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 7 volumes, édition revue et annotée par A. Soboul, préface de E. Labrousse, 1968.
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[9]
C. de Gaulle, Lettres, notes et carnets, 1919 – juin 1940, Paris, Plon, 1980, p. 448.
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[10]
S. Allogo-Eya, Le contrôle parlementaire sur la politique de défense nationale en France (1958-1978), thèse, université de Clermont I, 1982 ; S. Cohen, « Le contrôle parlementaire de la politique de défense », Revue de droit public, 1979. M.-T. Viel, « La répartition des compétences en matière militaire entre le Parlement, le président de la République et le Premier ministre », Revue de droit public, n° 1, 1993, pp. 141-195.
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[11]
L’Armée nouvelle, op. cit., vol. 2, p. 482.
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[12]
Ibidem, p. 380-392.
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[13]
Ibid. p. 93.
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[14]
Cf. B. Paqueteau, Analyse des termes du débat sur la réforme du SN, Paris C2SD, 1997.
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[15]
Colloque sur la Réforme de l’armée des 4 et 5 octobre 2001 à l’École militaire.
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[16]
M. Janowitz, The reconstruction of Patriotism, The University of Chicago Press, 1983 ; P. Vennesson, « De l’esprit de défense au sentiment patriotique », in B. Boëne et C. Dandeker, Les armées en Europe, Paris, La Découverte, 1998.
-
[17]
L’Armée nouvelle, op. cit., p. 180.
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[18]
Ibidem, p. 93.
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[19]
Ibid., p. 444 à 467.
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[20]
Les propositions de loi relatives à l’armée signées par Jaurès ne dépassèrent jamais le stade de la discussion en commission parlementaire.
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[21]
Citons parmi les biographies fondatrices, celles signées par C. Rappoport (1915) et L. Lévy-Bruhl (1924), et parmi les travaux plus contemporains, ceux de M. Auclair (1954), G. Têtard (1959), H. Goldberg (1962), J. Rabaut (1971, 1984), M. Gallo (1984), et surtout les nombreux travaux de M. Rebérioux, présidente de la société d’études jaurésiennes. Les travaux portant sur Jaurès sont si nombreux qu’il nous est interdit de les citer de manière exhaustive.
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[22]
Jaurès et la défense nationale, Cahier de la Société d’études jaurésiennes, 1994.
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[23]
J. Jaurès, L’Armée nouvelle I, op. cit., Paris, p. 148.
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[24]
Ibidem, texte de présentation de J.-N. Jeanneney, p. 8.