Notes
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[1]
Discours de Thorbjoern Jagland, président du comité Nobel, 10 décembre 2012 : http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/2012/presentation-speech.html [22.7.2015].
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 20 novembre 2006, http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=A/RES/61/17.
-
[4]
Christine Bell, « Transitional Justice. Interdisciplinarity and the State of the ‘Field’ or ‘Non-Field’ », The international Journal of Transitional Justice, 3, 2009, p. 5-27 ; Étienne Jaudel, Justice sans châtiment. Les commissions Vérité-Réconciliation, Paris, Odile Jacob, 2009 ; Sandrine Lefranc (éd.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris, Michel Houdiard Éditions, 2006.
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[5]
Birgit Schwelling (éd.), Reconciliation, Civil Society, and the Politics of Memory. Transnational Initiatives in the 20th and 21st Century, Bielefeld, Transcript, 2012 (voir en particulier, dans cet ouvrage, la contribution d’Anne K. Krüger, « From Truth to Reconciliation. The global diffusion of Truth Commissions », p. 339-367).
-
[6]
Eric Hobsbawm, « L’Europe : mythe, histoire, réalité », Le Monde, 25 septembre 2008 et Nations and Nationalism since 1780. Programme, Myth, Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 (1ère éd. 1992).
-
[7]
Le 16 novembre 2015, le président François Hollande, devant le Congrès réuni à Versailles, a affirmé : « La France est en guerre. […] Nous ne sommes pas engagés dans une guerre de civilisation, parce que ces assassins n’en représentent aucune. Nous sommes dans une guerre contre le terrorisme djihadiste qui menace le monde entier et pas seulement la France ». Au cours de son allocution le mot « guerre » a été prononcé à 15 reprises. Cf. http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-devant-le-parlement-reuni-en-congres-3/(consulté le 8 décembre 2015).
-
[8]
Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité, Paris, Albin Michel, 2015.
-
[9]
Cf. Christiane Wienand, « Versöhnung », dans Nicole Colin, Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Joachim Umlauf (éd.), Lexikon der deutsch-französischen Kulturbeziehungen nach 1945, Tübingen, 2015, p. 475-476. Voir aussi la contribution d’Anne Bazin dans ce numéro, qui traite de cette concurrence des définitions et propose de nombreuses références bibliographiques.
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[10]
Klaus Bachmann, « Die Versöhnung muss von Polen ausgehen », taz, 5 août 1994.
-
[11]
Voir Anne K. Krüger, « From Truth to Reconciliation… », op. cit., p. 360 et la contribution de Nicolas Moll dans ce numéro.
-
[12]
Lily Gardner Feldman, Germany’s Foreign Policy of Reconciliation. From Enmity to Amity, Lanham, Rowman & Littlefield, 2012.
-
[13]
Hans-Richard Reuter, « Ethik und Versöhnung. Prinzipielles zu einem aktuellen Thema », dans Gerhard Beestermöller, Hans-Richard Reuter (éd.), Politik der Versöhnung, Stuttgart, Kohlhammer Verlag, 2002, p. 15-36 ; voir aussi Barbara Cassin, « Amnistie et pardon : pour une ligne de partage entre éthique et politique » et Philippe-Joseph Salazar, « Une conversion politique du religieux », dans Barbara Cassin, Olivier Cayla, Philippe-Joseph Salazar, Vérité, réconciliation, réparation, Paris, Seuil, 2004.
-
[14]
Au sujet des gestes, lieux, institutions et champs d’action de la réconciliation, voire Corine Defrance, Ulrich Pfeil (éd.), Verständigung und Versöhnung nach dem « Zivilisationsbruch » ? Deutschland in Europa nach 1945, Bruxelles, PIE Peter Lang, sous presse (à paraître en février 2016).
-
[15]
http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1926/, consulté le 2 décembre 2015.
-
[16]
http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1927/, consulté le 2 décembre 2015.
-
[17]
Cf. Gustave Hervé, La réconciliation franco-allemande ou la guerre, Paris, Éditions de la Victoire, 1931. Sur le discours de réconciliation des anciens partisans de la collaboration – et ses continuités entre la guerre et l’après-guerre, voir Fritz Taubert, « La mémoire d’une autre réconciliation : le récit des anciens collaborationnistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale », Cahiers d’histoire, nº 100, 2007, p. 51-65.
-
[18]
Affiche reproduite, en noir et blanc, dans le catalogue de l’exposition « Es begann mit einem Kuss/It started with a kiss/Tout a commencé par un baiser », musée des Alliés, Berlin, Jaron Verlag, 2005, p. 5 (et dans C. Defrance, U. Pfeil (éd.), Versändigung und Versöhnung, op. cit.).
-
[19]
Discours de Winston Churchill, Zurich, 19 septembre 1946, consultable en ligne : http://assembly.coe.int/Main.asp?link=/AboutUs/zurich_e.htm.
-
[20]
Corine Defrance, Ulrich Pfeil, « À la recherche de l’aval populaire. Les voyages officiels de l’année 1962 », Dokumente /Documents. Zeitschrift für den deutsch-französischen Dialog/Revue du dialogue franco-allemand, 3, 2012, p. 56-64.
-
[21]
Le cas RFA-Pologne montre que des gestes et des discours d’excuses et de pardon avaient été échangés du temps même de la guerre froide. Cf. Robert Zurek, « Die Rolle der Katholischen Kirche Polens bei der deutsch-polnischen Aussöhnung 1966-1972 », Archiv für Sozialgeschichte, 45, 2005, p. 141-150 ; Bernd Faulenbach, « Der Einfluss der kirchlichen Versöhnungsinitiativen auf Gesellschaft und Politik in Deutschland », dans Friedhelm Boll (éd.), „Wir gewähren Vergebung und bitten um Vergebung”. 40 Jahre deutsch-polnische Verständigung, Bonn, Friedrich Ebert Stiftung, 2006, p. 33-35 [http://library.fes.de/pdf-files/historiker/03789.pdf].
-
[22]
Ludwig Mehlhorn, « Zwangsverordnete Freundschaft ? Zur Entwicklung der Beziehungen zwischen der DDR und Polen », dans Basil Kerski, Andrzej Kotula, Kazimierz Wóycicki, Zwangsverordnete Freundschaft ? Die Beziehungen zwischen der DDR und Polen 1949-1990, Osnabrück, Fibre Verlag, 2003, p. 35-40 ; Jan C. Behrends, Die erfundene Freundschaft. Propaganda für die Sowjetunion in Polen und in der DDR, Cologne ; Weimar ; Vienne, Böhlau, 2006.
-
[23]
Christian Meier, Das Gebot zu vergessen und die Unabweisbarkeit des Erinnerns. Vom öffentlichen Umgang mit schlimmer Vergangenheit, Munich, Siedler Verlag, 2010.
-
[24]
Danielle Rozenberg, « Le ‘pacte d’oubli’ de la transition démocratique en Espagne : Retours sur un choix politique controversé », Politix, 2 (nº 74), 2006, p. 173-188 ; Sophie Baby, « Sortir de la guerre civile à retardement : le cas espagnol », Histoire@politique, nº 3, février 2011.
-
[25]
John Horne, « Guerres et réconciliations européennes au 20e siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 4 (nº 104), 2009, p. 3-15 ; Sandrine Lefranc (éd.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris, Michel Houdiard Éditions, 2006.
-
[26]
Siegmar Schmidt, Gert Pickel, Susabe Pickel (éd.), Amnesie, Amnestie oder Aufarbeitung ? Zum Umgang mit autoritären Vergangenheiten und Menschenrechtsverletzungen, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2009.
-
[27]
Christiane Wienand, « Versöhnung », dans Nicole Colin, Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Joachim Umlauf (éd.), Lexikon der deutsch-französischen Kulturebeziehungen nach 1945, Tübingen, Narr, 2013, p. 451-453 ; Birgit Schwelling (éd.), « Transnational Society’s contribution to reconciliation : an introduction », dans Birgit Schwelling (éd.), Reconciliation, Civil Society, and the Politics of Memory, Bielefeld, Transcript, 2012, p. 7-21 ; Lily Gardner Feldman, Germany’s Foreign Policy of reconciliation. From Enmity to Amity, Lanham ; Boulder ; New York ; Toronto ; Plymouth, Rowman & Littlefield Publishers, 2012.
-
[28]
Sur la notion de repentance, voir Philippe Moreau-Defarges, Repentance et réconciliation, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, et sur celle de pardon, Sandrine Lefranc, Politiques du Pardon, Paris, PUF, 2002.
-
[29]
Voir les contributions d’Élise Féron et de Nicolas Moll dans ce numéro.
1Il y a trois ans, le 10 décembre 2012, l’Union européenne (UE) recevait le prix Nobel pour sa contribution à la paix, à la réconciliation et à la démocratie sur le continent. Dans son discours, le président du comité Nobel, Thorbjoern Jagland, retraça l’histoire de cette réconciliation en Europe, autour de ses deux phases fondamentales de l’après-Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre froide. Mais il ancra aussi ce récit dans un temps plus long et fit explicitement référence au rapprochement franco-allemand de l’entre-deux-guerres. C’est par sa profondeur historique, par le caractère pionnier de tentatives diverses prises parfois au lendemain même de la Première Guerre mondiale que le rapprochement entre la France et l’Allemagne a été qualifié par Jagland « d’exemple le plus spectaculaire dans l’histoire montrant que la guerre et le conflit peuvent si rapidement laisser place à la paix et à la coopération » [1]. Puis celui-ci a mis en lumière le processus de diffusion spatiale et temporelle de la réconciliation après 1945 :
« Commençant en Europe de l’Ouest, le processus s’est poursuivi par delà la ligne de division Est-Ouest avec la chute du Mur de Berlin et a désormais atteint les Balkans, qui, il y a moins de 15 à 20 ans, ont été le théâtre de guerres sanglantes » [2].
3L’attribution symbolique du prix Nobel de la paix à l’UE, trois ans après que l’ONU eut consacré 2009 « année internationale de la réconciliation » [3], a donné un nouvel élan aux travaux scientifiques sur les processus de rapprochement et de réconciliation. Ceux-ci s’étaient déjà fortement développés depuis le tournant du millénaire, en même temps que la « justice transitionnelle » s’établissait. Cette expression désigne un ensemble de mesures judiciaires et non-judiciaires, voire symboliques, censées faciliter la démocratisation et la transition au sortir d’une guerre ou d’une dictature [4]. La justice transitionnelle est d’une part un ensemble de pratiques et d’expertises, d’autre part un objet de recherche. L’approche internationale qui en a résulté a notamment permis d’appréhender les circulations et les transferts de conceptions et de pratiques de réconciliation entre l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie et l’Europe [5]. Le prix Nobel de la paix attribué à l’Europe en 2012 est une invitation à repenser ces processus dans une perspective historique et aussi à l’échelle de l’Europe. Par ailleurs, l’attribution de ce prix peut-être aussi considérée comme une mise en garde à l’Europe d’aujourd’hui, l’enjoignant de rester fidèle à sa mission. Car l’Europe – et en particulier la communauté puis l’Union européenne – se présente volontiers comme une fabrique de la paix et un laboratoire de la « réconciliation » entre les membres de la « famille européenne », dépassant le simple seuil du vivre-ensemble. Et la paix et la réconciliation seraient devenues des « valeurs européennes », précisément parce que l’Europe, des siècles durant, s’est forgée par les guerres [6]. Pourtant, après 1945, elle s’est trouvée divisée et a activement participé à la séparation bipolaire du monde au temps de la guerre froide, alors même que, de part et d’autre du « rideau de fer » on plaidait pour la paix. Mais ce continent, qui a pu avancer sur le chemin de l’unité après la fin de la guerre froide, s’est à nouveau déchiré sur ses marges. Les guerres dans l’ex-Yougoslavie et les Balkans en ont été l’expression et les processus de réconciliation en cours y restent encore incertains. En 2014, le conflit s’est enflammé en Ukraine, aux portes de l’Union. Plus récemment encore, en lien avec le drame des réfugiés, les différents pays de l’UE s’accrochent au sujet de la gestion de ces nouveaux migrants et les égoïsmes nationaux s’affichent parfois sans complexe. Enfin, depuis les deux séries d’attentats de janvier et novembre 2015 à Paris, le discours sur la guerre et la paix évolue profondément. Les mutations des formes et des fronts de la guerre et aussi des rapports entre terrorismes et guerres conduisent certains décideurs politiques à parler d’état de guerre en Europe [7]. L’Europe est amenée à réinterroger la question du vivre-ensemble. La question de la réconciliation à l’intérieur même des sociétés – en particulier en France – est reposée [8].
4La notion de réconciliation est particulièrement difficile à saisir [9]. Elle a fait l’objet de définitions multiples, parfois contradictoires et le terme est désormais employé par les médias et les politiques de manière inflationniste. L’interprétation de tout geste ou initiative comme « symbole de réconciliation » et la pression morale s’exerçant sur des sociétés priées de considérer la réconciliation comme un objectif suprême (la valeur normative de la réconciliation) contribuent à faire émerger réserves et critiques à son égard. Il y a d’une part ceux qui dénoncent le « kitsch de la réconciliation » [10], d’autre part ceux qui redoutent que la réconciliation s’avère l’ennemie de la justice [11]. S’ajoute à cela la confusion entre l’usage médiatique, celui des praticiens (nombre d’experts et d’institutions internationales proposent des catalogues de best practices de la réconciliation) et l’usage scientifique du terme : car les processus de réconciliation sont devenus depuis plus d’une dizaine d’années un véritable objet de recherche. Les interactions entre les praticiens et les chercheurs sont nombreuses, mais les objectifs des uns et des autres restent différents [12].
5Pour essayer de nous repérer dans la polyphonie de la notion, partons de quelques considérations étymologiques et linguistiques. Dans les langues romanes et en anglais, ré / re-conciliation signifie le retour à la concorde et à l’union. Il fait référence au rapprochement après une dispute ou un conflit. En polonais, pojednanie indique le rétablissement de l’unité. En grec, symphiliono signifie « rassembler en amis », tant dans la relation privée que sociale. En tchèque, smíření désigne la « remise en paix des relations entre deux parties ». L’idée sous-jacente est donc similaire : il s’agit toujours de rapprochement, décliné sous les formes de l’union, de l’unité, de l’amitié ou de la paix et cela suggère un processus réciproque. En allemand, les deux termes exprimant la réconciliation – Aussöhnung et Versöhnung – sont bâtis sur la racine Sühne qui signifie l’expiation. En hébreu, Kapar renvoie aussi à l’expiation et au pardon. Le concept est marqué par la dimension religieuse. Entre celui qui expie et celui qui éventuellement pardonne, la relation est profondément asymétrique, même s’il s’agit toujours de rétablir le vivre-ensemble et la paix. Cette approche linguistique fait surgir un premier faisceau de questions. On saisit la proximité de plusieurs notions, mais quel est le rapport de la réconciliation et de la paix, souvent cités ensemble – précisément parce qu’ils ne sont pas tout à fait synonymes ? Quelle est encore la part, ou la trace, du religieux dans le processus politique et sécularisé de réconciliation [13] ? Cette question s’impose quand on pense, par exemple, au geste ô combien symbolique – et d’origine religieuse – de Willy Brandt s’agenouillant devant le monument à la mémoire des victimes du ghetto de Varsovie, en décembre 1970 [14].
6Arrêtons-nous aussi sur l’usage du terme de réconciliation depuis le début du xxe siècle. Il est révélateur du sens donné par les sociétés à ce terme en fonction de contextes et d’expériences spécifiques. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, portées par les mouvements pacifistes, féministes et confessionnels, mais aussi par des organisations internationales (notamment la Société des Nations) et par des gouvernements, des initiatives visant au rapprochement et à l’entente entre les peuples ont été prises. Le terme de « réconciliation » a été employé à côté de ceux de « désarmement moral », de « conciliation internationale » ou encore de « pacification des esprits ». Deux années de suite, en 1926 (les chefs de gouvernements Aristide Briand et Gustav Stresemann [15]) et 1927 (le cofondateur et président français de la Ligue des Droits de l’Homme Ferdinand Buisson, et le pacifiste allemand Ludwig Quidde [16]), le prix Nobel de la paix a récompensé des initiatives officielle et sociétale de rapprochement franco-allemand. Ces premiers efforts de « réconciliation » franco-allemande et européenne de l’entre-deux-guerres sont restés relativement superficiels, par manque d’ancrage sociétal, et ont fini par échouer tragiquement. Sans doute est-ce l’une des raisons de la disparition du terme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Un autre facteur a contribué à cette éclipse temporaire : la profonde disqualification du mot, après qu’il eut été pratiquement confisqué, à partir des années 1930, par les milieux nationaux-socialistes et profascistes pour prôner la coopération entre l’Allemagne et ses voisins, puis la collaboration au sein d’une Europe allemande pendant la guerre [17]. La faillite du concept était telle que l’armée britannique, en avril 1945, mit en garde ses soldats contre « le danger de la réconciliation » dans une campagne d’affiches rappelant l’interdiction de la fraternisation avec les Allemands [18]. Aussi, au cours de la première décennie de l’après-guerre, les termes plus sobres de rapprochement et de compréhension furent plus fréquemment employés pour désigner les initiatives de reprises de contact. Dans son célèbre discours de Zurich, en septembre 1946, considéré aujourd’hui comme un plaidoyer pour la « réconciliation franco-allemande », Churchill évita ce terme et parla d’un Franco-German Partnership [19]. Seuls les milieux confessionnels osaient encore parler de « réconciliation », mettant ainsi en lumière le cœur religieux du terme. Dans les milieux diplomatiques français et allemands, plus généralement européens, le terme semble faire un retour encore timide vers la fin des années 1950. L’usage politique et public du terme fut en quelque sorte consacré par le général de Gaulle, affirmant à l’archevêque de Reims, le 8 juillet 1962, qu’il venait dans sa cathédrale, avec le chancelier Adenauer, pour « sceller la réconciliation franco-allemande » [20]. Quelques années plus tard, de Gaulle fit d’ailleurs graver cette sentence dans la pierre sur le parvis de la cathédrale ! Si l’usage du terme s’est ensuite banalisé, en particulier dans les relations franco-allemandes, c’est surtout depuis les années 1990 et le début du nouveau millénaire qu’il connaît un essor tout à fait spectaculaire et international. Cette résurgence se produit dans un contexte marqué par la fin de la guerre froide, la fin officielle de l’apartheid en Afrique du Sud (avec l’établissement des commissions Vérité et Réconciliation en 1995), le génocide du Rwanda (1994) suivi par la mise en place des gacaca (tribunaux communautaires villageois) d’une part et d’un tribunal pénal international à Arusha de l’autre, et l’émergence de nouveaux conflits dans le Sud-Est de l’Europe (avec, là aussi l’établissement d’un tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie). Les questions des rapports entre justice (locale et internationale), vérité et réconciliation se sont retrouvées placées sur le devant de la scène. Dans l’Europe de l’après-guerre froide commença un processus de rattrapage. Des pays qui, depuis près d’un demi-siècle, s’étaient trouvés séparés par le « rideau de fer », pouvaient entamer ou approfondir [21] le travail de rapprochement voire de réconciliation après les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Des décennies durant, les pays du « bloc Est » (notamment la RDA et la Pologne), soumis aux impératifs idéologiques de la solidarité et de la fraternité socialistes et antifascistes, n’avaient pas estimé avoir besoin de se réconcilier et, derrière la façade d’une amitié officiellement proclamée, les problèmes issus du passé n’avaient pas été réglés [22]. Enfin, dans les Balkans, après les guerres et les conflits ayant marqué la sortie de la guerre froide, la question du revivre ensemble constitue toujours le nouveau défi.
7Au cœur de la problématique de la réconciliation, engageant le présent et l’avenir, se trouve la question du rapport aux blessures du passé. Dans nos sociétés contemporaines, on part généralement du postulat que la confrontation avec le passé est la condition de la vraie réconciliation. Pourtant, dans l’Antiquité, la damnatio memoriae (la damnation de la mémoire ou la condamnation post-mortem à l’oubli) était la règle [23]. Et le « pacte de l’oubli » a encore constitué le fondement de la transition démocratique en Espagne, à la fin du régime de Franco. L’amnésie officielle, érigée en politique du silence, était censée faciliter le vivre ensemble après la guerre civile et la dictature. Aujourd’hui, cependant, ce pacte se fissure et pose problème dans la société espagnole [24]. Mais dans le reste de l’Europe, dans les relations entre les sociétés européennes « après Auschwitz », ce sont indéniablement le refus de l’oubli et la soif de mémoire qui se sont imposées.
8L’ensemble de ces considérations nous amène à tenter, à notre tour, de proposer une définition de la réconciliation, comme enjeu majeur de la démobilisation mentale et de la sortie de guerre [25], que celle-ci soit mondiale, régionale ou civile. Fondamentalement, la réconciliation est bien moins un état qu’un « horizon » : un objectif qu’on peut avoir en vue sans jamais pouvoir l’atteindre pleinement. Et l’aspiration crée le chemin. La réconciliation désigne ce processus même de rapprochement, souvent dissymétrique et imparfait, engageant des acteurs divers (États, organisations internationales, sociétés, milieux et associations, acteurs individuels aussi) à de multiples échelles (international, régional, transfrontalier, local). La réconciliation passe par un large éventail de mesures, traditionnelles comme le procès ou les réparations financières et matérielles, mais aussi symboliques, tels que les demandes publiques d’excuses et de pardon, les gestes de repentance, les commémorations ainsi que les initiatives multiples visant à la reconnaissance de la victime et à la restauration de la confiance (rencontres et échanges de jeunesse, révision des manuels scolaires, jumelages, etc.). Le rapport au passé et donc la mémoire y occupent une place centrale et cruciale. Des réponses allant de l’amnésie (individuelle, collective, voire officielle) à l’hypermnésie y ont été apportées [26]. Aujourd’hui, la plupart des spécialistes estiment qu’il est indispensable de faire publiquement et à large échelle un travail sobre et lucide sur le passé pour œuvrer véritablement à la réconciliation [27].
9Dans ce numéro des Cahiers Sirice, nous nous proposons, par l’analyse de cas historiques concrets en Europe, de saisir ces affinités relatives et mouvantes entre réconciliation, expiation, repentance et pardon [28], de rendre compte de la polarité entre une conception philosophique et morale de la réconciliation (à laquelle renvoie le terme allemand Versöhnung) et une approche plus pragmatique (désignée par Aussöhnung), et aussi d’interroger la validité de cette confrontation entre anciennes « victimes » et anciens « bourreaux » ou « agresseurs ». Les situations effectives sont-elles toujours si clairement déterminées ? Les cas irlandais et yougoslave, ici présentés [29], montrent combien cette distinction est aléatoire, mouvante et même parfois vaine. Notre objectif est également d’interroger le « grand récit » de la réconciliation en tant que mythe fondateur identitaire de l’Europe toujours en construction. Comment s’est-il construit, mais aussi quelles sont les limites de cette success story ? Dans quelle mesure l’Europe cherche-t-elle à faire de la réconciliation un produit ou une technique d’exportation, en prenant la posture d’un modèle, alors même que tous les conflits ne sont pas apaisés et que de nouveaux se sont déclenchés ?
10Pour répondre à ces interrogations, nous avons pu compter sur le concours de collègues théologien, historiens et politistes, praticiens aussi, ayant travaillé sur la gestion des sorties de conflits et les processus de rapprochement dans différentes constellations européennes et pour différentes périodes depuis le début du xxe siècle. Dans un premier temps, nous procédons à la mise en place de cadres conceptuels et temporels. Frédéric Rognon permet la clarification théologique des notions et Jean-Michel Guieu replace la question de la réconciliation dans la plus longue durée. Car, évidemment, tout n’a pas commencé en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ! Dans un deuxième temps, nous proposons une réflexion sur les acteurs de la réconciliation : il s’agit d’une part d’acteurs publics nationaux ou internationaux, parfois supranationaux ou régionaux. Citons notamment les États et les gouvernements, l’Union européenne ou le Conseil de l’Europe, la SDN, l’Unesco ou l’Onu. Il s’agit d’autre part du rôle des sociétés civiles, d’individus ou de collectifs, d’institutions et d’organisateurs représentant des milieux (les associations confessionnelles par exemple) ou regroupant des individus ayant partagé une expérience commune (associations d’anciens combattants, d’anciens prisonniers de guerre ou de résistants…) ou s’engageant pour une cause déterminée (mouvements pacifistes, féministes, etc.) et des actions communes (comme l’entretien des cimetières militaires, la reconstruction de bâtiments détruits, etc.). Anne Bazin a analysé spécifiquement le rôle des acteurs publics en Europe en s’interrogeant en particulier sur l’existence d’un « modèle européen » de réconciliation. Christiane Wienand a focalisé son propos sur les acteurs sociétaux en mettant en lumière le rôle spécifique et particulièrement ardu de la jeunesse et l’intérêt d’une approche générationnelle. Les deux dernières contributions sont des études de cas : Élise Féron interroge la réconciliation en Irlande du Nord et Nicolas Moll dans l’espace de l’ex-Yougoslavie. Dans ces deux situations, il s’agit de réfléchir aux difficultés et limites de la réconciliation et de penser l’échec comme un possible voire un probable dans le fil du processus. Enfin, Ulrich Pfeil rassemble les principales interrogations qui traversent l’ensemble des contributions réunies ici.
11Ce numéro des Cahiers Sirice est issu d’une journée d’étude qui s’est tenue le 21 novembre 2014 à Paris, grâce au concours de l’UMR Irice (devenue Sirice en octobre 2015), du LabEx EHNE (Écrire une histoire nouvelle de l’Europe) et de l’Institut historique allemand de Paris. Je voudrais ici remercier tout particulièrement ces institutions, ainsi que toutes celles et ceux qui ont contribué, par leurs interventions et leurs commentaires, à la réussite de cette journée. Un grand merci à tous les auteurs de ce numéro et aussi à Virginie Durand, secrétaire de rédaction des Cahiers, sans la diligence de laquelle cette publication n’aurait jamais vu le jour.
Notes
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[1]
Discours de Thorbjoern Jagland, président du comité Nobel, 10 décembre 2012 : http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/2012/presentation-speech.html [22.7.2015].
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[2]
Ibid.
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[3]
Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 20 novembre 2006, http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=A/RES/61/17.
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[4]
Christine Bell, « Transitional Justice. Interdisciplinarity and the State of the ‘Field’ or ‘Non-Field’ », The international Journal of Transitional Justice, 3, 2009, p. 5-27 ; Étienne Jaudel, Justice sans châtiment. Les commissions Vérité-Réconciliation, Paris, Odile Jacob, 2009 ; Sandrine Lefranc (éd.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris, Michel Houdiard Éditions, 2006.
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[5]
Birgit Schwelling (éd.), Reconciliation, Civil Society, and the Politics of Memory. Transnational Initiatives in the 20th and 21st Century, Bielefeld, Transcript, 2012 (voir en particulier, dans cet ouvrage, la contribution d’Anne K. Krüger, « From Truth to Reconciliation. The global diffusion of Truth Commissions », p. 339-367).
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[6]
Eric Hobsbawm, « L’Europe : mythe, histoire, réalité », Le Monde, 25 septembre 2008 et Nations and Nationalism since 1780. Programme, Myth, Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 (1ère éd. 1992).
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[7]
Le 16 novembre 2015, le président François Hollande, devant le Congrès réuni à Versailles, a affirmé : « La France est en guerre. […] Nous ne sommes pas engagés dans une guerre de civilisation, parce que ces assassins n’en représentent aucune. Nous sommes dans une guerre contre le terrorisme djihadiste qui menace le monde entier et pas seulement la France ». Au cours de son allocution le mot « guerre » a été prononcé à 15 reprises. Cf. http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-devant-le-parlement-reuni-en-congres-3/(consulté le 8 décembre 2015).
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[8]
Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité, Paris, Albin Michel, 2015.
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[9]
Cf. Christiane Wienand, « Versöhnung », dans Nicole Colin, Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Joachim Umlauf (éd.), Lexikon der deutsch-französischen Kulturbeziehungen nach 1945, Tübingen, 2015, p. 475-476. Voir aussi la contribution d’Anne Bazin dans ce numéro, qui traite de cette concurrence des définitions et propose de nombreuses références bibliographiques.
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[10]
Klaus Bachmann, « Die Versöhnung muss von Polen ausgehen », taz, 5 août 1994.
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[11]
Voir Anne K. Krüger, « From Truth to Reconciliation… », op. cit., p. 360 et la contribution de Nicolas Moll dans ce numéro.
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[12]
Lily Gardner Feldman, Germany’s Foreign Policy of Reconciliation. From Enmity to Amity, Lanham, Rowman & Littlefield, 2012.
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[13]
Hans-Richard Reuter, « Ethik und Versöhnung. Prinzipielles zu einem aktuellen Thema », dans Gerhard Beestermöller, Hans-Richard Reuter (éd.), Politik der Versöhnung, Stuttgart, Kohlhammer Verlag, 2002, p. 15-36 ; voir aussi Barbara Cassin, « Amnistie et pardon : pour une ligne de partage entre éthique et politique » et Philippe-Joseph Salazar, « Une conversion politique du religieux », dans Barbara Cassin, Olivier Cayla, Philippe-Joseph Salazar, Vérité, réconciliation, réparation, Paris, Seuil, 2004.
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[14]
Au sujet des gestes, lieux, institutions et champs d’action de la réconciliation, voire Corine Defrance, Ulrich Pfeil (éd.), Verständigung und Versöhnung nach dem « Zivilisationsbruch » ? Deutschland in Europa nach 1945, Bruxelles, PIE Peter Lang, sous presse (à paraître en février 2016).
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[15]
http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1926/, consulté le 2 décembre 2015.
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[16]
http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1927/, consulté le 2 décembre 2015.
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[17]
Cf. Gustave Hervé, La réconciliation franco-allemande ou la guerre, Paris, Éditions de la Victoire, 1931. Sur le discours de réconciliation des anciens partisans de la collaboration – et ses continuités entre la guerre et l’après-guerre, voir Fritz Taubert, « La mémoire d’une autre réconciliation : le récit des anciens collaborationnistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale », Cahiers d’histoire, nº 100, 2007, p. 51-65.
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[18]
Affiche reproduite, en noir et blanc, dans le catalogue de l’exposition « Es begann mit einem Kuss/It started with a kiss/Tout a commencé par un baiser », musée des Alliés, Berlin, Jaron Verlag, 2005, p. 5 (et dans C. Defrance, U. Pfeil (éd.), Versändigung und Versöhnung, op. cit.).
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[19]
Discours de Winston Churchill, Zurich, 19 septembre 1946, consultable en ligne : http://assembly.coe.int/Main.asp?link=/AboutUs/zurich_e.htm.
-
[20]
Corine Defrance, Ulrich Pfeil, « À la recherche de l’aval populaire. Les voyages officiels de l’année 1962 », Dokumente /Documents. Zeitschrift für den deutsch-französischen Dialog/Revue du dialogue franco-allemand, 3, 2012, p. 56-64.
-
[21]
Le cas RFA-Pologne montre que des gestes et des discours d’excuses et de pardon avaient été échangés du temps même de la guerre froide. Cf. Robert Zurek, « Die Rolle der Katholischen Kirche Polens bei der deutsch-polnischen Aussöhnung 1966-1972 », Archiv für Sozialgeschichte, 45, 2005, p. 141-150 ; Bernd Faulenbach, « Der Einfluss der kirchlichen Versöhnungsinitiativen auf Gesellschaft und Politik in Deutschland », dans Friedhelm Boll (éd.), „Wir gewähren Vergebung und bitten um Vergebung”. 40 Jahre deutsch-polnische Verständigung, Bonn, Friedrich Ebert Stiftung, 2006, p. 33-35 [http://library.fes.de/pdf-files/historiker/03789.pdf].
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[22]
Ludwig Mehlhorn, « Zwangsverordnete Freundschaft ? Zur Entwicklung der Beziehungen zwischen der DDR und Polen », dans Basil Kerski, Andrzej Kotula, Kazimierz Wóycicki, Zwangsverordnete Freundschaft ? Die Beziehungen zwischen der DDR und Polen 1949-1990, Osnabrück, Fibre Verlag, 2003, p. 35-40 ; Jan C. Behrends, Die erfundene Freundschaft. Propaganda für die Sowjetunion in Polen und in der DDR, Cologne ; Weimar ; Vienne, Böhlau, 2006.
-
[23]
Christian Meier, Das Gebot zu vergessen und die Unabweisbarkeit des Erinnerns. Vom öffentlichen Umgang mit schlimmer Vergangenheit, Munich, Siedler Verlag, 2010.
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[24]
Danielle Rozenberg, « Le ‘pacte d’oubli’ de la transition démocratique en Espagne : Retours sur un choix politique controversé », Politix, 2 (nº 74), 2006, p. 173-188 ; Sophie Baby, « Sortir de la guerre civile à retardement : le cas espagnol », Histoire@politique, nº 3, février 2011.
-
[25]
John Horne, « Guerres et réconciliations européennes au 20e siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 4 (nº 104), 2009, p. 3-15 ; Sandrine Lefranc (éd.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris, Michel Houdiard Éditions, 2006.
-
[26]
Siegmar Schmidt, Gert Pickel, Susabe Pickel (éd.), Amnesie, Amnestie oder Aufarbeitung ? Zum Umgang mit autoritären Vergangenheiten und Menschenrechtsverletzungen, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2009.
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[27]
Christiane Wienand, « Versöhnung », dans Nicole Colin, Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Joachim Umlauf (éd.), Lexikon der deutsch-französischen Kulturebeziehungen nach 1945, Tübingen, Narr, 2013, p. 451-453 ; Birgit Schwelling (éd.), « Transnational Society’s contribution to reconciliation : an introduction », dans Birgit Schwelling (éd.), Reconciliation, Civil Society, and the Politics of Memory, Bielefeld, Transcript, 2012, p. 7-21 ; Lily Gardner Feldman, Germany’s Foreign Policy of reconciliation. From Enmity to Amity, Lanham ; Boulder ; New York ; Toronto ; Plymouth, Rowman & Littlefield Publishers, 2012.
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[28]
Sur la notion de repentance, voir Philippe Moreau-Defarges, Repentance et réconciliation, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, et sur celle de pardon, Sandrine Lefranc, Politiques du Pardon, Paris, PUF, 2002.
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[29]
Voir les contributions d’Élise Féron et de Nicolas Moll dans ce numéro.