Notes
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[*]
La correspondance pour cet article doit être adressée à Stéphane Laurens, Bâtiment S, Université Rennes 2, Place du recteur Henri Le Moal, CS 24307, 35043 Rennes CEDEX, France ou par courriel à <stephane.laurens@univ-rennes2.fr>.
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[1]
Ce matériel est similaire à celui qu’utilisait Binet (1900, p. 20 ; 24-26 ; 63-64 ; 88-97) dans les premières expériences sur la suggestion. Néanmoins ce dernier n’utilisait pas un groupe comme une source majoritaire, mais une personne de statut élevé (instituteur, un directeur d’école) par rapport à ses sujets naifs, des élèves.
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[2]
Une mesure de l’expérience « Asch Conformity Study » est le choix de la barre, grâce à des réponses publiques, mais Asch a aussi réalisé des entretiens qui ne sont jamais cités. Or ces entretiens sont nécessaires pour répondre à cette importante question qui préoccupe Asch (1952, p. 405) et qu’il formule ainsi à propos de l’expérience Moore (1921) : « les changements observés correspondent-ils à des changements de convictions ? ». Comme dans les expériences préliminaires de 1940, les discours des sujets éclairent les réponses conformistes et montrent que, majoritairement elles ne sont pas un indicateur de ce que voient ou croient les sujets, mais de ce qu’ils disent en la circonstance. Seul un sujet affirme avoir vu comme les compères. Pour ce sujet, qui s’est conformé 11 fois sur les 12 essais critiques et qui dit lors de l’entretien « mes réponses me sont venues spontanément à l’esprit », il y pourrait y avoir « un changement de perception des lignes » (Asch, 1952, p. 469), mais c’est là une exception et non la règle.
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[3]
Les références théoriques principales de Asch sont les travaux des fondateurs du courant gestaltiste : Kurt Koffa, Wolfgang Kölher et Max Wertheimer, tous ayant été formés par Carl Stumpf. Asch cite aussi, mais dans une moindre mesure, les représentants de ce courant aux États-Unis : Kurt Lewin, Fritz Heider et Karl Dunker. Comme l’école de Würzburg, le courant gestaltiste se fonde en opposition à la psychologie de Wundt. Gestalt et école de Würzburg, bien que rivales (Toccafondi, 1999) entretiendront néanmoins des liens à la fois dans leur opposition commune à Wundt et par le passage de chercheurs d’une école à l’autre. Ainsi, Koffka sera l’assistant de Külpe – fondateur de l’école de Würzburg qui introduira l’introspection expérimentale – et Wertheimer fera sa thèse avec lui. Si des gestaltistes ont critiqué l’introspection expérimentale, ils ont néanmoins permis de faire connaître ces recherches (par exemple Karl Dunker reprendra l’introspection expérimentale en la transformant en une méthode de pensée à voix haute) et de diffuser les notions d’attitude et de préparation à la perception (Friedrich, 2008). La manière dont Asch procède dans ses expériences et la manière dont il analyse ses résultats est inspirée de cette école (pour un résumé des thèses de cette école et de leurs oppositions à Wundt, cf. Michotte, 1907) : d’une part Asch considère non un stimulus perçu, mais une préparation à la perception ou au jugement et d’autre part il accompagne l’expérimentation d’une description phénoménologique de l’objet et/ou de la situation (Asch, 1952, p. 64-70). Comme il le précise en préface de la réédition de son ouvrage de 1952, son intention était de faire « une psychologie phénoménologique dans laquelle les faits sociaux occuperaient une place centrale (…) une psychologie a visage humain » (Asch, 1986, p. ix).
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[4]
« Pourquoi les individus et les sous-groupes ne sont-ils considérés que comme des récepteurs d’influence ? Essentiellement parce qu’ils sont censés vivre dans un système social fermé. Selon Asch, « chaque ordre social présente à ses membres un choix limite de données physiques et sociales. L’aspect le plus décisif de cette sélectivité est qu’elle offre des conditions auxquelles il n’y a pas d’alternative perceptible. Il n’y a pas de solution de rechange au langage du groupe, aux relations de parenté qu’il pratique, à son régime alimentaire, à l’art qu’il prône. Le champ d’un individu, en particulier dans une société relativement fermée, est dans une large mesure circonscrit par ce qui est inclus dans le cadre culturel » (1959, p. 380). » (Moscocivi, 1979, p. 22).
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[5]
« Quelques psychologues sociaux en ont eu conscience. Asch, par exemple, disait qu’« il n’est pas justifié, en particulier, de supposer à l’avance qu’une théorie de l’influence sociale devrait être une théorie de la soumission aux pressions sociales » (1956, p. 2). » (Moscocivi, 1979, p. 24).
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[6]
« Il existe une exception remarquable à tout ceci. Elle nous est fournie par le travail de Asch. L’auteur n’a pas accordé une grande importance à ces états de certitude ou d’incertitude. Il n’a pas essayé de démontrer, qu’en cas d’incertitude, les gens deviennent influençables ou que, lorsqu’ils se conforment au groupe, ils doivent payer le prix de l’incertitude dans leurs propres croyances et jugements. Néanmoins, lorsque sa recherche a été intégrée dans le courant général (Deutsch et Gérard, 1955 ; Jackson et Saltzenstein, 1958) on n’a pas tenu compte de son caractère exceptionnel. » (Moscocivi, 1979, p. 42).
« Nous ne ferons pas de progrès significatifs tant que nous ne verrons pas les choses du point de vue d’un individu capable de comprendre les autres et de poursuivre un but commun avec eux, la vie sociale n’est jamais une simple conformité ou une imitation »
1L’expérience de Asch et celle de Milgram figurent parmi les rares expériences de psychologie ayant réussi à sortir du cadre de la science pour être aujourd’hui connues de tous, donnant à voir les études sur l’influence sociale et pouvant entrer dans les discussions quotidiennes (Prislin & Crano, 2012, p. 334). Si les études de Milgram (1974) sur la soumission à l’autorité et sa théorie de l’état agentique sont conciliables avec les représentations de sens commun d’une cible facilement aliénée et soumise à l’influence d’une autorité ou d’une source charismatique, il n’en était pas de même des travaux de Asch qui, pour être assimilés à cette conception naïve des relations d’influence (Laurens, 2014), ont été considérablement simplifiés et transformés. Cette transformation n’est pas simplement le fait du sens commun, comme l’ont montré Friend, Rafferty et Bramel (1990) dans leur analyse de 99 manuels de psychologie publiés aux États-Unis entre 1953 et 1984 : les auteurs de ces manuels ont eux aussi déformé les travaux de Asch et cette distorsion s’est accrue avec le temps. Quelques données empiriques recueillies par Asch ont été isolées de l’œuvre de Asch et sont devenues, au fil du temps, ce qui apparaît dans les manuels et dans la pensée populaire : l’expérience de Asch sur la conformité, une sorte d’idéal-type que Friend, Rafferty et Bramel (1990) nomment « Asch Conformity Study », une expérience qui montrerait que les individus peuvent se conformer à une majorité même lorsque, à l’évidence, elle soutient une position erronée. Dans cette fabrication d’un idéal-type, c’est, parmi les nombreuses variantes de cette expérience, celle qui montre le plus de réponses conformistes qui a été retenue, laissant dans l’ombre d’autres mesures, d’autres expériences, négligeant les entretiens post expérimentaux et la théorie gestaltiste qui guide la démarche et les analyses de Asch.
2Tout cela serait sans importance si l’expérience en question était une sorte d’échantillon représentatif des travaux de Asch, si l’interprétation qui l’accompagne était approximativement en adéquation avec les propos des sujets ayant passé cette expérience et si cette interprétation était vaguement cohérente avec celle de Asch. Or, rien de cela n’est vrai.
3Tout s’est passé comme si les auteurs de manuels avaient voulu montrer la puissance de l’influence du groupe sur l’individu, la passivité et la faiblesse de ce dernier qui serait toujours prêt à se conformer (pour éviter la déviance, le conflit, pour choisir le confort du conformisme, pour plaire…). De là sort une image, récurrente dans la longue histoire des théories de l’influence, celle d’une source omnipotente qui aliène autrui grâce à son influence (ou selon les époques, son magnétisme, ses suggestions, ses manipulations…). Cette sélection et la description erronée d’une expérience, qui consiste à détacher un morceau de l’ensemble, à prendre une mesure et non les autres (mesures latentes ou différées, commentaires des sujets, entretiens post expérimentaux…), à choisir une variante de l’expérience (majorité unanime opposée à un sujet naïf) et non les autres (majorité non unanime, minorité de 2…), à négliger la théorie gestaltiste, à ignorer son contexte (étude sur les groupes, premières études sur la propagande…)… à laquelle on assiste dans le cas de l’expérience de Asch, n’est pas un cas isolé. C’est même la règle avec les phénomènes d’influence : les travaux dirigés (TD), les manuels, les livres à succès, les reportages télévisés… sélectionnent ce qui met en évidence les puissantes influences arbitraires et laissent dans l’ombre le reste quitte à mettre en avant de fausses expériences comme celle de Vicary sur les influences subliminales ou décrivant des faits divers inquiétants en les présentant comme des conséquences de manipulations mentales par exemple (Laurens, 2017). Il semble que le succès médiatique tienne à la mise en scène d’un dualisme par lequel une source toute puissante pourrait, par son influence ou ses manipulations, transformer autrui en un automate servile. Dans cet univers, on trouve par exemple les expériences sur la soumission à l’autorité de Milgram, celles sur les techniques de manipulation de Cialdini mais, à l’inverse, les importants travaux de Lazarsfeld, Berelson et Gaudet (1944), qui montraient l’inefficacité de la propagande de sources lointaines et mettaient en évidence les phénomènes de sélectivité et l’importance des relations personnelles, sont totalement négligés (pas par Asch qui, lui, les cite abondamment).
4Les présentations erronées de cette expérience de Asch, des interprétations simplistes qui peuplent les manuels de psychologie ont déjà été largement décrites et commentées (Hodges & Geyer, 2006 ; Griggs, 2015). Pour résumer, ce qui intéresse Asch et ce qui domine dans ses résultats, c’est l’indépendance de l’individu, la manière dont il analyse la situation et élabore son jugement, or cela disparaît de ces présentations déformées. Cependant, au-delà des critiques habituelles concernant l’écart entre ce que montrent les expériences de Asch et ce qui en est dit, un autre point essentiel de la théorie de l’influence sociale de Asch est aujourd’hui ignoré tant il est contradictoire avec l’idéal-type élaboré par ces présentations fallacieuses : l’analyse des liens de coopération et de but commun qui, préalablement à la situation d’influence, unissent ceux qui s’influencent.
5Actuellement, beaucoup de recherches portent sur l’interprétation de l’autre expérience emblématique de la psychologie sociale sur l’influence, celle de Milgram (ex. le numéro spécial de Journal of Social Issues, 70, 3, 2014). Si Asch et Milgram sont proches par l’une de leurs thématiques de recherches, par leur collaboration et par la manière dont leurs travaux ont été assimilés dans des présentations erronées, ils affirment pourtant des thèses opposées. Asch, au début des années cinquante, décrivait ainsi la doctrine de la suggestion dans laquelle Milgram ancrera sa théorie dix ans plus tard :
« un individu dépourvu d’autonomie, dont les actions ne provenaient pas d’une direction intérieure, mais d’influences extérieures le forçant et prenant le contrôle loin de lui. L’initiative appartenait à un suggestionneur autocratique qui était soit une personne avec une autorité, soit une multitude de personnes. ».
7Cependant, contrairement à la théorie de l’état agentique de Milgram et contrairement à l’image que donnent les manuels de psychologie de l’expérience de Asch, ce dernier n’aura de cesse de critiquer cette conception asymétrique et aliénante de l’influence qui, pour lui, non seulement n’explique pas les faits, mais est aussi incompatible avec le fonctionnement social (Asch, 1940, 1948, 1952). L’objectif de ce texte est donc de présenter la manière dont Asch théorise l’influence en montrant comment ses analyses s’opposent à cette idée récurrente en psychologie – et dans le sens commun – d’une influence réflexe ou d’hommes sous influence réduits à l’état d’automates et téléguidés par une source omnipotente. Une vieille conception (Rousselle, 1990, p. 139), marquée par le dualisme de celui qui agit (du grec ενεργει, énergie) versus celui qui est agi (ενεργουμενος, énergumène). Un dualisme qui apparaît sous de nouveaux noms, s’adaptant ainsi aux croyances dominantes des différentes époques (ex. au 18ème, la possession ne résiste pas à la laïcisation de la société et laisse place au magnétisme ; le magnétisme discrédité changera de nom pour devenir somnambulisme, ce dernier disqualifié réapparaîtra rebaptisée en hypnotisme pour faire science au 19ème ; l’hypnose qui après avoir été adorée sera délaissée puis remplacée par la suggestion au début du 20ème et finalement la suggestion sera elle-même remplacée par l’influence).
1 – L’idéal-type de l’influence : « Asch Conformity Study »
8Cette expérience, telle qu’elle apparaît aujourd’hui dans les manuels de psychologie et les sites internet, peut être ainsi résumée : l’expérimentateur présente une barre étalon puis trois barres nommées A, B ou C dont l’une a la même longueur que la barre étalon. Les sujets doivent dire oralement quelle est, parmi les barres A, B ou C, celle qui a la même longueur que la barre étalon (l’exercice est répété 18 fois avec des jeux de barres variés) [1]. Dans la condition expérimentale, un sujet naïf est placé avec 7 compères qui donnent des réponses prescrites par l’expérimentateur : 6 fois ils donnent unanimement des réponses justes et 12 fois ils donnent unanimement des réponses fausses (essais critiques). Dans une condition témoin où le sujet naïf est seul, 0,4 % des réponses sont fausses contre 32 % dans la condition expérimentale. Alors que la tâche est évidente, 75 % des sujets se montrent conformistes en donnant, au moins une fois, une réponse fausse sur les 12 essais critiques.
9Comme l’indique le singulier dans « Asch Conformity Study », il est extrêmement rare que les présentations fassent état d’autres variantes de cette expérience, et il est tout aussi rare que les résultats d’autres mesures que ces réponses orales et publiques soient données, ou que des références à la théorie de Asch n’apparaissent. Les recherches de Asch sur l’influence ainsi résumées semblent donc montrer qu’un groupe majoritaire peut facilement modifier le jugement d’un l’individu même en ce qui concerne des choses évidentes. Pourtant, simplement en s’en tenant à ces faits ainsi présentés, on pourrait aussi conclure que même face aux pressions exercées par 7 compères unanimes, 68 % des réponses d’un sujet isolé, sans soutien social, sont correctes et que l’indépendance domine. Ce n’est pas cette lecture qui sera retenue et comme le montrent Friend et al. (1990) dans leur étude des manuels, le rôle de l’indépendance est minimisé et le pouvoir du conformisme exagéré. Ainsi, 56,6 % des manuels n’indiquent que le pourcentage de réponses montrant le conformisme et cette distorsion s’est accrue avec le temps : 25 % de 1953 à 1964, 50 % de 1965 à 1974, 65 % de 1975 à 1984.
10Aujourd’hui, si on se réfère aux pages internet consacrées à Asch, la même distorsion est à l’œuvre. Par exemple, les 10 liens qui apparaissent sur la première page d’un célèbre moteur de recherche avec pour mot clé « Solomon Asch », font référence à l’expérience de Asch et au conformisme. Pour 5 de ces liens, le nom de Asch est accolé au mot conformisme (3ème lien : « L’expérience de Asch sur le conformisme | Science étonnante » ; 4ème lien : « Expérience de Asch, le conformisme – YouTube » ; 5ème lien : « Solomon Asch et la force du conformisme – Cerveau&Psycho » ; 6ème lien : « Solomon Asch – Le conformisme » ; 9ème lien : « Surprenante tendance au conformisme : l’expérience de Asch »). Mis à part un lien qui renvoie à un site marchand commercialisant le livre de Asch, toutes les pages sur lesquelles pointent ces liens parlent de conformisme et lorsqu’un chiffre est donné, il s’agit du pourcentage de réponses conformistes. Enfin, sur 7 de ces pages, un autre psychosociologue apparaît : Stanley Milgram. Ce dernier est présenté comme l’étudiant de Asch, celui qui poursuit ses travaux pour aboutir à une expérience encore plus démonstrative de la puissance de la conformité et de l’obéissance. Ainsi leurs expériences semblent liées, Asch étant parfois présenté comme le directeur de thèse de Milgram, parfois comme celui dont les recherches ont inspiré Milgram.
11Il en est de même pour les encyclopédies à l’exception de la version anglophone de Wikipedia qui en plus présente une critique de la doctrine de la suggestion et du prestige de la source.
12– L’encyclopédie universelle consacre une page à Solomon Asch. Sur cette page apparaît l’idée que ses études portent sur le conformisme et qu’il a inspiré les recherches de Milgram, mais aussi, c’est plus original par rapport à ce qu’on trouve ailleurs, celles de Moscovici :
« Dans ses études sur le conformisme, il met en évidence qu’une proportion non négligeable d’individus sont susceptibles d’altérer leur jugement d’un stimulus non ambigu (la longueur d’une ligne) lorsqu’ils sont confrontés au consensus d’une majorité (en réalité des comparses de l’expérimentateur). Ces travaux joueront un rôle déterminant dans l’étude de l’influence sociale à travers, notamment, les recherches de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité et celles de Serge Moscovici sur l’influence des minorités. ».
14– L’encyclopædia britannica n’a pas de page consacrée à Solomon Asch, mais sur celle de Milgram on trouve une référence aux études de Asch sur le conformisme et à l’influence de ce dernier sur les travaux de Milgram :
« Of particular interest to Milgram were Asch’s conformity experiments, which showed that individual behaviour can be influenced by group behaviour, with individuals conforming to group perspectives, even when choices made by the group are obviously incorrect. Milgram set out to apply Asch’s group technique, with several variations, to the study of conformity on a national level, seeking to explore national stereotypes. ».
16– Wikipedia mentionne en premier l’inscription gestaltiste de Asch, puis ses recherches sur la personnalité et enfin celles sur le conformisme :
« Psychologue social progressiste allemand émigré aux États-Unis, fait partie du courant gestaltiste. Dans une expérimentation pionnière sur la formation des impressions en 1946, il demandait à des sujets de se faire une impression globale à propos d’une personne connue par quelques traits de caractère. Asch défend l’idée que chaque mot n’a de signification que dans le contexte fourni par les autres. Le paradigme de la formation des impressions inauguré par Asch reste très représentatif de ce qu’on appelle aujourd’hui la psychologie sociale cognitive. Au début des années 1950, il fait connaître ses célèbres recherches sur le conformisme dans les groupes, dans lesquelles il montre qu’un sujet répondant après plusieurs compères qui se trompent unanimement peut répondre comme ces derniers en dépit d’une évidence objective. ».
18La version anglophone de cette encyclopédie a la même structure que la version francophone, mais est plus détaillée. Une différence importante est que dans cette version anglophone, la partie consacrée au conformisme est précédée d’une critique des théories du prestige et de la suggestion. À l’inverse, la version espagnole ne traite que de l’expérience des barres et de la manière dont Asch a inspiré Milgram [page consultée le 13 juin 2017, https://es.wikipedia.org/wiki/Solomon_Asch].
19Les travaux de Asch, malgré leur singularité (objectif, théorie, méthode, analyse), se voient saisis et interprétés dans la série de travaux qui les précèdent (alors même que Asch les critique) et dans la série de ceux qui viendront ensuite. C’est là un intéressant phénomène que Asch a sans doute peu apprécié alors qu’il corroborait ses thèses : la partie est prise dans l’ensemble et le fond de représentations, le sens commun, guident la lecture.
2 – Les deux thèses : influence automatique versus interprétation
20Cette expérience (« Asch Conformity Study ») trouve un autre éclairage, celui qu’a voulu lui donner son auteur, dès lors qu’on la situe au sein des autres recherches de Asch. Elle n’est pour Asch qu’une autre manière de montrer ce que ses expériences précédentes sur l’influence d’un groupe majoritaire sur le jugement de l’individu avaient déjà mis en évidence. Dans les expériences qu’il publie en 1940, on retrouve la même structure, la même méthode, les mêmes mesures, les mêmes questions… que celles de sa célèbre expérience, seul change l’objet du jugement qui initialement n’est pas constitué de barres plus ou moins longues, mais des qualités de métiers.
21Dans ces expériences que Asch (1940) qualifie de préliminaires, mais qui pour Campbell (1990), sont les plus représentatives de la pensée de Asch, il demande à des sujets de juger des métiers à l’aide de cinq qualités. Dans l’expérience A, les sujets jugent directement le métier de politicien (cf. tableau 1 ligne A), tandis que dans les expériences B, C et D, avant qu’ils ne jugent, l’expérimentateur leur donne la norme d’un groupe de sujets proches d’eux grâce à une évaluation fictive qu’auraient donné 500 élèves du métier de politicien.
Jugements des sujets en fonction des expériences
Expérience | Intelligence | Utilité sociale | Consciencieux | Stabilité du caractère | Idéalisme |
---|---|---|---|---|---|
A | 8,1 | 8,2 | 9,1 | 9,2 | 8,3 |
B | 4,1 | 4,1 | 5,3 | 5,4 | 4,9 |
C | 9,1 | 8,5 | 9,1 | 9,4 | 8,1 |
D | 8,9 | 4,9 | 9,4 | 5,3 | 9,6 |
Jugements des sujets en fonction des expériences
22Dans l’expérience B, le groupe juge positivement (classé 1er, Tableau 2 ligne B) le métier de politicien. Dans l’expérience C, la norme donnée est inversée et le métier de politicien est jugé négativement (classé dernier : 10ème, Tableau 2 ligne C) et dans l’expérience D, le métier de politicien est jugé positivement sur certains des critères et négativement sur d’autres (Tableau 2 ligne D).
Normes du jugement présentées dans les expériences B, C et D (1 premier et 10 dernier)
Expérience | Intelligence | Utilité sociale | Consciencieux | Stabilité du caractère | Idéalisme |
---|---|---|---|---|---|
B | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 |
C | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 |
D | 10 | 1 | 10 | 1 | 10 |
Normes du jugement présentées dans les expériences B, C et D (1 premier et 10 dernier)
23Les résultats montrent que les jugements des sujets sont proches de la norme du groupe majoritaire (lignes B, C et D du tableau 1 à comparer avec les lignes correspondantes du tableau 2). Si tels sont bien les résultats, le danger est de glisser trop rapidement de ces résultats à une interprétation habituelle en termes de suggestion.
24En effet, résumés ainsi, ces résultats ressemblent à la description simpliste et erronée de la « Asch Conformity Study » sur les barres de longueurs différentes et on peut avoir l’impression que les sujets ont changé leur jugement par imitation ou suggestion en se pliant pour devenir conformes à la norme du groupe. Cela donne évidemment l’impression d’une instabilité des jugements, d’une absence de réflexion des individus, d’une faiblesse de l’individu face au groupe, de la facilité à obtenir du conformisme… En somme, l’influence du groupe semble effrayante dans la mesure où elle conduit à des jugements faux, irrationnels, infondés, instables…
25Tel n’est pourtant pas du tout la conclusion de Asch, et la raison tient à une autre mesure qui permet de rejeter cette interprétation. Asch a réalisé des entretiens avec 20 sujets issus des expériences B et C à propos de leur activité de jugement [2]. À la question, « Quels groupes de politiciens aviez-vous en tête lors de votre jugement ? » les réponses varient selon l’expérience. Le mot politicien est polysémique et, la signification de grands hommes d’État (ex. Roosevelt) domine largement dans l’expérience B tandis celle de petits politiciens locaux et communs, de subordonnés, domine largement dans l’expérience C. Ainsi, pour Asch, les sujets des expériences B et C ne diffèrent pas dans leurs jugements sur un même groupe, ils diffèrent par le groupe qu’ils jugent et, par la suite, par leurs jugements (Asch, 1940, p. 438) :
« Les sujets sont-ils “influencés” par la norme ? Oui, mais pas dans le sens d’un “affaiblissement” de certaines réponses établies et d’un “renforcement” d’autres. La fonction essentielle de la norme est de préparer la situation, de l’organiser pour des jugements spécifiques. La norme a servi ce but avant que l’un des jugements particuliers ne soit élaboré ».
27La caractéristique d’un objet, une qualité ou un trait de personnalité, ne sont pas appréhendées isolément, mais en interdépendance avec d’autres caractéristiques, qualités ou traits, et se déterminent mutuellement de manière à constituer une vue d’ensemble. Par exemple, comme le montrent Asch, Block et Hertzmann (1938) deux dimensions logiquement indépendantes comme le pouvoir intellectuel et l’attraction physique apparaissent liées dans les jugements sur les personnes d’Hitler et de Roosevelt.
28À partir de tels résultats et de leur interprétation gestaltiste, Asch développe une critique systématique de la notion commune et ancrée depuis longtemps d’une influence automatique et aliénante, critique de ce qu’il nomme la doctrine de la suggestion, qu’il reprendra dans de nombreux textes sous la forme de l’opposition de deux thèses en ce qui concerne l’influence et le « changement de jugement ».
29La première thèse – la doctrine de la suggestion – est celle à laquelle s’oppose Asch : une influence automatique par laquelle il y aurait un changement de jugement dans une situation constante donnée, un changement de réponse vis-à-vis d’un même stimulus. L’individu serait entré dans l’expérimentation avec un avis sur les politiciens puis, par la manipulation expérimentale (l’influence du groupe majoritaire et de sa norme) aurait « changé son esprit », sa réponse initiale aurait perdu de sa force et une autre en aurait gagné (Asch, 1940, p. 456), le sujet aurait abandonné son idée initiale et penserait maintenant autre chose des politiciens. Voici ce que pourrait dire un sujet suivant cette conception : « C’est la norme d’un groupe que je respecte : mes jugements devraient donc être semblables. Je suis plus enclin à suivre la direction du groupe : il serait stupide d’être trop différent. Par conséquent, je vais changer ma réponse. » (Asch, 1940, p. 457). À propos de l’expérience de Lorge et Curtiss (1936) qui constate les attitudes différentes vis-à-vis d’une affirmation selon qu’elle est attribuée à Lénine ou à Thomas Jefferson, Asch décrit ainsi la logique de cette thèse :
« la procédure décrite a entraîné un changement d’évaluation arbitraire ; ce qui suscitait précédemment le jugement “bon” est maintenant appelé “mauvais”, bien que rien dans le contenu n’ait changé. Selon Lorge, le résultat démontre que l’on peut produire des changements d’évaluation, “quelle que soit la valeur” du problème (…) Cette conclusion semble conduire à l’idée selon laquelle le contenu réel de l’objet du jugement ne joue aucun rôle ».
31Contre cette doctrine de la suggestion, Asch soutient la thèse classique des premiers travaux sur les attitudes [3], la préparation au jugement : « La norme n’agit pas directement sur le jugement ou sur la réponse en vertu de la suggestibilité ou du prestige, mais son action est confinée à la définition de l’objet du jugement. La norme change la situation-stimulus » (Asch, 1940, p. 457). Dans cette logique, l’individu organise ses jugements avec ceux de la norme appropriée, non pas en raison d’un facteur hypothétique de suggestion, d’imitation ou de prestige, mais parce qu’il a, à la lumière de la norme de ce groupe, interprété l’objet du jugement de manière à le rendre compatible avec la norme (Asch, 1940, p. 457). Voici ce que pourrait dire un sujet suivant cette seconde conception :
« Ce sont les jugements d’un groupe que j’aime : quelle est la raison de leur jugement ? Cela peut être parce qu’ils classent les “politiques” haut, estimant que l’esprit d’État exige un haut degré d’intelligence [expérience B] (ou peut-être qu’ils ont mis cette profession à un niveau bas parce que la plupart des politiciens sont ignorants [expérience C]). Permettez-moi de voir comment je peux juger les hommes d’État (ou politiciens) pour les autres caractéristiques ».
33À propos de l’expérience de Lorge et Curtiss (1936), Asch considère que ceux qui lisent une phrase constituée des mêmes mots présentés dans le même ordre (ex. « I hold it that a little rebellion, now and then, is a good thing, and as necessary in the political world as storms are in the physical. » trad. : « Je soutiens qu’une petite rébellion de temps en temps est une bonne chose, aussi nécessaire en politique qu’un orage dans la nature. », mais suivie d’un nom d’auteur différent ne lisent pas la même déclaration, elle a une signification différente lorsqu’elle est attribuée à Lénine ou à Thomas Jefferson (Asch, 1952, p. 422). Avec Lénine comme auteur putatif, les sujets pensent à des révolutions tandis qu’avec Jefferson ils pensent à des agitations ou des changements pacifiques.
34Selon la première thèse (doctrine de la suggestion), il y a un changement de réponse à un stimulus identique (Asch, 1952, p. 424) et donc les jugements semblent avoir pour caractéristiques d’être inconsistants et contradictoires (Asch, 1940, p. 457), l’objet du jugement ne semble avoir aucun rôle puisque le jugement change tandis que le stimulus est identique (Asch, 1948, p. 256), et le raisonnement du sujet semble court-circuité… Pour la seconde thèse, par contre,
« le sujet procède en réorganisant le stimulus dans la situation afin d’élaborer des similarités entre ses jugements et ceux de la norme. Selon ce point de vue, la caractéristique du processus à l’étude implique une modification de l’objet du jugement, plutôt que dans le jugement de l’objet. La norme détermine si un aspect favorable ou défavorable de la situation sera choisi pour le jugement ; cela ne modifie pas nécessairement la “force” de la réponse. Et les différentes normes, bien qu’elles soient fictives, ne sont pas fausses psychologiquement. Ils expriment des points de vue différents, mais pas incompatibles ».
36En définitive les tenants de la doctrine de la suggestion en disent plus sur eux que sur ceux à qui ils veulent appliquer cette doctrine. Comme le montre Asch, les sujets lisent la phrase, le nom de l’auteur, mobilisent leurs connaissances et aboutissent à une interprétation congruente de l’ensemble. Ils prouvent ainsi qu’ils ont des connaissances et savent les exploiter pour analyser le monde. Certes, en fonction de l’auteur supposé de la phrase, l’interprétation diffère, mais c’est justement là un signe de rationalité, une preuve de leurs capacités d’analyse et pourtant les tenants de la doctrine de la suggestion voient là un signe d’irrationalité, d’instabilité des jugements et de suggestibilité. Pour voir cela, il faut que ces théoriciens aient une bien piètre opinion des individus et supposent que la phrase aurait le même sens quel que soit l’auteur ou il faut qu’ils supposent que les sujets négligent les informations qu’ils leur donnent à propos du nom de l’auteur.
3 – La doctrine de la suggestion et ses paradoxes
37Asch (1948, 1952) inscrira la confrontation de ces deux thèses dans le cadre d’une analyse historique de la doctrine de la suggestion dans laquelle il développera ses arguments théoriques contre la doctrine de la suggestion en pointant un important paradoxe auquel elle conduit.
38Pour lui, les études sur la suggestion prennent racine dans les travaux de Charcot sur l’état hypnotique de malades mentaux :
« Elles offraient des observations saisissantes de la possibilité d’induire des actions, des croyances et de l’obéissance par un commandement émanant d’une autorité (…) Beaucoup de phénomènes étonnants peuvent être produits par des ordres de l’hypnotiseur – amnésies, hallucinations, illusions, modifications végétatives et fonctions vasomotrices. Il est apparemment possible d’abolir la sensation ou la perception, de paralyser une partie du corps, et de susciter des émotions de joie et douleur ».
40Si cette transe hypnotique « a d’abord été considérée comme un phénomène pathologique présenté par quelques patients hystériques » (Asch, 1952, p. 399), l’école de Nancy soutiendra que l’état hypnotique est un phénomène normal pouvant être induit chez tous. Dès lors, l’hypnose devenait un objet d’étude pour la psychologie sociale, l’influence et la suggestion apparaissant non seulement comme des « phénomènes normaux » (Asch, 1952, p. 399), « mais peut-être même la forme fondamentale d’interaction entre personnes » (Asch, 1952, p. 399). Pour Asch (1952, pp. 388-389), nous accédons aux connaissances grâce à autrui, et ainsi, chaque enfant n’a pas besoin de réinventer un langage, une écriture, les principes de géométrie… de telle sorte que le lien à autrui et l’appropriation des connaissances dont disposent les autres, permettent l’accumulation des connaissances. À l’instar de Baldwin (1911), Asch considère que l’observation d’autrui, son imitation ne se limite pas à un simple processus de répétition, de copie mécanique « elles ne fonctionnent pas simplement comme des stimuli qui déclenchent des réponses… » (Asch, 1952, pp. 396-397), et ce que fait autrui doit être compris. Ainsi,
« un fait est primordial : l’apprentissage à partir des autres n’est possible que lorsque l’observateur a compris le sens de l’action qu’il a imité et lorsqu’il a noté sa pertinence dans des conditions données. Ce type d’imitation est un processus intelligent, pas très différent de ce qui est nécessaire à une résolution indépendante du problème ».
42Si l’abandon des études sur l’hypnose pour celle sur la suggestion conduisit une normalisation de ces phénomènes étonnants, leur accordant une place centrale dans l’étude de la transmission et la construction des connaissances, c’est un tout autre aspect qui dominera pourtant dans les recherches.
« il possède une étonnante propriété qui est probablement la principale raison de l’intérêt qu’il suscite. Ce qui a le plus frappé les observateurs est qu’une personne peut induire des effets chez une autre sans introduire les changements correspondant dans l’environnement. Le cœur des phénomènes de suggestion, la propriété qui la rend unique, est la capacité de produire des changements dans les individus en l’absence des conditions objectives appropriées. Par un ordre, il est apparemment possible de produire des expériences et des croyances auxquelles rien ne correspond dans l’environnement. Ici il y a un effet produit par pur moyen “psychologique”, qui court-circuite le fonctionnement des conditions réelles et n’a pas de fondement dans les faits ou la raison. (…) En accord avec la définition représentative de McDougall, la suggestion était l’acceptation d’une proposition “en l’absence d’un fond logiquement adéquat”, une définition qui est restée la même jusqu’à présent. »
44Même si Tarde reconnaît la centralité de ces phénonèmes dans le fonctionnement social, les considère constitutifs de l’homme en société grâce à sa célèbre formule « l’homme social est un somnambule [ou un hypnotisé dans les versions plus récentes de son livre] » (Tarde 1890), c’est principalement à l’étude des foules stupides et destructrices (Taine, 1875-1894 ; Le Bon, 1895) que colleront ces phénomènes et qu’importera la psychologie sociale (Asch, 1952, p. 390). Il en sortira une vision très particulière du social ou des actes sociaux. Après avoir abandonné l’étude de l’hypnose pour celle de la suggestion, voici la définition qu’en donnait Binet, dont les expériences sur la suggestion avec des barres de longueurs différentes (Binet, 1900, pp. 20-26 ; 62-63 ; 88-97) ou celles sur les couleurs consécutives (Binet, Féré, 1890, p. 185-188) inspireront les expériences de Asch, Festinger ou Moscovici par exemple :
« Enfin, pour achever cette rapide définition de la suggestion, il faut tenir compte d’un élément particulier, assez mystérieux, dont nous ne pouvons donner l’explication, mais dont nous connaissons de science certaine l’existence, c’est l’action morale de l’individu. Le sujet suggestionné n’est pas seulement une personne qui est réduite temporairement à l’état d’automate, c’est en outre une personne qui subit une action spéciale émanée d’un autre individu… ».
46Serge Moscovici aimait rappeler (conversations privées et séminaires de l’EHESS) les changements de noms d’une revue de référence de la psychologie sociale : le Journal of Abnormal Psychology devint en 1921 le Journal of Abnormal Psychology and Social Psychology puis en 1925 le Journal of Abnormal and Social Psychology jusqu’en 1964 où par les thématiques d’Abnornal et de Social étaient séparés en deux revues distinctes. Social et Anormal furent longtemps liés et distingués d’une psychologie individuelle et normale. Une psychologie individuelle fréquemment comparée à une psychologie sociale dans des comparaisons « seul » versus « en présence d’autrui » (ex. Tarde 1890 ; Allport, 1924), l’individu seul représentant l’indépendance, la rationalité tandis que la présence d’autrui déclencherait les phénomènes d’imitation, de conformisme, des concessions… et donc une coupure avec le réel et de beaucoup d’irrationalité.
47En matière de suggestion et d’influence, comme le constate Asch,
« l’intention du courant théorique de la suggestion était de décrire le comportement social comme “irrationnel” dans ses racines et ses branches, comme synonyme de manipulation. C’est devenu une proposition acceptée que, en règle générale, un homme peut être incité à croire et à agir conformément à ce qui lui est dicté et à tenir des vues opposées avec une conviction égale. ».
49L’idée d’une suggestion réflexe, d’une suggestion automatique produisant de la passivité, de l’irrationnel, de la stupidité… dominera les théories et conférera leur intérêt à ces phénomènes (ceci grâce à des expériences spectaculaires d’hallucination, de paralysie, d’insensibilité, de suggestion…).
50Tel est le paradoxe, car ces phénomènes au cœur de la société qui fournissent leurs connaissances aux individus et permettent la transmission et l’accumulation des savoirs, décrivent l’action sociale en termes de passivité, ils assimilent l’influence des groupes avec un contrôle arbitraire. En résumé, « ces phénomènes essentiels à l’action sociale ont été caractérisés par l’inconscience et le caractère déraisonnable » (Asch, 1952, pp. 400-401). Le courant de la suggestion « a adopté la position radicale selon laquelle, dans le domaine social, l’arbitraire est la règle (…) il a presque identifié la psychologie de la pensée sociale et du sentiment avec l’étude des idées fausses et des illusions, et assimilé le processus social à une forme de drogue qui convertirait le noir en blanc » (Asch, 1952, p. 411). Ainsi, ce courant n’a tout au plus abordé qu’un aspect particulier de l’influence sociale, les facteurs qui nous brouillent l’esprit et qui conduisent à des jugements faux et a laissé de côté les influences qui nous éclairent (Asch, 1952, pp. 411-412) :
« Il est évident, mais nécessaire de dire, que nous ne sommes pas simplement victimes les uns des autres, que les autres peuvent nous aider à penser plus intelligemment et à ressentir davantage, qu’il existe des façons judicieuses de s’appuyer sur d’autres. »
52Si l’historique que dresse Asch des phénomènes de suggestion le conduit à mettre en évidence ce paradoxe, c’est qu’il n’a retenu du passé qu’une forme de l’influence (justement celle qu’il critique) : celle d’hypnotisés passifs réalisant apparemment sans réflexion les suggestions qui leur sont faites. Il situe le point de départ des recherches sur l’influence chez les hypnotisés de Charcot, mais la doctrine de la suggestion qu’il critique à des racines bien plus anciennes et il aurait pu trouver des formes similaires chez les possédés (Mandrou, 1968), les somnambules (Boureau, 2004) ou les énergumènes (Rousselle, 1990). Néanmoins, il aurait aussi pu découvrir une autre tradition, avec d’autres formes, bien différentes de celles-ci. En effet, pour chacune de ces formes typiques d’une époque, on trouve une figure inverse qui, au contraire, montre un sujet qui est plus performant, plus intelligent, plus savant… qu’il ne l’est en dehors de la relation d’influence (Laurens, 2007). Si énergumènes et possédés semblent réduits à des automatismes de bases, diable et dieux qui parlent par leur bouche se montrent supérieurement intelligents et savants (Rousselle, 1990, pp. 134-139 ; Mandrou, 968, pp. 411-412) et à moins de croire à des interventions surnaturelles c’est bien le sujet lui-même qui parle en endossant un rôle et prouve ainsi ses capacités intellectuelles ; si les somnambules semblent passifs à certains, d’autres les voient au contraire comme bien supérieurs (Boureau, 2004, pp. 192-214), si Charcot produit des hypnotisés apathiques, d’autres étudient comment sous hypnose les qualités et capacités grandissent jusqu’à sembler parfois même extraordinaires (Myers, 1919). Ce que Asch nomme la doctrine de la suggestion porte donc sur un semble de formes congruentes, mais ces formes n’épuisent pas la réalité, car à côté existent bien celles dont il pointe l’étonnante absence. Si l’historique que dresse Asch ne retient que les formes d’influence qui collent à l’idéal-type d’une influence qui assujettit, ses recherches, en étant indûment assimilées à cet idéal-type, ont été victimes de la même distorsion. Tout se passe comme si, quels que soient les faits, ils devaient coller à la doctrine de la suggestion, à cette idée dominante d’une influence aliénante, quitte à ce que des faits soient écartés s’il ne peuvent être suffisamment tordus pour s’adapter à cette lecture.
4 – L’influence ne peut être réduite à des pressions arbitraires
53Asch mettait donc en garde contre l’assimilation de tous les phénomènes d’influence à cette doctrine de la suggestion : « il n’est pas justifié de supposer à l’avance qu’une théorie de l’influence sociale soit une théorie de la soumission à la pression sociale » (Asch, 1956, p. 3). La notion de suggestion a été appliquée à des situations très particulières :
celle d’un « individu placé dans un environnement monotone », « guidé pour adopter une attitude passive », à qui on « demande de coopérer » par exemple de fixer tel objet, de vider son esprit d’autres préoccupations, de répondre à des demandes spécifiques… et tout ceci conduit à la focalisation réduite à un point spécifique accompagné de la négligence de tout le reste, créant ainsi un « rétrécissement du champ mental ».
55Même s’il ne le cite pas, cet état renvoie à la théorie de la dissociation de Janet (1889) par laquelle ce dernier expliquait les phénomènes hypnotiques : le rétrécissement du champ de conscience et l’affaiblissement de la synthèse mentale.
56Et Asch va même beaucoup plus loin dans le sens d’une reprise, soixante ans plus tard, des anciennes thèses de Delbœuf (1893) ou de Bernheim (1884, pp. 83-84 ; 1891, p. 30 ; 1911, p. 31) qui étaient opposées à l’idée d’un hypnotisé automate entièrement soumis à un hypnotiseur omnipotent. En effet, une thèse similaire à celle de la doctrine de la suggestion que critique Asch dominait déjà à la fin du 19ème siècle (la définition de la suggestion de Binet, précédemment cité, l’illustre) et nombre de spécialistes voyaient dans l’hypnotisé un individu passif, sans intelligence… à qui on pouvait tout ordonner. Comme le montre une enquête de Crocq (1896), 97 % des spécialistes croyaient qu’un hypnotisé pouvait être violé et ceci sans s’opposer ou s’en souvenir et 80 % pensaient qu’il pouvait commettre un crime suggéré. L’image du rapport hypnotique qui dominait était bien celle d’une asymétrie où la source disposant de qualités, de la maîtrise de techniques… pourrait aliéner une cible dépourvue de telles qualités ou connaissances. Dès lors, la source disposant en outre d’une volonté ou d’un désir pourrait réaliser ses objectifs en utilisant autrui comme un simple instrument.
57Les situations de passivité, de rétrécissement du champ de conscience dans lesquelles la suggestion et avant elle l’hypnose ont été étudiées, ont permis de révéler les phénomènes étonnants d’hallucination, d’obéissance… mais pour expliquer ces phénomènes étonnants ce sont des explications tout aussi étonnantes qui ont été mises en avant. C’est d’abord l’idée de techniques d’influence toutes puissantes pouvant produire un hypnotisé réduit à des automatismes de base, ensuite l’idée à de suggestions acceptées sans analyse (ex. Le Bon, 1895 ; Lorge, Curtiss, 1936) et plus tard, avec Milgram (1974), l’idée d’un état agentique ou, avec Cialdini (1987), d’acceptations automatiques. Avec de telles conceptions on ne peut que redouter de croiser des hypnotiseurs, autorités, manipulateurs… puisque même sans nous connaître, sans nous faire partager les objectifs qu’ils poursuivent, sans nous parler… ils pourraient tout de même avoir une emprise sur nous.
58Or, l’analyse de Asch est à nouveau bien différente :
« Aussi, contrairement à une interprétation habituelle, qui prend les faits de la suggestion comme irréductibles, la suggestion présuppose une relation sociale préétablie avec la personne qui prend l’initiative. Cette relation est une relation de confiance, le sujet se place lui-même dans les mains de l’expérimentateur dont il ne questionne pas la compétence et les intentions. Et même plus, il y a une relation de coopération ; avant n’importe quelle suggestion, le sujet a accepté de suivre les instructions, de faire ce qu’on lui dit même s’il ne comprend pas tout, car agir autrement reviendrait à perturber le but commun. Les effets obtenus dans ces conditions sont transitoires, en règle générale, ils ne survivent pas à la courte durée de l’expérience. Pour comprendre les opérations de suggestion, il est nécessaire d’introduire plutôt que d’exclure une référence aux propriétés de l’interaction. Loin de fournir une base pour comprendre d’autres phénomènes, le fait de suggestion n’a pas été clarifié de manière satisfaisante. ».
60Ainsi pour expliquer les effets de l’influence, la doctrine de la suggestion soutient l’idée d’une relation asymétrique entre un suggestionneur (qui sait, veut) et un suggestionné (ignorant, passif) avec des effets immédiats et inconditionnels. À l’inverse, Asch considère que la suggestion s’exerce à la condition d’une relation de confiance préétablie et que cette suggestion n’est pas une aliénation, mais une coopération vers un but commun, un but que partagent l’expérimentateur et le sujet.
61Telle était la thèse de Delbœuf contre le dualisme hypnotiseur tout puissant versus hypnotisé automate (critiquant cette thèse et notamment les crimes expérimentaux il affirmait que « si à un somnambule on mettait en main un poignard véritable, il ne frapperait pas ! » cf. Liégeois 1889, pp. 631-632) et telle est aujourd’hui la thèse du « suiveur engagé » d’Haslam, Reicher, Millard et McDonald (2015) contre le dualisme de Milgram (1974) autorité omnipotente versus agent passif. Comme le soutenait Orne, « tout ce que peut imaginer un expérimentateur digne de ce nom se trouve justifié par la phrase magique “c’est une expérience”, et par l’idée qu’ils partagent, selon laquelle la conduite du sujet sert un but légitime » (Orne, 1962). C’est en négligeant la relation, la réciprocité dans l’action sociale, le but commun et les valeurs partagées (Hodges, 2014) que la psychologie se voit contrainte d’élaborer des théories d’influences aliénantes ou d’influencés automates.
« … l’action d’une personne complète celle d’une autre. Généralement A commence ce que B continue ou complète ; B s’oppose à A, le conseille, ou l’encourage. Les actions sociales ont un caractère réciproque, elles regroupent les relations de donner et recevoir, d’acheter et de vendre, de capturer et de défendre, de demander et répondre, d’assister, de commander, de rivaliser.
Dans le passé, les théories de psychologie ont négligé la pertinence mutuelle et la réciprocité de l’action sociale. Les théories partaient de la similitude dans les groupes et soutenaient que la plus simple, la plus primitive et la plus fondamentale réponse sociale était de recopier ou d’imiter les actions ou expériences observées chez les autres. (…) les interprétations spécifiques de ces phénomènes ont été à l’origine de la vogue extraordinaire des processus d’imitation et de suggestion qui ont monopolisé la pensée en psychologie sociale ».
5 – Le modèle génétique de l’influence et les travaux de Asch
63La critique des modèles fonctionnalistes conjointement à la réinterprétation de l’expérience de Asch par Faucheux et Moscovici (1971) ont pu conduire à assimiler Asch aux fonctionnalistes, ce qui n’était pas le cas. Pour Leyens et Corneille (1999) « Moscovici (1976) soutient l’hypothèse que les psychologues américains n’attachent pas de valeur qu’au conformisme. Rien n’est plus loin de la pensée de Asch (1952) ». Sur ce point, Moscovici distingue pourtant clairement l’interprétation originale de Asch (Moscovici, 1979, p. 24, 42) de la manière dont ses travaux seront englobés dans le courant dominant de la doctrine de la suggestion et Moscovici (1979, p. 42) prend la précaution de distinguer l’interprétation que donne Asch de ses propres expériences des « interprétations les plus courantes des expériences de Asch » (Moscovici, 1979, p. 41).
64Si nombre points importants montrent la proximité de ces théories (le lien entre sociétés fermées et le statut de récepteur d’influence [4], l’intérêt pour l’indépendance [5], le fait de considérer l’incertitude et le besoin d’incertitude comme des facteurs secondaires [6], l’idée que l’influence peut être source de créativité, d’intelligence, de progrès, le rôle de l’interprétation et de l’élaboration de l’objet par la cible lors d’une situation d’influence…), c’est surtout en ce qui concerne le statut de l’objet du jugement que leurs théories se rapprochent l’une de l’autre et se distinguent des théories fonctionnalistes. Comme nous l’avons vu, pour Asch, ce n’est pas tant le jugement sur l’objet qui change, que l’objet du jugement. Autrement dit, la perception de l’objet ne s’impose pas directement au sujet, elle est médiatisée par les prises de position d’autrui. C’est là, la base même du regard psychosocial (Moscovici, 1970, 1984) et la grande opposition avec la thèse individualiste d’une réalité objective que chacun pourrait percevoir et juger en toute indépendance (ex. Festinger, 1954).
65Le statut de l’objet du jugement n’est rien moins que le statut de la réalité, celui du monde qui nous entoure et qui est objet de nos jugements. Asch (1952) critique la thèse behavioriste visant à réduire le monde (et les autrui qui y sont) à des stimuli. S’il affirme que « les faits sociaux ont donc la même réalité que les autres faits de la nature » (Asch, 1952, p. 181), c’est que nous voyons ces objets « à la lumière dont ils apparaissent aux autres » (Asch, 1952, p. 179).
« Une chaise, un dollar (…) sont des objets sociaux ; l’analyse physique, chimique et biologique la plus exhaustive ne révélera pas cette propriété essentielle (…), ils ont des propriétés qu’une analyse physique manquerait – leur relation à nous. (…) les choses ont des propriétés en vertu de leurs relations avec d’autres personnes. Ce que les autres font avec un objet, les effets qu’il a sur eux, leurs évaluations à son propos font partie de ses propriétés fonctionnelles. ».
67Sur ce point, Moscovici (1996) relate une longue et éprouvante discussion qu’il eut, en compagnie de Faucheux, avec Festinger. Ce dernier, en parfait représentant des fonctionnalistes, soutenait le rapport premier de l’individu à la réalité et ne pouvait accepter la thèse du modèle génétique selon laquelle ce rapport était médiatisé par autrui. Festinger incrédule finit par montrer le tapis de salon de Faucheux et demanda : « vous voulez dire que si quelqu’un affirme que ce tapis blanc est rose ou bleu, je commencerai à le voir rose ou bleu ? ». Pour Festinger c’était impossible, car la réalité objective (le tapis et ses propriétés indépendamment du jugement d’autrui) devait s’imposer au sujet, mais pour Moscovici (1976, p. 14) dans la mesure où « le système social formel ou non formel et le milieu sont définis et produits par ceux qui y participent et leur font face », ce tapis blanc pourrait bien être vu comme rose ou bleu (Moscovici, 1996). Asch n’analysera pas la manière dont des groupes peuvent redéfinir des objets, mais il critiquera l’idée d’une « soumission servile aux pressions du groupe comme un fait général » (Asch, 1952, p. 451) et soutiendra la nécessité d’élaborer des positions valides et ceci justement par la capacité des individus à résister à des pressions arbitraires (Asch, 1952, pp. 450-451). Il est toutefois intéressant de noter qu’il réalisa deux expériences sur des influences de type minoritaires (des variantes jamais citées de la « Asch Conformity Study »). Dans l’une, il observe l’influence d’un seul compère face à une majorité de sujets naïfs et dans une autre celle d’un sous-groupe minoritaire de compères (un de moins que les sujets naïfs) face à une majorité de sujets naïfs (Asch, 1952, pp. 479-481). Lorsque la minorité est constituée d’un seul individu, les membres de la majorité commencent par sourire des réponses fausses données par le compère isolé, ils commentent sa position et, dans certains cas, des rires emportent tout le groupe et, parfois, même l’expérimentateur se joint aux rires. Les entretiens montrent que la position minoritaire apparaît comme une plaisanterie, une anomalie de perception, un malentendu sur les consignes… (Asch, 1952, p. 480), mais pas comme un jugement sur l’objet. Avec un groupe minoritaire, Asch note que les réactions sont bien différentes :
« Le ridicule et la dérision, qui précédemment étaient prépondérants, ne se produisirent que rarement. La plupart des commentaires étaient des tentatives pour expliquer le clivage en termes de facteurs relativement objectifs tels que la capacité optique et le malentendu dans les instructions. ».
69Avec le groupe minoritaire émerge l’idée que ce groupe pourrait dire quelque chose de l’objet, et puisque « chacun suppose qu’il voit ce que les autres voient » (Asch, 1952, p. 484), son jugement ne peut être éliminé facilement même si certains sujets naïfs envisagent l’idée d’une compréhension différente des instructions. Les individus tentent de comprendre comment la minorité peut voir l’objet de cette manière qui leur semble si étrange. On trouve donc là l’idée centrale de la conversion minoritaire en même temps qu’elle apparaît comme une conséquence du style de comportement consistant du groupe minoritaire. Asch n’était donc pas fonctionnaliste, Moscovici ne l’a pas assimilé aux fonctionnalistes, et leurs regards sur le rôle (conformisme, mais aussi effervescence) et le fonctionnement (activité cognitive nécessaire à l’influence) des phénomènes d’influence sont finalement assez proches. À l’instar de ce que souhaitait Asch, la modèle génétique théorisera une influence qui peut à la fois produire du conformisme, expliquant la reproduction sociale, l’aliénation, mais aussi de la créativité, expliquant l’innovation et le changement social.
70L’une des différences entre ces approches réside cependant dans l’importance que Asch accorde à la psychologie individuelle et notamment à la rationalité des individus dans l’élaboration de leurs jugements. Si Asch décrit l’importance des groupes et de la société dans la socialisation des individus, il semble tout de même situer dans la psychologie individuelle le lieu du jugement d’où l’importance qu’il accorde à l’indépendance de l’individu. Leyens et Corneille (1999) vont jusqu’à soutenir que Asch ne s’intéresse pas aux groupes, ses recherches leur apparaissant centrées sur l’individu, il le considère même comme l’un des précurseurs du courant de la cognition sociale.
71Dans un bref passage de son livre, Asch décrit les croyances et pratiques d’une tribu indienne à propos du hibou. À propos de l’adoption de cette croyance, il adopte le même raisonnement que celui avec lequel il interprétait les résultats de son expérience de 1940 sur les politiciens : il dénonce les théoriciens qui voient une adoption aveugle de croyances et de pratiques héritées et soutient l’existence d’une rationalité dans l’adoption de telles croyances.
« Il est correct de dire que chaque individu est sous l’influence de tout un système de pratiques et de valeurs déjà existant qu’il ne peut juger de façon autonome et qu’il est affecté le plus lorsqu’il est le moins capable d’exercer un jugement critique. Il n’est cependant pas justifié de conclure que l’individu les adopte sans référence aux faits ou à la raison ».
73Moscovici (2003, p. 83), partira d’une critique similaire à celle de Asch contre ceux qui voient de l’irrationalité dans la psychologie individuelle, mais, reprenant la thèse de Lévy-Bruhl, il aboutira à une autre conclusion :
« il est impossible d’expliquer les faits sociaux en partant de la psychologie des individus. De même, il est impossible d’expliquer ces ensembles de croyances et d’idées à partir de la pensée individuelle ».
75Ainsi, contrairement à Asch, il ne cherche pas une rationalité dont serait porteur l’individu, car les outils de pensée ne se situent pas dans la psychologie individuelle confrontée à une « norme raisonnable du groupe », mais dans les représentations sociales qu’il mobilise, elles sont le cadre d’interprétation, « un des facteurs constitutifs de la réalité et des rapports sociaux » (Moscovici, 1976, p. 78).
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Notes
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[*]
La correspondance pour cet article doit être adressée à Stéphane Laurens, Bâtiment S, Université Rennes 2, Place du recteur Henri Le Moal, CS 24307, 35043 Rennes CEDEX, France ou par courriel à <stephane.laurens@univ-rennes2.fr>.
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[1]
Ce matériel est similaire à celui qu’utilisait Binet (1900, p. 20 ; 24-26 ; 63-64 ; 88-97) dans les premières expériences sur la suggestion. Néanmoins ce dernier n’utilisait pas un groupe comme une source majoritaire, mais une personne de statut élevé (instituteur, un directeur d’école) par rapport à ses sujets naifs, des élèves.
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[2]
Une mesure de l’expérience « Asch Conformity Study » est le choix de la barre, grâce à des réponses publiques, mais Asch a aussi réalisé des entretiens qui ne sont jamais cités. Or ces entretiens sont nécessaires pour répondre à cette importante question qui préoccupe Asch (1952, p. 405) et qu’il formule ainsi à propos de l’expérience Moore (1921) : « les changements observés correspondent-ils à des changements de convictions ? ». Comme dans les expériences préliminaires de 1940, les discours des sujets éclairent les réponses conformistes et montrent que, majoritairement elles ne sont pas un indicateur de ce que voient ou croient les sujets, mais de ce qu’ils disent en la circonstance. Seul un sujet affirme avoir vu comme les compères. Pour ce sujet, qui s’est conformé 11 fois sur les 12 essais critiques et qui dit lors de l’entretien « mes réponses me sont venues spontanément à l’esprit », il y pourrait y avoir « un changement de perception des lignes » (Asch, 1952, p. 469), mais c’est là une exception et non la règle.
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[3]
Les références théoriques principales de Asch sont les travaux des fondateurs du courant gestaltiste : Kurt Koffa, Wolfgang Kölher et Max Wertheimer, tous ayant été formés par Carl Stumpf. Asch cite aussi, mais dans une moindre mesure, les représentants de ce courant aux États-Unis : Kurt Lewin, Fritz Heider et Karl Dunker. Comme l’école de Würzburg, le courant gestaltiste se fonde en opposition à la psychologie de Wundt. Gestalt et école de Würzburg, bien que rivales (Toccafondi, 1999) entretiendront néanmoins des liens à la fois dans leur opposition commune à Wundt et par le passage de chercheurs d’une école à l’autre. Ainsi, Koffka sera l’assistant de Külpe – fondateur de l’école de Würzburg qui introduira l’introspection expérimentale – et Wertheimer fera sa thèse avec lui. Si des gestaltistes ont critiqué l’introspection expérimentale, ils ont néanmoins permis de faire connaître ces recherches (par exemple Karl Dunker reprendra l’introspection expérimentale en la transformant en une méthode de pensée à voix haute) et de diffuser les notions d’attitude et de préparation à la perception (Friedrich, 2008). La manière dont Asch procède dans ses expériences et la manière dont il analyse ses résultats est inspirée de cette école (pour un résumé des thèses de cette école et de leurs oppositions à Wundt, cf. Michotte, 1907) : d’une part Asch considère non un stimulus perçu, mais une préparation à la perception ou au jugement et d’autre part il accompagne l’expérimentation d’une description phénoménologique de l’objet et/ou de la situation (Asch, 1952, p. 64-70). Comme il le précise en préface de la réédition de son ouvrage de 1952, son intention était de faire « une psychologie phénoménologique dans laquelle les faits sociaux occuperaient une place centrale (…) une psychologie a visage humain » (Asch, 1986, p. ix).
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[4]
« Pourquoi les individus et les sous-groupes ne sont-ils considérés que comme des récepteurs d’influence ? Essentiellement parce qu’ils sont censés vivre dans un système social fermé. Selon Asch, « chaque ordre social présente à ses membres un choix limite de données physiques et sociales. L’aspect le plus décisif de cette sélectivité est qu’elle offre des conditions auxquelles il n’y a pas d’alternative perceptible. Il n’y a pas de solution de rechange au langage du groupe, aux relations de parenté qu’il pratique, à son régime alimentaire, à l’art qu’il prône. Le champ d’un individu, en particulier dans une société relativement fermée, est dans une large mesure circonscrit par ce qui est inclus dans le cadre culturel » (1959, p. 380). » (Moscocivi, 1979, p. 22).
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[5]
« Quelques psychologues sociaux en ont eu conscience. Asch, par exemple, disait qu’« il n’est pas justifié, en particulier, de supposer à l’avance qu’une théorie de l’influence sociale devrait être une théorie de la soumission aux pressions sociales » (1956, p. 2). » (Moscocivi, 1979, p. 24).
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[6]
« Il existe une exception remarquable à tout ceci. Elle nous est fournie par le travail de Asch. L’auteur n’a pas accordé une grande importance à ces états de certitude ou d’incertitude. Il n’a pas essayé de démontrer, qu’en cas d’incertitude, les gens deviennent influençables ou que, lorsqu’ils se conforment au groupe, ils doivent payer le prix de l’incertitude dans leurs propres croyances et jugements. Néanmoins, lorsque sa recherche a été intégrée dans le courant général (Deutsch et Gérard, 1955 ; Jackson et Saltzenstein, 1958) on n’a pas tenu compte de son caractère exceptionnel. » (Moscocivi, 1979, p. 42).