Couverture de CIPS_108

Article de revue

Craintes, peurs, insécurités

Pages 719 à 743

Prolégomènes

Un souci fort présent

1Une quête systématique a été menée au sein des associations sans but lucratif, partenaires du Centre de Dynamique des Groupes et d’Analyse Institutionnelle liégeois, quant aux questions en suspens et aux problèmes susceptibles d’être partiellement élucidés, par la création d’outils pédagogiques d’une part et par la mise à la disposition d’une sophistication professionnelle dans l’animation d’autre part.

2Elle a été conduite par Marie Anne Muyshondt lors du premier trimestre de l’an 2012. Un recueil des contributions des membres des A.S.B.L. concernées a abouti à la mise en commun des questions posées et à un relevé systématique des avis émis et soucis exprimés par les « gens du terrain », acteurs psychosociaux, lors des contacts, entretiens, discussions ou débats.

3(Cfr. Plan d’action du C.D.G.A.I. Education permanente vers 2012, 2013, 2014… Recherche systématique dans la population des ASBL partenaires, principalement du milieu liégeois, 112p)

4Les interrogations sont fort nombreuses et d’ordres divers. Elles ont été répertoriées en une trentaines de catégories distinctes en rapport avec l’exercice du pouvoir, le souci démocratique, les difficultés de l’animation de groupes, etc.

5Une des catégories retenues traite de la peur.

6Il y est question des peurs individuelles et collectives et notamment celles relatives aux crises sociales et/ou économiques, mais aussi, et surtout, aux effets que la peur peut susciter sur le travail en groupe.

Interrogations émises

7Entre autres commentaires, on relève que toute crise entraînerait la peur et corrélativement que celle-ci induirait une tendance au repli sur soi, un retour à davantage d’individualisme.

8On s’interroge à ce propos, à des fins de remédiation, quant à la nécessité de redonner une place à la solidarité, au soutien du collectif, aux alternatives pour faire face à la crise.

9Faut-il craindre que la solidarité soit démodée ? Pour éviter ceci, en un premier temps, comment accueillir et dépasser les discours de peur au sein d’un groupe ?

10Comment contrer l’exacerbation des différences qui émargent traditionnellement en « temps de crise » (quelle qu’en soit la nature) et néanmoins conserver la cohésion groupale ?

11Comment réguler les peurs ? Les accueillir, puis, qu’en faire ?

Une regrettable oblitération

12Hélas, très peu de suggestions précises ou argumentées ont été avancées. Le flou, indéniable, n’est pas sans rapport avec une taxinomie inadéquate : de quoi parle-t-on exactement en mentionnant des peurs « collectives » ? qu’ entend-on par la « peur dans les groupes » ?

13Les commentaires avancés par les personnes interrogées restent superficiels, timides, embarrassés. L’expérience personnelle de la peur n’est d’ailleurs que rarement avouée, si ce n’est indirectement : beaucoup répugnent à mentionner ouvertement son existence, alors que bien des auteurs, et notamment des romanciers populaires, ont mis en évidence la fréquence, voire la quotidienneté du processus de crainte et de peur, et ce dès l’enfance :

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« Tout le monde a peur. On s’ingénie à dissiper la peur des tout-petits avec des contes de fées et presque aussitôt, dès l’école, l’enfant craint de montrer à ses parents un livret scolaire qui comporte de mauvaises notes. La peur de l’eau. La peur du feu. La peur des animaux. La peur de l’obscurité… Peur, à quinze ans ou à seize ans, de mal choisir son destin, de rater sa vie…
Dans sa demi-conscience, toutes ces peurs deviennent comme les notes d’une symphonie sourde et tragique : les peurs latentes qu’on traîne jusqu’au bout derrière soi ; les peurs aigües qui font crier, les peurs dont on se moque après coup, la peur de l’accident, de la maladie, de l’agent de police, la peur des gens, de ce qu’ils disent, de ce qu’ils pensent, des regards qu’ils posent sur vous au passage. »
Georges Simenon (1965) : La patience de Maigret, Presses de la Cité, Paris, p. 128

Taxinomie

Une nécessaire conceptualisation

15Une taxinomie de base s’impose dans bien des domaines : de quoi parle-t-on au juste ?

16Il en est ainsi, par ailleurs, dans l’utilisation tout-venant du concept « groupe », souvent utilisé pour tout type d’ensemble flou ? Quand les gens, même les scientifiques, parlent de « groupes » et de « relations intergroupes », ils se réfèrent en fait à une pluralité de réalités différentes et de concepts mutuellement irréductibles. (P. De Visscher, 2005)

17Il en est de même lorsqu’on parle de « peurs », voire de « phobies » :

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« Comme bien d’autres notions utilisées à propos des conduites anomiques (par exemple, « violence », « exclusion » ou « addiction »), celle de « peur collective » est en général employée de manière peu raisonnée »
(M-L Rouquette, 2007)

19Selon le Dictionnaire historique de la langue française, (sous la direction d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 1998) le mot peur dérive du latin pavor, lequel désigne l’effroi, l’épouvante et, par affaiblissement, un sentiment de crainte ainsi que l’émotion qui saisit et fait perdre le sang froid. Présent depuis le Xe siècle, il est devenu le nom général de l’émotion qui accompagne la prise de conscience d’un danger, avec diverses nuances d’intensité selon le contexte, en général moins fortes que frayeur, effroi. Il recouvre le sentiment d’un danger tant physique que moral, tangible qu’irrationnel. La locution avoir peur que exprime une appréhension latente, vague.

20Le mot phobie dérive du grec phobos : celui-ci désigne une fuite (due à la panique), d’où un effroi, une peur intense et irraisonnée. Phobe exprime l’aversion « instinctive », l’hostilité irraisonnée ou parfois l’absence d’affinité vis-à-vis de quelqu’un ou quelque chose. Les mots construits avec phobe comme adjectif appartiennent à la psychologie et à la psychopathologie ; ils s’opposent souvent à des composés en phile. Le mot français phobie date d’environ 1880 ; l’anglais phobia existe depuis 1786. S’emploie comme terme de psychopathologie et par extension (début XX siècle) : peur ou aversion intense.

Les peurs individuelles

21On y relève les peurs que certains scientifiques qualifient de « tranquilles » : celles que bien des gens connaissent (situations souvent partagées) : peur des reptiles, effroi lors de colères ou comportements violents ou bruyants, effarement et parfois panique devant des événements inopinés, etc.

22Mais on y incluera aussi les phobies parfois idiosyncrasiques, spécifiques à certaines personnes, parfois difficilement compréhensibles bien que leur occasionnant des souffrances psychiques internes.

Les peurs « tranquilles »

23Tant dans l’utilisation médiatique que dans les conversations quotidiennes, « une des premières caractéristiques de la peur est de n’être pas simplement associée à des craintes de « haut niveau » telles que les attaques terroristes, le réchauffement climatique, le sida ou les épidémies mais de recouvrir aussi ce que plusieurs travaux académiques ont appelé les « peurs tranquilles » de la vie de tous les jours. De là vient le polymorphisme de la notion de peur… souvent recouverte par celle de risque ou de menace. » (Delouvée, Rateau, 2013, p. 7)

Des peurs individuelles aux peurs collectives

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« La peur est avant tout un sentiment individuel, une réaction plus ou moins directe à la perception d’un danger. Bien entendu, elle ne repose pas nécessairement sur une réalité objective, sinon, la peur des fantômes n’existerait pas …
Bien sûr, les angoisses individuelles peuvent entrer en résonance les unes avec les autres ; émergent alors des peurs collectives, fruits d’une construction liée à la diffusion de représentations sociales : des éléments sont combinés en des récits, des mythes et des pratiques qui suscitent et orientent la peur. De la peur de la fin du monde à celle de la damnation, en passant par celle des communistes, des envahisseurs ou de l’inflation, les peurs collectives sont légion, même dans une société qui a érigé la Raison scientifique au rang d’idéologie.
Le « sentiment d’insécurité », au sens d’être victime d’une infraction, peut… se constituer en peur collective quand il se décline en récits par médias interposés, quand il envahit les « réseaux sociaux » ou colonise les discours politiques. Il s’incarne alors au sein des représentations sociales en des figures de la peur - situations, individus ou groupes d’individus - constitués collectivement en source de danger, dont la crainte apparaît alors légitimée, voire encouragée »
(Mincke et Maes, 2014, p. 39-40)

La peur des autres

25La peur des autres, parfois irraisonnée, présente quoique camouflée dans bien des collectivités, organisations, groupes sociaux, publics, associations, apparaît de façon plus accusée, plus prégnante au sein des groupes restreints où les gens sont face-à-face, quels que soient la nature et les objectifs du dit groupe.

La dynamique de la peur

26Jack et Lorraine Gibb, connus pour avoir développé la méthode et le mouvement TORI (Trust, Openess, Realization, Interdependance) et pour leur collaboration avec Bradford et Benne au classique « T-group Theory and Laboratory Method », ont à plusieurs reprises abordé la dynamique de la peur au sein d’un groupe.

27J.et L. Gibb écrivent (1967) :

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« Le processus le plus frappant, dans la vie initiale d’un groupe, est la présence de la peur et cette peur naît de la méfiance. Nous avons tendance à redouter les événements, les gens, les stimuli pour lesquels nous estimons ne pas avoir de réponse adéquate (…) Toute incertitude accroît la peur et les participants s’efforcent par tous les moyens d’éliminer cette incertitude. Par exemple, ils rangent leurs compagnons dans des catégories qu’ils croient connaître et où les réactions sont, à leur sens, prévisibles : ‘ Si je sais qu’elle est infirmière, et comme je sais ce qu’est une infirmière, je saurais comment réagir devant elle’. Ou encore les participants demandent que le groupe accepte certaines règles fondamentales. ‘Si chacun parle à son tour, je saurais quand mon tour viendra’. Ou encore, chacun essayera de savoir quelle image les autres se font de lui-même et du monde. »
(op.cité, p. 214-215)

Le malaise du premier contact

29La peur, à tout le moins un sentiment de mal-à-l’aise, peut s’instaurer chez bien des participants dès le premier contact entre eux, face-à-face, au sein d’un groupe restreint, Certaines personnes d’ailleurs y évitent systématiquement les regards d’autrui.

30Lors d’une session de formation en groupe, existe une procédure initiale « classique », celle du « tour de table ». La méthodologie en est simplissime : l’animateur demande à l’ensemble des membres du groupe de se présenter à tour de rôle.

31Chacun pourrait faire une brève entrée, étant susceptible d’en choisir les termes et le contenu. Sans doute :

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Le monde est une scène.
Tous, hommes et femmes, n’y sont que des simples acteurs.
Ils font leurs entrées, leurs sorties.
Et chacun sa vie durant, y joue plusieurs rôles.
Shakespeare

33Et pourtant, bien des dynamiciens de groupes expérimentés se refusent à adopter ce bref et superficiel rituel, de par les peurs qu’il peut induire.

34En effet la proposition initiale « si on se présentait » induit souvent un malaise, un sentiment possible de menace, voire des peurs jusqu’à un climat diffus d’anxiété, et ce dans les situations les plus anodines.

35Ceci se produit même chez des personnes expérimentées en ce qui concerne les contacts collectifs. Ainsi, il y a quelques années, un séminaire de dynamique et d’animatique des groupes était ouvert à des professionnels de l’animation. Ce séminaire, de type Balint, s’étendait sur plusieurs matinées et avait récolté une collaboration active des participants, lesquels se connaissaient tous. Il fut alors décidé d’inviter un formateur extérieur ayant une compétence spécifique. Sa première parole à l’assemblée fut « si ‘on’ se présentait », initiant d’autorité un tour de table.

36A posteriori, une participante a décrit l’extrême malaise qu’elle avait alors ressenti et combien la simple apostrophe « si ‘on’ se présentait », par un inconnu, l’avait perturbée. Or, présidente internationale d’une ligue centrée sur les soins de santé, elle avait participé à maints débats et colloques télévisés sans gêne apparente.

37Cet incident, parmi d’autres, illustre les aléas d’une méthodologie apparemment anodine et comment une injonction peut paraître menaçante alors même qu’on est entouré de participants connus et bienveillants. D’une façon générale les animateurs chevronnés évitent autant que possible d’aborder les mécanismes de la vie en groupe avant que le groupe ait affronté les peurs qui le travaillent.

Peurs et fantasmes en groupe restreint

Le sentiment de menace

38A fortiori, la situation d’entrée dans un groupe inconnu augmentera-t-elle le malaise ressenti. Lipiansky (1992, p. 68) a décrit le sentiment de menace au début d’un groupe de diagnostic :

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« La situation engendre un climat diffus d’anxiété et suscite chez les participants un ensemble de craintes : craintes d’être noyés dans la masse, de s’exprimer devant plusieurs personnes, d’avoir à se livrer, peur du jugement d’autrui, de l’image que l’on va donner, de la contrainte que représente la présence des autres. Ce sont ces craintes qui leur donnent l’impression que leur individualité est menacée et leur identité remise en cause. »

La fantasmatique castratrice

40Max Pagès (1974) étend le problème et met l’accent sur la notion même de groupe, fantasme ou mythe central. Il relève que la représentation des groupes, qui hante souvent les membres d’un groupe, est celle d’une entité distincte de ses membres, supérieure à eux et qui les domine. Ce groupe serait à la fois protecteur et menaçant… reprenant les fonctions d’une imago paternelle protectrice et castratrice à la fois. Cette représentation de groupe et ce type de vécu affectif… s’accompagnent parfois d’une idéologie de dévouement et de sacrifice… Les membres du groupe parlent à d’autres membres ‘au nom du groupe’, leur rappellent leurs devoirs envers le groupe…

Dévoration et morcellement

41Didier Anzieu (1981) a déchiffré dans les métaphores courantes concernant le groupe (le groupe représenté comme un « corps » dont les individus sont les « membres »), une défense contre l’angoisse de morcellement. Il a également constaté que, tant qu’un groupe n’est pas constitué selon un ordre symbolique, il fonctionne comme une sorte de foule où chacun représente pour chacun une menace de dévoration…

42Certains même ressentent de façon intense, et pas uniquement dans des groupes de diagnostic, la crainte d’être noyé, dévoré, dévalué, jusqu’à adopter des routines défensives. Toute incertitude accroissant la peur, des participants peuvent tenter de les éliminer, de sécuriser le groupe.

43L’étude des fantasmes de groupe a été réalisée par Kaës (1984) dans le cadre de groupes de formation : selon lui, toute activité formative est sous-tendue par une fantasmatique inconsciente.

Sécuriser en groupe

Les tentatives initiales de réduction des peurs

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« Dans un premier stade, le groupe s’acharne à se créer une stabilité structurelle, qui est nécessairement fragile et cela pour réduire la peur. Ces structures, apparemment solides, s’avèrent bientôt n’être que des forteresses de sable. C’est ainsi que certains groupes choisissent un chronométreur de façon à ce que personne ne puisse monopoliser le groupe, ou encore on désignera un président, ou bien on voudra que chacun parle à son tour. On suppose que de telles « lois » maintiendront l’ordre et empêcheront le chaos et les situations dangereuses. Pour d’autres, c’est l’action à tout prix qui pourra atténuer la peur, en réduisant les tensions et le bouleversement des décisions profondes. « Faisons quelque chose ! », « Il faut passer aux actes ! », « Ne perdons pas notre temps » : ces expressions, qui montrent le désir de passer à des actions concrètes, sont fréquentes au cours des premières phases de la maturation d’un groupe. Une observations approfondie montre aisément que ce besoin désespéré d’action est fondé sur la peur. »
(GIBB, op.cité, p. 225)

Les camouflages de la peur

45Nonobstant, la peur peut se prolonger dans les phases ultérieures du travail groupal. Dès lors, toute incertitude accroissant la peur, les participants vont tenter d’éliminer les incertitudes, de sécuriser le groupe par des catégorisations externes :

46Au cours des premiers stades, le groupe se réfugie parfois dans un travail forcené. Il se donne une tâche, apparemment légitime, mais qui lui sert d’alibi pour éviter des confrontations périlleuses, des conflits interpersonnels. Le groupe s’engagera dans des tâches de routine à seule fin d’éviter des relations en profondeur. Ou encore le groupe se lancera dans des conversations animées où l’on discutera le plus sérieusement du monde du temps qu’il fait. Il va sans dire que tous les mécanismes de défense peuvent entrer en jeu.

47La courtoisie et les formules de politesse peuvent être des signes avant-coureurs d’une crainte. En étant courtois, on prévient toutes représailles, on maintient l’interlocuteur à distance et l’on évite de l’affronter, ce qui risquerait de faire surgir des sentiments négatifs. De plus, la courtoisie empêche l’autre de donner un feed-back négatif, et plus généralement elle satisfait les besoins inconscients de celui qui a peur.

48Une autre réaction à la peur, est l’humour. Il est suffisamment ambigu pour camoufler un feed-back négatif. L’humour évite que les échanges deviennent trop sentimentaux, trop intimes, que les confidences ou la confrontation soient quelque peu embarrassantes ou pénibles. L’humour est un bouclier qui permet de nier que l’on ait eu la moindre intention hostile et que l’on ait pu se monter inamical. Il y a cependant lieu d’éviter que l’humour se transforme en ironie négative, susceptible de mettre en brèches l’image de soi et le besoin de reconnaissance de chacun.

Le souci de son image

49Sans aucun doute, beaucoup craignent de donner d’eux- même, en public, une image insatisfaisante.

50Perls a ainsi distingué :

  • la scène intime (scénario ou programme de vie) : où chacun « se raconte seul l’avenir » ;
  • la scène publique où la représentation est exposée aux regards : « quel air vais-je avoir quand je parle ? ».

La peur d’être méconnu

51Surtout, quelque image qu’il puisse donner, chacun a besoin d’être reconnu positivement.

52Axel Honneth a montré combien le besoin de reconnaissance agit comme condition de développement de rapports positifs à soi : chacun attend, même d’inconnus, confiance, respect, estime.

53Si, contrairement à son attente, une reconnaissance que le sujet estime méritée n’a pas lieu, il a le sentiment de subir une injustice et se sent méprisé. Ce sentiment s’accompagne d’émotions telles que la honte, la colère, la tristesse ou l’indignation.

54Grâce à l’expérience de la reconnaissance sociale, partant de l’approbation des autres, c’est-à-dire de ses partenaires dans l’interaction (et cela vaut notamment au sein d’un groupe restreint), il se reconnaît :

  • Premièrement, en sécurité émotionnelle et acquiert dès lors de la confiance en soi ;
  • Deuxièmement, responsable moralement au même titre que les autres membres de la société (ou du groupe) et il acquiert respect de soi ;
  • Troisièmement, posséder des qualités et capacités positives, et de ce fait acquiert estime de soi.

55A contrario l’expérience du mépris (ou du déni) est révélatrice de la non- reconnaissance comme d’ailleurs l’humiliation d’être re-décrit indûment. Ils sont peu nombreux ceux qui osent dépasser la peur du jugement d’autrui, et moins nombreux encore ceux qui sont en mesure d’utiliser leurs propres bêtises, gaffes, erreurs, mises en lumière par les autres, comme d’utiles éléments d’apprentissage.

56En général, les trois modèles de reconnaissance - la bienveillance, le respect mutuel, l’estime sociale -, sont les conditions intersubjectives élémentaires pour que les membres d’une société puissent mener une vie « bonne ».

57Il existe bien sûr une pluralité de modalités du rapport à soi. Aussi le sentiment de solidarité tient-il aux similitudes : la solidarité se crée par une augmentation de l’attention portée aux détails spécifiques de la douleur et de l’humiliation des personnes qui nous sont peu familières, qui ne font pas partie du champ de notre « nous ».

Les peurs collectives

Une taxinomie des peurs collectives

58Michel-Louis Rouquette s’était intéressé aux situations menaçantes et aux peurs collectives, dont il a proposé une brève taxinomie à partir des objets et des « lieux » de la peur.

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« L’index des objets de la peur d’une société donnée, à un moment donné, reste toujours ouvert. A chaque instant peut s’y ajouter une nouveauté surgie de l’histoire, la figure imprévue d’un péril inconnu : ennemis jusqu’alors insoupçonnés, maladies incontrôlables venues d’ailleurs ou apparues sans explication… catastrophes attribuables à des entreprises perverses, effets inattendus et indésirables de décisions qui étaient autrement pétries de bonnes intentions.
En revanche on peut raisonnablement supposer que les catégories générales que relèvent ces entrées sont en nombre à peu près fixe et que ce nombre de surcroît n’est pas très grand. C’est du moins ce qu’inspire, par nature, la perspective taxinomique. Des maladies nouvelles apparaissent. Des conflits inattendus éclatent. Mais la mémoire collective nous transmet… une expérience immémoriale de la maladie et de la guerre. Les cauchemars presque oubliés sont relayés par des figures du présent… nous craignons toujours pour notre sécurité, notre intégrité ou notre vie… Un objet de peur collective a donc toujours une forme d’ « ancienneté » du fait de son appartenance catégorielle. Ceci rend disponibles… des schémas légendaires, des répertoires de réponses… Le rapprochement du sida ou de la syphilis par exemple, au début de l’épidémie, ou l’assimilation d’une crise purement locale à la logique d’une guerre continentale, témoignent clairement dans ce sens ».
(Rouquette, 2007, p.20)

60Par ailleurs, l’auteur estime inutile de fabriquer de nouvelles catégories et préfère rendre les anciennes plus lâches … pour leur permettre d’absorber la nouveauté. Il fait appel au mécanisme dit des « schèmes étranges » … structure formelle de raisonnement (Rouquette et Guimelli, 1995) qui consiste à justifier l’exception… vue comme transitoire, c’est-à-dire au fond remédiable ou susceptible d’être dépassée.

61Les objets sont répertoriés en fonction de leur origine : A. humain intentionnel ; B. intentionnel non-humain ; C. humain non-intentionnel ; D. non intentionnel non-humain.

62Exemple cité : la raison d’une famine a pu être attribuée : A. aux affameurs du peuple ; B. au châtiment de Dieu ; C. à l’incurie du gouvernement, qui n’a pas prévu de stocks ; D. aux mauvaises récoltes après intempéries.

63Quant aux lieux de la peur, l’environnement est à la fois le décor et le prétexte. Il faut distinguer le lieu par nature du lieu par occasion : dans la mythologie religieuse, l’enfer est le lieu imaginaire du châtiment des fautes, n’ayant pas d’autre fonction. La peur est permanente. Par contre la forêt n’est qu’un lieu occasionnel pour rencontrer le loup dont on a peur.

64Il existe aussi des lieux par inspiration, qui inspirent la peur par exemple les « lieux du crime » ou les cimetières. Par contre les lieux par destination sont aménagés dans un but particulier, comme le « couloir de la mort » dans l’administration pénitentiaire américaine.

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« Le croisement des différents objets de peur et des différents lieux de peur est susceptible de fournir une carte de l’imaginaire et de l’événementialité (en tant que cette dernière est construite) dans une société donnée. »
(Rouquette, 2007, p.28)

Peur et risque

66Bien que « la notion de peur tient un rôle prépondérant dans la conscience collective du XXIe siècle » (Delouvée, Rateau, p.7), la peur n’est que rarement considérée, dans les travaux académiques, comme un phénomène sociologique global. Dans la littérature consacrée au risque, elle est souvent appréhendée comme une sorte d’arrière-plan. Pour les théoriciens du risque … celui-ci apparaît comme le point de jonction de la peur, de l’anxiété et de l’incertitude. Pourtant la peur serait (Elias 1982) l’un des mécanismes au travers desquels les structures de la société sont transmises aux fonctions psychologiques individuelles.

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« Les peurs collectives seraient-elles la transformation ou l’expansion de phobies individuelles plus ou moins identiques ou, au contraire, des effrois individuels particuliers ne seraient-ils que l’internalisation et l’actualisation différenciées de peurs collectives ? » (…) Quand les enfants expriment leur angoisse, « les symboles qui expriment et meublent le « pays de la peur » sont tous soit de caractère cosmique (cataclysmes), soit tirés du bestiaire (loups, dragons, chouettes, etc.), soit empruntés à l’arsenal des objets maléfiques (instruments de supplice, cercueils, cimetières), soit issus de l’univers des êtres agressifs (tortionnaires, diables, spectres). »
(Delouvée, Rateau, p 10)

Émotions collectives

68On peut s’interroger sur la nature des émotions ressenties du fait de nos appartenances sociales… lorsque les valeurs de notre groupe social nous semblent menacées. Les peurs collectives peuvent-elles influencer notre façon de penser et de nous positionner par rapport aux questions de société ?

69Krauth-Gruber, Bonnet, Drozda-Senkowska dans leur article « Menaces et peurs collectives : apeurés, restons-nous des citoyens éclairés ? » estiment (p.152) :

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« Le caractère groupal ou collectif des émotions peut être considéré de deux manières : soit en tant qu’ « émotions de groupe » partagées par les membres d’un groupe, soit en tant qu’ « émotions au nom de son groupe » lorsque l’individu n’est pas personnellement exposé à l’événement chargé émotionnellement »

Peur ou anxiété ?

71La peur est, selon Ekman (1994), une émotion de base à caractère aversif, induite par une situation perçue comme menaçante pour l’individu, ce qui peut être le cas lorsque nous nous identifions au groupe qui ressent l’émotion collective.

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« La peur est une réponse à une menace ou un danger qui est immédiat et identifiable, c’est-à-dire défini dans le temps et dans l’espace. Elle se distingue ainsi de l’anxiété ou de l’angoisse dont la source est non clairement identifiable (Ohman, 2008) … Riesler (1944) parle plutôt de peur définie versus peur indéfinie. Selon cet auteur l’individu vit dans un environnement structuré, il possède des schémas (un système de règles et de principes qui structurent le monde) qui lui permettent d’anticiper ce qui peut arriver (l’ordre du possible) sans pourtant savoir ce qui va réellement se passer. Ces schémas circonscrivent la peur et guident l’action. ».
(Krauth-Gruber, Bonnot, Drozda-Senkowska, p. 154)

Terreur et peur existentielle

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« La théorie de la gestion de la terreur (Solomon et coll. 1991) postule que la peur existentielle induite par la conscience de l’inévitabilité de la mort peut être gérée par l’adhésion aux valeurs et traditions de son groupe … Le groupe, par sa permanence dans le temps, a une sorte d’effet-tampon face à l’anxiété et aide l’individu à gérer l’idée de sa propre mort. (…)
Si l’avenir du groupe et « l’immortalité » qu’il procure sont menacés, les individus ressentiront de la peur collective autant qu’ils ressentiront la peur individuelle face à leur propre mort … Deux types de menaces sous-jacentes à la peur collective … : une menace qui vise le caractère distinctif du groupe et une menace qui vise l’existence même du groupe (…)
La menace de perdre sa spécificité provient souvent d’un exo-groupe dominant perçu comme capable, par son statut, son pouvoir, sa taille, d’imposer ses valeurs, sa langue et son modèle économique, politique et social »
(ibid. p.156)

74Cette inquiétude est particulièrement présente chez les groupes minoritaires ou qui craignent de devenir minoritaires.

Peur, crise et rumeurs

Pensée sociale, pensée quotidienne

75La « pensée sociale » caractérise la pensée naturelle de la gestion quotidienne en ce sens qu’elle « prend pour objets privilégiés les « autres », les relations entre les individus, les thèmes et les croyances du domaine collectif. » (Rouquette, 1975, p. 298).

76On la trouve, sans qu’on leur prête attention, dans les conversations quotidiennes interindividuelles, institutionnelles, médiatiques. Les processus de pensée sont déterminés par l’incidence de facteurs sociaux. On les retrouve dans les théories naïves souvent implicites de la personnalité, dans la pensée magique et les superstitions, les passions des foules, les rumeurs et légendes urbaines, la mémoire collective.

Le cas du supervirus

77En septembre 2011, la création d’un nouveau virus suite à une mutation d’une souche de grippe aviaire défraya la chronique. La presse parlait d’un micro-organisme hautement contagieux et mortel : transmissible de l’animal à l’homme, il pourrait décimer une partie de l’humanité …

78La rumeur s’étend :

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« Le ton est alarmiste, le virus réifié. On ressasse quasi systématiquement, dans ces articles, les termes « arme biologique », « bioterrorisme », « pandémie », « menace » L’information est relayée par les médias classiques tout d’abord (presse écrite, journaux télévisés), puis se propage de manière plus informelle, moins contrôlée, sur le cyberespace (blogs, réseaux sociaux, sites non officiels), constituant temporairement un véritable vivier de rumeurs ou fonctionnant comme tel et devenant, par là même, un objet d’étude des mécanismes de sa propagation »
(Pacotte, Delouvée et Rateau, p. 119)

La crise, foyer de peurs collectives

80Le contexte le plus favorable à l’émergence et à la diffusion des rumeurs est le contexte de crise.

81Etymologiquement, crise vient du latin médiéval crisis (manifestation grave d’une maladie), terme issu du grec qui renvoie à trois acceptions : moment de décision, moment de vérité, et accélération d’un dysfonctionnement vers la mort ou la guérison.

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« Plus généralement, le terme crise est aujourd’hui employé pour désigner un événement social ou personnel qui se caractérise par un paroxysme des souffrances, des contradictions ou des incertitudes, susceptible de produire des explosions de violence ou de révolte. La crise est une rupture d’équilibre (…) »
(ibid. p. 120)

83La crise est donc un événement social perturbateur dans le cours de la vie des individus auquel vient s’ajouter un effet de surprise … un processus violent … générateur de toutes sortes d’incertitudes et de questionnements, source de rumeurs.

84

« Le contexte de crise constitue, par l’incertitude et l’anxiété qui le caractérisent un foyer de peurs collectives. Mais celles-ci vont rarement être directement formulées dans un langage intellectuel et abstrait, mais plutôt sur un mode symbolique caractéristique des rumeurs, qui jouent davantage le rôle de signifiant que de signifié. Or, ce mode d’expression des peurs collectives mobilise et réactive la plupart du temps, des motifs symboliques anciens, déjà présents dans l’histoire ou dans la mémoire collective … qu’a connue l’histoire humaine … »
(ibid. p. 122)

La peur des épidémies

85L’humanité a été régulièrement confrontée à des épidémies virales de grande envergure … Peste, choléra, variole, tuberculose, lèpre ou typhus … ont frappé les sociétés de manière constante et ont laissé des cicatrices vivantes dans les mémoires collectives.

86

« Ces épidémies … ont longuement été ouvertement considérées comme un fléau divin, une sanction prise contre l’homme pour le punir de ses fautes. Cette conception de la maladie-punition s’inscrit directement dans les phénomènes d’expression de la pensée sociale car elle relève directement du processus de théorisation naïve. »
(ibid., p. 122)

87

« Confrontant la mort (la sienne et celle des autres) l’individu et le groupe dont il se fait l’émissaire, attribuent une cause d’origine divine, intangible, à une épidémie de peste. Ils expriment ainsi une peur viscérale de l’inconnu de « l’étrange et du non-familier »
(Jodelet, 1989, p.19)

88

Dans la culture européenne sont prégnantes des croyances liant péché, punition et maladie, la souffrance étant perçue comme une voie de rédemption pour le pécheur expiant.
(Markova 2000)

89

« Le XXe siècle a été marqué par trois pandémies dévastatrices : la grippe espagnole de 1918, responsable de la mort de presque cent millions d’individus en à peine un an ; la grippe asiatique de 1956, qui fit entre un et quatre millions de morts en deux ans ; la grippe de Hong Kong de 1968 qui causa deux millions de morts en un an. Ces épidémies de grippe sont encore très présentes dans l’esprit de nos contemporains. : certains d’entre eux, ou leurs proches, ont pu être directement concernés ».
(Pacotte, Delouvée et Rateau, p. 123-124)

Psychoses collectives et thémata

90

« Ces épisodes de morts collectives qui désorganisent le tissu social imprègnent toujours l’âme des sociétés, des individus qui les composent, engendrant traumatismes et peurs collectives qui se manifestent parfois dans l’expression de la pensée sociale »
(ibid. p. 135)

91Face à un événement nouveau … l’individu réagit en incluant dans ses schémas les angoisses véhiculées par des situations passées. (…) Certains invariants sociocognitifs de ces situations ont été objectivés et ancrés dans les représentations sociales ; en ce cas, lorsqu’elles se présentent à nouveau, revient la crainte d’une nouvelle hécatombe… C’est ainsi que se propagent les « psychoses collectives » … Ainsi intériorisés, les épisodes épidémiques se transforment en crise sociale.

92Celle-ci devient un thémata, au sens où l’entend Moscovici (1992), c’est-à-dire une catégorie primitive partagée culturellement et qui se transmet, via la mémoire collective, survivant aux générations dans des contextes sociaux et historiques spécifiques.

Les peurs de l’environnement

93En plus des peurs dues à des éléments « naturels » de notre environnement (telle la peur de l’orage et des inondations subséquentes, voire des tsunamis), et la peur de certains animaux (reptiles, insectes, félins, etc.), ce sont les peurs d’une dégradation de l’environnement qui font actuellement débat.

94Il en est ainsi de celle relative aux usages de certaines technologies (ondes électromagnétiques, énergie nucléaire, organismes génétiquement modifiés, etc. Il en est de même de la peur des conséquences sanitaires de certaines pratiques alimentaires ou médicales (encéphalite bovine, sang contaminé).

95S’y ajoute une peur globale quant à l’avenir même de la Terre.

96En effet les activités humaines influencent de façon hautement dommageable le climat dans l’ensemble du globe. Via les rejets de gaz à effet de serre, elles contribuent au réchauffement global. Les pessimistes prévoyant une augmentation de 4,8° durant le prochain siècle, la majorité des experts estime hautement probable un réchauffement de plus de 1,5° d’ici à 2100.

97

« Dans ses rapports précédents, le GIEC évoquait déjà comme conséquences probables du réchauffement : l’augmentation du nombre de personnes exposées à des épisodes de stress hydrique du fait des sécheresses, l’accélération de la disparition des espèces, la baisse de productivité des cultures céréalières pour les basses altitudes ou encore l’exposition annuelle de personnes aux inondations dans les zones côtières… état de dommages pouvant équivaloir à 20% des richesses produites annuellement. »
(Denis, 2014, p.75)

98S’y conjuguent les effets de la croissance démographique et notamment de l’allongement de l’espérance de vie, des progrès des médecines préventive et curative, de l’évolution des modes de production d’une part, des pratiques de consommation d’autre part, etc. L’ensemble conduit à considérer que la planète est entrée dans une nouvelle ère historique, dont la spécificité serait que l’humanité y est à présent devenue le principal secteur de transformation de la biosphère.

Les peurs sociétales

Les peurs de l’insécurité

99Au sein d’une société « globale » certaines peurs sont partagées par des parts fort importantes de la population. Elles concernent l’insécurité sociétale dans son ensemble.

100D’une part, les peurs de la délinquance quotidienne :

101La peur du délinquant ne s’applique guère au criminel en col blanc, au fraudeur fiscal, au patron embauchant des étrangers en situation illégale, à celui qui complète ses ressources par un petit travail « au noir », au conducteur roulant à 130 km heure en zone urbaine. Elle s’applique en fait à la petite délinquance quotidienne interpersonnelle, limitée aux vols de peu d’ampleur, car jacking, agression physique, harcèlement en rue, voire hold up, etc.

102Au niveau de la construction sociale de la peur, constatons que la représentation de l’individu susceptible d’un tel comportement prend le plus souvent la forme d’un homme jeune, de niveau économique faible, d’origine apparemment étrangère.

103D’autre part, les peurs à l’égard des mesures qui, combinées, aboutiraient au démantèlement, voire à la destruction, du système actuel de la sécurité sociale.

104Ceci concerne l’inquiétude quant aux intentions de la politique néolibérale relatives aux conséquences sociales des fluctuations économiques :

  • modification des modalités d’obtention du chômage ; suppression de l’indexation des salaires ; diminution des allocations familiales ; délocalisation des entreprises entraînant des suppressions d’emplois ; désinvestissement quant à l’infrastructure hospitalière ; augmentation des coûts médicaux et pharmaceutiques ; allongement de la durée de travail actif ; report de l’âge de la pension, modification de ses conditions d’obtention et diminution du niveau de rémunération ;
  • restriction des modalités d’action et diminution de l’impact des organisations syndicales ; etc. …

105À la peur exprimée, se conjugue celle à l’égard du pouvoir anonyme des financièrement puissants, comme d’ailleurs celle de l’impuissance relative des autorités politiques vis-à-vis des multinationales. De surcroît, l’imaginaire collectif se nourrit du souvenir de la misère lors d’époques antérieures, pas tellement éloignées d’ailleurs.

106Nos interlocuteurs à l’origine du présent travail s’interrogeaient, à propos de la peur souvent citée : « se retrouver sans emploi », sur le fait de savoir à quels moments/dans quelles situations on se sent sans reconnaissance d’existence, quand cesse-t-on de se sentir « entiers » ?

Les phobies sociétales

107Le périodique La Revue Nouvelle de mars 2014 a consacré un dossier au thème : Une société au bord de la phobie.

108

« Le substantif « phobie » s’accole à présent à toute une série de formes de rejet de l’autre. A l’acception plus ancienne de « peur de l’étranger » désignée par le vocable « xénophobie » s’ajoutent désormais l’ « homophobie » se référant à un rejet des homosexuels ou encore l’ « islamophobie » ou rejet des musulmans. »
(Sanchez et Licata, 2014, p. 68)

109Les phobies sociétales (xénophobie, homophobie, islamophobie) manifestant un rejet (des étrangers, des homosexuels, des musulmans) rendent de ce fait problématique une communication authentique avec ceux-ci.

110Ces deux figures de peur, bien que n’atteignant qu’une partie de la population, hantent certains discours publics. On peut se demander à leur propos quels sont réellement ceux qui nous menacent et en quoi sont-ils menaçants ?

111En ce qui concerne l’ « islamophobie »

112

« L’ « Arabe » a donc largement fait place au « musulman ». Celui-ci n’est pas étranger puisqu’il est bien souvent un national, parfois un converti. Il n’en demeure pas moins que les catégories de « musulman », « allochtone », « issu de l’immigration » ou « d’origine étrangère » se recouvrent largement. Bien entendu l’assimilation du terrorisme à l’islamisme radical a grandement aidé à l’instauration du musulman comme figure collective de danger. Au-delà, divers comportements sont dénoncés, allant du port du voile par des femmes de confession musulmane à la revendication de disposer de viande halal dans certaines cantines collectives, en passant par les mariages forcés, la revendication de construction de lieux de culte, le refus de serrer la main de personnes de l’autre sexe, voire de se faire maquiller par elles avant de passer à la télévision, ou encore, la circoncision. »
(Mincke et Maes, p.43)

113

« L’islamophobie n’est pas simplement une transposition du racisme anti-arabe, anti-maghrébin (…) elle est aussi religiophobie, Certes, elle peut se combiner avec des formes de xénophobie plus traditionnelles, mais elle se déploie de manière autonome (Geisser, 2003). L’augmentation de l’islamophobie en Belgique s’inscrit dans une double dialectique. C’est, en effet, au moment où l’immigré devient citoyen en acquérant la nationalité que la religion va servir à réintroduire de la distance sociale. C’est également au moment où les descendants des immigrés réclament, sur la base de leur citoyenneté, l’égalité des droits en matière religieuse que l’hostilité envers (…) la religion de l’autre (…) procède à une nouvelle mise en altérité de ces groupe… Le « Nous » progressif et normatif s’oppose alors à un nouveau « Eux » essentialisés comme barbares …, profondément inégalitaires (lors des débats relatifs au voile lorsqu’il est appréhendé comme un signe d’oppression et de soumission de la femme musulmane), et violant les normes de « notre » société (en ne respectant pas la séparation des sphères privées et publiques).
(Torrekens, p. 61)

114L’image négative de l’islam et des musulmans dans les media a été facilitée par la montée d’un certain radicalisme religieux. Les média se sont emballés lors de déclarations ubuesques de conseillers communaux de la liste Islam, sur l’instauration de la charia en Belgique. Et bien sûr l’utilisation effective par des groupes extrémistes du « jihad », défini comme guerre sainte et censé faire partie de l’éthique musulmane, n’est pas de nature à dénouer les malentendus.

115Il n’empêche que l’utilisation du concept flou d’islamophobie s’inscrit dans des « mécanismes de légitimisation/délégitimisation » de nouveaux « acteurs » de la scène politique et médiatique,… équivalent à une sorte de « disciplinarisation » de groupes sociaux désignés comme déviants en vue de les amener à intégrer l’ordre social existant !

116En ce qui concerne l’homophobie

117L’homosexuel n’est plus dénoncé uniquement comme un déviant, un dépravé ou un dangereux contestataire. Il n’existe pas de craintes à son égard tant qu’il reste discret. Par contre si, en tant que groupe affiché (le lobby gay), il revendique certains droits (au premier rang desquels le mariage et l’adoption), ces actes à portée collective lui sont reprochés.

118Au cours des violents débats tenus en France autour du mariage de personnes du même sexe, on a crié que lesbiennes et gays mettaient en péril la reproductivité de l’espèce humaine, qu’ils allaient démoraliser la jeunesse et perturber le développement des enfants du fait de l’indispensable nécessité d’un père et d’une mère., qu’ils allaient déstabiliser la société en détruisant la famille, sa « cellule fondamentale ».

119Les discours tenus semblaient parfois relever d’une paranoïa collective tant ils étaient essentiellement axés sur la peur. Les fanatiques défenseurs de la famille « avec un papa se comportant comme un papa et une maman se comportant comme une maman » semblaient entièrement oublier dans leur discours les innombrables familles monoparentales.

120L’ordre moral et familial serait, selon eux, menacé par les homosexuels. Il est vrai que ces détracteurs se trouvent être souvent des nostalgiques d’une stricte distinction des rôles de genre !

121D’une manière générale, ce qui est craint, par l’affaiblissement des normes (pénales, orales et sociales) c’est un « effondrement civilisationnel », la fin du monde ou plutôt la fin d’un certain monde. L’homosexuel joue ici un rôle de bouc émissaire…

La peur, bonne conseillère

122C’est à bon droit que Benjamin Denis module son article sur les peurs environnementales par le sous-titre : « Qui vit sans phobie n’est pas si sage qu’il croit ».

123

« La peur est-elle toujours mauvaise conseillère ? La peur invite-t-elle nécessairement à la traque des boucs émissaires, à l’exclusion, à la recherche de l’ordre et de la sécurité, à l’exaltation des velléités identitaires, à la volonté de restauration d’un passé mystifié ? La peur ne peut-elle déclencher de saines prises de conscience ? La peur ne peut-elle pas être l’amorce d’un salutaire exercice de réflexion collective ? La peur peut s’avérer être autre chose qu’un marchepied vers la régression. La peur peut être sous certaines conditions un vecteur de politisation et de réflexivité démocratique particulièrement efficaces. »
(Denis, p.74)

124Il n’y a rien d’irrationnel à se préoccuper de pallier aux catastrophes environnementales annoncées, alors qu’elles rapprochent l’humanité d’une destruction planétaire.

125De même, quand l’insécurité envahit les réseaux sociaux et ébranle les pratiques politiques, et que le danger émerge des figures de la peur -situations, individus, groupes-, la crainte apparaît légitime et à encourager. Notamment, prudence étant mère de sûreté, il y a lieu de prendre des mesures face à la délinquance des rues, aux risques d’attentats, aux fraudes.

126Certes, la peur est généralement condamnable mais elle peut être parfois encouragée, en ce qu’elle induira les réformes nécessaires. A ce titre, il ne faut pas avoir peur « face au changement ». Il deviendra particulièrement nécessaire de réhabiliter le rôle de l’Etat dans la préservation du contrat social : la peur peut alors se constituer en outil de réappropriation citoyenne dans les décisions à prendre sur l’avenir sociétal.

127Les tenants de l’idéologie « néo-libérale », qui veulent la mort de l’Etat Providence, ne prônent-ils pas la lutte concurrentielle comme ferment même de la vitalité d’une société ? Ne se revendiquent-ils pas souvent d’un discours, niant toute solidarité, du type :

128

« L’homme digne de ce nom » doit mépriser le danger, travailler sans filet, prendre des risques. La sécurité sociale, les droits acquis, la stabilité, (…) les normes, les restrictions à la liberté de faire tout et n’importe quoi sont présentées comme autant de contraintes inadmissibles, comme autant de coins enfoncé dans la dignité humaine et promettant les individus à l’assistanat, la perte d’autonomie et un esclavage injustifiable. »
(Mincke, p. 46)

129Ne faut-il pas alors s’interroger sur l’obsession sécuritaire des partisans d’une idéologie qui prétend vouloir éloigner autant que possible les étrangers, susceptibles d’être causes de trouble, alors qu’ils sont eux-mêmes habités d’un tel désir d’insécurité ?

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : du groupe, peur de l’autre, environnementales, peurs collectives, sociétales, peurs ’tranquilles’

Mise en ligne 02/02/2016

https://doi.org/10.3917/cips.108.0719

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