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Article de revue

« Fonctions », « pôles », « dimensions » dans les groupes restreints : une mise au point

Pages 99 à 110

Notes

  • [1]
    L’ouvrage en français le plus récent où ce point de vue est développé est celui de Blake R.R., Mouton J.S. et Allen R.L., Culture d’équipe, Team building, La grille des équipes gagnantes, Paris, Ed. d’Organisation, 1988.
  • [2]
    Pour les versions successives de la grille de Baies, je me permets de renvoyer à mon article: « Indications méthodologiques sur l’observation des communications et des rôles dans les groupes », Cahiers de psychologie sociale, 1984, n°23, 7-14; pour la grille de Benne et Sheats, voir par exemple Anzieu D, et Martin J.Y., La dynamique des groupes restreints, Paris, P.U,F., 7e éd » 1982, pp, 276, 370-372.
  • [3]
    C’est l’époque où la dynamique des groupes a pris son essor en France, Guy Palmade a d’abord avancé ses considérations sur les réunions dans des documents à usage interne de l‘Electricité de France - Gaz de France, puis les a publiées dans le numéro spécial « Psychologie industrielle » de la revue Hommes et techniques (1959, n° 169) et dans le numéro spécial « Psychologie sociale Ill : groupes » du Bulletin de psychologie 1959, 12 (6-9), 347-351. Les citations sont extraites de ce dernier article, « Conceptualisation et étude dans le domaine des réunions ».
  • [4]
    Thines G., et Lempereur A., Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, Ed, Universitaires, 1975, p, 400.
  • [5]
    Au sens de maintenir en équilibre, d’assurer le fonctionnement correct d’un système complexe. Dans le Bulletin de psychologie, le terme n’est substitué à « conduite » qu’en tête du tableau des discussions de groupe.
  • [6]
    Saint-Arnaud Y., « Les fonctions d’animation », dans Les petits groupes, Participation et communication, Montréal, Presses universitaires et Editions du CIM, 1978, pp, 123-130.
  • [7]
    Bion a publié ses travaux sur les groupes entre 1948 et 1951 dans les volumes 1 à IV de Human Relations; il est revenu sur le sujet dans « Groups Dynamics: A Re-view », lnternational Journal of Psychoanalysis. 1952, 33 (2), 235-247; par la suite, il s’est consacré à la psychanalyse individuelle, avec un intérêt particulier pour la psychose, Ses contributions à l’étude des groupes ont été traduites en français sous le titre Recherches sur les petits groupes; je cite d’ après la deuxième édition: Paris, PUP, 1972 (Coll, « Bibliothèque de psychanalyse »).
  • [8]
    Traduction de basic assumptions, préférable à celle, utilisée dans la traduction mentionnée dans la note précédente, d’« hypothèse de base », le terme hypothèse (hypothesis) ayant d’autres emplois chez Bion et connotant un raisonnement, qui relève du processus secondaire. Cf. Grinberg L. Sor D. et Tabak de Bianchedi E., Introduction aux idées psychanalytiques de Bion, Paris, Dunod, 1976 (Coll, « Psychismes »), p. 8, n°4.
  • [9]
    Denis Brown a émis récemment l’opinion que si Bion retrouvait régulièrement les présupposés de base dans ses groupes analytiques, cela était dû aux conditions dans lesquelles il opérait et à son style d’animation caractérisé par la distance et la provocation de frustrations. Ils se manifesteraient rarement aujourd’hui dans des groupes de thérapie conduits de façon moins froide, mais seraient courants dans des situations hostiles à un dialogue libre et ouvert, telles que les comités formels ou des organisations et associations à structure rigide (Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 1986, n° 5-6, p. 80). Bion a écrit lui-même qu’il serait « absurde et extravagant » de prétendre que les présupposés de base « sont des explications fondamentales » du comportement du groupe (p. 113). Je pense pour ma part que les progrès de la recherche clinique sur les groupes rendent, en effet, inutile le recours à des notions qui n’ont constitué qu’une étape dans la pensée psychanalytique de Bion, mais qu’en revanche, la situation paradoxale que constitue le groupe pour les Occidentaux, membres d’une culture où l’individu est la valeur suprême, situation si vivement ressentie par Bion, est bien le ressort fondamental du processus groupal inconscient et des phénomènes de groupe.
  • [10]
    Freud S., RésuItats, idées, problèmes. l, 1896-1920, Paris, PUF, 1984, pp. 135-143. 11. Siegmund Heinrich Fuchs, Juif allemand originaire de Karlsruhe, émigra en Grande-Bretagne. Naturalisé, il anglicisa son patronyme et se fit connaître sous le nom de S. H. Foulkes ; ses intimes l’appelaient Michael. Cf. Foulkes E., « S. H. Foulkes, une brève biographie », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 1987, n° 7-8,135-145.
  • [11]
    Foulkes S. H., Therapeutic group analysis, London, George Allen & Unwin, 1964; traduction française: Psychothérapie et analyse de groupe, Paris, Payot, 1970 (Bibliothèque scientifique, collection « Sciences de l’homme »).
  • [12]
    Anzieu D. Le groupe et l’inconscient. L’ imaginaire groupal, nouvelle édition, Paris, Dunod, 1981 (Collection « Psychisme »), p. 180.

1Même en dehors du cercle, somme toute assez étroit, de celles et ceux qui maîtrisent réellement les théories et les pratiques de la dynamique des groupes restreints, c’est devenu un lieu commun d’affirmer que le conducteur d’une réunion, l’animateur d’une équipe de travail doit exercer des « fonctions de facilitation et de régulation ». Reste que ma pratique d’enseignant et de formateur m’amène souvent à devoir dissiper des confusions qui persistent à ce sujet, et que mes lectures m’obligent à constater que les mêmes actes d’animation sont classés différemment d’un manuel à l’autre.

2Dans un modèle physicaliste où un groupe est assimilé à un système fermé pourvu d’une « énergie utilisable », la fonction de production est censée correspondre à la consommation d’une partie de cette énergie, baptisée de même, tandis que les fonctions de facilitation et de régulation seraient assurées aux dépens du reste, qualifié d’ « énergie d’entretien ». Mais la célèbre managerial grid de Blake et Mouton [1] présente comme axes de référence le souci de la production et le souci des relations; de même, des auteurs de grilles d’observation bien connues, comme Robert Bales ou Kenneth Benne et Paul Sheats [2], regroupent les comportements de production et de facilitation dans l’ « aire de la tâche » ou dans les « rôles centrés sur la tâche », les comportements de régulation dans l’ « aire socioaffective » ou dans les « rôles de maintien de la cohésion »: les deux premières fonctions concernent les pensées et les actes rationnels, la troisième découle de l’intervention de l’affectivité et de l’imaginaire. C’est cette bipartition que l’on trouve chez les psychanalystes de groupe, qui partent plus ou moins explicitement de l’opposition freudienne entre « processus secondaire » et « processus primaire ».

3Dans ce qui suit, je m’efforcerai tout d’abord de repréciser la tripartition des fonctions en remontant à ses origines; je la mettrai ensuite en rapport avec les bipartitions proposées par les psychanalystes de groupe.

1 – La tripartition des fonctions

4Selon toute apparence, c’est Guy Palmade qui a introduit le premier, dans les années cinquante [3], la terminologie qui a fait florès dans tous les manuels.

5Il déclare adopter une « approche fonctionnaliste » des réunions discussions dans les entreprises. L’épithète a plus d’une acception dans les sciences humaines ; dans le contexte, la définition suivante s’indique sans doute:

6En psychologie industrielle et sociale, une fonction se définit comme un ensemble d’actes groupés sur la base d’une caractéristique commune extrinsèque, contribuant à la transformation d’éléments du milieu, et dont le produit concourt, avec celui d’autres fonctions, à l’atteinte d’un objectif plus général, qui est celui du groupe qui réunit les fonctions et les exécutants [4].

7Guy Palmade distingue donc « trois dimensions fonctionnelles d’existence des réunions dans le groupe de travail :

8

— une fonction de communication, — une fonction de traitement de l’information, — une fonction de conduite ».
(p. 347)

9« Communication » renvoie à l’échange verbal qui entre dans la définition même de la réunion discussion ; « traitement de l’information », dans l’exemple toujours privilégié par l’auteur de la résolution d’un problème, correspond aux actions orientées vers la solution ; « conduite » recouvre, d’un côté, les manières d’agir, de se comporter des participants et du groupe considéré comme un tout, de l’autre la « caractérisation », terme qui désigne la façon dont s’organise la manière de percevoir et de ressentir autrui.

10Notons que, d’emblée, la première fonction se rapporte étroitement au but de l’activité (considération que nous retrouverons chez les psychanalystes), tandis que la troisième correspond aux comportements individuels et groupaux et aux relations entre les participants. Dans Hommes et techniques, la « fonction de conduite », rebaptisée « régulation » [5], recouvre d’ailleurs explicitement « toutes les activités qui ont pour effet de créer les conditions psychologiques nécessaires à une bonne facilitation et à une bonne production ».

11Toujours dans l’exemple d’un problème à résoudre, les trois fonctions trouvent dès lors leur caractérisation et leur nom définitifs.

  • La fonction de production correspond au fait que l’on doit trouver une ou des solutions ou des éléments de solution ( … ) il s’agira plus précisément de trouver une stratégie optimale dans la façon de diminuer les intervalles qui séparent de la solution.
  • La fonction de facilitation correspond à tout ce qui doit être réalisé pour permettre à la fonction de production d’être remplie le mieux possible. À l’intérieur de cette fonction de facilitation, on peut distinguer un certain nombre de sous fonctions composantes. À savoir : obtenir un but, une fonction dominante, une méthode et un plan de travail ; maintenir le groupe à l’intérieur, le maintenir sur le problème, obtenir une intervention active de tous les participants; faire prendre conscience des progrès accomplis, tirer les conclusions intermédiaires, éviter ainsi les discussions oscillantes ou cycliques (utilisation du tableau) ; lorsque le groupe n’avance plus, lorsqu’il est « coincé », trouver de nouveaux modes d’approches, de nouvelles perspectives, une nouvelle méthode pour sortir de cette difficulté.
  • La fonction de régulation consiste à réaliser dans le groupe les conduites qui, par les effets d’induction qu’elles produiront, induiront justement la conduite que l’on cherche à réaliser étant donné le but qu’on s’est fixé : trouver une solution au problème posé (pp. 350-351).
Parti de l’analyse des résolutions de problème, l’auteur va, pour finir, jusqu’à étendre sa classification aux discussions à but thérapeutique, la production visant alors à « obtenir une amélioration de l’état mental des participants ». L’usage s’est toutefois établi de ne parler en termes de fonctions qu’à propos des groupes de tâche. On sait qu’on en est arrivé aussi à condamner comme inefficaces les réunions discussions « conversationnelles » où les fonctions sont remplies par tout le monde … ou personne et à privilégier les réunions discussions « coordonnées », où l’animateur, abandonnant la fonction de production aux participants, se spécialise dans la facilitation et la régulation.

12On fait parfois correspondre des « niveaux » aux fonctions : celui de la tâche à la production, celui de la procédure à la facilitation, celui du processus à la régulation ; cela ne me paraît pas très utile.

13Retenons plutôt qu’à la production se rattache tout ce qui consiste directement à exécuter la tâche du groupe ; que la facilitation comprend la mise en œuvre des moyens rationnels pour atteindre ce but en adoptant une démarche, une manière de procéder qui assure la mise en commun la plus appropriée des ressources intellectuelles des participants, évite ou résout les difficultés qui surgiraient à ce niveau ; que la régulation concerne les relations entre les participants, tend à maintenir le groupe uni dans un climat serein et réaliste, évite ou résout les difficultés d’ordre émotionnel, qu’il s’agisse de tensions, de conflits ou d’une tendance à faire passer le plaisir d’être ensemble avant le souci d’aboutir.

14Ainsi, « inciter autrui à s’exprimer » relève de la fonction de facilitation : il s’agit d’obtenir le concours de tous au travail commun; en revanche, « aider autrui à s’exprimer » relève de la fonction de régulation : il s’agit de lui permettre de surmonter le doute de soi, la crainte d’être perçu comme envahissant, intrusif, agressif ou moins compétent que les autres. Il peut évidemment arriver qu’une même intervention ait une action à la fois facilitatrice et régulatrice.

15Yves Saint-Amaud [6] a proposé de distinguer, dans la facilitation, les comportements qui visent à organiser les activités de ceux qui cherchent à clarifier les échanges. On peut ainsi aboutir à une liste telle que celle qui suit, où j’ai tendu à inclure tous les comportements ordinairement cités par les auteurs, comme ceux que j’ai pu relever dans ma propre pratique; bien évidemment, l’énumération reste avant tout exemplative.

Facilitation

Organisation

16Aider à définir des buts ou des problèmes.

17Veiller à ce que chacun puisse suivre la discussion.

18Ramener au sujet en cas de digression prolongée.

19Proposer des orientations.

20Suggérer des manières de procéder, un plan de travail.

21Garantir le maintien de l’horaire convenu.

22Inciter à user d’un tableau ou d’autres auxiliaires audio-visuels.

23Pousser à explorer des voies nouvelles.

24Susciter l’apport d’informations ou d’opinions supplémentaires.

25Evaluer le chemin parcouru par rapport au but final.

26Prendre des notes, proposer un schéma, établir un compte rendu.

27Rappeler des éléments d’information, des décisions antérieures.

28Répartir la parole.

29Susciter la participation des silencieux.

30Réfréner la participation des bavards.

Clarification

31Faire définir des termes employés.

32Demander une précision, une explication, un exemple concret.

33Faire expliciter le sens d’une question, les motifs d’accord ou de désaccord.

34S’assurer que chacun saisit complètement ce qui est en question.

35Expliciter ce qui vient d’être exprimé.

36Reformuler le problème, les idées émises.

37Rapprocher les idées émises et les expressions utilisées à différents moments.

38Elaborer (articuler des idées entre elles, poursuivre un raisonnement, tirer des conséquences logiques, suggérer des alternatives, donner des exemples … )

39Faire le point.

40Dégager la structure des échanges.

41Résumer, synthétiser.

Régulation

42Accueillir les participants, se soucier de leur confort, de leurs problèmes pratiques, de leurs malaises physiques, de leur état de fatigue.

43Amener les participants à se connaître, à exprimer leurs souhaits, leurs attentes.

44Stimuler l’entrain, le dynamisme.

45Rassurer, encourager, témoigner accord, soutien, compréhension, sympathie.

46Valoriser les apports de chacun.

47Rendre relative une opinion présentée comme absolue.

48Dépouiller une intervention de sa charge affective.

49Concilier les opinions, susciter des rapprochements, des compromis.

50Refléter les sentiments explicites.

51Faire extérioriser les émotions réprimées.

52Exprimer son propre vécu.

53Aider à dégager le sens implicite de ce qui se passe entre les participants.

54Attirer l’attention sur la répétition de certains comportements, de certaines situations de groupe.

55Amener à identifier l’origine d’un silence, d’un malaise, d’une inquiétude.

56Amener à interpréter les motifs d’une situation conflictuelle, chaotique, euphorique ou d’un sentiment généralisé d’ennui, de désintérêt, de découragement.

57Clarifier le système des rôles groupaux.

58Proposer un moment de réflexion silencieuse.

59Proposer un moyen d’explorer plus avant une difficulté, de surmonter un blocage.

60Proposer une activité délassante.

61Faire diversion (plaisanter, proposer une pause, ajourner…).

2 – Les bipartitions de l’activité psychique

2.1 – Wilfrid Ruprecht Bion

62Les considérations de W. R. Bion sur les groupes [7] sont fondées sur l’opposition vécue par l’individu entre la réalisation de ses désirs propres et son appartenance, inévitable dès l’origine, à des groupes humains (que ceux-ci soient ou non observables comme actuellement réunis). De là découlent les notions de mentalité de groupe et de culture de groupe; l’une et l’autre se spécifient par les présupposés de base[8] qui représentent un des deux courants de l’activité mentale en situation de groupe, les groupes de présupposés de base, en abrégé groupes de base, l’autre étant le groupe de travail.

63C’est cette dernière opposition qui nous intéresse ici directement, mais il ne me paraît guère possible de ne pas simplifier à outrance la pensée de l’auteur (ce qui me paraît se faire assez souvent) sans reprendre les différentes notions dans l’ordre.

64Bion rappelle la définition de l’homme chez Aristote comme « animal politique », c’est-à-dire comme animal citoyen, à qui le groupe est nécessaire pour développer sa vie mentale et en satisfaire les besoins ; ceux-ci, toutefois, restent souvent insatisfaits, puisque ce n’est que dans l’imaginaire que le groupe pourrait accomplir tous les désirs. Aussi, par réaction, l’individu tend-il à se défendre non seulement contre le groupe, mais contre lui-même en tant qu’animal grégaire et contre les aspects de sa personnalité qui constituent sa « socialité » (groupishness) (p. 88).

65Bion part d’exemples cliniques où l’hostilité du groupe tout entier à l’égard de l’animateur ou de certains autres membres dispense les participants de vivre et d’ exprimer personnellement leurs tendances agressives et leur permet même de les nier.

66Je ferai donc l’hypothèse d’une mentalité de groupe constituant le fonds commun où sont versées des contributions anonymes et grâce auquel les pulsions et les désirs que celles-ci contiennent peuvent être satisfaits. Toute contribution à cette mentalité du groupe doit se conformer aux autres contributions anonymes ou être soutenue par ces dernières. Je pense que la mentalité du groupe présente une uniformité contrastant avec la diversité de pensée propre à la mentalité des individus qui ont contribué à la former. De plus, la mentalité du groupe, telle que je viens de la définir, sera en opposition avec les buts conscients des individus qui constituent le groupe (pp. 30-31).

67La mentalité de groupe est l’expression unanime de la volonté du groupe, à laquelle l’individu contribue de façon inconsciente, mais qui le met mal à l’aise chaque fois qu’il pense ou agit en désaccord avec les hypothèses de base.

68La culture du groupe est fonction du conflit entre les désirs de l’individu et la mentalité du groupe. Il s’ensuit que la culture du groupe révèle toujours l’existence des hypothèses sous jacentes (pp.41- 42).

69Ainsi donc, le conflit entre les désirs et les besoins individuels et la mentalité du groupe – l’aspect collectif et indifférencié des émotions et des fantasmes – se traduit par une sorte de compromis, la culture du groupe, organisation que le groupe se donne à un moment donné, avec une structure de communication et d’action, des tâches définies, une façon de les exécuter. La culture du groupe se prête à l’observation; en revanche, la mentalité du groupe est une variable inférée, peu précisément définie. Les présupposés de base vont venir lui donner un contenu. Avant de les aborder, je présenterai un cas de mise en scène de la mentalité du groupe.

observation 1 – « À votre bon cœur, Messieurs-Dames »

70

Le deuxième week-end d’un stage de dynamique des groupes qui en compte trois, d’assez vives tensions interpersonnelles se manifestent ; lors de l’évaluation finale, une étudiante, évoquant sans intention le fameux L’enfer, c’est les autres, dira : « La dynamique des groupes, c’est l’enfer ».
Un soir se déroule un exercice sur le caractère arbitraire du pouvoir, familièrement dénommé « Pouvoir avec fric ». Très brièvement résumée, la situation de l’exercice est celle-ci : les participants désignent l’un d’entre eux pour exercer un pouvoir absolu sur le groupe durant toute la soirée, pouvoir dont la nature n’est pas spécifiée d’abord ; ensuite, ils donnent chacun à cette personne une même somme d’argent, à charge pour elle de la répartir entre eux à son gré, de façon nécessairement inégale. À la fin de l’exercice qui, comme à l’accoutumée, a suscité beaucoup d’émotion et d’anxiété, les participants décident de remettre en commun l’argent qu’ils ont reçu. Un chapeau est placé au centre du cercle, et chacun y dépose pièces et billets. La similitude avec les « contributions anonymes versées au fonds commun » de Bion est frappante. L’animatrice, le doigt pointé vers le chapeau, demande : « C’est quoi, ça ? » On répond à mi-voix : « Le groupe ». Il s’agissait bien, en effet, d’une sorte de sacrifice offert par les participants au groupe fantasmé comme uni et tout-puissant pour éviter de s’entre-détruire.

71Les présupposés de base sont au nombre de trois : la dépendance, l’attaque-fuite, le couplage.

72Dans le premier cas, le groupe attend d’une personne – l’animateur, le leader du groupe – ou d’une représentation – l’histoire du groupe, ses traditions – fortement idéalisée, qu’elle satisfasse tous ses besoins et tous ses désirs. Le second correspond à la conviction qu’il existe un ennemi – l’animateur, un bouc émissaire, un sous groupe – qu’il faut fuir ou attaquer pour le détruire. Le troisième se fonde sur la croyance qu’un événement futur, une idée nouvelle, un personnage encore à naître résoudra tous les problèmes du groupe, le libérera de tout sentiment de haine ou de désespoir et comblera tous ses désirs ; si l’objet de la croyance s’incarne dans des participants, le leadership est accordé à un couple (homosexué ou hétérosexué) qui porte en lui l’espoir de la naissance du messie attendu.

73Les présupposés de base n’apparaissent jamais simultanément : tantôt l’un, tantôt l’autre prédomine. Ils peuvent se remplacer l’un l’autre plusieurs fois en une heure de temps, ou l’un d’entre eux peut rester actif pendant de longs mois (p. 104). Les présupposés de base inactifs restent dans le « système protomental », que Bion « voit comme un tout dans lequel le physique, le psychologique et le mental demeurent indifférenciés ».

74C’est une matrice d’où naissent des phénomènes qui apparaissent d’abord (…) comme des sentiments discrets et à peine reliés les uns aux autres. C’est de cette matrice que naissent les émotions propres à l’hypothèse de base, pour renforcer, envahir et parfois dominer la vie mentale du groupe. Puisque, à ce niveau, le physique et le mental ne sont pas différenciés, il va sans dire que lorsqu’apparaît un sentiment d’ angoisse qui a là sa source, il peut prendre soit une forme physique, soit une forme psychologique (p. 66).

75Bion met les présupposés de base en rapport avec les configurations typiques d’angoisses archaïques et de défenses contre celles-ci qui constituent la « position paranoïde-schizoïde » et la « position dépressive » de Mélanie Klein [9].

76Inconsciente, la participation à une activité reposant sur une hypothèse de base ne demande ni formation, ni expérience, ni développement mental particulier. Elle est instantanée, inévitable et instinctive : je n’ai pas éprouvé le besoin de postuler un instinct grégaire pour expliquer le genre de phénomènes dont j’ai été témoin dans le groupe. Contrairement à la fonction du groupe de travail, l’activité de base n’exige, de la part de l’individu, aucune capacité à coopérer, mais suppose qu’il possède ce que j’appelle « valence ». J’emprunte ce terme au vocabulaire de la physique pour exprimer la faculté qu’ont les individus de se combiner de façon instantanée et involontaire, pour agir selon une hypothèse de base qu’ils partagent (p.104).

77À la valence s’oppose la coopération, terme qui décrit le lien qui unit les participants au niveau du groupe de travail (p. 121).

78Dans tous les groupes, on peut apercevoir plusieurs courants d’activité mentale. Même constitué fortuitement, un groupe se réunit toujours pour « faire quelque chose »; en rapport avec cette activité, tous les individus qui le composent coopèrent dans la mesure de leur capacité. Cette coopération est volontaire et dépend en partie des talents qui ont été cultivés par l’individu à un niveau rationnel (…) Cette activité est dirigée sur une tâche et est en rapport avec la réalité. Ses méthodes sont rationnelles et, par conséquent, elles sont scientifiques, du moins sous une forme rudimentaire. Ses caractéristiques sont analogues à celles que Freud attribuait au Moi. C’est à cet aspect de l’activité mentale dans le groupe que j’ai donné le nom de Groupe de Travail. Ce terme ne recouvre qu’une certaine forme d’activité mentale et non les individus qui s‘y livrent (pp. 96-97).

79L’organisation et la structure sont les armes du groupe de travail. Elles sont le fruit de la coopération entre les membres du groupe et elles ont pour effet, lorsqu’elles sont bien établies, d’exiger une coopération plus grande encore entre les individus (pp. 116-117).

80J’en suis arrivé à la conviction que les échanges verbaux sont une fonction du groupe de travail. Le groupe de travail comprend l’utilisation spécifique des symboles nécessaires à la communication, le groupe de base les ignore (p. 128).

81Le temps est un facteur intrinsèque de l’activité du groupe de travail ; il n’a pas de place dans l’activité de l’hypothèse de base (p. 118).

82L’article de Freud auquel Bion fait allusion dans le premier extrait cité est « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » [10]. Y sont développées les notions de « Moi - plaisir » et de « Moi - réalité »:

83

De même que le moi - plaisir ne peut rien faire d’autre que désirer, travailler à gagner du plaisir et à éviter le déplaisir, de même le moi - réalité n’a rien d’autre à faire que tendre vers l’utile et s’assurer contre les dommages.
(p. 140)

84Les propriétés des groupes de base et du groupe de travail sont bien, en effet, celles qui opposent chez Freud le processus primaire, caractéristique du fonctionnement de l’inconscient, et le processus secondaire, caractéristique du fonctionnement du préconscient et du système perception - conscience.

85J’insiste sur le fait qu’il s’agit là, non d’un quelconque « inconscient de groupe » (notion qui serait antipsychanalytique), mais du fonctionnement psychique des individus en situation de groupe ; celle-ci ne crée rien de nouveau, elle révèle des traits de la personnalité humaine beaucoup moins manifestes dans d’autres circonstances. Pour Bion, la différence apparente entre psychologie collective et psychologie individuelle est une illusion, liée à la différence des conditions d’observation (pp. 90, 106).

86On aura saisi que, dans une vue bionienne, « production » et « facilitation » sont des fonctions du « groupe de travail », tandis que la fonction de régulation est requise par l’intervention des « groupes de base ».

2.2 – S. H. Foulkes [11]

87L’opposition pertinente est ici celle de l’occupation et de l’association libre de groupe[12].

Par occupation, on entend la raison qu’a le groupe de se rencontrer. Dans la vie quotidienne, ce peut être dans un but d‘étude ou de travail, de bridge ou de golf, (…) L’observation d’un « groupe analytique » démontre qu’une telle « occupation » agit comme un écran défensif contre les réactions interpersonnelles, les pensées et les fantasmes, Cette fonction défensive, ou fonction d’écran, rend le concept d’ « occupation » important pour la compréhension du groupe analytique et, par implicitation, de tout autre type de groupe.
(p. 109)
L’association de groupe est (…) l’équivalent le plus proche de l’association libre en psychanalyse et elle joue un rôle similaire. (…) Plus l’« occupation » du groupe vient au premier plan, moins l’association de groupe peut apparaître librement ; si l’occupation est un prétexte (…), l’association peut apparaître librement. Les groupes sociaux peuvent se trouver plus éloignés ou plus proches de l’un ou l’autre de ces extrêmes. Par exemple, dans un groupe social réuni par hasard, tel qu’on en rencontre dans un compartiment de chemin de fer ou dans un voyage organisé en car, quoiqu’il n’y ait personne pour interpréter, la conversation à bâtons rompus approche de l’« association libre de groupe ».
(pp. 116-117)
Foulkes met l’accent sur le caractère défensif de l’« occupation », en relation évidente avec la fonction de production, parce que le dispositif psychothérapique qu’il instaure vise à favoriser le dévoilement de l’inconscient, tandis que les dispositifs qui conviennent aux groupes de tâche tendent à réprimer celui-ci, en organisant et en structurant fortement les activités. Il insiste néanmoins sur la coexistence des deux aspects dans tout groupe, en proportion variable selon le degré de spontanéité permis (pp. 265-266).

observation 2 – « Rien ne sert de courir… »

88

Les sessions de formation constituent un intermédiaire entre les groupes très structurés et les groupes spontanés : les participants ne peuvent se former qu’en faisant par eux-mêmes l’expérience de la vie en groupe avec toutes ses composantes.
Je les ai souvent vus, au cours d’un exercice structuré par exemple, faire passer la production avant toute autre chose, en ne se souciant ni de la régulation, ni même de la facilitation, tant ils ont hâte de terminer. Le résultat est souvent médiocre ; à l’évaluation, les participants se bornent à le déplorer, en mettant en avant leur inexpérience ou leur incompétence et à invoquer le manque de temps ou le manque d’enjeu réel.
Le caractère purement défensif de l’« occupation » qu’ils se sont ainsi procurée saute aux yeux : la tâche n’a pas été abordée rationnellement, parce qu’elle était aussi l’occasion de s’exposer à l’inconnu et aux dangers possibles de la rencontre des autres ; en termes psychiatriques, l’exécution de la tâche joue ainsi à la fois les rôles d’objet phobogène et d’objet contra – phobique.
Dans ces circonstances, la même opposition s’observe aussi chez les individus: les uns privilégient l’aspect rationnel, prônent une organisation stricte du travail, une « procédure » bien définie, et se sentent persécutés par les émotions que suscitent les interrelations et la fantasmatique groupale sous-jacente; d’autres privilégient les éléments affectifs et relationnels, prônent la spontanéité et se sentent persécutés par la tendance intellectualisante et rationalisante des précédents, Les affrontements qui se produisent parfois ouvertement entre les premiers et les seconds portent sur la scène du groupe un conflit interne à chacun.

2.3 – Didier Anzieu

89Je lui laisserai le mot de la fin, en citant un passage de Le Groupe et l’inconscient qui me paraît résumer à merveille toutes les considérations précédentes. Le lecteur trouvera ci dessous un tableau où je récapitule les différents concepts et leurs relations réciproques.

90Les relations entre les êtres humains s’ordonnent autour de deux grands pôles, la technique et le fantasme. Le pôle technique – qu’il s’agisse des techniques du corps, de la pensée, de l’expression, de la fabrication – est lié au développement du système perception – conscience et à l’accomplissement des tâches communes ou en commun ; il permet la circulation des biens et des idées. Le lien interhumain inconscient dans le couple, dans le groupe, dans la vie familiale et sociale, résulte de la circulation fantasmatique ; elle stimule, infléchit, fait dévier ou empêche les accomplissements techniques réels ; elle réunit ou oppose les individus plus sur des manières d’être et de sentir que sur des façons d’agir ; elle cherche à provoquer la mise en commun de l’accomplissement imaginaire des menaces et des désirs individuels inconscients.

91Toute activité humaine visant à satisfaire les besoins de l’organisme vivant ou du corps social met en jeu, en les mêlant, une dimension fantasmatique et une dimension technique. La résistance technicienne suppose que l’activité technique pourrait être un jour complètement débarrassée, épurée de ses « scories » fantasmatiques. Réciproquement, la résistance fantasmatique croit qu’il suffit de désirer pour que l’accomplissement s’ensuive et qu’il n ‘est pas nécessaire, pour commander à la nature, de se soumettre à ses lois. Ces deux résistances se retrouvent dans la vie et dans l’étude des groupes.

figure im1

Date de mise en ligne : 28/02/2012

https://doi.org/10.3917/cips.083.0099

Notes

  • [1]
    L’ouvrage en français le plus récent où ce point de vue est développé est celui de Blake R.R., Mouton J.S. et Allen R.L., Culture d’équipe, Team building, La grille des équipes gagnantes, Paris, Ed. d’Organisation, 1988.
  • [2]
    Pour les versions successives de la grille de Baies, je me permets de renvoyer à mon article: « Indications méthodologiques sur l’observation des communications et des rôles dans les groupes », Cahiers de psychologie sociale, 1984, n°23, 7-14; pour la grille de Benne et Sheats, voir par exemple Anzieu D, et Martin J.Y., La dynamique des groupes restreints, Paris, P.U,F., 7e éd » 1982, pp, 276, 370-372.
  • [3]
    C’est l’époque où la dynamique des groupes a pris son essor en France, Guy Palmade a d’abord avancé ses considérations sur les réunions dans des documents à usage interne de l‘Electricité de France - Gaz de France, puis les a publiées dans le numéro spécial « Psychologie industrielle » de la revue Hommes et techniques (1959, n° 169) et dans le numéro spécial « Psychologie sociale Ill : groupes » du Bulletin de psychologie 1959, 12 (6-9), 347-351. Les citations sont extraites de ce dernier article, « Conceptualisation et étude dans le domaine des réunions ».
  • [4]
    Thines G., et Lempereur A., Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, Ed, Universitaires, 1975, p, 400.
  • [5]
    Au sens de maintenir en équilibre, d’assurer le fonctionnement correct d’un système complexe. Dans le Bulletin de psychologie, le terme n’est substitué à « conduite » qu’en tête du tableau des discussions de groupe.
  • [6]
    Saint-Arnaud Y., « Les fonctions d’animation », dans Les petits groupes, Participation et communication, Montréal, Presses universitaires et Editions du CIM, 1978, pp, 123-130.
  • [7]
    Bion a publié ses travaux sur les groupes entre 1948 et 1951 dans les volumes 1 à IV de Human Relations; il est revenu sur le sujet dans « Groups Dynamics: A Re-view », lnternational Journal of Psychoanalysis. 1952, 33 (2), 235-247; par la suite, il s’est consacré à la psychanalyse individuelle, avec un intérêt particulier pour la psychose, Ses contributions à l’étude des groupes ont été traduites en français sous le titre Recherches sur les petits groupes; je cite d’ après la deuxième édition: Paris, PUP, 1972 (Coll, « Bibliothèque de psychanalyse »).
  • [8]
    Traduction de basic assumptions, préférable à celle, utilisée dans la traduction mentionnée dans la note précédente, d’« hypothèse de base », le terme hypothèse (hypothesis) ayant d’autres emplois chez Bion et connotant un raisonnement, qui relève du processus secondaire. Cf. Grinberg L. Sor D. et Tabak de Bianchedi E., Introduction aux idées psychanalytiques de Bion, Paris, Dunod, 1976 (Coll, « Psychismes »), p. 8, n°4.
  • [9]
    Denis Brown a émis récemment l’opinion que si Bion retrouvait régulièrement les présupposés de base dans ses groupes analytiques, cela était dû aux conditions dans lesquelles il opérait et à son style d’animation caractérisé par la distance et la provocation de frustrations. Ils se manifesteraient rarement aujourd’hui dans des groupes de thérapie conduits de façon moins froide, mais seraient courants dans des situations hostiles à un dialogue libre et ouvert, telles que les comités formels ou des organisations et associations à structure rigide (Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 1986, n° 5-6, p. 80). Bion a écrit lui-même qu’il serait « absurde et extravagant » de prétendre que les présupposés de base « sont des explications fondamentales » du comportement du groupe (p. 113). Je pense pour ma part que les progrès de la recherche clinique sur les groupes rendent, en effet, inutile le recours à des notions qui n’ont constitué qu’une étape dans la pensée psychanalytique de Bion, mais qu’en revanche, la situation paradoxale que constitue le groupe pour les Occidentaux, membres d’une culture où l’individu est la valeur suprême, situation si vivement ressentie par Bion, est bien le ressort fondamental du processus groupal inconscient et des phénomènes de groupe.
  • [10]
    Freud S., RésuItats, idées, problèmes. l, 1896-1920, Paris, PUF, 1984, pp. 135-143. 11. Siegmund Heinrich Fuchs, Juif allemand originaire de Karlsruhe, émigra en Grande-Bretagne. Naturalisé, il anglicisa son patronyme et se fit connaître sous le nom de S. H. Foulkes ; ses intimes l’appelaient Michael. Cf. Foulkes E., « S. H. Foulkes, une brève biographie », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 1987, n° 7-8,135-145.
  • [11]
    Foulkes S. H., Therapeutic group analysis, London, George Allen & Unwin, 1964; traduction française: Psychothérapie et analyse de groupe, Paris, Payot, 1970 (Bibliothèque scientifique, collection « Sciences de l’homme »).
  • [12]
    Anzieu D. Le groupe et l’inconscient. L’ imaginaire groupal, nouvelle édition, Paris, Dunod, 1981 (Collection « Psychisme »), p. 180.

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