Notes
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[1]
Il s’agit de deux arrêtés, respectivement des 11 et 12 février 2020 relatif à l’organisation de la formation des éducateurs et des directeurs de la pjj. Il sont disponibles sur https://www.legifrance.gouv.fr
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[2]
Ce Code de la justice pénale des mineurs (cjpm) est destiné à remplacer l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante.
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[3]
Jean-Louis Daumas, qui a commencé sa carrière en tant qu’éducateur à l’éducation surveillée (qui a précédé la pjj) été, entre autres, directeur de maison d’arrêt, directeur général de l’enpjj et directeur de la pjj.
Frédéric Phaure est directeur général de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (enpjj), il est aussi directeur de publication de notre revue, Les Cahiers dynamiques. Néanmoins ce n’est pas à ce titre que nous l’avons rencontré, mais bien en tant qu’ancien directeur de service, formé à Vaucresson en 2001, et maintenant responsable de la mise en place, notamment des nouveaux arrêtés de formation [1] et de « l’adaptation des personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj) au nouveau Code de la justice des mineurs (cjpm) [2] ».
Il est intéressant de comprendre comment celui qui, arrivé à la pjj en 2001, après avoir passé le concours de directeur de service, est devenu directeur de l’enpjj.
Des raisons de son entrée à la pjj, Frédéric Phaure évoque les questions de justice sociale et d’éducation des enfants en grande difficulté qui l’interpellaient particulièrement car, nous dit-il, « ayant vécu dix ans en Seine-Saint-Denis, je côtoyais tous les jours dans les transports, dans la rue, dans mon école, des gamins qui venaient d’autres milieux sociaux que le mien, et j’éprouvais un sentiment d’injustice réel à ne pas tous nous voir partir d’un même pied d’égalité ». C’est au moins ce « moteur puissant » qui lui donne l’envie d’avoir, comme il le précise « à mon modeste niveau, une petite action sur cela ».
D’ailleurs la seule photo qui l’accompagne toujours, de bureau en bureau, c’est celle de l’équipe du « foyer » de l’établissement où il a occupé son premier poste et qui, dit-il, « m’a professionnellement le plus révélé à moi-même parce que j’ai découvert un univers, des problématiques que je devinais, mais que je ne connaissais pas, un savoir-faire professionnel qui m’a bluffé, même souvent ému ; derrière cela il y avait une qualité de regard et d’engagement, qui reste une flamme à laquelle je pense souvent et qui était portée par les éducateurs, mais aussi les veilleurs de nuit, qui étaient, en fait, les plus anciens de l’équipe, les cuisiniers, etc. ».
De cette époque, il garde donc le souvenir d’une expérience de foyer assez idéale grâce à la liberté d’initiative et à la marge de manœuvre qui sont possibles dans ces fonctions, et en même temps à « un cadre qui permettait d’être rassuré ». Cela a conforté son choix professionnel même si, très rapidement, en 2005, il postule pour un poste de rédacteur à la direction de la pjj, pour « avoir un impact sur une politique publique, plus que sur un lieu identifié ». Cette activité était consacrée à la détention des mineurs et pendant trois ans il travaille ainsi autour du programme d’ouverture des établissements pénitentiaires pour mineurs (epm) et surtout l’accompagnement du retour des éducateurs dans les quartiers mineurs des établissements pénitentiaires. Avec la conviction que « le champ d’application de l’ordonnance de 45 ne s’arrêtait pas au mur de la prison, que tout adolescent confié dans un cadre pénal devait être accompagné au plan éducatif, y compris au sein des murs de la prison ».
L’évolution de son parcours suit alors cette logique de mise au service de l’institution. Il accompagne Jean-Louis Daumas [3] lors de l’installation de l’enpjj à Roubaix – il est son chef de cabinet – puis occupe les postes de chef de cabinet du Directeur de la pjj, de chef du bureau des méthodes et de l’action éducative à la direction de la pjj, et revient à l’école roubaisienne en tant que directeur de la formation puis directeur général adjoint et maintenant directeur général.
1Les Cahiers dynamiques (LCD) : La première partie de cet article nous a permis de situer votre parcours, vos actions dans le cadre d’une grande diversité de postes à la pjj. Vous avez parlé de possibilité d’initiatives, de marge de manœuvre ; existent-t-elles toujours ?
2Frédéric Phaure (F.P.) : Je ne dirais pas qu’on a perdu de la marge de manœuvre. Ou alors, ponctuellement, au moment de la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques (rgpp) il y a dix ans, parce que les contraintes budgétaires étaient extrêmement fortes sur l’appareil d’État, et que celui-ci devait trouver des marges d’économies assez exceptionnelles. Mais avec les mandatures et les politiques publiques suivantes, on a regagné des emplois, en particulier sur les fonctions éducatives.
3Je pense surtout qu’en termes de liberté d’initiative, de création, de la manière dont on habite le cadre qu’on nous donne, ces possibilités existent toujours. Quand on entre comme fonctionnaire dans un appareil d’État, en particulier dans un appareil régalien comme le ministère de la Justice, on pense d’abord « système de contraintes », mais en réalité, quand on explore les choses au fond, on peut beaucoup plus qu’on ne le croit, y compris dans la sollicitation des moyens. Évidemment, il faut formuler des demandes raisonnables et surtout argumentées ! Mais on peut toujours faire vivre nos initiatives. Pour moi, c’est cette logique d’initiatives qui préside à l’action éducative.
4Et je pense que nous avons su faire en sorte, au fil des années, que les process ne prennent pas le pas sur la mission, la relation éducative, le lien entre les personnes. C’est en tout cas un garde-fou qu’il faut toujours avoir en tête…
5LCD : Justement, cette rationalisation, n’a-t-elle pas un effet sur cette notion de lien et, quel est son impact sur la formation ?
6F.P. : Au contraire, c’est tout le cœur de la réforme des arrêtés de formation ! De garantir à l’éducateur l’exercice de son métier premier : nouer et entretenir un lien qui fasse grandir, qui contribue à l’émancipation d’un adolescent vulnérable, avant même d’utiliser l’ensemble des dossiers et documents éducatifs par ailleurs nécessaires tels que game et Parcours. Il ne faut surtout pas qu’on perde cela, cette âme, ce qui fait aussi le sel de cet engagement professionnel ; d’avoir d’abord le souci de la relation, qui fonde pleinement ensuite les procédures et les outils que l’on se donne. J’ajoute que ces procédures et ces outils sont nécessaires, au service de la bonne gestion de l’argent public bien entendu, mais aussi au service de la lisibilité de l’action produite et que nous devons aux jeunes que nous accueillons ! Mais, fatalement, s’agissant de métiers d’éducation, le lien prime toujours.
7Quand je regarde la réforme du travail social, et notamment ce que devient la fiche de poste d’un travailleur social en général et d’un éducateur spécialisé en particulier aujourd’hui (principalement le pilote d’un parcours et d’un projet), je suis reconnaissant à la direction de la pjj d’avoir défendu avec nous une identité professionnelle, d’avoir fait en sorte que le métier d’éducateur à la pjj reste d’abord celui d’un expert de la relation, avant d’être celui d’un expert du projet. Je sais que c’est un vrai débat, mais si l’on ne défend pas cela en premier, il me semble qu’on passe à côté du sujet. Nous nous adressons avant tout à des personnes humaines, vulnérables, et en l’occurrence mineures, qui attendent une présence, une réactivité, une empreinte sur leur parcours éprouvé par les inégalités de l’existence… Elles attendent autrement dit une éthique dans la relation qui est nouée avec elles.
8LCD : Est-ce à dire que vous parlez de former des fonctionnaires dans un appareil d’État ? N’est-ce pas un recadrage, dans la fonction publique, des éducateurs de l’Éducation surveillée, qui étaient réputés, il y a 30 ou 40 ans, pour avoir une grande liberté d’action ?
9F.P. : Je crois qu’il y a une énorme noblesse à être fonctionnaire d’État, à servir l’État, la République, c’est-à‑dire l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers. Lorsque l’on choisit d’être éducateur au ministère de la Justice, on choisit de s’adosser à la Loi bien sûr, mais aussi à une histoire sociale, à une éthique de la sollicitude, à un corpus éducatif. Moi, je la réfère souvent en premier, quand je présente le métier aux éducateurs, à Saint Vincent de Paul. C’est évidemment une référence subjective ; j’estime qu’il a vraiment fondé une « idéologie de la sollicitude » en France et qu’on peut tout à fait la déconnecter de la foi, que ce qu’il a fondé là appuie tous les mouvements laïcs qui se sont réclamés de lui tout en restant laïcs, comme celui de Frédéric Ozanam, et tous ceux qui ont précédé l’intervention de la puissance publique de la fin du xixe siècle. Tout cela, évidemment, « socle » nos métiers, c’est-à‑dire qu’on va d’abord s’intéresser à l’autre dans sa vulnérabilité, et se dire que cela nous concerne, se dire qu’il faut qu’on puisse agir là-dessus parce qu’il y a là une injustice qu’il faut réparer. Cela, heureusement, reste le moteur principal de celles et ceux qui viennent travailler à la pjj. Mais on vient aussi travailler à la pjj parce qu’on choisit de servir l’État et la politique judiciaire de ce pays, c’est-à‑dire également « la sûreté publique » si on se réfère à la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen – et donc l’ordre public. Quand on travaille au ministère de la Justice, comme son nom l’indique d’ailleurs, on œuvre à servir le droit, à assurer la réparation des infractions commises, on recherche le dialogue quand il est possible entre un auteur et une victime, entre la somme des paroles qui peuvent s’organiser autour d’un préjudice. Concourir à l’œuvre de justice et de sécurité n’est pas que l’affaire des policiers et des gendarmes, des personnels de l’administration pénitentiaire, des douanes, ou encore des militaires… bref des serviteurs des administrations dédiées à l’ordre public. C’est aussi, plus indirectement bien sûr la nôtre, puisqu’à la fin des fins, nous concourons nous-mêmes à la réparation des préjudices et à la paix sociale.
10Ensuite, quand on choisit de devenir fonctionnaires d’État dans le contexte où nous sommes avec, certes, une affiliation d’un très grand nombre de nos concitoyens aux valeurs de la République, mais avec aussi des ré-affiliations à des systèmes de valeurs concurrents, voire hostiles à celui des valeurs de la République, notre responsabilité est entière. Elle est même de ce point de vue sans doute plus importante qu’il y a vingt ans. C’est-à-dire que nous devons peut-être une plus grande pédagogie autour de ces valeurs, de ce qui nous rassemble, autour de la lutte contre les discriminations et de tout ce qui fait qu’on peut être tenté de s’affilier aux systèmes de valeurs concurrents dont je viens de parler. Et c’est cela la noblesse de l’État, de la puissance publique en général d’ailleurs parce que c’est aussi le lot des collectivités territoriales. De reconnaître et de rassembler dans la différence.
11LCD : On peut quand même observer que dans les gouvernements successifs, depuis vingt ans, il y a eu des options plus ou moins sécuritaires, que la justice restaurative n’est pas encore le modèle le plus dominant dans la gestion, dans l’application des lois et certains regrettent que le métier d’éducateur ne soit pas un peu plus sanctuarisé dans ses choix, dans la défense de ses valeurs, il est un peu trop lié à ces changements. On parlait d’idéologie, on y revient un peu, comment faire autrement ?
12F.P. : Je pense qu’il faut distinguer en préalable ce qu’on vient de se dire sur la noblesse d’être éducateur au ministère de la Justice, au service de la République, ce qui induit un certain nombre d’invariants, des dynamiques engagées par les gouvernements élus par nos concitoyens. Les agents publics doivent garantir le service des dits invariants en même temps qu’ils sont, es qualité, à la disposition des gouvernements ainsi que le prévoit l’article 20 de la Constitution. Nier le fait qu’il puisse y avoir une alternance politique avec différentes options sur la table serait anormal en démocratie. Si on croit en la démocratie, on ne peut pas revendiquer une liberté de pensée et se dire que c’est sa pensée à soi qui vaut pour toutes les autres. C’est précieux de toujours se référer à ce processus démocratique d’autant, qu’en réalité, sur nos sujets, on observe surtout une réelle permanence des principes fondateurs du droit pénal des mineurs. Certaines lois pénales plus dures à l’égard des mineurs ont pu être votées, et le Code pénal et le Code de procédure pénale ont pu évoluer en conséquence. D’autres lois ont pu enrichir le dispositif, y compris avec des dispositions innovantes telles que la justice restaurative dont vous parliez. Le cjpm prévoit d’ailleurs à cet égard plusieurs dispositions qui explorent des voies nouvelles et très intéressantes en matière de justice pénale : non seulement la justice restaurative y est promue, mais la médiation par exemple devrait également se développer. L’histoire de la législation sur nos sujets n’est pas univoque et retenons qu’aucun gouvernement n’est revenu sur le préambule ni les principes majeurs du texte fondateur de 45. La primauté de l’éducatif n’a jamais été réinterrogée en regard de l’action pénale, sachant que c’est le dialogue entre les deux qui fonde le droit pénal des mineurs. Il y a bien une action pénale à conduire, parce qu’il y a, ne l’oublions jamais quand on est à la pjj, quand on est éducateur, des victimes de préjudice qui doivent pouvoir en obtenir réparation. Et il n’échappe à personne qui lit le nouveau Code de justice pénale des mineurs et ses déclinaisons réglementaires que la philosophie, les principes de l’ordonnance de 45 sont à nouveau sanctuarisés.
13En réalité, il me semble que le Code de justice pénale des mineurs (cjpm) nous invite à penser surtout autrement le temps de notre intervention, mais aussi l’articulation entre les temps judiciaire et éducatif, et plus largement la dialectique entre l’expertise éducative et la décision judiciaire. On peut voir dans ce passage une formidable opportunité pour revivifier cette dialectique à laquelle nous sommes nombreux à avoir été formés.
14On parle de tout cela ici, dans cette école, parce que ce n’est notamment pas si facile que cela finalement, de traduire le temps en objet de formation.
15Le cjpm vient dire plusieurs choses essentielles : il faut donner la garantie aux citoyens, aux justiciables et potentiellement aux victimes que le temps de la réparation des dommages sera réduit. Il faut également donner la garantie à nos représentants que des réponses pénales relativement rapides et sérieuses peuvent être données à des jeunes infracteurs, ce qui vient soutenir la crédibilité de notre Justice. Le cjpm vient dire enfin que, au lieu d’un temps moyen d’instruction de 17 mois en matière correctionnelle – ce qui au surplus est dans la vie d’un adolescent un temps réellement long – on va viser un temps préalable à l’audience de prononcé de la sanction de 9 mois, avec un temps d’examen préalable de culpabilité, et un autre de mise à l’épreuve éducative qui pourront naturellement être prolongés d’une continuité d’action éducative au-delà du prononcé de la sanction.
16Ce sera maintenant notre cadre de travail, notre système de contraintes, et au service de ça, il me semble vraiment que l’une des gageures de l’éducateur sera donc de s’approprier le temps dont il dispose pour, dans son intervention, produire des effets éducatifs et sociaux au bénéfice des jeunes qui lui sont confiés. L’École doit accompagner cette évolution du métier en tenant compte des différents paramètres qui font la réalité de travail d’un éducateur. C’est toute l’ambition que nous avons avec le plan d’accompagnement du cjpm.
17Il y a pour moi cependant, au-delà des effets induits par l’évolution de la procédure pénale applicable aux mineurs, une autre grande gageure pour l’éducateur aujourd’hui, et qui a vraiment changé beaucoup de choses. C’est un bénéfice comme une complexité : je veux parler de la grande perméabilité de ce métier avec d’autres secteurs d’intervention que le nôtre, le décloisonnement progressif des institutions porté notamment par les grandes orientations qui régissent depuis 2007, mais plus encore 2016, la protection de l’enfance en France. C’est d’ailleurs tout l’esprit de la notion de continuité des parcours, du maillage de la pjj avec le reste des institutions en charge de l’enfance vulnérable et de nombreux autres secteurs de notre société finalement ; on peut aussi penser au champ général de l’insertion, de la formation et de l’emploi. Avoir choisi comme référence dans nos orientations l’évolution d’un adolescent, au-dessus de l’organisation de l’institution, avoir fait une note d’orientation sur la base de ce que vit cet adolescent, nous a obligés à nous dire que, à un jour J, ou dans une semaine S, cet adolescent rencontre 5, 10, 15 interlocuteurs institutionnels différents, qui ne relèvent pas que de la pjj, et avec lesquels on se maille encore trop peu pour que cette pluralité d’acteurs et d’interventions prennent tout à fait sens pour lui. Pour l’établir, nous nous sommes beaucoup inspirés de constats sur les territoires mais aussi d’initiatives heureuses d’éducateurs qui avaient depuis longtemps cette intuition et l’avaient intégrée à leur pratique professionnelle.
18Cette gageure-là s’est traduite par la politique de développement des partenariats que la pjj a depuis une dizaine d’années maintenant multipliés : les conventions avec les ministères, les collectivités locales, des protocoles avec des départements et donc des services de protection de l’enfance, et avec une série d’associations dans les secteurs de la socialisation, de la santé, du sport, de la culture, pour justement fédérer les énergies.
19Un éducateur doit donc, plus qu’avant de mon point de vue, fonder son expertise sur la conscience du temps dont il dispose et sur l’association des compétences autres que les siennes, mais tout à fait déterminantes pour le développement des adolescents qu’il accompagne.
20Et puis j’aime bien penser le métier d’éducateur en trois dimensions, mais cela revient à tout ce que je viens de vous dire, donc pardon de la redite : quelle est la distance que je peux parcourir avec un jeune ? Cela nous ramène à la question du temps. Quelle est la hauteur de vue que je dois avoir ? C’est-à-dire ne pas coller au parcours d’un gamin mais le précéder, marcher à côté, lui montrer les possibles et solliciter tous ceux dont l’expertise peut être utile à son chemin. Et enfin quel est mon degré d’engagement, la profondeur de la relation éducative que je peux avoir ? C’est le sujet du lien, du sel, de la beauté de ce métier, qui est vraiment pour moi l’un des plus beaux de la République, comme celui d’enseignant : il offre de nouer une relation qui fait grandir, qui émancipe et cette profondeur-là, elle est sans doute ce qui est le plus difficile à caractériser et donc à travailler y compris en formation. C’est ce à quoi nous nous attelons avec l’équipe pédagogique de l’École et bien sûr avec les tuteurs sur les terrains qui incarnent cela.
21J’en profite d’ailleurs pour vous indiquer que nous avons, avec la Direction de la pjj, travaillé à un premier référentiel de compétences du métier d’éducateur et que le référentiel de formation qui le suit et qui fonde une bonne part du socle pédagogique de l’École est au cœur du projet stratégique d’établissement 2021-2023.
22LCD : Si l’on traduit cela en termes de culture professionnelle, que pensez-vous des différences ou des spécificités qu’il pourrait y avoir entre éducateur de milieu ouvert et éducateur en centre éducatif fermé (cef) et de ce que cela implique au niveau de la formation ?
23F.P. : Alors, je vais commencer par partager un principe, ensuite des exceptions. Le principe, c’est que nous restons à la pjj résolument hostiles à la différenciation des fonctions d’éducateur, parce que nous pensons que la noblesse du métier d’éducateur c’est de pouvoir embrasser une réalité complexe, quand on est en hébergement, de penser la trajectoire et la permanence d’un parcours éducatif, et quand on est en milieu ouvert, de penser la contrainte de l’hébergement. Il faut former des éducateurs « généralistes » même si pour « l’extérieur » nous formons des éducateurs « spécialisés » dans le cadre pénal, et c’est en partie vrai puisqu’on forme des éducateurs du ministère de la Justice. Donc, le côté généraliste/spécialiste, cela dépend de quel prisme on le regarde. Dans tous les cas, nous défendons qu’il ne faut pas spécialiser a priori les fonctions. En revanche, il y a des exceptions, ou plutôt des spécificités : le cadre, les contraintes, la gestion des temps de travail… En formation statutaire, nous avons choisi avec la réforme des arrêtés de faire toucher du doigt à tous les éducateurs la réalité des deux secteurs, le milieu ouvert et le placement, pour qu’un éducateur soit éclairé sur les deux dimensions fondamentales de ce métier. Ensuite, l’éducateur est affecté, mais n’oublions jamais qu’un éducateur n’est pas nommé que pour un premier poste, il est nommé pour une carrière, et qu’il va souvent faire des allers-retours entre le milieu ouvert et l’hébergement. Il faut espérer qu’il en fasse. En revanche, là où je vous rejoins, c’est que nous devons – ce qu’on fait déjà pour les cef – multiplier les formations d’adaptation au bénéfice des professionnels qui changent d’emploi voire de contexte d’intervention. Certains pôles territoriaux de formation (ptf) le font d’ailleurs et très bien, mais ce n’est pas encore une politique nationale obligatoire.
24Si l’on parle de culture professionnelle, il me semble sincèrement que ce ne sont pas tant ces enjeux-ci qui comptent le plus, mais bien davantage les réponses complexes que nous devons apporter à des tensions complexes générées par une société complexe, vivante, qui apporte de la contradiction, de la confrontation, du débat, de la controverse, parfois avec âpreté. Une institution éducative ne peut pas être sourde à ce qui se passe à l’extérieur, elle doit au contraire y être attentive et accueillir pour se les approprier les évolutions sociétales qui impactent déjà ou impacteront la vie des jeunes qui nous sont confiés et donc les métiers que nous exerçons. C’est la raison pour laquelle par exemple nous avons créé au sein de la ruche pédagogique de l’École un atelier qui s’appelle « l’observatoire du Monde qui vient » et qui, justement, vient interroger « ce qui arrive » en matière d’intervention éducative. On est par exemple percuté de plein fouet par la révolution numérique de ce siècle ; être éducateur en 2020 de ce point de vue, ce n’est pas pareil qu’en 2000, c’est un fait. Les usages heureux et malheureux que les adolescents font des écrans et du web doivent être, plus qu’ils ne le sont, au cœur de nos préoccupations éducatives. On est aussi confronté comme nous l’avons vu tout à l’heure et comme tout le reste de la société à l’émergence de séparatismes, et à un moindre consensus qu’avant sur ce que c’est que « vivre dans la République ». Mais justement, parce qu’on vit cette période-là, avec ces enjeux, notre devoir est de tout faire pour lutter et à tous les niveaux contre les tentations de repli quelles qu’elles soient. Il faut se coltiner ces sujets. Quand on a – autre exemple – choisi de modifier, au sein de nos formations, le module de lutte contre les discriminations et de laisser s’exprimer les éducateurs sur leurs représentations, on a vu la marge de progression que l’on avait sans doute sous-estimé pour travailler les choses en profondeur avec les éducateurs, les apprenants. Nous devons faire une place plus importante à l’expression éprouvée des choses, des émotions, pour que ce en quoi nous croyons en profondeur ne soit pas partagé qu’en surface.
25Par ces sujets comme d’autres encore, nous voyons bien que « servir l’intérêt général », c’est d’abord demander aux agents publics d’être au service des réalités vécues par les personnes accueillies et accompagnées, et de toute une somme de valeurs qui garantissent un réel vivre ensemble dans un esprit d’ouverture et de solidarité.
Notes
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[1]
Il s’agit de deux arrêtés, respectivement des 11 et 12 février 2020 relatif à l’organisation de la formation des éducateurs et des directeurs de la pjj. Il sont disponibles sur https://www.legifrance.gouv.fr
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[2]
Ce Code de la justice pénale des mineurs (cjpm) est destiné à remplacer l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante.
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[3]
Jean-Louis Daumas, qui a commencé sa carrière en tant qu’éducateur à l’éducation surveillée (qui a précédé la pjj) été, entre autres, directeur de maison d’arrêt, directeur général de l’enpjj et directeur de la pjj.