Couverture de LCD_071

Article de revue

Se contrôler à l’adolescence

Entre contraintes cérébrales et possibilités environnementales

Pages 33 à 45

Notes

  • [1]
    O. Houdé, Le développement de l’enfant, Paris, Puf, 2004.
  • [2]
    W. Mischel, Y. Shoda, P.K. Peake, P. K., « The nature of adolescent competencies predicted by preschool delay of gratification », Journal of Personality and Social Psychology, 54(4), 1988, p. 687.
  • [3]
    C. Kidd, H.  Palmeri, R.N. Aslin, « Rational snacking : Young children’s decision-making on the marshmallow task is moderated by beliefs about environmental reliability », Cognition, 126(1), 2013, p. 109-114.
  • [4]
    M.C. Stevens, P. Skudlarski, G.D. Pearlson, V.D. Calhoun, « Age-related cognitive gains are mediated by the effects of white matter development on brain network integration », NeuroImage, 48(4), 2009, p. 738-746.
  • [5]
    A.L. Duckworth, L. Steinberg, « Unpacking Self-Control », Child Development Perspectives, 9(1), 2015, p. 32-37.
  • [6]
    J.S. Peper, R.C.W. Mandl, B.R. Braams, E. de Water, A.C. Heijboer, P.C.M.P. Koolschijn, E.A. Crone, « Delay Discounting and Frontostriatal Fiber Tracts : A Combined dti and mtr Study on Impulsive Choices in Healthy Young Adults », Cerebral Cortex, 23(7), 2013, p. 1695-1702.
  • [7]
    E.M. Hill, J. Jenkins, L. Farmer, « Family unpredictability, future discounting, and risk taking », The Journal of Socio-Economics, 37(4), 2008, p. 1381-1396.
  • [8]
    J.-E. Nurmi, « How do adolescents see their future? A review of the development of future orientation and planning », Developmental Review, 11(1), 1991, p. 1-59.
  • [9]
    M. Fréchette, M. Leblanc, Délinquances et délinquants, Gaëtan Morin, 1987.
  • [10]
    M. Cusson, La délinquance, une vie choisie, La Magnétothèque, 2007.
  • [11]
    M.R. Gottfredson, T. Hirschi, A general theory of crime, Stanford University Press, 1990.
  • [12]
    K.C. Monahan, L. Steinberg, E. Cauffman, E.P. Mulvey, « Trajectories of antisocial behavior and psychosocial maturity from adolescence to young adulthood », Developmental Psychology, 45(6), 2009, p. 1654-1668.
  • [13]
    S.F. Landau, « Delinquency, institutionalization, and time orientation », Journal of Consulting and Clinical Psychology, 44(5), 1976, p. 745.
  • [14]
    M. Muraven, « Building self-control strength : Practicing self-control leads to improved self-control performance », Journal of Experimental Social Psychology, 46(2), 2010, p. 465-468.
  • [15]
    M. Virat, Dimension affective de la relation enseignant-élève : effet sur l’adaptation psychosociale des adolescents (motivations, empathie, adaptation scolaire et violence) et rôle déterminant de l’amour compassionnel des enseignants (thèse de doctorat), université Paul Valéry-Montpellier III, 2014.
  • [16]
    M. Muraven, « Building self-control strength : Practicing self-control leads to improved self-control performance », Journal of Experimental Social Psychology, 46(2), 2010, p. 465-468.
  • [17]
    National Research Council, Reforming juvenile justice : A developmental approach, National Academies Press, 2013.
  • [18]
    J. Dmitrieva, K.C. Monahan, E. Cauffman, L. Steinberg, « Arrested development : The effects of incarceration on the development of psychosocial maturity », Development and Psychopathology, 24(03), 2012, p. 1073-1090.
  • [19]
    Littéralement « provoqué par le médecin » ; dans ce cas l’on pourrait parler, des effets contre-productifs de la peine (n.d.l.r).

Imaginons une situation où un adolescent est confronté à un choix : suivre ses copains qui vont « faire une connerie » ou les attendre tranquillement sur un banc. La première option requiert un effort physique plus grand, mais la seconde demande un effort mental plus important : se retenir. En psychologie, l’inhibition se définit comme la capacité à se retenir, c’est-à‑dire la capacité à supprimer une réponse prédominante ou automatique. Être capable de se retenir se décline à la fois sur les plans cognitif, émotionnel et comportemental. Ces trois types d’inhibition constituent ce que l’on appelle plus couramment le self-control, le contrôle de soi ou encore la capacité de régulation.

1 L’inhibition cognitive permet d’effectuer sans erreur des tâches de type Stroop, dans laquelle l’individu doit prononcer à voix haute le plus vite possible la couleur dans laquelle est écrite le nom d’une autre couleur : par exemple, lorsque le mot « vert » est écrit en rouge, la réponse attendue « rouge » entre en conflit avec la lecture automatique du mot « vert », qu’il faut donc inhiber. Cette capacité d’inhibition est mobilisée dans tous les apprentissages. C’est ce que résume Olivier Houdé [1] avec la formule « penser, c’est inhiber », lorsqu’il explique que le développement de l’intelligence ne passe pas uniquement par l’acquisition de nouveaux raisonnements, de nouvelles logiques, mais par le développement de la capacité de choix des stratégies cognitives les plus appropriées, ce qui implique l’inhibition de certaines stratégies plus automatiques. C’est aussi la capacité d’inhibition, rudement mise à l’épreuve par les sollicitations de l’environnement (les alertes des textos que l’on reçoit par exemple), qui permet de maintenir l’attention focalisée sur un objet ou un raisonnement.

Se contrôler, une mise en œuvre difficile sous-tendue par l’inhibition

2 L’inhibition émotionnelle, elle, est visible dans des tâches comme celle du Chamallow, un test devenu un classique, dans lequel un enfant doit résister pendant un certain temps (jusqu’à 15/20 minutes) à l’envie de manger un Chamallow posé devant lui. Cette résistance à la tentation est motivée puisque l’expérimentateur lui précise que s’il parvient à attendre jusqu’à son retour, il pourra en recevoir un second et les manger tous les deux. Ce test célèbre, élaboré par Walter Mischel dans les années 1970, a donné lieu à de nombreuses expérimentations sur lesquelles nous allons revenir. Néanmoins, l’inhibition émotionnelle ne consiste pas seulement à résister à une tentation : elle se retrouve également dans certains mécanismes de régulation émotionnelle, en particulier lorsqu’il s’agit pour l’individu de limiter l’intensité d’une réaction émotionnelle.

3 Enfin, l’inhibition comportementale consiste à se retenir d’émettre un comportement, comme dans le jeu enfantin du « Jacques a dit ».

L’inhibition comportementale consiste à se retenir d’émettre un comportement, comme dans le jeu enfantin du « Jacques a dit ».

4 Cette capacité à se retenir de produire un comportement émerge tôt dans l’enfance, comme en témoignent par exemple les études montrant que dès trois ans les enfants sont capables de réussir partiellement la tâche dite « Tête-Épaule-Genou-Pied ». Dans cette tâche, dérivée de la chanson classique des cours de récréation, on demande à un enfant de toucher de manière répétitive sa tête, puis ses genoux. À un moment donné, l’enfant reçoit une nouvelle consigne : il doit toucher sa tête quand on lui dit « touche tes genoux » et inversement. Après quelques essais on ajoute les épaules et les pieds, suivant la même procédure. Pour réussir, l’enfant a besoin de se retenir de toucher la cible énoncée oralement pour lui préférer l’autre cible.

5 La mesure de la capacité d’inhibition émotionnelle, notamment à l’aide du test du Chamallow, a montré qu’il existait de grandes différences entre les enfants. Plus important encore, cette capacité de contrôle s’est révélée être une caractéristique relativement stable des individus. Par exemple, Walter Mischel, Yuichi Shoda et Philip Peake [2] ont évalué chez des enfants de quatre à cinq ans la capacité à résister à une récompense immédiate (le Chamallow) pendant quinze minutes. Certains résistent davantage que les autres. Ensuite, en recontactant les familles dix ans plus tard, ils ont évalué les traits de personnalité des enfants, devenus adolescents. Il est apparu qu’une plus grande capacité d’inhibition dans la petite enfance, évaluée à l’aide du test du Chamallow, est corrélée à de plus grandes capacités attentionnelles à l’adolescence, mais également à une meilleure planification, une plus grande résistance à la frustration et au stress et, finalement, à de plus grandes compétences scolaires et sociales. Aujourd’hui, il est admis que la capacité de contrôle a une influence positive sur la vie sociale et professionnelle des individus. Pour illustrer ce lien chez les jeunes suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj), il n’est pas inutile d’évoquer comment l’observation par les éducateurs de la difficulté d’inhibition très forte de certains jeunes est par exemple mobilisée comme un indicateur du manque de pertinence à proposer à ces jeunes la réalisation de stages préprofessionnels qui risqueraient de conduire à des échecs, étant entendu que le contrôle de soi est nécessaire pour tenir un stage dans la durée (se lever tôt, supporter les remarques du patron, ne pas partir rejoindre ses amis à midi, etc.) et en tirer une certaine valorisation.

6 Ceci ne revient pas à dire qu’il s’agit d’une caractéristique immuable chez l’enfant. D’une part, les performances d’inhibition dépendent des intérêts de l’individu, comme l’ont montré les chercheurs qui s’intéressent au contrôle de soi dans une perspective motivationnelle. Par exemple, un adolescent ne mobilisera pas autant ses capacités d’inhibition dans un domaine qui ne l’intéresse pas. D’autre part, le contexte social influence largement la capacité d’inhibition. Par exemple, Celeste Kidd, Holly Palmeri et Richard Aslin [3] ont fait varier un élément du contexte avant de faire passer à des enfants le test du Chamallow. Les enfants se sont ainsi vu proposer d’attendre que l’expérimentateur leur apporte de nouveaux crayons ou de nouveaux autocollants pour jouer avec en patientant avant l’expérience. Pour la moitié du groupe, l’expérimentateur revenait effectivement avec les crayons promis. Il était donc perçu comme fiable. Pour l’autre moitié, il revenait les mains vides, s’excusant de ne pas les avoir trouvés. Leurs résultats montrent que les enfants ayant eu affaire à l’expérimentateur peu fiable se montrent ensuite beaucoup moins inhibiteurs dans le test du Chamallow, ne parvenant à attendre plus de quelques minutes. Le contrôle de soi est donc dépendant du contexte relationnel et, plus globalement, son développement durant l’enfance est lié à l’environnement social dans lequel évolue l’enfant, ce sur quoi nous reviendrons.

Les jeune gens

7 Dans le deuxième livre de sa Rhétorique, Aristote remarquait l’existence d’un âge de la vie où le manque de contrôle de soi apparaît davantage :

8 Sous le rapport des mœurs, les jeunes gens sont susceptibles de désirs ardents et capables d’accomplir ce qui fait l’objet de ces désirs. Ils sont enclins à la colère et à l’emportement, toujours prêts à suivre leurs entraînements et incapables de dominer leur fureur.

9 Les résultats des recherches contemporaines en psychologie du développement corroborent les conclusions d’Aristote. En particulier, nombre de travaux expérimentaux mettent en évidence le moindre contrôle des enfants et adolescents comparativement aux adultes : difficulté à retenir un comportement, emportement, manque de persévérance, moindre planification, etc.

10 Surtout, plus de deux mille ans après Aristote, c’est-à‑dire depuis un peu plus d’une dizaine d’années, les neurosciences ont permis la construction d’un modèle théorique qui permet de comprendre en partie ce manque de contrôle. Ce modèle s’appuie sur l’immaturité cérébrale qui caractérise les adolescents. Les connaissances actuelles, notamment issues des études d’imagerie cérébrale, indiquent l’implication de différentes régions du cerveau dans la prise de décision. C’est-à-dire que les choix d’un individu dépendent en permanence de l’activation de différents circuits cérébraux, qui se trouvent ainsi être en équilibre ou, comme certains disent parfois, en compétition. D’un côté, les noyaux centraux, dans le système limbique, poussent l’individu à réaliser des comportements immédiatement gratifiants. De l’autre, le cortex préfrontal participe à la prise de décision en permettant l’évaluation rationnelle des conséquences à plus long terme. Le contrôle de soi dépend donc de la capacité du cortex préfrontal à moduler la réponse du système limbique. Dès lors, il n’est pas étonnant que la capacité de contrôle se développe à l’adolescence à mesure que le cortex préfrontal augmente de volume.

11 Toutefois, l’état de développement des régions du cerveau responsables du contrôle n’est pas le seul facteur cérébral de l’impulsivité adolescente. Une autre hypothèse explicative est possible, aujourd’hui étayée par des résultats comme ceux de Michael Stevens, Pawel Skudlarski, Godfrey Pearlson et Vince Calhoun [4]. En effet, en étudiant le volume de matière blanche dans le cerveau d’individus de 11 à 37 ans, c’est-à‑dire la myéline qui entoure les axones (la partie des neurones qui permet de faire transiter l’information d’une région à une autre) et les rend plus performants, ils ont montré qu’un mécanisme de maturation cérébrale important se déroulait à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Le développement de la substance blanche, également nommé myélinisation, n’est en fait pas achevé à l’adolescence. Il se poursuit tardivement dans une région bien particulière : le faisceau fronto-striatal, qui permet la connexion entre le cortex préfrontal et le striatum, un des noyaux centraux impliqués dans la récompense. Les chercheurs observent en particulier que le développement de cette connexion est associé à une augmentation du contrôle de soi. Cela revient à dire que l’inhibition moins performante des adolescents peut s’expliquer en partie par des raisons biologiques : la connexion entre régions préfrontales et régions limbiques n’est pas pleinement opérationnelle. Pour ce qui est du contrôle de soi, les adolescents ressemblent donc davantage à des enfants, ce qui entre en contraste avec leur développement physique et intellectuel, qui peut parfois donner l’impression qu’ils sont adultes.

12 Dans l’ensemble, les adolescents sont donc capables de raisonner comme des adultes dans les situations qui ne stimulent pas trop leur impulsivité. En revanche, ils sont moins capables que les adultes de se

Dans l’ensemble, les adolescents sont donc capables de raisonner comme des adultes dans les situations qui ne stimulent pas trop leur impulsivité.

13 contrôler dans des contextes plus émotionnels, tels que ceux où apparaît la possibilité d’une récompense immédiate, qu’il s’agisse d’un gain matériel, du regard des pairs (voir l’article de Marianne Habib p. 53 de ce numéro) ou de toute autre source de sensations. C’est ce qui fait aussi que le travail éducatif avec les adolescents en général ne devrait jamais se limiter à un travail de raisonnement, de discours, de parole, parce que les échanges entre un adulte et un adolescent, qui se déroulent souvent dans un contexte apaisé propice à la discussion, ne peuvent suffire, bien qu’ils y contribuent certainement, à développer la capacité d’inhibition en contexte émotionnel. De même, en anticipant sur le rapprochement qui sera fait infra entre l’impulsivité adolescente et la délinquance, on comprend que l’effet dissuasif des peines est réduit pour les adolescents, puisque leur passage à l’acte ne résulte pas d’une évaluation rationnelle coûts-bénéfices que la menace viendrait influencer, mais d’une difficulté à inhiber des réponses automatiques dans certains contextes particuliers.

14 Cette approche de l’adolescence, qui implique que tous les individus traversent une période pendant laquelle leurs capacités de contrôle se trouvent être en décalage avec leurs capacités cognitives, ne doit certainement pas conduire à oublier les différences interindividuelles que nous avons déjà mentionnées. En effet, tous les adolescents ne sont pas aussi impulsifs.

Je ne veux pas tout, mais tout de suite

15 Il est intéressant d’envisager également la question de l’inhibition sous un angle supplémentaire, celui des buts. La capacité à se retenir d’émettre un comportement est partiellement dépendante des buts que s’est fixés l’individu et en particulier de leur temporalité : les buts à court terme favorisent l’impulsivité tandis que les buts à long terme sous-tendent la capacité à se retenir et forment ce qui est nommé la volition. Ainsi, impulsivité et volition s’équilibrent et l’individu peut renoncer à des récompenses immédiates (gains, plaisirs, sensations, suppression d’un état de tension, etc.) s’il peut leur substituer la réalisation d’objectifs à plus long terme. Par ailleurs, les travaux sur la prise de décision, inaugurés par les économistes puis poursuivis par les psychologues, ont permis de mettre en évidence un effet de dépréciation temporelle de la récompense : la valeur subjective d’une récompense diminue quand le délai pour l’obtenir augmente. Pour compenser le renoncement à une récompense immédiate, il est donc nécessaire que celle que l’on pourra obtenir plus tard soit plus importante et qu’elle soit d’autant plus importante qu’elle viendra tardivement et que sa venue n’est pas certaine mais simplement probable. Approcher l’inhibition par les buts permet donc de souligner à quel point le contrôle de soi est dépendant de la valeur accordée à des objectifs plus lointains. Pour Lawrence Steinberg, cette prise en compte du futur implique un mécanisme cognitif de changement de point de vue (s’imaginer soi-même plus tard), très semblable à celui à l’œuvre dans une certaine forme d’empathie (s’imaginer le point de vue d’autrui) et dont le développement permet aux jeunes d’atteindre, en fin d’adolescence, ce qu’il nomme la maturité psychologique.

Figure 1. Deux tendances contraires qui s’affrontent : impulsivité et volition (adapté de Duckworth & Steinberg, 2015) [5]

Figure 1. Deux tendances contraires qui s’affrontent : impulsivité et volition (adapté de Duckworth & Steinberg, 2015)39

Figure 1. Deux tendances contraires qui s’affrontent : impulsivité et volition (adapté de Duckworth & Steinberg, 2015) [5]

16Tout comme les difficultés plus globales de contrôle de soi, l’effet de dépréciation temporelle est particulièrement marqué à l’adolescence. Attendre quelques heures, quelques jours, quelques mois et surtout quelques années peut sembler irréaliste pour un adolescent. Une équipe de chercheurs néerlandais, réunis autour de Jiska Peper [6], a montré comment le modèle neuro-développemental évoqué supra soutenait cette idée. Pour cela, ils ont proposé à des jeunes de 18 à 25 ans de réaliser une série de choix entre des gains financiers immédiats ou des gains financiers différés (de 2 jours, 30 jours, 6 mois ou un an) mais de montant supérieur. Les 40 participants ont ensuite été placés dans un irm qui a permis d’obtenir des images de leurs connexions cérébrales. La maturité des fibres fronto-striatales est corrélée à la courbe de dépréciation temporelle des individus : moins les connexions sont matures, c’est-à‑dire moins le cortex préfrontal est en mesure d’inhiber les régions limbiques, et moins les récompenses différées ont de la valeur pour les participants. En résumé, l’équilibre impulsivité-volition dépend de la maturité cérébrale, ce qui rend les adolescents plus impulsifs.

Carpe diem et délinquance

17 La volition est tributaire de la confiance que l’individu accorde aux événements à venir. Le scénario catastrophe qui consiste à imaginer ce que nous ferions des quelques heures, quelques jours ou quelques semaines qui nous resteraient avant une fin du monde annoncée nous aide à percevoir comment l’inhibition de buts à court terme n’est permise que par la croyance en l’avenir. C’est en quelque sorte un effet no future sur le contrôle de soi : s’il n’y a plus de raisons de se projeter à long terme, alors pourquoi se retenir maintenant ? Hors, pour un certain nombre d’autres raisons moins romanesques, l’individu en général, et l’adolescent en particulier, peut en venir à douter sérieusement de la prévisibilité des événements futurs. C’est ce qu’ont montré Elizabeth Hill, Jessica Jenkins et Lisa Former [7] en questionnant cent cinquante étudiants sur leurs expériences de vie, en particulier au contact de leurs parents lorsqu’ils étaient enfants. Ainsi, en leur posant des questions sur l’incohérence des comportements parentaux, que ce soit en termes de discipline, de soutien ou de gestion de la vie quotidienne (repas, argent, etc.) et sur l’instabilité des lieux de résidence durant l’enfance, elles ont calculé un score d’imprévisibilité de l’environnement familial. Leurs résultats indiquent que ce score est corrélé à plusieurs autres scores. En effet, les étudiants qui ont grandi dans un environnement moins prévisible sont ceux qui ont le moins confiance en l’avenir et font les choix les plus impulsifs dans leur vie, c’est-à‑dire les choix à plus court terme.

18 Plus généralement, l’attitude positive envers le futur, nécessaire à la volition, implique d’avoir relativement confiance en ses possibilités d’insertion sociale et professionnelle. Jari-Erik Nurmi [8] a justement fait le point, il y a plus de vingt-cinq ans, sur la littérature scientifique qui s’intéresse à l’attitude des adolescents envers le futur. Il explique notamment que les projections des adolescents dans le futur dépendent du contexte social. Ainsi, les adolescents de catégories sociales moins élevées, parce qu’ils considèrent n’avoir pas tant d’opportunités socio-professionnelles que les adolescents de catégories supérieures, ne se projettent pas à aussi long terme. À l’extrême, l’absence de projections est associée à des comportements très impulsifs. Carpe diem se dit celui qui ne croit pas vraiment au moyen et au long terme et il hésite moins à faire des choix impulsifs même ceux-ci sont très risqués.

19 Cette prise de risque s’exprime notamment à travers certains comportements délinquants, qui peuvent être source de bénéfices à court terme, qu’il s’agisse de gains matériels ou plus simplement de l’estime des pairs, mais plus risqués, voire franchement néfastes, à long terme. On trouve ici une explication à ce que la criminologie nomme la délinquance d’adolescents : l’impulsivité caractéristique du cerveau des adolescents explique l’augmentation de la délinquance à l’adolescence et sa tendance à la diminution en fin d’adolescence (voir par exemple les travaux de Fréchette et LeBlanc [9]). L’approche par les buts s’accommode également du concept de « présentisme » soutenu par le criminologue Maurice Cusson [10], bien que sa théorie du choix rationnel ne rende pas compte des déterminants contextuels de l’attitude envers le futur, ou de la théorie du contrôle social de Gottfredson et Hirschi [11] selon laquelle le déficit de contrôle de soi des délinquants s’explique notamment par un déficit de projection à moyen et à long terme. Kathryn Monahan, Laurence Steinberg, Elizabeth Cauffman et Edward Mulvey [12] ont publié des résultats empiriques qui soutiennent cette approche de la délinquance. En interrogeant plus de mille trois cents adolescents sous main de justice, ils ont montré un lien entre l’orientation vers le futur, c’est-à‑dire le fait d’avoir des buts à long terme, et les comportements antisociaux. De plus, en suivant les adolescents pendant quatre ans, ils ont montré que la sortie de délinquance, qu’elle advienne rapidement ou plus tardivement, était associée à une augmentation du contrôle de soi, dont la projection dans le futur est une facette.

20 En somme, l’approche par les buts invite à penser que le contexte social, lorsqu’il est porteur d’opportunités ou de perspectives d’insertion, peut favoriser le développement de la volition et la réduction des comportements délinquants. Alors, une question advient : les prises en charge judiciaires soutiennent-elles toujours la construction de buts à moyen ou long terme ? C’est précisément ce qu’a tenté de vérifier une étude relativement ancienne, réalisée en Israël par Simha Landau [13]. En effet, en comparant des adolescents incarcérés à des adolescents suivis en contrôle judiciaire mais avec des affaires pénales et des contextes de vie très similaires, elle a montré l’effet de l’incarcération sur le rapport au temps : le présent et les buts à court terme deviennent prépondérants tandis que le futur et les projections à long terme perdent de l’importance. Simha Landau généralise même son observation en faisant un constat similaire, bien que de moindre ampleur, chez des jeunes recrues du service militaire. Elle parle donc d’un effet négatif de l’institutionnalisation, dans un sens élargi, sur les projections futures. En France, la question des placements judiciaires, en particulier lorsqu’ils se succèdent et rendent le futur assez peu prévisible, devient alors préoccupante. En effet, ces placements risquent d’entraver les projections nécessaires au développement de l’inhibition.

Une justice et l’inhibition ?

21 Au-delà de l’équilibre impulsivité-volition, la question du développement du contrôle de soi paraît donc centrale et intéresse la prise en

Il faut du temps pour que la maturation cérébrale se fasse et permette le développement de l’inhibition.

22 charge éducative des adolescents en difficultés. Car s’il faut du temps pour que la maturation cérébrale se fasse et permette le développement de l’inhibition, tous les contextes n’y sont pas aussi favorables. Comment donc influencer le développement de l’inhibition ?

23 Pour répondre, il n’est pas inutile de s’inspirer de la comparaison rendue célèbre par les psychologues Mark Muraven et Roy Baumeister [14] : la volonté fonctionne comme un muscle. Cela signifie qu’elle n’est pas illimitée, ce que montrent clairement les expériences qui, après avoir mobilisé la capacité d’inhibition dans une tâche particulière, permettent d’observer une diminution du contrôle de soi. Ce mécanisme s’observe par exemple lorsque l’on fait un effort important pour rester concentré et que, par suite, résister à une tentation est plus difficile. Ainsi, la fatigue, la faim, le stress ou tout ce qui peut faire diminuer les ressources mentales affecte les performances d’inhibition, de manière temporaire ou parfois chronique. De même, l’insécurité affective ressentie par certains enfants ou adolescents, notamment parce qu’ils connaissent des situations familiales particulièrement difficiles, réduit durablement l’énergie mentale disponible dont ils ont besoin pour se mobiliser dans les apprentissages ou pour se contrôler à diverses occasions. Cela explique qu’en interrogeant un échantillon de collégiens nous ayons fait la même observation que d’autres chercheurs : les adolescents qui se sentent moins reconnus, moins acceptés, moins estimés, c’est-à‑dire ceux qui sont les plus insécurisés, sont aussi ceux qui se décrivent comme étant les plus impulsifs, en particulier parce qu’ils ont des difficultés à persévérer dans les tâches qu’ils entreprennent (Virat, 2014 [15]).

24 L’image du muscle présente également un second intérêt. En effet, elle souligne à quel point la capacité d’inhibition est dépendante de l’entraînement. De manière expérimentale, ceci a été démontré en

La capacité d’inhibition est dépendante de l’entraînement.

25 proposant à des volontaires des exercices d’entraînement sur des périodes relativement courtes. Par exemple, Mark Muraven [16], a proposé à une centaine d’adultes de réaliser pendant deux semaines l’un des quatre défis suivants : se retenir de manger des sucreries, entraîner régulièrement sa force du bras à l’aide d’une poignée de musculation, résoudre des exercices de maths ou tenir un journal où apparaissent les efforts de contrôle de soi. Seuls les deux premiers défis, conçus pour entraîner spécifiquement la capacité d’inhibition, permettent d’améliorer les performances dans une tâche d’inhibition que les participants réalisent au laboratoire et dans laquelle ils doivent cliquer le plus rapidement possible sur le clavier lorsqu’apparaît un carré à l’écran, sauf s’il est accompagné d’un son et qu’ils doivent alors se retenir (dans 25 % des cas). Des petits actes quotidiens de contrôle de soi pendant deux semaines améliorent donc la capacité d’inhibition, même dans d’autres domaines que ceux ayant fait l’objet de l’entraînement. Cela explique pourquoi des contextes exigeants à plus long terme, tels que certains contextes familiaux, ont un effet sur le contrôle de soi. Cela met également en évidence le mécanisme par lequel la scolarité se trouve être un facteur de développement du contrôle de soi : ce ne sont pas les contenus des apprentissages mais bien les conditions nécessaires au travail en classe, parce qu’elles imposent des efforts de concentration, qui permettent le développement de l’inhibition. Des études en neurosciences ont même montré l’impact des efforts de concentration sur la myélinisation des connexions fronto-striatales.

26 Dès lors, il apparaît pertinent de questionner le système judiciaire, comme l’ont fait les scientifiques auteurs d’un rapport remis au Conseil national américain de la recherche et intitulé « Réforme de la justice juvénile : approche développementale [17] ». En effet, les conditions de prise en charge judiciaire impliquent souvent un contrôle accru des comportements des jeunes. À l’extrême, l’enfermement crée des conditions où les routines, les interdits et les obligations cadrent le comportement des adolescents à un point tel qu’ils n’ont plus vraiment l’occasion de faire des choix, de résister à certaines tentations pour atteindre leurs objectifs, de prendre des décisions et d’essayer de s’y tenir, c’est-à‑dire, en définitive, d’entraîner leur capacité d’inhibition. Par conséquent, lorsque les comportements sont effectivement régulés, c’est par l’intervention d’une contrainte extérieure très coercitive qui met en jeu une punition immédiate, et non par l’usage plus fin du contrôle de soi et l’évaluation de ses buts à moyen ou long termes, qui implique l’exercice de l’autonomie et la prise de responsabilité. L’effet peut être bénéfique à court terme mais risque d’être contre-productif à long terme.

27 Cela explique les résultats obtenus par une équipe que nous avons déjà mentionnée à plusieurs reprises (Dmitrieva et al., 2012 [18]). En effet, grâce à une enquête longitudinale de sept ans portant sur plus de mille adolescents sous main de justice et publiée sous le titre évocateur Arrested development, ils ont observé que l’accroissement du contrôle de soi à l’adolescence, qui demeure tout à fait observable

L’incarcération ne peut se concevoir que comme une relative mise entre parenthèses du processus de développement.

28 dans leur échantillon, peut être ralenti ou réduit par l’incarcération, et cela de manière proportionnelle à la durée d’incarcération. Il n’est donc pas inutile d’évoquer ici l’effet néfaste, iatrogène [19], de certaines peines, proportionnel à leur durée. Les tentatives pour pallier cette difficulté, par exemple en proposant aux adolescents incarcérés de nombreuses activités qui leur permettent l’acquisition de compétences scolaires et professionnelles, ne peuvent suffire : les conditions de leur réalisation ne permettent pas de développer le contrôle de soi. L’incarcération ne peut donc se concevoir que comme une relative mise entre parenthèses du processus de développement. C’est pourquoi certains auteurs insistent surtout sur le contexte que nous parvenons à construire pour les adolescents : des conditions sécurisantes doivent

29 permettre de prendre de l’autonomie sans que les choix faits puissent avoir des conséquences trop irréversibles. Par exemple, la fréquentation de pairs eux-mêmes impulsifs et disposés à « faire des conneries », pour reprendre l’exemple de l’introduction, ne semble pas fournir une condition favorable.

30 Pour conclure, nous pouvons donc insister sur le fait qu’une mesure judiciaire, pour être éducative, doit être compatible ou même inspirée par l’idée que grandir c’est aussi apprendre à inhiber et qu’au-delà des aspects proprement cérébraux, certains contextes sont plus favorables que d’autres au développement de l’inhibition.

Notes

  • [1]
    O. Houdé, Le développement de l’enfant, Paris, Puf, 2004.
  • [2]
    W. Mischel, Y. Shoda, P.K. Peake, P. K., « The nature of adolescent competencies predicted by preschool delay of gratification », Journal of Personality and Social Psychology, 54(4), 1988, p. 687.
  • [3]
    C. Kidd, H.  Palmeri, R.N. Aslin, « Rational snacking : Young children’s decision-making on the marshmallow task is moderated by beliefs about environmental reliability », Cognition, 126(1), 2013, p. 109-114.
  • [4]
    M.C. Stevens, P. Skudlarski, G.D. Pearlson, V.D. Calhoun, « Age-related cognitive gains are mediated by the effects of white matter development on brain network integration », NeuroImage, 48(4), 2009, p. 738-746.
  • [5]
    A.L. Duckworth, L. Steinberg, « Unpacking Self-Control », Child Development Perspectives, 9(1), 2015, p. 32-37.
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  • [7]
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  • [12]
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  • [16]
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  • [17]
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  • [18]
    J. Dmitrieva, K.C. Monahan, E. Cauffman, L. Steinberg, « Arrested development : The effects of incarceration on the development of psychosocial maturity », Development and Psychopathology, 24(03), 2012, p. 1073-1090.
  • [19]
    Littéralement « provoqué par le médecin » ; dans ce cas l’on pourrait parler, des effets contre-productifs de la peine (n.d.l.r).
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