Notes
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[*]
Laurent Mucchielli, directeur de recherches au cnrs, Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (umr 7805, cnrs et Aix-Marseille Université). mucchielli@mmsh.univ-aix.fr
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[1]
L. Mucchielli, Le scandale des « tournantes ». Dérive médiatique et contre-enquête sociologique, Paris, La Découverte, 2005.
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[2]
V. Le Goaziou, L. Mucchielli, La violence des jeunes en question, Nîmes, éditions Champ social, 2009.
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[3]
B. Aubusson de Cavarlay, « Les mineurs mis en cause selon les statistiques de police », Questions pénales, 26 (2), 2013, p. 1-4. V. Le Goaziou, L. Mucchielli, La violence des jeunes en question, Nîmes, éditions Champ social, 2009. P. Robert, « Comment mesurer l’évolution de la délinquance juvénile ? », Note de la Fondation Jean Jaurès, n° 183, 2013, p. 1-9.
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[4]
V. Le Goaziou, Les viols. Aspects sociologiques d’un crime, Paris, La Documentation française, 2011.
-
[5]
B. Bastard, C. Mouhanna, Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.
-
[6]
R. Zauberman (sous la direction de), Les enquêtes de délinquance et de déviance autoreportées en Europe. État des savoirs et bilan des usages, Paris, l’Harmattan, 2009.
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[7]
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[8]
F. Bailleau, Y. Cartuyvels (sous la direction de), La justice pénale des mineurs en Europe. Entre modèle Welfare et inflexions néo-libérales, Paris, L’Harmattan, 2007. C. Lazerges, « Un populisme pénal contre la protection des mineurs », dans L. Mucchielli (sous la direction de), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008, p. 30-40. P. Milburn, Quelle justice pour les mineurs ? Entre enfance menacée et adolescence menaçante, Toulouse, érès, 2009.
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[9]
L. Mucchielli, L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, Paris, Fayard, 2011.
-
[10]
L. Gebler, I. Guitz, Le traitement judiciaire de la délinquance des mineurs, Paris, Actualités Sociales Hebdomadaires, Supplément au n° 2325, 2003, p. 55. D’autres témoignages de magistrats de l’enfance : L. Bellon, L’atelier du juge. À propos de la justice des mineurs, Toulouse, érès, 2011. C. Sultan, Je ne parlerai qu’à ma Juge. Voyage au cœur de la justice des enfants, Paris, Le Seuil, 2013.
-
[11]
L. Mucchielli, V. Le Goaziou (sous la direction de), Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 2007, 2e éd.
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[12]
J. Danet, Justice pénale : le tournant, Paris, Fayard, 2006.
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[13]
D. Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.
1« Les mineurs sont-ils de plus en plus violents ? » C’est à une question médiatiquement rebattue, que d’aucuns pourraient aisément qualifier de serpent de mer journalistique, que Laurent Mucchielli offre d’apporter une réponse scientifique et objectivée. S’appuyant sur les statistiques disponibles, il propose une analyse méthodique et chronologique de la délinquance des mineurs qui ne peut être menée sans une lecture de l’évolution du droit et du système pénal.
2La délinquance juvénile, son augmentation supposée, sa violence réputée croissante et son rajeunissement présumé se sont imposés comme des thèmes centraux dans le débat public et dans l’agenda politique depuis le début des années 1990, en France comme dans de nombreux autres pays européens. Au point de constituer une peur collective suscitant parfois même de véritables petites « paniques morales » lorsque médias, politiciens et groupes de pression joignent leurs discours et leurs actions, par exemple dans l’affaire des « tournantes » (viols collectifs) au début des années 2000 [1]. Par ailleurs, cette idée d’une augmentation constante de la délinquance des jeunes rencontre aussi un préjugé favorable dans une partie de la population générale dont elle alimente le « sentiment d’insécurité ». La tentation est alors grande chez certains de nos concitoyens d’interpréter toute évolution dans le sens négatif d’une dangerosité potentielle voire d’une décadence morale. Les discours sur les films que regardent les jeunes, sur les jeux vidéo qui les occupent ou encore sur les musiques qu’ils écoutent, en fournissent de nombreux exemples. Enfin, les médias diffusent régulièrement des chiffres sensés illustrer cette évolution, mais qu’ils utilisent le plus souvent comme des arguments d’autorité et non comme des éléments d’analyse [2]. C’est l’ensemble de ce cadre imposé dans le débat public qu’il faut pourtant sinon remettre en question du moins mettre en parenthèses pour tenter de réfléchir posément et sérieusement.
3Rappelons d’abord que la délinquance est constituée par l’ensemble des transgressions définies par le droit pénal, détectées et poursuivies par les acteurs du contrôle social. Cette définition ouvre immédiatement trois problèmes. Le premier est que le droit évolue en permanence : certains comportements cessent d’être incriminés tandis que d’autres le deviennent. Ce dernier processus (l’incrimination) étant devenu quasi permanent depuis le début des années 1990 en matière de délinquance des mineurs, il apparaît que cette dernière ne cesse par définition d’augmenter potentiellement (juridiquement). Le second problème tient à l’effectivité des poursuites. Une transgression que les agents de contrôle social constatent mais décident, pour diverses raisons, de ne pas poursuivre ne constitue pas une délinquance. Or, là aussi, ces agents recevant depuis le début des années 1990 une forte injonction politique d’accentuer les poursuites pénales, la délinquance des mineurs poursuivie ne cesse presque par définition d’augmenter. Enfin, un troisième problème réside dans la connaissance que ces acteurs ont ou pas des transgressions qui surviennent dans le cours de la vie sociale. Autrement dit, l’on ne saurait analyser l’évolution de la délinquance des mineurs indépendamment de l’évolution de son incrimination et celle des processus de renvois vers le système pénal, processus liés au fonctionnement des différentes agences de contrôle social (les services de police et de gendarmerie, les transporteurs, les établissements scolaires, certains services sociaux, les agents de surveillance privée…) mais aussi à l’évolution générale des mentalités. En effet, ce que nous appelons ici les acteurs du contrôle social ne sont pas uniquement les professionnels mais aussi l’ensemble des citoyens en tant que, confrontés à une déviance juvénile, ils peuvent décider ou non de saisir les autorités, c’est-à-dire de judiciariser ou non le problème.
Tour d’horizon des données statistiques disponibles
4Du milieu des années 1970 à nos jours, le nombre de mineurs mis en cause par la police et la gendarmerie est passé d’environ 80 000 à environ 200 000, soit une multiplication par 2,5. Toutefois, le nombre de majeurs mis en cause ayant également beaucoup augmenté, la part des mineurs dans l’ensemble est seulement passée d’environ 14 % du milieu des années 1970 jusqu’en 1994 à environ 19 % en 2010. En soi, cela suggère déjà que si augmentation de la délinquance enregistrée des mineurs il y a, elle ne constitue pas un phénomène spécifique, elle n’est qu’un aspect de l’augmentation générale du nombre de personnes renvoyées devant la justice.
5En poursuivant pour le moment le raisonnement sur l’évolution des effectifs poursuivis, nous pouvons dégager une hiérarchie des types d’infractions parmi les hausses enregistrées sur la période. En trente ans, la structure de la délinquance enregistrée des mineurs s’est modifiée [3]. Au début des années 1970, les vols (notamment de voitures) représentaient 75 % de la délinquance des mineurs poursuivie par la police, aujourd’hui moins de 40 %. Au profit de quels autres contentieux ? En ordre décroissant d’importance, les plus fortes hausses concernent les agressions verbales (menaces, chantages, insultes) suivies par les usages de stupéfiants, la police des étrangers, les coups et blessures volontaires non mortels, les infractions à personnes dépositaires de l’autorité publique (ipdap) puis les viols et enfin les destructions-dégradations (en particulier celles visant les biens publics). En d’autres termes, ce sont les délinquances d’ordre public (stupéfiants, heurts avec les policiers, destructions et dégradations) qui portent cette évolution, suivies par les agressions verbales, physiques et sexuelles.
6Mais ces évolutions n’ont pas été linéaires. Au contraire, on constate qu’une rupture a lieu en 1993-94, date à partir de laquelle les effectifs de mineurs mis en cause changent soudainement de niveau. Ajoutons que si nous observons un instant la délinquance des filles, le changement est encore plus radical. En 1994 se produit une véritable inversion subite de tendance qui pose encore plus question. À tous égards, la fameuse « explosion » de la délinquance des mineurs chère aux médias et aux politiques a donc en réalité une origine temporelle bien précise et ceci constitue une énigme à résoudre.
7Observons à présent la statistique judiciaire. Elle publie depuis 1984, à partir du casier judiciaire, une série sur les personnes condamnées qui constitue une source intéressante à ajouter et comparer avec la statistique de police. D’emblée, la surprise provient du fait que, à la fin des années 2000, la justice condamne un peu moins de mineurs qu’en 1984-1985 ; on s’attendait au contraire à une explosion. La distorsion d’avec les statistiques de police est évidente. Un tri massif s’est donc opéré au cours du processus de traitement judiciaire de cette délinquance des mineurs, nous y reviendrons. Concentrons-nous pour le moment sur cette partie de la délinquance des mineurs qui est la plus grave et a donc fait l’objet de poursuites. Relevons d’abord que, au plan de la qualification pénale des faits, ce sont les délits qui constituent plus que jamais la délinquance des mineurs jugée (avec près de 97 % de l’ensemble des condamnations) tandis que les contraventions ont été divisées par deux et que les crimes sont passés de 0,3 à environ 1 % de l’ensemble. Ensuite, nous retrouvons le constat de la statistique policière avec l’effondrement du contentieux des vols qui représentait encore les trois quarts des condamnations au début de la période et seulement une petite moitié vingt ans plus tard. Quant aux violences interpersonnelles, deux constats s’imposent. Premièrement, en matière délictuelle comme en matière criminelle, le phénomène marquant est la très forte augmentation des affaires sexuelles. C’est elle qui explique à soi seule l’augmentation de la part des faits criminels (les viols, et essentiellement les viols commis par des mineurs sur d’autres mineurs de moins de 15 ans). Deuxièmement, quant aux violences physiques quatre constats se dégagent : 1) les violences criminelles sont à peu près stables sur de très petits effectifs, 2) les coups et violences volontaires (cvv) suivis d’incapacités temporaires de travail (itt) de plus 8 jours sont en baisse sur la période ; 3) on assiste au contraire à une forte augmentation des cvv suivis d’itt de moins de 8 jours ; 4) on assiste manifestement à un transfert des contraventions pour cvv suivis d’itt de moins de 8 jours vers les délits. De ces séries de constats, l’on peut déduire que, la question des viols mise à part (sur leur diversité et leur judiciarisation croissante : Le Goaziou, 2011), la forte augmentation des actes violents commis par des mineurs que l’on avait constatée dans les statistiques de police repose en réalité sur des faits de faible gravité. En réalité, à chaque fois que l’on peut disposer des critères de gravité des infractions, on constate que les augmentations d’effectifs reposent uniquement sur les moins graves et que les plus graves sont stables voire en diminution.
La révolution des alternatives aux poursuites
8L’analyse des deux premières séries de données administratives nous a laissé sur un hiatus et une question puisque la police et la gendarmerie mettent en cause de plus en plus de mineurs tandis que la justice n’en condamne pas davantage. Où sont donc passés les autres ? La réponse se trouve du côté du parquet.
9Au début des années 1990, la réponse à la question posée était encore simple : environ la moitié des affaires transmises par la police et la gendarmerie étaient classées sans suite. Mais, soumis à la politique du chiffre (ici le « taux de réponse pénale »), les parquets ont accompli une véritable révolution au cours des années 1990 en inventant les « alternatives aux poursuites » qui sont un ensemble de modes de sanctions rapides destinés au traitement de la petite délinquance, décidés de façon autonome par le parquet, permettant de prendre des mesures et sanctions sans engager de poursuites devant les juges des enfants, le tout s’accompagnant de modifications continues de la procédure pénale permettant d’accélérer le traitement judiciaire des mineurs et de diminuer les classements sans suite [4].
10C’est ce que permet de visualiser le graphique ci-dessous. L’on voit comment, confrontés à la forte augmentation des affaires transmises par la police et la gendarmerie, durant une première phase (1993-1998) les parquets ont à la fois augmenté les poursuites, augmenté les classements sans suite et mis en place les premières alternatives. Puis, à partir de 1998, ils ont à la fois cessé de saisir davantage les magistrats du siège et réduit les classements sans suite au profit d’une croissance extrêmement forte et rapide des alternatives. À tel point que, depuis 2004, les alternatives sont devenues le plus important mode de traitement judiciaire de la délinquance des mineurs, tandis que la part des affaires classées sans suite dans l’ensemble des décisions du parquet a chuté de moitié.
L’évolution des principaux modes d’orientation des affaires de mineurs par les parquets de 1992 à 2010 (en %)
L’évolution des principaux modes d’orientation des affaires de mineurs par les parquets de 1992 à 2010 (en %)
11Précisons enfin que le « rappel à la loi » représente à lui seul près de 70 % des différentes « alternatives », soit près de 30 % de l’ensemble des réponses apportées par les parquets. Cette mesure est désormais décidée presque aussi souvent que la saisine d’un juge des enfants. Nous voilà donc en possession d’un autre élément clef de l’analyse, qui explique l’écart grandissant entre les poursuites policières et les condamnations prononcées par la justice, et qui confirme que la prétendue « nouvelle délinquance des mineurs » est constituée essentiellement de faits peu graves pour lesquels la justice prononce une sorte d’admonestation. Mais ces faits sont-ils nouveaux ou nouvellement dénoncés ?
L’apport des enquêtes de « délinquance auto-déclarée »
12Réalisées sur des échantillons représentatifs d’adolescents scolarisés à qui l’on demande de déclarer anonymement les transgressions qu’ils ont pu commettre, les enquêtes de « délinquance auto-déclarée » ne sont certes pas une « mesure exacte » des pratiques déviantes et délinquantes des jeunes. Comme tout type de mesure, elles ont leurs limites et leurs biais (un bilan [5]). Elles ont cependant le grand intérêt de révéler une « délinquance cachée » qui constitue potentiellement une source inépuisable d’extension de la prise en charge pénale. Réalisées dès les années 1950 aux États-Unis, ces enquêtes n’ont été développées que très tardivement en France. Cette production scientifique a démarré dans les années 1990, dans le cadre d’enquêtes plus vastes portant sur la santé des jeunes (enquêtes de l’Inserm, « Baromètre Santé-Jeunes » du Comité français d’éducation pour la santé). L’analyse des résultats démontre que le niveau des violences interpersonnelles est resté globalement stable sur la période, quel que soit l’âge et le sexe des jeunes interrogés. C’est aussi ce que confirment les enquêtes hbsc (Health Behaviour in School-aged Children [6]) portant sur une période de seize ans (1994-2010) et interrogeant régulièrement 7 à 8 000 élèves de 11 à 15 ans. La proportion de garçons déclarant avoir été victimes de coups durant l’année écoulée a baissé (surtout chez les plus âgés), passant de près de 19 % en 1994 à 16 % en 2010, tandis que celle des filles est stable sur un niveau deux fois moins élevé. Dans le même temps, la proportion d’adolescents victimes de vols et de racket est également orientée à la baisse, à l’exception du vol chez les filles. On note enfin que l’ensemble de ces tendances est commune à la plupart des pays européens.
13Au terme de ce bilan des données statistiques disponibles, une double énigme se pose donc. La première réside dans la contradiction entre la tendance résultant des données relatives à la prise en charge institutionnelle et celle résultant des enquêtes en population générale. La seconde est la chronologie de l’évolution des données institutionnelles, en particulier ce brusque changement de niveau des courbes d’enregistrement en 1993-1994. Pourquoi les mineurs se comporteraient-ils subitement de manière différente à partir d’une année précise ? Une influence astrale ?… On perçoit aisément l’aporie des raisonnements qui chercheraient à interpréter cette évolution par une transformation subite des comportements, en oubliant que ces données sont par définition le produit d’une construction sociale et juridique. À la naïveté comportementaliste, on préfèrera donc une étude de l’évolution du droit et des pratiques de renvoi vers le système pénal.
Processus de criminalisation et pratiques de renvoi vers le système pénal
14Les commentateurs l’oublient régulièrement, la délinquance se définit d’abord comme l’ensemble des infractions à la loi pénale. Or cette dernière ne cesse d’évoluer. En 1973, le directeur de l’école de Vaucresson, Henri Michard, consacrait encore un paragraphe de son panorama de la délinquance juvénile à l’avortement que la loi définissait alors comme un crime. Puis la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse reconnaîtra le droit des femmes à l’avortement, et cette délinquance disparaîtra ipso facto. Il s’agit ici d’une décriminalisation. Mais c’est le processus inverse qui est le plus courant : celui qui consiste à criminaliser des comportements déjà existants. Il s’agit même de la tendance quasi exclusive des politiques pénales concernant les mineurs depuis le début des années 1990.
15Quatre lois votées le 22 juillet 1992, entrées en vigueur le 1er mars 1994, ont profondément modifié le droit pénal des mineurs, en élargissant les incriminations ainsi qu’en accentuant la répression. Le nouveau code pénal consacre d’abord de nouvelles infractions : délit du harcèlement sexuel ainsi que d’« appel téléphonique malveillant » ou d’« agression sonore » qui sont désormais considérés comme des coups et blessures volontaires (cbv) et punis au maximum d’un an de prison. De même, en matière de destructions, dégradations et détériorations, le nouveau code créé un délit visant spécifiquement les « tags ». Ensuite, mécanisme plus fréquent et plus décisif, le nouveau code élargit considérablement la définition ou le champ d’application de certaines infractions préexistantes, au point parfois de transformer la qualification juridique même des faits. Ceci concerne tout particulièrement les violences, physiques, sexuelles ou simplement verbales. Les changements sont notamment considérables en matière de coups et blessures volontaires. En effet, les cbv suivis d’itt de moins de 8 jours ou sans aucun itt étaient auparavant des contraventions sauf exceptions. Or, en 1994, ils deviennent automatiquement des délits dès lors qu’ils sont accompagnés d’une circonstance aggravante dont le nouveau code rallonge de surcroît la liste. Et, concernant les mineurs, trois de ces dix circonstances aggravantes s’avèrent décisives : 1) la circonstance que les cbv sont commis sur des mineurs de moins de 15 ans (ce qui est par définition le cas d’une partie des violences commises par des mineurs sur d’autres mineurs) ; 2) la circonstance que les cbv sont commis sur des personnes « dépositaires de l’autorité publique » ou « chargées d’une mission de service public », ce qui d’une part renforce les possibilités de poursuite des policiers et des gendarmes envers les mineurs leur manquant de respect, d’autre part ouvre la voie à une judiciarisation de toutes les frictions survenant entre les mineurs et d’autres catégories de fonctionnaires (au premier rang desquels les enseignants) ou de professionnels assimilés (comme les transporteurs collectifs) ; 3) la circonstance que les cbv « sont commis par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteurs ou de complices ». Il s’agit là d’une circonstance aggravante nouvelle en 1994, qui de nouveau cible presque par définition les jeunes dont une majorité des actes délictueux sont depuis toujours commis en petits groupes. Enfin, les bouleversements concernent aussi le massif contentieux des vols. Les vols avec violence voient leur répression s’accentuer. Les vols simples se voient bouleversés dans leur définition par l’extension des circonstances aggravantes dont trois concernent là encore tout particulièrement les mineurs : 1) le fait que le vol même simple (comme les destructions, dégradations et détériorations) soit là aussi commis en réunion ; 2) le fait que le vol soit commis dans les transports en commun ; 3) le fait que le vol soit commis avec destruction, dégradation ou détérioration de biens.
16Voilà donc des changements juridiques qui ont considérablement resserré les mailles du filet pénal et augmenté par définition le périmètre de la délinquance. Depuis cette date, le processus d’incrimination a été ininterrompu, sous le gouvernement de gauche au pouvoir de 1997 à 2002 et, de façon beaucoup plus accentuée encore, sous les gouvernements de droite qui se sont succédé de 2002 à 2012. La plupart des spécialistes de la justice des mineurs convergent pour voir dans ces évolutions une transformation partielle, à la fois idéologique et pratique : l’évolution progressive d’un modèle de protection faisant de l’éducation du mineur un objectif fondamental vers un modèle de contention faisant de la sanction et de la contention ses priorités [7].
De l’évolution des mécanismes de renvoi à la judiciarisation des déviances juvéniles
17Nous avons ainsi assisté à une intensification générale des renvois opérés tout au long de la chaîne pénale à partir du début des années 1990, conduisant à augmenter fortement le niveau de prise en charge des comportements agressifs, délinquants et incivils de la jeunesse. Mais cette question majeure des processus de renvoi dépasse largement l’analyse juridique. C’est en réalité celle du contrôle social qui est posée, dans toute sa complexité. En effet, étudier les processus de renvoi vers le système pénal, c’est étudier l’évolution sociale générale, le degré de cohésion des multiples communautés qui le constituent, le contenu des représentations sociales stigmatisant plus ou moins telles pratiques et tels groupes sociaux, les stratégies de renvoi des multiples acteurs et les idéologies professionnelles des acteurs institutionnels. L’analyse mérite donc d’être élargie pour apercevoir un processus beaucoup plus large de judiciarisation du règlement des conflits de la vie sociale. Un tel processus concerne tous les types de conflits affectant la vie ordinaire des groupes humains, depuis la vie familiale jusqu’aux situations institutionnelles, en passant par les relations de voisinage. Il s’articule sur plusieurs évolutions en profondeur des sociétés européennes, tenant notamment aux modes de vie (de plus en plus individualistes et anonymes) et aux représentations sociales (en particulier en matière de violences, physiques, sexuelles et verbales). Nous les avons analysées ailleurs [8]. Insistons ici sur les conséquences de ces évolutions sur la chaîne pénale, qui permettent de comprendre comment s’est opéré cet élargissement (ou ce resserrement des mailles) du filet pénal à partir du début des années 1990.
18Une partie des faits connus de la police ne figurent pas dans la statistique parce qu’ils ne sont pas transmis à la justice et ne font pas l’objet de procès-verbaux : ils sont seulement consignés sur les « registres de main courante ». Or, dans les enquêtes réalisées par plusieurs chercheurs dans les années 1970, il apparaissait que, tandis que les vols étaient le plus souvent procéduralisés, on rencontrait fréquemment dans les mains courantes la relation de rixes, de coups, de menaces au cours de querelles ou de différends [9]. Autrement dit, toute une série de comportements violents, physiques et verbaux, de faible gravité ne faisaient pas l’objet de plaintes et de procès-verbaux, leur résolution ou leur issue était négociée entre les parties en conflit et avec les policiers qui les constataient. Et, s’agissant des mineurs, ces faits de faible gravité étaient le plus souvent sanctionnés par une simple admonestation, les représentants de la force publique faisant en quelque sorte ici l’objet d’une délégation de pouvoir de fait de la part de la justice. « Jusqu’à la fin des années 1980, l’intervention du substitut des mineurs en matière pénale restait relativement limitée, se bornant le plus souvent à une réponse binaire : classement sans suite de l’infraction si le mineur était très jeune, primo-délinquant, ou si le préjudice était minime ; saisine du juge des enfants ou du juge d’instruction dans les autres cas. Il arrivait également au substitut de demander de façon informelle aux services d’enquêtes de procéder eux-mêmes dans leurs locaux à une “admonestation officieuse” du jeune et parfois de ses parents [10]. » Ainsi, dans un contexte de dramatisation politique et de mobilisation massive de la chaîne pénale autour de « la violence des mineurs », on peut dire que les policiers ont été incités progressivement à procéduraliser davantage ces affaires et à rendre de plus en plus aux magistrats leur pouvoir d’admonestation.
19Pour conclure, revenons sur la chronologie des processus de pénalisation et de judiciarisation. Si ce dernier plonge aussi ses racines dans des transformations profondes des sociétés occidentales au cours de la seconde moitié du xxe siècle, le tournant de la pénalisation a une origine plus précise et récente. En France, il se situe dans les années 1991-1993. Il nous semble qu’il s’agit d’une conséquence de la série d’événements qui ont secoué les quartiers populaires, en particulier de la vague d’émeutes de la fin de l’année 1990 pour la région lyonnaise et du premier semestre de l’année 1991 pour la région parisienne. Un vent de panique souffla alors au sein de l’État français (comme il soufflera en novembre 2005, lorsque sera décrété l’« état d’urgence » face à une nouvelle vague d’émeutes [11]). De là date une volonté politique de reprise de contrôle de ces « territoires perdus de la République » et autres supposées « zones de non-droit » par le biais d’un surarmement pénal [12]. Il semble bien que ce soit pour ces raisons sociopolitiques que cette évolution a été enclenchée, et non en raison d’une transformation subite des comportements déviants des enfants et des adolescents. C’est avant tout à destination des jeunes rebelles habitant les quartiers en voie de ghettoïsation qu’ont été pensées et déployées les nouvelles formes de punitivité [13]. Ce qui suggère que l’illusion d’une solution pénale à des problèmes sociaux est bien ancrée chez nos gouvernants depuis une vingtaine d’années.
Bibliographie
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Notes
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[*]
Laurent Mucchielli, directeur de recherches au cnrs, Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (umr 7805, cnrs et Aix-Marseille Université). mucchielli@mmsh.univ-aix.fr
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[1]
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J. Danet, Justice pénale : le tournant, Paris, Fayard, 2006.
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D. Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.