Notes
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[1]
Les citations reprises de l’Advis sont empruntées à la réédition parue en 1963 (Leipzig, VEB Edition), numérisée par l’ENSSIB, et accessible depuis le site : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48749-advis-pour-dresser-une-bibliotheque-par-gabriel-naude.pdf. Cette édition est fidèle à l’original, la 1ère édition de 1627, l’orthographe n’a pas été modernisée. Elle est augmentée d’une Postface du Prof. dr. Horst Kunze, Directeur en chef de la bibliothèque d'État allemande de Berlin (postface, 131-136).
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[2]
Sur la page de titre, le nom de l’auteur est précisé comme suit « G. Naudé Parisien » ou « G. Naudé P. ».
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[3]
Lettre Nicolas Bretel, sieur de Gremonville (1646). B.N.
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[4]
Remise de la bibliothèque de monseigneur le Cardinal Mazarin. Document original, sans titre et sans date.
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[5]
Selon René Pintard (174-175), les membres de la Tétrade, au-delà de leurs différences, ont de réelles affinités (Gassendi est un prêtre qui n’a jamais renoncé à être un bon prêtre ; Diodati sans doute un indifférent ; Le Vayer et Naudé des incrédules, même si Naudé, en cohérence avec ses idées politiques, affiche un catholicisme de façade) : ils « se reconnaissent à plusieurs communs maîtres : Cicéron, Sénèque, Pline et Plutarque chez les Anciens, Montaigne et Charron chez les Modernes. C’est qu’ils ont pour les indépendants, pour les Galilée et pour les Campanella même sympathie instinctive. C’est qu’ils ont la même ambition de promouvoir les sciences par les disciplines qui leur sont propres. […] C’est aussi que, lorsqu’on prétend imposer à leur esprit des lisières, ils ont la même fermeté pour les rejeter ».
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[6]
C’est à la campagne, à Gentilly, que Gabriel Naudé réunit ses amis. Il mène une vie simple, plutôt ascétique, faisant preuve de modération en toute chose, ne buvant que de l’eau… L’état de mariage selon lui n’est pas compatible avec l’érudition.
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[7]
Robert Damien, dans son analyse, oppose le destinataire privilégié qu’est le Président de Mesme, dont l’autorité sociale et politique est reconnue, et le lecteur anonyme « sans qualité spécifiée ni autorité reconnue, insituable dans une hiérarchie » (1996, 36).
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[8]
Pascal Robert étudie la bibliothèque comme outil de décontextualisation, instrument de gestion du paradoxe de la simultanéité, agissant à deux niveaux : dans un mouvement de dissémination/communication du savoir, et à l’inverse de concentration du savoir. Cette approche nous paraît particulièrement féconde pour étudier l’œuvre de Gabriel Naudé. Pascal Robert fait d’ailleurs référence à Gabriel Naudé, parmi les figures marquantes de l’information-documentation citées à l’appui de la mise en perspective historique qu’il effectue.
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[9]
Dans le texte publié de manière anonyme sous le nom de Mascurat, Gabriel Naudé évoque, à travers les dialogues Mascurat-Saint-Ange (= Naudé-Camusat, libraire-imprimeur, anagramme de Mascurat), divers sujets dont le projet de bibliothèque créé à l’initiative de Mazarin à Paris à partir de 1642.
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[10]
Franklin A. (1865). Histoire de la bibliothèque de l’Abbaye de Saint-Victor à Paris, d’après des documents inédits. Paris, Auguste Aubry, 53-56. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5436142b/f6.item.r=ouverte%20au%20public.texteImage
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[11]
C’est l’opposition accessibilité restreinte/ouverture qui va trouver un prolongement avec l’opposition conservation/communication (de l’information), au cœur de nombreux débats jusqu’au milieu du XXe siècle.
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[12]
Malgré l’accroissement de la production éditoriale, l’idéal d’une connaissance universelle perdure au XVIIe siècle.
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[13]
Selon ses mots, « Coopernic, Kepler & Galilæus ont tout changé l'Astronomie; Paracelse, Seuerin le Danois, du Chesne & Crollius, la Médecine ».
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[14]
Cette ouverture s’applique notamment au Coran et aux ouvrages que Gabriel Naudé juge inutiles ou même dangereux. Ainsi, il rejette la cabale, les divinations, la magie, mais pour les réfuter, selon lui, il faut les connaître, ce qui est nécessaire pour engager une véritable réflexion (Decoster, 2011a).
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[15]
Ce qui est manière, également, de s’affranchir des limites du temps et de l’espace.
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[16]
La prudence dans la tradition humaniste renvoie à l’activité de discrimination, elle vise à cultiver le lecteur, et développer sa raison pratique.
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[17]
Les dernières pages de l’Advis annoncent un prolongement à l’ouvrage sous le nom de Bibliothèque Memmienne (annoncée mais non réalisée): « cet Aduis, lequel i'espere bien auec le temps polir & augmenter de telle sorte, qu'il n'apprehendera point de sortir en lumiere pour discourir & parler amplement d'vn sujet lequel n'a point encore esté traicté, faisant voir sous le filtre de Bibliotheca Memmiana, ce qu'il y a si long temps que l'on souhaite sçauoir […] celuy que ie vous promets & feray voir vn iour auec plus grande suitte & meilleur equipage » (Ibid., IX, 121-122).
-
[18]
La bibliotechnie (du grec biblion « livre » et technè « technique ») désigne ce qui relève de la connaissance du livre, de son catalogage, de son classement, et également de l’organisation d’une bibliothèque (c’est la facette technique de la bibliothéconomie). Dans la postface, Horst Kunze tout en remarquant que l’Advis n’est pas « un traité de bibliotechnie » au sens moderne du terme, présente la réimpression de l’ouvrage comme faisant partie d’une série de « Réimpressions d'ouvrages sur la bibliotechnie ». La série, commencée avec « Die Bildung des Bibliothekars» (La formation du bibliothécaire) » de Friedrich Adolf Ebert (Leipzig 18zo, réimpression 1958), devait se poursuivre avec « Gottfried Wilhelm Leibniz bibliothécaire » (projet abandonné, car jugé trop ardu à réaliser). L’intérêt s’est alors porté sur Gabriel Naudé, « un autre classique de la bibliotechnie européenne » selon le rédacteur, « sur les travaux duquel Leibniz se base en plusieurs points ». Leurs points communs : leur engagement « au service de puissants seigneurs », et leur attachement « à exercer une influence humanitaire sur la vie scientifique et culturelle de leur époque par leur largeur de vue, leur audace et leur persévérance ».
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[19]
L’ordre ne saurait être dépendant du mobilier disponible et/ou des contraintes d’usage, ni être établi en fonction de la taille des ouvrages, Gabriel Naudé se montre très critique à ce niveau. S’en tenir à un ordre basé sur des considérations essentiellement esthétiques, ce serait faire de la bibliothèque un « amas de livres ».
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[20]
Un buffet est une armoire à livres (sorte de dressoir) ; dans la Bibliothèque de La Croix du Maine, les Cent buffets constituent un ensemble de rangements, ils correspondent à autant de rubriques.
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[21]
Un détour par l’histoire de ces outils intellectuels permet d’expliquer ces flottements, à présent largement documentés (Malclès, 1956 ; Chartier, 1996 ; Decoster, 2011 ; Buckland, 2017 ; etc.), qui sont révélateurs d’une terminologie et d’une « science » des bibliothèques en construction. L’usage et le terme désignant cet usage doivent être distingués. Ainsi l’apparition du mot bibliographie (du grec biblion, livre et graphein, écrire) est postérieure à l’usage qu’il désigne : les pinakés de Callimaque fonctionnent comme un guide des livres et des auteurs ; et le mot bibliothèque a longtemps désigné ce qui est aujourd’hui la bibliographie, à l’exemple de la Bibliothèque de la Croix du Maine ou de la Bibliothèque des Peres.
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[22]
En quête de qualité, il regrette que « la plus-part des bons Autheurs demeurent […] sur la greue abandonnez & negligez d'vn chacun, pendant que de nouueaux Censeurs ou Plagiaires s'introduisent en leur place & s'enrichissent de leurs despouilles » (Ibid, 66).
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[23]
La localisation des ouvrages, rapportée aux recommandations de l’Advis, est assez surprenante : « armoire d’entre le lict et la fenestre », « tabl[ette] de in 4. sur le lict », « armoire de dessus la cheminée », « tablette d’en bas », etc.
1. Introduction
1Figure longtemps oubliée du XVIIe siècle, Gabriel Naudé est l’objet d’un intérêt marqué - et croissant - depuis la fin des années 1990 : bibliothécaire praticien, à la pensée singulière, il est souvent présenté comme le précurseur d’une science des bibliothèques en émergence ; personnalité érudite, préoccupé d’accès aux connaissances, et engagé entre deux mondes, il a donné lieu à des portraits contrastés si ce n’est contradictoires ; sa notoriété s’étend bien au-delà du monde francophone : historiographie américaine, dont un ouvrage remarqué de James V. Rice dès 1939, et plus récemment historiographie italienne, ou brésilienne... Le personnage est complexe, comme est complexe le contexte de l’époque : une période de transition s’inscrivant dans un double mouvement, d’accroissement des connaissances et d’autonomisation du savoir par rapport aux grands systèmes théologiques et philosophiques. A travers cette recherche, nous nous attacherons à caractériser la pensée et l’œuvre de Gabriel Naudé, en nous montrant tout particulièrement attentive à ce qui peut en constituer l’unité : En quoi ses écrits et son action font-ils sens aujourd’hui au regard de l’histoire de l’organisation des connaissances ? Que disent-ils d’une « science » des bibliothèques en construction ? Au-delà du discours, développé notamment dans son célèbre Advis pour dresser une bibliothèque (1627 [1]), ou dans des écrits et travaux postérieurs, à diffusion souvent plus confidentielle, comme Bibliographia politica (1633), Considérations politiques sur les coups d'État (1639), ou le Catalogue de la bibliothèque naudéenne (Bœuf, 2007), que révèle une mise en perspective historique de ses apports à la mise en ordre des connaissances et à la formalisation d’un savoir bibliothécaire ?
2Après avoir situé Gabriel Naudé dans son époque, entre libertinage érudit et discours novateur, nous considèrerons son projet de refondation pour la bibliothèque, un projet bibliopolitique, questionnant les relations savoir, pouvoir et ordre ; nous ferons ensuite un focus sur les principes et les outils de cette refondation, en tant qu’éléments inaugurant un savoir bibliothécaire, potentiellement porteurs de modernité alors que s’opère un tournant épistémologique. Quelques mots-clés viendront ponctuer notre propos, tissant des liens en forme de fil conducteur : décontextualisation, interaction, invention.
2. Un libertin érudit (1600-1653), entre deux mondes
3Dans les nombreux articles et réflexions qui rendent compte de sa vie et son œuvre, Gabriel Naudé est souvent présenté comme un penseur et un acteur de l’« entre deux », expression reprise avec insistance, et déclinée sur différents modes, en fonction des auteurs et des approches (à la rencontre de deux époques ; s’émancipant du contexte ; mettant en dialogue plusieurs mondes). Philosophe, médecin, bibliothécaire-bibliographe à un moment où être bibliothécaire correspond à une position, à une charge, et non à une profession, il est l’exemple même du bibliothécaire érudit, un intellectuel à l’esprit éclectique, engagé dans son époque : ceci, dans un contexte fracturé, selon les mots de Robert Damien (1995, 181 ; 2006), où le modèle de l’imitatio est en crise et où l’humanisme subjectif de l’ego cogito n’est pas encore en place. Ainsi l’Advis pour dresser une bibliothèque, œuvre de jeunesse de Gabriel Naudé (il a alors 27 ans), qui prend pour modèle sans l’avouer la bibliothèque privée de Jacques-Auguste de Thou, est une œuvre « datée » : son discours, appuyé sur ses diverses expériences, en France notamment à partir de 1622 au service du Président de Mesmes et de sa riche collection (8000 volumes), et nourri des connaissances tirées de ses premiers voyages en Italie (bibliothèque de Padoue, Ambrosienne de Milan), doit également beaucoup, sinon plus, à ses rencontres et à ses lectures ; le texte est « prétexte à jugements sur les livres et leurs destins » (Pintard, 1943, 451), rendant ainsi compte du mouvement des idées, aussi ne prend-il tout son sens, comme y insiste Jacques Revel (1996, 243-249), que rapporté aux usages et aux débats intellectuels de l’époque, marqués par un tournant des valeurs et des pratiques du premier XVIIe siècle.
4Savant érudit, intellectuel libertin, Gabriel Naudé se revendique « parisien », identité qu’il se plaît à rappeler en page de titre de ses ouvrages [2] ; dans le même temps, poussé par son désir de savoir, et par les mutations de son temps, il se déplace beaucoup, « voyageant frénétiquement dans toute l’Europe » (Damien, 1995, 25). Alors que l’invention de l’imprimerie a amené une forte croissance de la production éditoriale, il est à sa manière un témoin de l’avancée de l’ordre de l’écrit : les changements sont qualitatifs autant que quantitatifs, l’invention de l’imprimerie va de pair avec l’invention de nouveaux matériels qui se diversifient (taille et qualité du papier, format des livres) ; les livres occupent une place de plus en plus importante, les collections particulières se développent, qui viennent occuper le devant de la scène érudite, et bousculent les collections ecclésiastiques qui sont appelées à s’adapter. Son deuxième séjour italien auprès des cardinaux romains, Gianfrancesco Guidi di Bagni puis Antonio Barberini dont il est le bibliothécaire (1631-1642), l’amène à prendre la mesure de l’importance des bibliothèques dans la vie culturelle, sociale et politique de l’Italie, et plus généralement de la place et du rôle des livres - de leur possession et de leur usage - comme instruments d’hégémonie et de puissance. Faisant l’expérience des obstacles et blocages qui interviennent dans la mise en place de bibliothèques « modernes », il se place résolument du côté de ces bibliothécaires modernes, peu académiques, dont l’« ambition maligne » est de rassembler un savoir encyclopédique, faisant une place aux écrits novateurs ; ce que s’efforcent de freiner si ce n’est de contrôler des ecclésiaux soucieux de préserver le « monopole du vrai et du juste » de « l’infection hérétique ». Une manière pour lui, avec le regard distancié de l’observateur étranger, de percevoir « les intrications du pouvoir comme les implications du savoir » (Damien, 1995, 24-25 ; Hoch, 1996, 70).
5De retour en France en 1642, c’est au service du Cardinal de Richelieu qu’il se place, puis de Mazarin dont il développe la bibliothèque, qui est la grande œuvre de sa vie, trouvant là un terrain où mettre en application les préceptes et le programme de l’Advis (nous y reviendrons). Il y fait entrer d’abondantes et prestigieuses collections, ce qui en fait en 1648 une des bibliothèques les plus importantes d’Europe, riche d’environ 40 000 livres. « Je fais […] ce que je puis et peut estre davantage pour mettre la bibliotheque a sa perfection » écrit-il à un ami [3] en 1646 (cité par Gasnault, 1988, 168-169). C’est qu’il use de tous les moyens pour étoffer les collections, investiguant de manière systématique les boutiques de la capitale, poursuivant ses lointains voyages à travers les Flandres, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, l’Angleterre, en quête de manuscrits et de pièces rares « pour apporter ce qu’il y avoit de plus beau et de plus rare » (Naudé, s.d. [1652 ?]) ; ou à défaut de se déplacer à l’étranger, faisant acquérir des ouvrages par des correspondants locaux. Cette gestion avisée ne consiste pas seulement à saisir les occasions, les « hasards bienveillants », elle se veut offensive, et anticipatrice : « Un véritable réseau d’espionnage et de correspondance secrète devra couvrir le marché des livres » (Damien, 1995, 144 ; citant Naudé, 1963 [1627], V, 84-85). Sous couvert de Bien public cependant - de développement d’une bibliothèque publique et universelle -, les acquisitions peuvent prendre la forme de confiscations, de butins, d’usurpations diverses. L’appropriation publique s’accommode ainsi d’un machiavélisme qui autorise un mal local et subjectif, au service d’une finalité publique. La déprivatisation est un moyen de sa réalisation, remarque Robert Damien (1995, 146-147). L’aporie de sa fin induit nécessairement l’aporie des moyens, tel est selon lui (Ibid., 144) le dilemme constitutif de la pensée et du travail naudéens.
6Lorsque surviennent les événements de la Fronde, et après qu’un arrêt du Parlement a ordonné la vente de la bibliothèque de Mazarin, c’est « le cœur navré » (Bonneau, in Naudé, 1876, VIII), « la larme à l’œil » selon ses propres mots (s.d. [1651] [4]) que Gabriel Naudé accepte la proposition de la Reine Christine de Suède en 1652 de diriger la bibliothèque de Stockholm. L’expérience est de courte durée. Intégré à la Cour, apprécié de la Reine, il est cependant diversement accepté en tant que « visiteur français », érudit, qui fait quelque ombre aux natifs (Rice, 1939, 42-43). Déçu par les rivalités existantes, malade (le climat est rude), en 1653, après que Louis XIV l’a emporté sur la Fronde, il est rappelé par Mazarin lorsque sont prises des mesures pour rétablir sa bibliothèque. Il meurt sur le chemin du retour, à Abbeville, en Picardie.
7De par sa formation et son parcours (entre Littérature, Philosophie et Médecine), Gabriel Naudé est un esprit éclectique, et complexe : dans ses références, il puise autant dans l’Antiquité qu’à des sources italiennes (un quart de sa vie se passe en Italie) ou françaises ; il emprunte à la fois au libertinage érudit et au mouvement encyclopédique du XVIIe siècle. Et s’il est indépendant par tempérament, il se montre aussi modéré dans sa conduite, et fait preuve d’un conservatisme certain. Mais c’est surtout un esprit critique, distancié, porté par nature au scepticisme, comme il ressort du chapitre introductif des Considérations politiques :
« je me suis toujours efforcé d’acquérir certaines dispositions d’esprit, qui n’y doivent pas être maintenant inutiles. Car il est vrai que j’ai cultivé les Muses sans trop les caresser, & me suis assez plû aux études sans trop m’y engager : j’ai passé par la Philosophie scholastique sans devenir Eristique & par celle des plus vieux & modernes sans me partialiser » (Naudé, 1639, I, 40).
9Quand avec quelques amis (Pierre Gassendi, François La Mothe Le Vayer, et Elie Diodati, son initiateur et mentor) [5], il forme la Tétrade, une « clique » selon James V. Rice (1939, 113), cercle de « libertinage érudit » (compris dans un sens large), la « débauche » à laquelle il s’adonne est essentiellement philosophique [6] : pratiquant le débat, défendant le libre exercice de la raison et affichant une insouciance méprisante envers toute solution reçue et/ou tout interdit. Pour autant, il ne se prononce pas nettement comme l’a mis en évidence René Pintard (1943, 446), il se montre plutôt partagé « entre les tentations d’un scepticisme assez amer », dans la tradition de Montaigne et de Charron, « et les mouvements d’un rationalisme enthousiaste, voire assez nébuleux ».
10Sur les sujets religieux par exemple, son principal objet d’attaque est la superstition ; pour le reste, il se montre précautionneux, préservant les apparences de l’orthodoxie (Rice, 1939, 112), il se limite à semer quelques graines à même d’ouvrir la voie à des évolutions futures. Et quand il se propose d’« esquarrer toutes choses au niveau de la raison » (Naudé, 1623, 64), signifiant par là, en critique averti, qu’il s’agit de mettre à distance toute opinion douteuse que la raison n’est pas en mesure d’admettre ou d’expliquer, c’est sans que les grands principes dégagés ne deviennent pour autant un système.
11Quand en penseur de la raison d’ État, il s’inscrit dans l’héritage de Machiavel, approuvant la Saint-Barthélémy (ce qui lui vaut condamnation par les Lumières), c’est suivant l’idée que le pouvoir se fonde sur la ruse et la tromperie, et que le peuple n’est gouvernable que par les supplices et/ou la crainte des dieux (la religion, les superstitions) ; partisan d’un pouvoir fort, il cautionne la violence, parce qu’il la juge nécessaire à la survie de l’ État, et qu’en cela elle garantit la sûreté de tous. Le discours est plurivoque, mais il marque sa volonté de rendre « la politique autonome par rapport à la morale » et « souveraine par rapport à la religion » (Naudé, 1639). Dit autrement, Gabriel Naudé défend la raison d’ État contre la raison d’Eglise. Quand dans les Considérations politiques (1639) il démystifie l’exercice du pouvoir, faisant état de quelques secrets, le propos se fait plus politique, mais il est tout aussi ambivalent : mettant en évidence ses propres contradictions, compte tenu de la tradition du secret propre aux libertins (Kupiec, 1999, 25-56) et posant la question de son positionnement (sa loyauté) à l’égard du régime. Savoir et pouvoir sont très intriqués dans l’œuvre de Naudé ; le savoir - sa diffusion, son accès – sont « une arme », note Sara Decoster citant Christian Jouhaud (Decoster, 2012-2013 ; Jouhaud, 1985).
12Dans ce contexte mouvant, considéré sous cet éclairage, le projet de refondation de la bibliothèque que Gabriel Naudé appelle de ses vœux est intéressant à étudier : Quelle est sa part d’invention, de nouveauté, face au poids et aux acquis de la tradition ? Dans la perspective d’une réorganisation des savoirs et des connaissances, que donne-t-il à voir des voies ouvertes pour l’information-documentation, et notamment du rapport au savoir - et de la relation savoir-pouvoir -, via le livre, la bibliothèque et son ordre ? En clair, dans sa conception et son approche, la bibliothèque opère-t-elle comme une « arme » au service de la diffusion du savoir, et de l’acquisition de plus de pouvoir, pour tout homme « doué de raison » ?
3. Un projet bibliopolitique, pour une bibliothèque en mouvement
13Rendre compte de l’épistémologie de la bibliothèque, tel qu’il ressort de l’œuvre de Gabriel Naudé, n’est pas chose simple, le discours est complexe, il manque parfois de clarté. Ses écrits se présentent sous la forme de compilations déroulant de longues listes de références, enrichies de nombreuses digressions et de citations diverses, notamment latines, d’auteurs qui font autorité. Pour ce qui est de l’Advis (1627) sur lequel nous nous appuierons plus spécifiquement, le texte réfère à plusieurs registres : « condensé » formulant des recommandations à visée pratique, bien plus que « traité » bibliothéconomique au sens plein du terme (Crippa, 2017), il s’adresse au seul Président de Mesme, ce qui lui donne une dimension personnelle et privée ; mais en le publiant, Gabriel Naudé opère une transgression, et en élargit le lectorat, permettant son appropriation par des lecteurs anonymes [7]. Ce qui donne une orientation novatrice à la Bibliothèque qu’il promeut tout au long de ses neuf chapitres (finalités, utilité pratique, approche du savoir), et en fait selon Robert Damien (1995, 35-36), un instrument du « dépassement du privé relatif vers l’absolu public ». Les recommandations émises visent ainsi à la mise en œuvre d’une bibliothèque moderne, appelée à participer à une libération dans l’accès au savoir. Le premier chapitre, en forme d’introduction, invite à « faire dresser des Bibliotheques tres-curieuses & bien fournies » (Naudé, 1963 [1627], 19), à lire beaucoup et à rassembler un grand nombre de livres (I On doit estre curieux de dresser des Bibliotheques, & pourquoy). Les quatre chapitres suivants décrivent la manière (ordre, méthode) de s’instruire, de sélectionner les ouvrages (II La façon de s'instruire & sçauoir comme il faut dresser vne Bibliotheque) et de se les procurer. Une bibliothèque moderne, dressée pour l’usage public, doit être universelle (III La quantité de Liures qu'il y faut mettre) ; elle doit rassembler de larges collections, d’auteurs principaux, anciens et modernes, bien connus et obscurs, mais aussi de pamphlets, de manuscrits, de dissertations… (IV De quelle qualité & condition ils doiuent estre). Ce qui suppose de ne rien négliger de tout « ce qui peut entrer en ligne de compte & auoir quelque vsage » (Ibid., 75), et de mettre tout en œuvre pour procéder à des acquisitions (V Par quels moyens ont les peut recouvrer »). Viennent ensuite des recommandations pour l’aménagement d’« vn lieu propre pour vne Bibliotheque » (VI La disposition du lieu où ont les doit garder) : loin du bruit, si possible « entre quelque grande court & vn beau jardin » (Ibid., 92), accessible, avec des livres rangés et disposés de manière à ce « qu'on les puisse trouuer facilement & à poinct nommé » (Ibid., 97) (VII L'ordre qu'il conuient leur donner). Les dépenses notables doivent servir à l’achat de petits meubles et d’ouvrages, à leur conservation, pour le bon confort des usagers, non à des achats superflus (reliure, ornements) (VIII L'ornement & la decoration que l'on y doit apporter). Pour finir, est rappelé le but premier d’une bibliothèque pour qui affectionne le bien public (« en vouer & consacrer l'usage au public »), une bibliothèque accessible et partageable : « qu'vn chacun y puisse entrer à toute heure presque que bon luy semble, y demeurer tant qu'il luy plaist, […] auoir tous les moyens & commoditez de ce faire » (Ibid., 116) ; ce qui sous-entend, pour un usage réglé, selon des principes partagés, d’en confier la charge à un honnête homme ayant « le tiltre & la qualité de Bibliothecaire » (Ibid., 116-117) (IX Ouel doit estre le but principal de cette Bibliotheque).
14D’autres textes, croisés avec l’Advis, apportent des éclairages complémentaires, et participent à appréhender les fondements de sa pensée dans leur complexité : tels la Bibliographia politica (1633) rédigé à l’intention de son ami, le théologien et érudit Jacques Gaffarel, un catalogue de lectures utiles sur la politique, source d’inspiration potentielle pour un gouvernant moderne, pensé avec une double exigence, historico-critique et didactico-encyclopédique (Crippa, 2017, 31) ; ou le catalogue de sa bibliothèque personnelle, conservé à la Bibliothèque nationale de France, riche de 2500 à 2600 volumes au début 1631 avant son départ en Italie (Bœuf, 2007) ; par son contenu, il éclaire une multitude d’objets, dont son approche des collections, les rayonnages fonctionnant à la manière d’un miroir, reflet de ses conceptions (Decoster, 2012-2013, 8).
3.1. Entre conservation et ouverture, une bibliothèque publique et universelle
15Dans le contexte fracturé de l’époque, le projet conçu par Gabriel Naudé s’inscrit dans un jeu de tensions : de manière synthétique, nous pouvons dire que la bibliothèque est à la fois « la matrice » d’un nouveau type de conseil au politique (le bibliothécaire est conseiller-bibliographe) (Damien, 1995, 29 ; Grant, 2013) et un outil d’éducation à finalité émancipatrice (Hoch, 1996, 73), tournée vers une rationalité active et critique. Mettant à disposition les savoirs disponibles – avec bibliographie et catalogue en instruments majeurs – elle est appelée idéalement à être un « espace universel d’une intelligibilité qui arme potentiellement la rationalité de tout homme » (Damien, 1995, 29).
16Telle qu’esquissée par Gabriel Naudé, la bibliothèque se doit ainsi d’être publique et universelle, s’affirmant comme un « outil de décontextualisation », au double sens spatial et temporel : une idée que nous empruntons - comprise dans une acception large – à un chapitre d’ouvrage récent signé Pascal Robert, relatif à la circulation des savoirs, via la bibliothèque et ses outils (Robert, 2018 [8]).
17Outil de décontextualisation, parce que « publique », la bibliothèque n’est plus l’outil singulier au service du savoir personnel d’un seul homme, qu’il soit prince ou ecclésiaste : un outil reflétant ses goûts, rassemblant des livres selon un agencement et un contenu connus de lui seul, pour son usage personnel, et l’instrument de son pouvoir :
« s'imaginer qu'il faille apres tant de peine & de despense cacher toutes ces lumieres sous le boisseau, & condamner tant de braves esprits à vn perpetuel silence & solitude, c'est mal recognoistre le but d'vne Bibliotheque » (Naudé, 1963 [1627], IX, 113)
19« Ouverte pour tout le monde », elle doit permettre que le savoir ne soit plus « privatisé », réservé, dans un lieu circonscrit et fermé, un espace limité, mais qu’il soit mis à disposition d’un public élargi, que les livres circulent de mains en mains, s’émancipant du contexte, se prêtant à divers usages (cf. le dialogue entre Mascurat et Saint-Ange [9]) :
« elle sera ouverte pour tout le monde, sans excepter ame vivante, depuis les huict heures du matin jusques à cinq heures du soir ; il y aura des chaires pour ceux qui ne voudront que lire, & des tables garnies de plumes, encre & papier pour ceux qui voudront escrire ; & le bibliothécaire, avec ses serviteurs, seront obligez de donner aux estudians tous les livres qu’ils pourront demander en telle langue ou science que ce soit, & de les reprendre & remettre à leurs places quand ils en auront fait, en leur baillant les autres dont ils auront besoin » ([Naudé], 1649, 242-243).
21Le lecteur dès lors vient en premier, ce qui marque une rupture, participant à la transformation de la relation savoir-pouvoir. Et ce qui constitue une nouveauté, comparé aux bibliothèques existantes (Kupiec, 1999, 14), si l’on excepte quelques grands noms en Europe, comme la Bodléienne à Oxford ouverte au public en 1602, L’Ambrosienne à Milan en 1609, l’Angélique à Rome en 1609, ou même la bibliothèque Saint-Victor [10] à Paris, que Gabriel Naudé ne mentionne pas, mais qui accueille aussi savants, étudiants et/ou connaissances des religieux. Pour autant, si cette « manne vivifiante de l’esprit doit être accessible à tous ceux qui aspirent au savoir », les bénéficiaires de cette ouverture se limitent aux membres de la communauté savante (« galands hommes », « sçauans », « estudians »), « capables d'élever leur pensée au-dessus des classes » comme y insiste Horst Kunze dans la postface (1963 [1627], postface, 134). Gabriel Naudé est en cela fortement imprégné des idées de la Renaissance. Ce qui réduit d’autant la portée de l’initiative : le « public », même élargi, auquel s’adresse la bibliothèque, a peu à voir avec la conception démocratique moderne du terme « public » (Ibid., postface, 134-135). Le peuple, les lecteurs peu instruits (« commun peuple », « sotte populace », cf. Naudé, 1639, 172, 188) pour lesquels Gabriel Naudé affiche un certain mépris, ne font pas partie de ce public potentiel, l’ordre établi est en ce sens préservé. Le libertinage érudit est une philosophie de la duplicité, remarque à ce propos Sara Decoster (2011). Le rôle de Gabriel Naudé en tant que précurseur d’une bibliothèque « publique » mérite ici d’être relativisé.
22Un mouvement est cependant lancé, qui suscite des réactions parmi ses contemporains qui pressentent là un danger [11] ; et qui, à l’opposé, se préoccupent de fixer des limites à la bibliothèque, soucieux d’endiguer une dynamique, perçue comme une « subversion bibliothécaire » (Damien, 1995, 83), car elle ouvre de fait la bibliothèque à des intellectuels non encore reconnus et/ou peu fortunés, mais ayant déjà un certain bagage culturel à défaut d’un capital social. Ainsi Claude-François Menestrier (1704, I, 119) pour qui les bibliothèques ne peuvent être réservées qu’à des autorités expertes, et non « ouvertes indifféremment à tous ceux qui voudroient consulter les livres ou les lire à loisir » ; ou le Père Jésuite Claude Clément (1635) pour qui « La bibliothèque ne doit pas être ouverte indistinctement à tous », « Il y a plus de danger à l’ouvrir à tous que d’en limiter l’usage à quelques uns » :
« Si la bibliothèque est un jardin, que ce jardin soit fermé ; si c’est une fontaine, qu’elle soit scellée ; si c’est un trésor, qu’il soit caché. Plus elle sera secrète, plus elle sera agréable » (Clément, 1635, 91-92).
24Outil de décontextualisation parce que « universelle », la bibliothèque permet alors aux usagers/lecteurs - le public élargi - de disposer en un même lieu d’un maximum de documents de provenances diverses, de savoirs qui se trouvent concentrés, et organisés de manière raisonnée :
« j'estimeray tousjours qu'il est tres-à-propos de recueillir pour cet effect toutes sortes de Livres, (sous quelques precautions neantmoins que je deduiray cy apres) puis qu'vne Bibliotheque dressee pour l'vsage du public doit estre uniuerselle, & qu'elle ne peut pas estre telle si elle ne contient tous les principaux Autheurs qui ont escrit sur la grande diuersité des sujets particuliers, & principalement sur tous les Arts & Sciences, […] ou dans un autre Catalogue fort exact qui en a esté dressé depuis peu (Naudé, 1963 [1627], III, 31)
26Car si l’invention de l’imprimerie a permis au savoir, qui s’invente dans une multitude de lieux selon les mots de Pascal Robert, de circuler, essaimer, dans un vaste espace géographique, de l’Angleterre et des Flandres à l’Italie en passant par la France comme nous l’avons vu, elle a dans le même temps rendu nécessaire le besoin de rassembler les savoirs et à la suite de gérer ces accumulations (Robert, 2018, 196-198). La circulation des livres, plus maniables, en appui sur le développement de réseaux de correspondants en France et/ou à l’étranger déjà évoqué, est une alternative à la circulation des hommes, processus efficace mais coûteux.
27Outil de décontextualisation parce que dans ce souci de rassembler, la bibliothèque est appelée à s’affranchir de l’ici et maintenant, des limites du temps au même titre que des limites de l’espace, portée par une exigence d’encyclopédisme des collections [12] ; c’est une bibliothèque étendue, la « grande bibliothèque » qui fait « rentrer le tout (ou presque) du savoir dans la partie (ce vaste espace, néanmoins limité et fini de la bibliothèque » (Robert, 2018). Etablissant des ponts entre les Anciens et les Modernes, les collections doivent rassembler tous les genres de textes qui font autorité et, à l’image de la bibliothèque thuanienne, être « irréprochable pour tout ce qui appartient à la tradition, aux autorités, mais aussi résolument ouverte à la nouveauté, y compris la plus audacieuse » (Revel, 1996, 247).
28Même s’il reste fidèle à l’aristotélicisme, en tant que méthode positive de pensée, orientant vers un rationalisme rigoureux, Gabriel Naudé se situe plutôt du côté des Modernes, prenant ses distances avec ce que Robert Damien appelle la « culture reliquaire ». Il se montre ouvert aux idées et penseurs de la révolution scientifique dont il fait l’éloge (cf. Naudé, 1963 [1627], IV, 42 [13]), et de manière plus générale, il met en avant « les vertus » des textes novateurs qui bousculent les idées, stimulent l’intelligence, ôtent l’admiration et conduisent le lecteur à raisonner :
« il est certain que la cognoissance de ces liures est tellement vtile & fructueuse à celuy qui suait faire reflexion & tirer profit de tout ce qu'il voit, qu'elle luy fournit vne milliace d'ouuertures & de nouuelles conceptions, [...] elles le font parler à propos de toutes choses, luy ostent l'admiration, qui est le vray signe de nostre foiblesse, & le façonnent à raisonner sur tout ce qui se presente, auec beaucoup plus de iugement, preuoyance &resolution, que ne fait pas le commun des autres personnes de lettres & de merjte » (Ibid., IV, 43)
30Ainsi, tout livre peut/doit trouver sa place dans la bibliothèque naudéenne, universalité sous-entendant exhaustivité et tolérance, suivant l’idée « qu'il n'y a liure tant soit-il mauuais ou descrié qui ne soit recherché de quelqu'vn auec le temps » (Ibid., III, 33) : y compris donc les réfutations [14], les livres méconnus ou extravagants, ceux « tres-propres à heurter l'opinion commune » (Ibid., IV, 55), ceux qui sont ignorés des censeurs, les opuscules divers ; mais, à l’exception, en contradiction avec l’idée d’universalité, des livres « rampans de ces Autheurs qui sont beaucoup plus rudes & grossiers » (Ibid., IV, 51), et des romans et fictions, renvoyés au domaine de l’émotion (vs raison), qui amusent les « esprits faibles » (Ibid., IV, 54). Ce faisant cependant, la bibliothèque s’impose comme le lieu du savoir vivant, réduisant la hiérarchie des valeurs et opérant d’une certaine manière une démocratie égalitaire des livres, même s’il s’agit, au-delà de la quantité, d’appliquer le principe du meilleur, et de choisir la qualité de la quantité (Figuier, 2006) :
« les meilleures editions, en corps ou en parcelles, & accompagnez de leurs plus doctes & meilleurs Interpretes & Commentateurs qui se trouuent en chaque Faculté, sans oublier celles qui sont le moins communes, & par consequent plus curieuses » (Naudé, 1963 [1627], IV, 37)
3.2. Une machine culturelle, instrument d’interaction et d’invention
32Dans ce mouvement de libération des idées et des savoirs, la « machine culturelle » qu’est la bibliothèque, avec ses outils et ses ressources, est appelée à devenir une référence et à faire autorité (autorité bibliographique), prenant toute sa place face à (se substituant à ?) l’autorité de l’église et/ou celle de la coutume. Ceci selon un processus qui, nous l’avons vu, se veut égalitaire : c’est-à-dire sans que ne s’impose une hiérarchie, sans que ne s’instaure la supériorité normative d’un idéal, ou qu’un point de vue ne s’érige en un point de vue total et unique (Damien, 2006), ce que participe à prévenir l’accumulation et la mise en relation des textes et des hommes. Il s’agit plutôt de penser ce mouvement en appui et dans le cadre d’une communauté dialogique, faisant tomber les murs (physiques et symboliques) traditionnels, ou du moins faisant bouger les frontières existantes : dialogue entre pouvoir politique et autorité savante, au-delà des cercles restreints d’initiés ; dialogue entre lecteurs/usagers, en bibliothèque ou via l’appartenance à des cercles et réseaux ; rencontre/confrontation du public avec les grands textes. La bibliothèque, outil de diffusion des savoirs, s’affirme alors comme une institution de transfert culturel – non plus seulement signe d’ostentation et instrument de légitimation pour son possesseur (Decoster, 2011) -, et comme un instrument d’invention - non plus réservée à quelques initiés, habitués à la culture du secret - mais ouverte à « l’autre », en interaction continuelle avec le contexte. C’est dans et par ce jeu d’interactions que la bibliothèque s’invente, au quotidien, en résonance avec des savoirs qui évoluent, dans un monde qui bouge.
33 D’une part, en tant que support d’interaction avec les œuvres, la bibliothèque naudéenne fonctionne comme un espace social, lieu du travail savant (vs divertissement), un espace des possibles où est mis à disposition et s’échange un Bien commun, combinant consultation sur place et/ou prêt à domicile [15], permettant que
« ceux qui seroient totalement incognus, & tous autres qui n'auroient affaire que de quelques passages, peussent veoir chercher & extraire de toutes sortes de liures imprimez ce dont ils auroient besoin : […] que l'on permist aux personnes de merite & de cognoissance d'emporter à leurs logis les Liures communs & de peu de volumes ; auec ces cautions neantmoins, que ce ne fust que pour quinze fours ou trois semaines tout au plus » (Naudé, 1963 [1627], IX, 120).
35En rassemblant le plus grand nombre de livres sur un large éventail de sujets, en les associant, avec des auteurs « enchaisnez les vns auec les autres » (Ibid., III, 41), elle est propice à la confrontation des idées et facilite leur relativisation : la lecture intervient à la manière d’un processus (critique et dialogique) de discrimination, dans la tradition humaniste, ce que René Pintard (1943, 455) appelle une libération de l’intelligence par dépassement des notions communes, élevant l’esprit, favorisant l’autonomie, l’indépendance d’esprit :
« se deliurer de la seruitude & esclauage de certaines opinions qui nous font regler & parler de toutes choses à nostre fantaisie, & de iuger à propos & sans passion du merite & de la qualité des Autheurs » (Naudé, 1963 [1627], 12).
37Chaque lecteur peut établir sa propre hiérarchie des textes et des auteurs, à réception, par une lecture prudentielle et informée [16], dès lors que les œuvres sont considérées dans leurs inter-relations et leur complémentarité tout autant que leur singularité (la richesse des interactions suscitées est en ce sens révélatrice de leur qualité et leur potentiel). Formulant ses célèbres lois de la bibliothéconomie, Ranganathan, en 1931, écrit notamment : « À chaque lecteur, son livre […] La bibliothèque est un organisme en développement », des lois qui au fil du temps ont donné lieu à de nombreuses adaptations et actualisations. Dans l’esprit de Gabriel Naudé, nous pouvons proposer « À chaque lecteur, sa hiérarchie (des textes) ».
38D’autre part, à l’image de la bibliothèque thuanienne dont Gabriel Naudé s’est inspiré, la bibliothèque naudéenne se veut, de par sa conception, comme il ressort de l’adresse « Au lecteur », un lieu ouvert de rencontres avec les autres et de débats, un espace commun se prêtant à la sociabilité intellectuelle. Dès l’anecdote introductive qui sert d’accroche, il situe son projet bibliothécaire sous le signe de la « dispute » (disputatio) et de la controverse, faisant référence au groupe d’érudits qui fréquente et échange dans le cadre de la bibliothèque, à la manière des « conférences de livres » qui existent chez De Thou ; et cela, avec la perspective d’« obliger » un public plus large, au-delà de l’espace même de la bibliothèque :
« Cet Aduis n'ayant esté dreffé que par occasion d'vne dispute qui fut agitee il y a quelques mois dans la Bibliotheque de celuy qui me fit dés-lors la faueur de l'auoir pour agreable: le n'auois point songé ci le tirer de la poudre de mon Estude pour le mettre au four, jusques à ce que ne pouuant mieux ni plus promptement satisfaire à la curiosité de beaucoup de mes amis, qui m'en demandoient des copies; ie me suis en fin resolu de ce faire, tant pour me deliurer des frais & de l'incommodité des Copistes, que pour estre naturellement porté à obliger le public, auquel si cet Aduis n'est digne de satisfaire, au moins pourra-il seruir de guide à ceux qui luy en voudront donner de meilleurs […] » (Ibid., Au lecteur, 5-6)
40Habitué des cercles érudits, notamment en tant que membre de la Tétrade, Gabriel Naudé insiste sur l’intérêt d‘une telle démarche, censée donner la parole à une diversité de points de vue, tournée vers l’élaboration d’une pensée collective, et sur l’usage « tres-advantageux » que chacun peut en tirer :
« soit qu'on regarde au profit particulier qu'en peuuent receuoir le Maistre & le Bibliothecaire, soit qu'on ait esgard à la renommee qu'il se peut acquerir par la communication d'iceux à toute sorte de personnes; afin de ne point ressembler à ces auaricieux qui n'ont lamais de contentement de leurs richesses, où à cet enuieux serpent qui empeschoit que personne ne peust aborder &cueillir les fruicts du jardin des Hesperides » (Ibid., IX, 117-119)
42Espace d’ancrage, espace partagé, la bibliothèque engage ainsi ses usagers/lecteurs dans un processus dynamique d’élaboration des connaissances, et dans un mouvement d’expansion qui, débordant des limites de cet espace commun, les fait « Cosmopolite ou habitant de tout le monde », à même de :
« tout sçauoir, tout voir, & ne rien ignorer, […] & cognoistre les particularitez plus precises de
Tout ce qui est, qui fut, & qui peut estre
En terre, en mer, au plus caché des Cieux » (Ibid., I, 21)
44Mettant en avant les réseaux, considérant controverses et débats comme constitutifs du savoir, Gabriel Naudé souligne l’importance des échanges personnels et de l’amitié (cadeaux, gestes entre amateurs, sociabilités autour du livre) : « à la verité ie tiens pour maxime que toute personne courtoise & de bon naturel doit tousiours seconder les intentions louables de ses amis » (Ibid., V, 78). Et quand il s’agit d’« accroissement & augmentation » en livres « nouueaux de quelque merite & consideration qui s'impriment en toutes les parties de l'Europe », il invite, selon ce principe, à établir des ponts avec l’étranger, de manière suivie et organisée, à l’exemple de ce qui a été fait également pour la bibliothèque thuanienne :
« [entretenir] pour ce faire des correspondances auec vne infinité d'amis estrangers & marchands forains; […] ou au moins de choisir & faire election de deux ou trois marchands riches, sçachans & pratiquez en leur vacation, qui par leurs diuerses intelligences & voyages pourroient fournir toutes sortes de nouueautez, & faire diligente recherche & perquisition de ceux qu'on leur demanderoit par catalogues ». (Ibid., V, 84-85)
46Les méthodes peuvent être radicales, nous l’avons vu, ce qui lui vaut parfois le qualificatif de « grand ramassier ». Pour autant, en local, s’invente progressivement un nouveau lien social, avec la bibliothèque en point d’appui, et le bibliothécaire en acteur central, grand organisateur (médiateur serait le terme actuel), réglant « cet vsage auec la bienseance & toutes les precautions requises » :
« T'estime qu'il seroit à propos de faire premierement choix & election de quelque honneste homme docte & bien entendu en faict de Liures, pour luy donner auec la charge & les appoinctemens requis le tiltre & la qualité de Bibliothecaire, suivant que nous voyons auoir esté pratiqué en toutes les plus fameuses Librairies, où beaucoup de galands hommes se sont tousiours tenus bien honorez d'auoir cette charge, & l'ont rendue plus illustre & recommandable par leur grande doctrine & capacité » (Ibid., IX, 116-117)
48Ce qui signe l’émergence d’une nouvelle profession du savoir, à l’entre-deux, à la rencontre entre autorité politique et autorité savante, et qui portée par une grande ambition pour la bibliothèque dans son projet de refondation, inscrit son action dans un mouvement de dépassement du privé pour aller vers le public : une action résolument tournée vers l’avenir, qui se veut collective, annonçant le XVIIIe siècle et les encyclopédistes, et qui dessine les prémisses d’une « science » des bibliothèques en construction [17], comme nous allons le voir à présent.
4. Une approche pragmatique de la bibliothéconomie
49Pour opérer cette « métamorphose libératrice » dans l’accès au savoir et permettre une pensée appareillée pour ses usagers/lecteurs, orientée vers un usage optimisé des connaissances, vers l’instruction, le travail, la productivité (vs méditation, savoir désintéressé, retraite), catalogue et bibliographie sont convoqués et développés comme outils de médiation. Il s’agit de définir des principes d’organisation et des modalités d’intervention qui permettent de gérer une accumulation des savoirs, en expansion constante, et de la rendre lisible. Principes et modalités se précisent au fur et à mesure qu’ils sont éprouvés, dans la pratique, ce processus d’invention comportant sa part d’aléatoire et d’incertitude.
4.1. Ordre et méthode, principes d’une refondation rationnelle
50C’est l’enrichissement permanent des collections, conjugué à l’élargissement du public, qui rend nécessaire une nouvelle organisation, plus exigeante. Sans ordre, la bibliothèque ne serait qu’un amas de livres, difficile à exploiter par les usagers. Procéder avec méthode, mettre de l’ordre, sont un impératif, ce que Gabriel Naudé exprime de manière imagée, empruntant au vocabulaire de l’armée :
« Sans cet ordre & disposition tel amas de hures que ce peust estre, fust-il de cinquante mille volumes, ne meriteroit pas le nom de Bibliotheque, non plus qu'vne assemblee de trente mille hommes le nom d'armee, s'ils n'estoient rangez en diuers quartiers sous la conduitte de leurs Chefs & Capitaines; ou vne grande quantité de pierres & materiaux celuy de Palais ou maison, s'ils n'estoient mis & posez suivant qu'il est requis pour en faire vn bastiment parfait & accomply » (Ibid., VII, 97-98)
52La gestion de la bibliothèque ne peut plus dès lors relever de l’ancien modèle, familial et/ou paternaliste, référé à un contexte circonscrit, pour un public restreint. Ce d’autant plus que devant le foisonnement de livres, même les lecteurs avertis peuvent se retrouver démunis : « Finalement […] nous ne pouuons pas par nostre seule industrie sçauoir & cognoistre les qualitez d'vn si grand nombre de hures qu'il est besoin d'auoir » (Ibid., II, 26).
53Plusieurs écueils sont pointés, qui relèvent de l’ancien modèle ; aussi Gabriel Naudé invite-t-il à une double émancipation, suggérant d’aller à l’essentiel ; et à la suite, il émet quelques principes pour la constitution et l’organisation du fonds documentaire :
54– émancipation du modèle des « cabinets » - et de leur désordre – qui fonctionnent sur le mode de l’érudition et rassemblent de riches collections, mêlant livres, manuscrits et objets divers (gravures, médailles…). Critique envers la confusion opérée entre érudition et curiosité, Gabriel Naudé établit une distinction entre documents écrits et autres types de documents ; et selon une conception étroite du document et du fonds documentaire, excluant les objets divers, il fait le choix de recentrer sur l’écrit, mais en incluant les « Manuscripts qui ne peuuent estre mieux ny plus à propos placez qu'en quelque endroit de la Bibliotheque, n'y ayant nulle apparence de les separer & sequestrer d'icelle, puis qu'ils en font la meilleure partie & la plus curieuse & estimee ». Son approche se différencie en cela de celle de la Bibliothèque de De Thou qui procède à une séparation nette, isolant les manuscrits (« il y a vne chambre de pareil pied & d'aussi facile entree que les autres destinee pour cet effect »). Refusant cette mise à l’écart qui serait un frein à la création de collections homogènes et à la circulation des savoirs, ce qui est « de l'essence d'vne Bibliotheque » (Ibid., IV, 70), il opte à l’inverse pour leur mise en visibilité dans la salle de lecture :
« plusieurs se persuadent facilement quand ils ne les [les Manuscripts] voyent point parmy les autres liures, que toutes les chambres où l'on a coustume de dire qu'ils sont enfermez ne sont qu'imaginaires, & destinees seulement pour seruir d'excuse à ceux qui n'en ont point » (Ibid., VII, 104-105) ;« Le quatriesme [précepte] est de retrancher la despense superflue que beaucoup prodiguent mal à propos à la relieure & à l'ornement de leurs volumes, pour l'employer à l'achapt de ceux qui manquent […] la relieure n'est rien qu'vn accident & maniere de paroistre, sans laquelle […] les liures ne laissent pas d'estre vtiles, commodes & recherchez: n'estant lamais arriué qu'à des ignorans de faire cas d'vn liure à cause de sa couuerture » (Naudé, 1963 [1627], V, 80)
- émancipation de la « frénésie bibliophile » (Damien, 1995, 143) et de son pendant, la reliure, ce qui revient, suivant le 4ème précepte de l’Advis, à privilégier les contenus au superflu, la fonctionnalité opératoire au périphérique, notamment lorsque des arbitrages sont à effectuer au moment des achats :
56Derrière cette recentration, c’est un mode de gestion plus rationnel qui est recherché, rendu nécessaire par les changements quantitatifs et qualitatifs intervenus dans la circulation des savoirs, alors que le livre devient objet de transaction et de promotion. Et c’est un usage modernisé du livre qui est visé, la production intellectuelle doit être visible, lisible et facilement accessible. L'Advis n’est pas « un traité de bibliotechnie dans le sens moderne du mot » (Ibid., postface, 133 [18]), mais des principes sont posés qui esquissent les modalités d’une « politique d’acquisition », faisant le lien savoirs savants/savoirs pratiques ; des règles de base sont dégagées, à partir de l’expérience, sans pour autant donner lieu alors à validation ou à normalisation (Maury, 2013, 27). Ils interviennent comme des éléments, immédiatement pratiques, supports d’interaction entre usagers et bibliothécaires, entre usagers et savoirs. Par son agencement, par son fonds (ses « collections ») et son ordre (classement, classification), la bibliothèque se doit de répondre aux attentes des usagers.
57Dans ce processus, ce sont les critères d’efficacité et d’utilité qui sont à la base de l’organisation proposé : « sans icelle toute nostre recherche seroit vaine & nostre labeur sans fruict » (Naudé, 1963 [1627], VII, 97). Il en est ainsi pour l’ordre des livres, le meilleur étant « tousiours celuy qui est le plus facile, le moins intrigué, le plus naturel, vsité » (Ibid., VII, 100). Selon ce principe, l’organisation n’est plus pensée pour une personne donnée dans une bibliothèque donnée, comme nous l’avons évoqué, même si le « nous/nostre » utilisé par Gabriel Naudé pour développer son propos rappelle l’adresse initiale, première et privilégiée, au Président de Mesmes, son employeur :
« pour entretenir nostre esprit il est besoin que ses obiects & les choses desquelles il se sert soient disposees de telle sorte, qu'il puisse toutes fois & quand il luy plaira les discerner les vns d'auec les autres, & les trier & separer à sa fantaisie, sans labeur, sans peine & sans confusion » (Ibid., VII, 98).
C’est que la croissance de la production éditoriale ne peut plus s’accommoder d’un fonctionnement sur le mode de l’érudition, et de la dépendance à l’égard d’une personne, fut-il bibliothécaire. Chaque humain a une capacité limitée, remarque Mickael K. Buckland (2018), la bibliothèque peut être en péril lorsqu’un érudit ou un bibliothécaire meurt, part ou perd la mémoire, si des outils n’ont pas été élaborés qui assurent le passage de relais, la conservation de la mémoire, et l’autonomie des lecteurs dans leurs recherches. L’ordre retenu se doit ainsi d’être un ordre objectif, indépendant du contexte (matériel notamment [19]), valable pour tout lecteur, « Cosmopolite ou habitant de tout le monde » : l’ordre qui peut le mieux guider et éclairer la mémoire « Ordo est maxime qui memoriae lumen affert » (Naudé, 1963 [1627], VII, 99). Cet ordre, naturel et simple, susceptible de subdivisions à l’infini, permettant l’intégration d’ouvrages en continu au fur et à mesure que le fonds s’accroît, est l’ordre « intellectuel » des Facultés (dit des Libraires), méthodique et raisonné :
« qui suit les Facultez de Theologie, Medecine, Iurisprudence, Histoire, Philosophie, Mathematiques, Humanitez, & autres, lesquelles il faut subdiuiser chacune en particulier, suivant leurs diuerses parties, qui doiuent estre pour cet effect mediocrement cognuës par celuy qui a la charge de la Bibliotheque » (Ibid., VII, 100).
59Gabriel Naudé le situe en contrepoint de certains ordres anciens, compliqués selon lui, qui semblent « n'auoir autre but que de gesner & crucifier eternellement la Memoire sous les espines de ces vaines poinctilleries & subtilitez chymeriques » (Ibid., VII, 98-99). A l’occasion, il égratigne la Bibliothèque de La Croix du Maine et ses Cent buffets, cités en contre-exemple, qui juxtaposent cent rubriques (cent huit exactement), réparties en sept ordres, à la manière d’un livre de lieux communs, sans hiérarchie, organisés selon un ordre alphabétique matières à l’intérieur de chaque buffet [20]. Un ordre qui fournit avant tout « des catégories commodes pour un inventaire des choses sacrées et profanes » (Chartier, 1996, 217), et qui semble confondre rangement sur les rayonnages et classification. Encore convient-il de rappeler ici que pendant des siècles les deux ont été considérés comme synonymes, comme y insiste David McKitterick (1996, 10), ce qui relativise la portée de la réserve, et rend compte du sens des évolutions. La Bibliotheque Ambroisienne se voit de même reprocher une organisation incertaine :
« tous les liures sont pesle-meslez & indifferemment rangez suivant l'ordre des volumes & des chiffres, & distinguez seulement dans vn catalogue où chaque piece se trouue sous le nom de son Autheur : d'autant que pour euiter les incommoditez precedentes il en traisne apres soy vne Iliade d'autres, à beaucoup desquelles on pourroit toutesf ois remedier par vn catalogue fidelement dressé suivant toutes les Classes & Facultez subdiuisez iusques aux plus precises & particulieres de leurs parties » (Naudé, 1963 [1627], VII, 103).
61Dans cette quête d’un ordre classificateur idéal pour la bibliothèque, à terme reproductible, est ainsi mise en évidence la tension existante, et persistante, entre ordre matériel, relatif au regroupement physique des ouvrages, et ordre intellectuel, relatif au découpage des savoirs, avec alors une tendance à la disjonction entre les deux ordres. Ce faisant, une réflexion s’installe sur les outils de cette refondation bibliothécaire, considérée dans ses implications méthodologiques et épistémologiques, Gabriel Naudé est un témoin impliqué et averti des changements en cours. Poussées par les usages qui évoluent, les terminologies, fluctuantes, se précisent peu à peu.
4.2 Catalogue, bibliographie, des outils légitimés, une terminologie en devenir
62« Il n'y a rien qui rende vne Bibliotheque plus recommandable que lorsqu'vn chacun y trouue ce qu'il cherche » (Ibid., III, 32), « Les Bibliotheques ne sont dressees ny estimees qu'en consideration du seruice & de l'vtilité que l'on en peut receuoir » (Ibid., V, 86), insiste Gabriel Naudé, de manière récurrente, au fil des chapitres de l’Advis. Avec cette mise en avant des usagers, de leurs attentes, de leurs besoins, intervient une légitimation des outils intellectuels de « gestion de l’accumulation », des outils appelés à favoriser à la fois une libération dans l’ordre des savoirs et le développement d’une pensée instrumentée. S’exprime ainsi une volonté de dépassement des bricolages contextuels, transitoires, et des expériences individuelles, pour poser les fondements de la bibliothèque universelle que Gabriel Naudé appelle de ses voeux, non (plus) seulement conservatrice de la mémoire, mais facilitatrice du travail personnel, et émancipatrice pour tout usager.
63Par « Bibliotheque », Gabriel Naudé entend le lieu physique, l’espace bibliothèque avec son fonds documentaire ; mais quand dans son propos, il cite, sans autre précision, la Bibliotheque Françoise de La Croix du Maine (Ibid., VII, 99) ou la Bibliotheque des Peres (Ibid., IV, 48), il fait alors référence sous ce même vocable à la « bibliographie », au sens de répertoire de livres ou d’écriture à propos des livres (catalogus, repertorium, inventorium, relèvent de cette même acception). Les terminologies sont instables, des flottements sont perceptibles. Les termes « bibliographie » et « catalogue » se révèlent aussi d’une proximité forte dans son œuvre, au risque de certaines confusions terminologiques [21].
64Le catalogue y apparaît comme un outil essentiel de la refondation, un geste professionnel qui participe à l’appropriation de la bibliothèque, dans ses dimensions physique et symbolique :
- physique par la carte qu’il en dessine, représentation miniature de la bibliothèque, et par l’état des lieux qu’il réalise : chaque livre à une place déterminée, selon un ordre raisonné, à la manière d’une armée nous l’avons vu, de sorte que les livres ne « demeurent enseuelis dans vn perpetuel silence » (Ibid., II, 25) ;
- et symbolique, par l’inventaire des contenus qu’il synthétise, et rend visibles et lisibles : autorisant des choix instruits, ce qui facilite le travail intellectuel, évite les recherches aléatoires et/ou inutiles, et libère l’inventivité :
« pour entretenir nostre esprit il est besoin que ses obiects & les choses desquelles il se sert soient disposees de telle sorte, qu'il puisse toutes fois & quand il luy plaira les discerner les vns d'auec les autres, & les trier & separer à sa fantaisie, sans labeur, sans peine & sans confusion » (Ibid., VII, 98)
67 Mais s’il accorde une grande importance au catalogage, et au catalogue auquel il attribue une vertu heuristique (Ibid., II, 22-27) en ce qu’il favorise découvertes, rapprochements, invention (l’acte d’inventorier est « l’acte préalable d’une invention qui synthétise pour développer, sans prétendre créer de toute pièces » (Damien, 1995, 66)), il est intéressant de noter qu’il peut en avoir une approche très singulière, éloignée des préceptes de l’Advis, lorsqu’il s’agit de sa bibliothèque personnelle. Etabli en 1630 avant son départ pour l’Italie, ce catalogue témoigne, par son contenu, de son érudition, et de sa curiosité intellectuelle, notamment pour les sujets hétérodoxes, les polémiques, les « interdits » ; mais dans sa forme, il se révèle très succinct et rudimentaire : les références se centrent sur les informations principales directement utiles, mentionnant systématiquement l’auteur (notion importante, pour qui dénonce « le fleau des Plagiaires » (Naudé, 1963 [1627], IX, 122 [22]), et traitant de manière inégale les éléments secondaires, comme le lieu, le nom de l’éditeur, ou l’état de l’exemplaire. Il se différencie en cela des catalogues de bibliothèques contemporaines, dont ceux de la bibliothèque de Peiresc (membre du même cercle érudit), dont les notices sont rédigées de manière précise, signalant l’état de l’exemplaire et de la reliure, ce qui pour Naudé relève du superflu, nous l’avons vu. Et surtout, il s’avère très contextuel, référé à la topographie des lieux et au mobilier [23], une pratique qui peut surprendre, rapportée aux recommandations de l’Advis, ce que ne manque pas de souligner Estelle Bœuf dans son étude :
« Les ouvrages sont cités selon leur lieu de rangement précis : armoires et étagères semblent couvrir les murs de cette estude, qui comprend une chambre, contenant un lit et une cheminée, et un cabinet donnant sur une rue. […] Le rangement tient compte des formats des volumes, mais recouvre aussi un classement par discipline plus ou moins précis » (2007, 12).
69Cependant, catalogue et bibliographie sont considérés comme des outils précieux ; et Gabriel Naudé préconise, de manière appuyée, de réaliser deux catalogues : un catalogue matières, pour « voir & sçauoir en vn clin d'œil tous les Autheurs qui s'y rencontrent sur le premier sujet qui viendra en fantaisie » ; et un catalogue auteurs, « fidelement rangez & reduits sous l'ordre alphabetic […], tant afin de n'en point acheter deux fois, que pour sçauoir ceux qui manquent, & satisfaire à beaucoup de personnes qui sont quelquefois curieuses de lire particulierement toutes les oeuures de certains Autheurs » (Naudé, 1963 [1627], IX, 118).
70En dressant un inventaire systématique de l’existant, à la manière d’un livre de tous les livres, d’une bibliothèque que nous pouvons qualifier de « portable », qui ne serait pas seulement personnelle, les catalogues permettent d’avoir une vision d’ensemble, surplombante, des collections, de se projeter et construire un parcours : de prendre de la hauteur, percevoir les régularités et les mouvements des idées, dégager des liens forts, repérer des émergences… Et ils ont une dimension bibliographique forte, se posant en garant de l’universalité, ce d’autant plus qu’ils sont envisagés de manière extensive, intégrant les catalogues d’autres bibliothèques :
« il ne faut point obmettre & negliger de faire transcrire tous les Catalogues, non seulement des grandes & renommees Bibliotheques, soit qu'elles soient vieilles ou modernes, publiques ou particulieres, & en la possession des nostres ou des estrangers, mais aussi des Estudes & Cabinets, qui pour n'estre cognus ny hantez demeurent enseuelis dans vn perpetuel silence » (Ibid., II, 25).
72Gabriel Naudé invite ici à une pratique déjà ancienne, qui s’est développée à partir du Moyen-âge, avançant plusieurs arguments (Ibid., II, 25-26) : depuis l’aide à la politique d’achat et à la constitution du fonds, à l’orientation du lecteur vers des ressources adaptées, en passant par le soutien à la mémoire, et l’intérêt d’un travail en réseau, dans un monde où le savoir est en expansion continue :
« nous ne pouuons pas par nostre seule industrie sçauoir & cognoistre les qualitez d'vn si grand nombre de hures qu'il est besoin d'auoir; il n'est pas hors de propos de suiure le iugement des plus versez & entendus en cette matiere, & d'inferer en cette sorte. Puis que ces hures ont esté recueillis & achetez par tels & tels, il y a bien de l'apparence qu'ils mentent de l'estre, pour quelque circonstance qui nous est incognuë » (Ibid., II, 26).
74Ainsi, prend corps une bibliothèque universelle virtuelle, idéale, une « somme bibliographique » préfigurant le « catalogue collectif » : « vn esprit genereux & bien nay doit auoir le desir & l'ambition d'assembler, comme en vn blot tout ce que les autres possedent en particulier » (Ibid., II, 26). Compris de cette manière, le catalogue n’est pas le simple inventaire du fonds d’une bibliothèque particulière, dans un lieu donné (une bibliothèque en miniature), mais un recensement de toutes les sources d’information dont un lecteur doit pouvoir disposer pour son usage personnel, une « somme » listant les documents les plus pertinents : un catalogue étendu, le « grand catalogue » qui fait « rentrer le tout (ou presque) du savoir dans la partie », débordant des frontières de l’espace, limité et fini, de la bibliothèque (Robert, 2018).
75Outil de décontextualisation, instrument de gestion du paradoxe de la simultanéité, le catalogue intervient à deux niveaux : participant au mouvement de concentration du savoir, un savoir en expansion, dispersé en différents lieux, qu’il réunit, établissant des ponts entre les lieux, les auteurs et les œuvres, et les mettant en interaction ; et organisant sa dissémination/communication, dans une perspective de promotion, d’instruction, et de découverte, y compris hors les murs.
76Dans ce processus, la dimension conservation est présente, le catalogue constitue un état des lieux, une mémoire, et il reste disponible dans les cas où la bibliothèque est dispersée ou disparaît ; mais un déplacement s’opère, avec montée en puissance de la consultation, rendue possible pour un public élargi et de manière étendue, et de la diffusion/communication des savoirs : les catalogues sont l’objet de copies, et d’échanges entre bibliothèques, ce qui contribue à la connaissance et la promotion de leurs fonds, et à asseoir la réputation de leurs possesseurs et bibliothécaires. Gabriel Naudé fait circuler le catalogue de sa bibliothèque, comme celui de la Mazarine.
77Devenant un inventaire général de la connaissance, dans sa forme « catalogue collectif », le catalogue se rapproche alors de la bibliographie (Frisch, 2003 ; Serrai, 2009 ; Decoster, 2011). Pour autant, quand le catalogue ainsi conçu est un inventaire général à visée extensive, listant et localisant des ouvrages que la bibliothèque ne possède pas en propre, la bibliographie – c’est le cas de la Bibliographia politica (Naudé, 1633) ou de la Bibliographia militaris (Naudé, 1683) - prend la forme d’un inventaire plus sélectif, spécialisé, présentant une revue de la littérature ciblée sur une thématique donnée : via le regard d’érudit de Naudé, un point de vue historique et critique y est développé, sur des questions relevant de connaissances politiques pour la première, de connaissances militaires pour la seconde.
78La Bibliographia politica est ainsi une référence pour les historiens de science politique, et elle consacre le terme bibliographie, utilisé pour la première fois dans cette acception, à un moment où la recherche et la sélection de livres s’installe comme une activité spécifique et une fonction à part entière (Malclès, 1956). Gabriel Naudé est bibliothécaire, et conseiller-bibliographe. Cependant, si la Bibliographia politica offre un large ensemble de lectures (philosophiques, historiques...), indispensables à un gouvernant moderne, au service de l’état, c’est à la manière d’une histoire littéraire qu’elle dresse cette bibliothèque idéale réservée à la politique, comme une aide à la formation du jugement critique (Crippa, 2017). Au-delà du terme novateur « bibliographie », c’est sous la forme d’un répertoire politique plus que bibliographique qu’elle se présente, articulant titres et notes critiques, et donnant des outils et des méthodes aisément mobilisables. Les pages introductives la situent d’ailleurs comme un guide pour l’action, permettant « d’estudier comme il faut et avec méthode la science politique » (Naudé, 1633, 4). Ceci, même si méthode bibliographique et action politique peuvent être rapprochées, pour leur même approche rationnelle :
« La méthode bibliographique qui recense et classe un savoir dispersé, pullulant et pourtant homogène - aucun livre n’a de privilège -, a une structure identique à celle de l’action politique désormais concevable comme une entreprise rationalisable de saisie des occasions par la production abstraite d’un ordre là où il n’y en a pas » (Damien, 1995, 193).
80Etape transitoire pour la bibliographie, tandis que le livre, désacralisé, trouve sa place en tant que support de pensée, et que l’attention portée au lecteur prend de plus en plus d’importance. Les promoteurs d’une « science » bibliographique en devenir sont toujours des érudits, animés d’une grande curiosité scientifique mais le sens des évolutions oriente vers une « bibliographie pure », objet d’une activité « professionnelle » (Malclès, op. cit.) : un outil intellectuel de production et de circulation des savoirs autant que de conservation d’une mémoire, visant à rendre compte de manière extensive de la production intellectuelle, sans faire état de préférences et/ou d’un irrésistible attrait pour le passé, et en intégrant les publications récentes et/ou novatrices.
5. Conclusion
81C’est en tant qu’essai de dépasser les expériences individuelles, et les réalisations locales, pour dégager des préceptes posant les fondements d’une « science » des bibliothèques, valables pour tous, que les écrits et travaux de Gabriel Naudé sont intéressants à étudier. Comme le met en évidence la postface de l’Advis, les recommandations émises sont précieuses tant pour le bibliophile que pour le bibliothécaire praticien, qui peuvent trouver là des indications - des règles - pour rendre opérationnelle une bibliothèque, sur le mode de l’ouverture, de l’interaction, de la diffusion/circulation des savoirs.
82Mais si ces indications (préceptes et maximes), par leur caractère diffus, non systématiques, ne constituent pas un traité de bibliotechnie au sens moderne du terme (cf. note 18 ; postface, 133), elles marquent cependant, par l’influence forte qu’elles ont exercé, l’amorce d’une évolution dans la perspective d’une (ré)organisation du savoir et des connaissances. Mehenni Akbal, dans la ligne de la postface, et en référence aux travaux de Michel Foucault (son archéologie des discours), parle d’une « archéo-bibliotechnie », considérant que la parution de l’Advis, en tant que texte fondateur d'un projet bibliothécaire, induit un mode de pensée et une logique de fonctionnement des bibliothèques (2012, 202).
83Pour autant, si la parution de l’Advis marque bien une étape dans l’émergence d’une « science » des bibliothèques, elle ne constitue en rien une rupture, le processus d’invention de la bibliothèque moderne et de ses outils s’inscrit dans un mouvement long, continuiste et cumulatif, les ressources et les outils évoluent, les terminologies se précisent, chaque époque se fonde sur les acquis de la précédente. Et si la bibliothèque publique et universelle voulue par Naudé est porteuse de modernité, c’est autant via le catalogue et la bibliographie qui, entre matériel et virtuel, contribuent à réaliser ce rêve d’universalité et à « armer » le lecteur/usager, que parce qu’elle est à l’origine d’une libération dans l’ordre des savoirs.
Bibliographie
Sources
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- Naudé G. (1625). Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie. 1° édition en 1625.
- Naudé G. (1639). Considérations politiques sur les coups d’état. s.l. [Rome ?], s.n.
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- Naudé G. (s.d.) [1651 ?]. Remise de la bibliothèque de Monseigneur le Cardinal Mazarin par le sieur Naudé entre les mains de Monsieur Tubeuf. Document original sans titre, sans lieu et sans date. Publié par Louis Jacob à la suite du Tumulus Naudaei, catalogue des œuvres de Naudé.
- Naudé G. (s.d.) [1652 ?]. Avis à Nosseigneurs de parlement sur la vente de la bibliothèque de Mr le Card. Mazarin.
- Naudé G. (1683). Bibliographia militaris. Germania Primum Edita Cura G. Schubarti, Ienae, ex officina Nisiana.
- Naudé G. (1876) [1627]. Advis Pour dresser Une Bibliothèque. Présenté à Monseigneur le Président de Mesme. Réimprimé sur la deuxième édition (Paris, 1644). Paris : Isidore Lisieux Éd. Précédé d'une notice d'Alcide Bonneau XV + 111 p.
- Naudé Gabriel (1963) [1627]. Advis Pour dresser Une Bibliothèque. Présenté à Monseigneur le Président de Mesme. Leipzig, VEB Edition. Postface du Prof. dr. Horst Kunze, Directeur en chef de la bibliothèque d'État allemande de Berlin https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48749-advis-pour-dresser-une-bibliotheque-par-gabriel-naude.pdf Nos citations sont tirées de cette édition.
- Naudé G., Conring H. (1964) [1633]. Bibliographia Politica. Venise, Francesco Baba. https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=VxlMAAAAcAAJ&oi=fnd&pg=PP5&dq=%22gabriel+naud%C3%A9%22&ots=jD8Az8O4pW&sig=Z4_DCX07Cx6mw3v22uxGX6oBg28#v=onepage&q=%22gabriel%20naud%C3%A9%22&f=false
Références bibliographiques
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- Texte traduit de l’anglais, dans une version légèrement révisée, dans le carnet de recherche DLIS https://dlis.hypotheses.org/2457
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- Serrai Alfredo (2009). Natura, elementi e origine della bibliografia. Roma, Bulzoni.
Mise en ligne 13/05/2020
Notes
-
[1]
Les citations reprises de l’Advis sont empruntées à la réédition parue en 1963 (Leipzig, VEB Edition), numérisée par l’ENSSIB, et accessible depuis le site : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48749-advis-pour-dresser-une-bibliotheque-par-gabriel-naude.pdf. Cette édition est fidèle à l’original, la 1ère édition de 1627, l’orthographe n’a pas été modernisée. Elle est augmentée d’une Postface du Prof. dr. Horst Kunze, Directeur en chef de la bibliothèque d'État allemande de Berlin (postface, 131-136).
-
[2]
Sur la page de titre, le nom de l’auteur est précisé comme suit « G. Naudé Parisien » ou « G. Naudé P. ».
-
[3]
Lettre Nicolas Bretel, sieur de Gremonville (1646). B.N.
-
[4]
Remise de la bibliothèque de monseigneur le Cardinal Mazarin. Document original, sans titre et sans date.
-
[5]
Selon René Pintard (174-175), les membres de la Tétrade, au-delà de leurs différences, ont de réelles affinités (Gassendi est un prêtre qui n’a jamais renoncé à être un bon prêtre ; Diodati sans doute un indifférent ; Le Vayer et Naudé des incrédules, même si Naudé, en cohérence avec ses idées politiques, affiche un catholicisme de façade) : ils « se reconnaissent à plusieurs communs maîtres : Cicéron, Sénèque, Pline et Plutarque chez les Anciens, Montaigne et Charron chez les Modernes. C’est qu’ils ont pour les indépendants, pour les Galilée et pour les Campanella même sympathie instinctive. C’est qu’ils ont la même ambition de promouvoir les sciences par les disciplines qui leur sont propres. […] C’est aussi que, lorsqu’on prétend imposer à leur esprit des lisières, ils ont la même fermeté pour les rejeter ».
-
[6]
C’est à la campagne, à Gentilly, que Gabriel Naudé réunit ses amis. Il mène une vie simple, plutôt ascétique, faisant preuve de modération en toute chose, ne buvant que de l’eau… L’état de mariage selon lui n’est pas compatible avec l’érudition.
-
[7]
Robert Damien, dans son analyse, oppose le destinataire privilégié qu’est le Président de Mesme, dont l’autorité sociale et politique est reconnue, et le lecteur anonyme « sans qualité spécifiée ni autorité reconnue, insituable dans une hiérarchie » (1996, 36).
-
[8]
Pascal Robert étudie la bibliothèque comme outil de décontextualisation, instrument de gestion du paradoxe de la simultanéité, agissant à deux niveaux : dans un mouvement de dissémination/communication du savoir, et à l’inverse de concentration du savoir. Cette approche nous paraît particulièrement féconde pour étudier l’œuvre de Gabriel Naudé. Pascal Robert fait d’ailleurs référence à Gabriel Naudé, parmi les figures marquantes de l’information-documentation citées à l’appui de la mise en perspective historique qu’il effectue.
-
[9]
Dans le texte publié de manière anonyme sous le nom de Mascurat, Gabriel Naudé évoque, à travers les dialogues Mascurat-Saint-Ange (= Naudé-Camusat, libraire-imprimeur, anagramme de Mascurat), divers sujets dont le projet de bibliothèque créé à l’initiative de Mazarin à Paris à partir de 1642.
-
[10]
Franklin A. (1865). Histoire de la bibliothèque de l’Abbaye de Saint-Victor à Paris, d’après des documents inédits. Paris, Auguste Aubry, 53-56. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5436142b/f6.item.r=ouverte%20au%20public.texteImage
-
[11]
C’est l’opposition accessibilité restreinte/ouverture qui va trouver un prolongement avec l’opposition conservation/communication (de l’information), au cœur de nombreux débats jusqu’au milieu du XXe siècle.
-
[12]
Malgré l’accroissement de la production éditoriale, l’idéal d’une connaissance universelle perdure au XVIIe siècle.
-
[13]
Selon ses mots, « Coopernic, Kepler & Galilæus ont tout changé l'Astronomie; Paracelse, Seuerin le Danois, du Chesne & Crollius, la Médecine ».
-
[14]
Cette ouverture s’applique notamment au Coran et aux ouvrages que Gabriel Naudé juge inutiles ou même dangereux. Ainsi, il rejette la cabale, les divinations, la magie, mais pour les réfuter, selon lui, il faut les connaître, ce qui est nécessaire pour engager une véritable réflexion (Decoster, 2011a).
-
[15]
Ce qui est manière, également, de s’affranchir des limites du temps et de l’espace.
-
[16]
La prudence dans la tradition humaniste renvoie à l’activité de discrimination, elle vise à cultiver le lecteur, et développer sa raison pratique.
-
[17]
Les dernières pages de l’Advis annoncent un prolongement à l’ouvrage sous le nom de Bibliothèque Memmienne (annoncée mais non réalisée): « cet Aduis, lequel i'espere bien auec le temps polir & augmenter de telle sorte, qu'il n'apprehendera point de sortir en lumiere pour discourir & parler amplement d'vn sujet lequel n'a point encore esté traicté, faisant voir sous le filtre de Bibliotheca Memmiana, ce qu'il y a si long temps que l'on souhaite sçauoir […] celuy que ie vous promets & feray voir vn iour auec plus grande suitte & meilleur equipage » (Ibid., IX, 121-122).
-
[18]
La bibliotechnie (du grec biblion « livre » et technè « technique ») désigne ce qui relève de la connaissance du livre, de son catalogage, de son classement, et également de l’organisation d’une bibliothèque (c’est la facette technique de la bibliothéconomie). Dans la postface, Horst Kunze tout en remarquant que l’Advis n’est pas « un traité de bibliotechnie » au sens moderne du terme, présente la réimpression de l’ouvrage comme faisant partie d’une série de « Réimpressions d'ouvrages sur la bibliotechnie ». La série, commencée avec « Die Bildung des Bibliothekars» (La formation du bibliothécaire) » de Friedrich Adolf Ebert (Leipzig 18zo, réimpression 1958), devait se poursuivre avec « Gottfried Wilhelm Leibniz bibliothécaire » (projet abandonné, car jugé trop ardu à réaliser). L’intérêt s’est alors porté sur Gabriel Naudé, « un autre classique de la bibliotechnie européenne » selon le rédacteur, « sur les travaux duquel Leibniz se base en plusieurs points ». Leurs points communs : leur engagement « au service de puissants seigneurs », et leur attachement « à exercer une influence humanitaire sur la vie scientifique et culturelle de leur époque par leur largeur de vue, leur audace et leur persévérance ».
-
[19]
L’ordre ne saurait être dépendant du mobilier disponible et/ou des contraintes d’usage, ni être établi en fonction de la taille des ouvrages, Gabriel Naudé se montre très critique à ce niveau. S’en tenir à un ordre basé sur des considérations essentiellement esthétiques, ce serait faire de la bibliothèque un « amas de livres ».
-
[20]
Un buffet est une armoire à livres (sorte de dressoir) ; dans la Bibliothèque de La Croix du Maine, les Cent buffets constituent un ensemble de rangements, ils correspondent à autant de rubriques.
-
[21]
Un détour par l’histoire de ces outils intellectuels permet d’expliquer ces flottements, à présent largement documentés (Malclès, 1956 ; Chartier, 1996 ; Decoster, 2011 ; Buckland, 2017 ; etc.), qui sont révélateurs d’une terminologie et d’une « science » des bibliothèques en construction. L’usage et le terme désignant cet usage doivent être distingués. Ainsi l’apparition du mot bibliographie (du grec biblion, livre et graphein, écrire) est postérieure à l’usage qu’il désigne : les pinakés de Callimaque fonctionnent comme un guide des livres et des auteurs ; et le mot bibliothèque a longtemps désigné ce qui est aujourd’hui la bibliographie, à l’exemple de la Bibliothèque de la Croix du Maine ou de la Bibliothèque des Peres.
-
[22]
En quête de qualité, il regrette que « la plus-part des bons Autheurs demeurent […] sur la greue abandonnez & negligez d'vn chacun, pendant que de nouueaux Censeurs ou Plagiaires s'introduisent en leur place & s'enrichissent de leurs despouilles » (Ibid, 66).
-
[23]
La localisation des ouvrages, rapportée aux recommandations de l’Advis, est assez surprenante : « armoire d’entre le lict et la fenestre », « tabl[ette] de in 4. sur le lict », « armoire de dessus la cheminée », « tablette d’en bas », etc.