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Article de revue

Le renouveau du narratif dans les réseaux sociaux : l’action civique roumaine #noifacemunspital [#onbatitunhopital] en récit. approche socio-discursive

Pages 161 à 184

Notes

  • [1]
    Comme par exemple Yves Citton (2010), dans Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éd. Amsterdam.
  • [2]
    Cité par Lits, 2012.
  • [3]
    Définition que l’on trouve dans le dictionnaire d’usage le Petit Robert.
  • [4]
    http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article67: l’espace public a deux aspects : physique et symbolique.
  • [5]
    Paula Herlo, Alex Dima, Cristian Leonte.
  • [6]
    www.bursadefericire.ro.
  • [7]
    www.bursadefericire.ro.
  • [8]
    http://www.daruiesteviata.ro/category/blog/.
  • [9]
    Le 27 décembrie 2018, Euronews : https://www.youtube.com/watch?v=wOM3dZ1fF2A, 1er janvier 2019, TV5Monde : https://www.youtube.com/watch?v=NpwvatMYqQ4,
  • [10]
    http://www.francesoir.fr/actualites-societe-lifestyle/en-roumanie-la-mobilisation-citoyenne-pallie-les-defaillances-de-letat
  • [11]
    Notre traduction : « Donează pentru Notre Dame, cu SMS la 8864 cu mesajul SPITAL ».
  • [12]
    Les chiffres concernant la mortalité des enfants sont les suivantes : le cancer est la deuxième cause de la mortalité des enfants en Roumanie et dans le monde. Un sur deux enfants roumains malades de cancer meurt, et la moyenne du taux de survie et 50 % en Roumanie, tandis que la moyenne en Europe est de 80%.
  • [13]
    Quelques années avant l’action majeure concernant la construction d’un hôpital privé, l’Association a mené des actions d’amélioration des conditions de traitements médicaux dans les hôpitaux publics roumains.
  • [14]
    Vues comme des promesses faites dans l’espace public.
  • [15]
    Au sens propre et figuré.
  • [16]
    L’hôpital se propose d’avoir six étages en hauteur, 12000 mètres carrés et 200 lits ; à ce moment en Roumanie une seule section d’oncologie dédié aux enfants fonctionne en Bucarest, avec 31 lits pour les enfants.
  • [17]
  • [18]
    L’expression appartient à Benaziz Bachir (2015).

1. Le renouveau du narratif dans le récit médiatique à l’ère du numérique

1Selon le modèle construit par Paul Ricoeur dans Temps et récit (1983-1985), les médias contemporains ont adopté la mise en récit des informations. Les nouvelles technologies ont modifié elles-mêmes les modes de fabrication des récits ainsi que les pratiques des rédactions. De leur côté, les lecteurs sont devenus des usagers et des co-constructeurs de l’information qu’ils lisent et critiquent presque en même temps avec la production du récit médiatique ainsi qu’on a affaire à un discours éclaté, ouvert à des réécritures (Lits, 2012). La notion de récit médiatique a été théorisé par l’Observatoire du récit médiatique (ORM), il y a vingt ans. La notion de récit était présente dans les théories d’analyse textuelle et discursive, comme dans la linguistique textuelle, mais inexistante dans le champ des analyses des médias. Le fil ricœurien a envisagé le récit médiatique comme un processus de constitution d’identité collective.

2En ce qui concerne la pertinence épistémologique et méthodologique, dans le contexte de l’ère numérique (comme cadre qui modifie le champ d’étude), l’apparition du web a créé de nouvelles pratiques professionnelles des journalistes concernant notamment leur manière de rédiger les articles d’un côté, et de l’autre côté, du public, de nouvelles manières de lire les articles, voire de les coécrire. Une hypernarratologie médiatique prend contour et un mécanisme du storytelling « loin du modèle optimiste ricœurien de construction d’identité collective, est devenue un outil de persuasion, indifférente aux enjeux éthiques de ses visées, y compris dans certaines formes de journalisme narratif ou d’écriture narrative à finalité sensationnaliste » (Lits, 2012).

3Le public fait une longue incursion dans la production de l’information à travers les nouvelles technologies. Le récit se construit dans une permanente réévaluation de l’information par l’auteur lui-même et par les lecteurs également : l’intervention créative du lecteur, la lecture personnelle, les interprétations, les courts messages qui précèdent les distributions des informations sur les réseaux sociaux sont des comportements qui changent le récit d’information. « Le récit médiatique apparaît aussi comme une alternative à la forme objectivante de l’écriture journalistique traditionnelle » pense Lits (2012), le sens unique étant (presque) éliminé et l’idée de public passif également.

4Marc Lits énumère dans son étude de 2012 sur le futur du récit médiatique les cinq éléments qui doivent être saisis en interaction avec les médias, en insistant sur nécessité du renouvellement de la perspective classique par rapport aux nouveaux environnements d’action des médias :

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  • L’éclatement du schéma narratif classique.
  • Les usages du récit médiatique via les nouvelles technologies.
  • L’émergence du modèle du storytelling.
  • Le succès de nouvelles expressions et de nouveaux supports du journalisme narratif.
  • La nécessité de revisiter les modèles théoriques de la narratologie et de la sémiologie.

6Pour le premier point à revisiter quant aux nouveaux rapports des médias avec l’Internet dans le changement du schéma de la narration, la quasi-simultanéité avec les événements racontés a un rôle déterminant en transformant l’objectif des médias : informer le plus vite possible le public, à l’ère numérique, c’est raconter l’événement pendant qu’il se déroule. La temporalité médiatique est comprimée et le récit devient l’instantané sans possibilité de penser le schéma narratif ou de concerter les opinions, les impressions et les faits. Tout se déroule d’après un autre guide, celui du moment identique à l’événement. La télévision est celle qui avait une telle manière de concevoir les nouvelles, mais le numérique apporte dans l’équation de la communication la possibilité d’intervention du lecteur.

7Les logiques déstructurées du récit (ou autrement structurées, selon Lits) inscrivent les événements dans un flux continu, l’identité narrative arrive à être partagée, presque non-définie, fluctuante, le récit se construit, pas à pas, de fragments de narration. L’unité thématique même pose des problèmes si on pense que le récit se déploie d’un support médiatique à l’autre et d’un lieu à l’autre. On peut ainsi parler d’un récit infini, l’information circulant sans hiérarchisation ni progression volontairement construite par un spécialiste, un professionnel, comme le journaliste. Plus de récit unique, plus d’énonciateur unique, le lecteur se trouvant sous l’attaque d’un ressassement – la même information saisie sur plusieurs chaînes et sur plusieurs canaux. Une discursivité circulaire plutôt que linéaire, polyphonique met fin au schéma classique émetteur-récepteur, en donnant un lieu spécial aux récepteurs, lecteurs – créateurs des mondes des significations.

8L’histoire de la narratologie mentionne le récit soit comme un « outil de manipulation des masses » (Louis Marin, 1978) soit, comme le précise Jean-François Lyotard (1989), « d’autres récits vont occuper l’espace laissé libre en instrumentalisant la fonction narrative, en la découplant de son rôle de construction de sens pour en faire un instrument d’aliénation ». Raconter et persuader sont les deux actions qui vont ensemble dans la narratologie. Les deux verbes caractérisent bien aussi les actions journalistiques de base. On peut donc situer la narratologie au cœur du journalisme, tout en respectant d’autres particularités de l’écrit et du processus communicationnel de masse. Au même moment, pour d’autres chercheurs [1138], le récit « peut avoir une fonction émancipatrice, à travers des scénarii, des scripts qui donnent du sens au vivre ensemble ».

9L’alternative à l’accélération de l’information et à la réduction des articles est devenue, selon des chercheurs américains comme Robert Boynton (2005) ou Mark Kramer (2007) [2139], le retour du narratif dans l’écriture journalistique. Mais un narratif qui ne restitue le vécu sous forme de compte-rendu mais qui utilise des moyens comme la polyphonie, les images, la documentation et les apportent à l’époque du numérique afin que les lecteurs, les écri-lecteurs soient informés correctement, rapidement et objectivement, si ces qualités resteront les objectifs du new journalism. Lits (2012) parle d’une hypernarratologie comme étant « approche – croisée avec la prise en compte des avancées technologiques, des supports nouveaux, des évolutions des usages et des publics – qui permettra de saisir l’homme socialisé comme un animal narrativisé, traversé par des récits construits selon des formes radicalement nouvelles et ouvertes. Le récit peut désormais prendre toutes les voies, revenir en arrière, emprunter simultanément des voies contradictoires, télescoper des étapes, varier d’un usager à l’autre ».

2. Des événements sociaux aux représentations médiatiques sur les réseaux sociaux

10Les médias sont apparus comme des lieux des rencontres des mots, de formulations qui tissent des représentations de la réalité concernant des événements, des groupes sociaux, des faits divers, mais également des lieux de controverses, selon Sophie Moirand (2016). Des fils interdiscursifs décrivent une histoire qui n’est plus considérée éphémère. Les discours des médias « constituent un lieu de construction des mémoires collectives » (Moirand, 2016 : 2) tout en inscrivant le passé comme le futur du moment discursif proposé par les acteurs des médias.

11Les événements médiatiques se construisent à l’ère numérique de manière circulaire, une circularité composée de l’article présenté dans l’espace public par les médias, des dires des autres (lecteurs et écri-lecteurs), des allusions, des images (photos, infographique, dessins de presse, etc.). Les mots et les dires se bousculent dans l’arène médiatique, sociale, numérique de sorte que l’événement paraisse fait des sociétés et pas nécessairement par les médias. La médiatisation des faits transformés en événements est remise en cause par les transformations technologiques des nouveaux médias. On a cherché de résumer en dessous quelques transformations intervenues dans les représentations médiatiques des événements sur les réseaux sociaux :

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  1. L’intervention des publics, par exemple, qui disposant de plusieurs moyens d’information contribuent eux-mêmes à la production et à la transmission de l’information à laquelle ils aident leurs propres filtres moraux, sociaux, affectifs, logiques, etc.
  2. Des événements auxquels les autorités, les journalistes, les politiciens n’ont pas réponses, deviennent des véritables controverses, au sein desquelles les publics, hétérogènes et plus ou moins impliqués « appliquent » des raisonnements plus ou moins objectifs ou logiques.
  3. Les informations et les savoirs sont aujourd’hui contestés par les diverses communautés numériques, plus facilement à se rejoindre aujourd’hui qu’il y a vingt ans.
  4. Les usagers isolés eux-mêmes arrivent à être constructeurs du sens à travers les forums, les commentaires, les distributions dans les réseaux sociaux, en postant des commentaires.

13S’immiscent ainsi, dans des conditions de production, construction, analyse et diffusion de l’information différentes, des polémiques, des contestations ou, par-contre, des gestes solidaires, des actions collectives. On constante ainsi une perméabilité des frontières entre le discours professionnel des spécialistes et le discours ordinaire des publics. L’événement se construit alors à travers un mécanisme incessant des histoires, des discours, des controverses, des images, des vidéos et des titres de presse, des sens et des significations.

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« Certes, il est nécessaire de savoir ce qu’on nomme ici événement : on aura compris qu’il ne s’agit pas ici du mariage du prince Charles ou du bébé Sarkozy ; il s’agit de quelque chose qui affecte l’ordre du monde, et ne saurait se réduire à des causes, quel qu’en soit le nombre : le « fait » peut se lire à partir d’une causalité, parfois multiple, mais non l’événement, qui produit une rupture du temps (« avant vs après la guerre ») et ne peut se saisir qu’à partir de ce qui « advient » ; mais la phénoménologie de l’événement vise habituellement des individus, alors que la question est ici de savoir ce qu’il en est de l’expérience collective de l’événement » (Têtu, 2012).

15Les médias sont désormais impliqués, et non seulement en position énonciative, dans les modes d’apparaître des événements, en permettant à l’information de devenir une ressource pour l’action collective.

16L’approche socio-discursive que nous avons choisie d’utiliser regarde la mise en évidence par des unités de discours des actions concertées de l’organisation « Dăruieşte viaţă » [Donne vie] pendant un mois - avril 2019. L’usage hype du # et sa faculté à regrouper et à croiser des communautés socio-discursives (caractéristique propre au # et pas seulement aux lexèmes utilisés) aboutit à un élargissement considérable du sens de la « formule ». Le blog, le réseau Facebook, le canal Youtube, ainsi que d’autres apparitions dans la presse, nous ont convaincu de l’ampleur de cette action civique que s’est transformé dans une mobilisation sociale inouïe pour la Roumanie. On a extrait donc des faits de langue en connexion avec les rapports sociaux circonscrits par les sens discursifs.

2.1. Le pouvoir du social et l’espace symbolique de l’idée à l’événement et à l’action collective

17Nous utilisons l’expression d’espace public dans le sens initial que lui a conféré Habermas dans sa thèse en 1962 et repris dans ses œuvres (1978). Il y décrit l’espace public comme étant « le processus au cours duquel le public constitué d'individus faisant usage de leur raison s'approprie la sphère publique contrôlée par l'autorité et la transforme en une sphère où la critique s'exerce contre le pouvoir de l'État ».

18D’autre côté, l’événement est « ce qui surgit, ce qui arrive, ce qui se produit ». Mais il devient, dès qu’il affecte l’humain et qu’il « a une importance pour l’homme » [3140] le déclencheur discursif des opinions, des prévisions, des controverses, des disputes entre des personnes religieuses, politiques ou a-politiques, des ONG-istes, des littéraires et des savants ou philosophes. Tous ceux-ci représentent la société dans son ensemble, les publics dans leur diversité et les lecteurs dans leur hétérogénéité. La réflexion, le jugement, l’opinion seront donc à l’épreuve de l’espace public.

19Les innovations technologiques des moyens de communication ont souvent accéléré dans les derniers vingt années les changements sociaux. S’il s’agit des campagnes humanitaires, des protestes contre certaines lois ou décisions politiques (voir les lois de la justice en Roumanie #rezist), des protestes concernant l’infrastructure routière (le mouvement roumain #unmetrudeautostrada, #sieu) ou les violences contre les femmes #metoo), sur les réseaux sociaux on a bien mené une lutte doublée d’une solidarité collective qui s’est manifestée, une lutte qui s’est terminée, dans beaucoup de cas, avec un signal d’alarme bien entendu par les pouvoirs concernés, mais qui n’ont pas réellement le pouvoir de changer immédiatement les choses. Dans ce sens, des petites révolutions se sont passées et se passent encore à travers les réseaux sociaux également. Le web est devenu un outil indispensable pour la popularisation d’une idée et pour sa validation qui ne restait qu’à un niveau assez bas si on pense que le web connecte individu à individu, nation à nation et gens de partout.

20L’espace public numérique devient ainsi un espace symbolique où, en prédominant un ensemble des valeurs communes ou contraires, une sorte de solidarité (parfois non-démontrée en réalité) ou toute une controverse peuvent naître. Et cette solidarité ou controverse font de l’espace public, à travers un processus d’échange, de reconnaissance ou pas des droits, des valeurs et de respect, un symbole qui devient un pouvoir : le pouvoir du social. L’aspect physique (rue, café, place publique, etc.), selon les distinctions faites par Dominique Wolton [4141], tente de disparaître à l’ère du numérique et d’être remplacé par l’espace symbolique. Toutefois, le seul espace symbolique ne peut pas transmettre de la confiance, mais surtout de la méfiance ainsi que les photos, les récits immédiats des actions sont des instruments nécessaires dans une action commune, qui nécessite la solidarité humaine.

21Etienne Tassin (1991, pp. 23-38) évoque une autre dimension de l’espace public : c’est un espace de médiation « qui relie tout en maintenant à distance » (Dacheux et alii, 2003, 231). Cet espace de médiation relie les individus (libres), individus qui partagent des valeurs, tout en restant différents. Leur but commun (s’ils partagent des valeurs communes) se construit à travers le dialogue, le discours et la délibération. Le principal risque pour ces espaces publics reste la désagrégation (par faut d’intérêt, par la force des interventions externes ou internes ou l’interdiction de l’expression libre ou par l’absence des leaders, par des critiques exagérées, etc.).

22Dans le contexte de la numérisation des instruments de communication, de partage des sentiments, des émotions, la technologie devient un catalyseur qui accélère et amplifie l’impact des mobilisations populaires si elle est doublée des techniques de communication : le message, le récit, les acteurs construisent tous ensemble la véridicité de l’histoire ainsi que la crédibilité.

2.2. L’histoire commence… la création d’identité discursive dans un espace socioculturel donné

23Deux femmes roumaines inconnues sont en train de devenir les héros des enfants malades qui vont (peut-être) bénéficier des conditions meilleures pour leur maladie très grave : le cancer. Deux femmes roumaines – Carmen Uscatu et Oana Gheorghiu – ont fondé une association « Dăruieşte viaţă » [Donne vie] qui se proposait de changer le système de santé roumain, étant donné le fait que dans la fragile démocratie roumaine, la culture, l’éducation et la santé ont été des domaines publics presque abandonnés par tous les pouvoirs politiques qui ont gouverné la Roumanie depuis 1989 – l’année de la chute du communisme en Roumanie. Après plusieurs années de combats, des démarches, des campagnes humanitaires pour les enfants, les deux femmes ont créé l’association ayant comme but la protection, l’aide donné aux malades de cancer par la modernisation des quelques centres oncologiques du pays. Elles ont créé des partenariats avec des journalistes [5142] et des compagnies de relations publiques afin de pouvoir construire, par l’intermède des médias, des réseaux sociaux, des influenceurs, des blogueurs, un mouvement social mené a attiré le support financier des personnes privées. Dans six années d’existence, l’association des deux femmes a réussi de ramasser 10 millions euro, somme fabuleuse pour une action privée de deux personnes (en Roumanie). L’espoir de vivre est la promesse que les deux ont fait publiquement aux enfants atteints de cancer. Avec un discours bien fondé et surtout avec des actions concrètes bien mises en évidence, avec le soutien des spécialistes en communication et les réseaux sociaux, leurs actions ont commencé à mouvoir l’esprit philanthropique des roumains.

24Le message des organisatrices est : « C’est pour la première fois quand, dans la Roumanie, une ONG construit un hôpital entièrement, exclusivement de dons et des sponsorisations [6143]. Le contexte de la médecine en Roumanie se présente comme suit : aucun hôpital construit dans les dernières 30 années, services médicaux de basse qualité dans la plupart des hôpitaux appartenant à l’état, exode des spécialistes en médecine, conditions de traitement (sauf dans le privé) assez précaires. De plus, le budget d’investissions est venu presque exclusivement des fonds européens pendant que l'état reste inerte et immobile face aux niveaux de décès alarmantes. De plus, l’état roumain n’a rien construit dans le domaine de l’oncologie pédiatrique dans les dernières 50 années. L’Association « Dăruieşte viaţă » [Donne Vie] s’est assumé la mission de bâtir le premier hôpital d’oncologie et radiothérapie pour les enfants diagnostiqués avec cancer en Roumanie.

Capture-écran 1 Page web du mouvement #NoiConstruimUnSpital [#OnBâtitUnHôpital]

Capture-écran 1 Page web du mouvement #NoiConstruimUnSpital [#OnBâtitUnHôpital]

Capture-écran 1 Page web du mouvement #NoiConstruimUnSpital [#OnBâtitUnHôpital]

25Une vraie animation civique s’est passée au moment où les deux « actrices » principales du mouvement, nommé sur les réseau sociaux #NoiFacemUnSpital [#OnBâtitUnHôpital], ont rendu possible une voie de communication à distance, une voie et une voix nationale et internationale en même temps. Les réseaux sociaux ont commencé à être très fréquemment alimentés avec des stories et des images, des vrais récits médiatiques concernant les « actionnaires » qui ont souscrit des actions à la Bourse du Bonheur [7144], leur but, leurs actions concrètes, les sommes déjà données, les étapes de la construction. Un blog a été mis en place et les informations sont toujours mises à jour, avec une fréquence d’une fois par semaine. Le 2 avril 2019, le travail de construction du troisième étage de l’hôpital a été annoncé sur le blog et sur Facebook. Le 23 avril, l’équipe de communication annonce que la construction du troisième étage est finie et que le quatrième étage commence à être battu.

26Les institutions sociales, politiques, gouvernementales incapables d’assurer le droit à la vie des enfants qui souffrent des maladies très graves sont, dans ce cas, remplacées par les privées et les organisations non-gouvernementales, ainsi que par des citoyens qui ont compris la nécessité, la gravité et qui disposent des moyens, mais encore de l’empathie et de la mobilisation. Une certaine fluidité des choses, des actions, de la transparence est doublée de la multiplication des messages dans les milieux numériques : Facebook, blog, articles dans divers magazines online, interviews distribuées mille fois et une page web alimentés avec l’état des actions chaque semaine. La révolution technologique a une vitesse sans précédent et intervient souvent dans l’organisation de la société et dans la manière dont les gens construisent les relations sociales.

Capture-écran 2 Blog Dăruieşte viaţă – journal de construction

Capture-écran 2 Blog Dăruieşte viaţă – journal de construction

Capture-écran 2 Blog Dăruieşte viaţă – journal de construction

2.3. Médias et engagement aujourd’hui en Roumanie  : avatars du récit

27Notre réflexion porte sur la mise en récit de l’engagement pour la construction d’identité d’une action civique. Alors, nos questions visent les outils journalistiques et les supports d’information qui sont mis en œuvre pour favoriser l’engagement citoyen. Positionnées entre journalisme et activité civique sur les réseaux sociaux, les interventions du mouvement et de l’organisation « Dăruieşte viaţă » [Donne vie] sur les réseaux sociaux sont toujours liées aux actions « sur terrain » des acteurs réels. Le blog [8145], les vidéos, les posts de Facebook ainsi que la chaîne Youtube [9146] et les autres interventions journalistiques (sur d’autres blog ou dans des émissions télévisées, dans le flux des nouvelles des agences nationales ou dans l’actualité des sites internationaux [10147]) sont autant d’instruments que l’équipe roumaine « Dăruieşte viaţă » [Donne vie] a mis en place afin d’atteindre le but final : la construction d’un hôpital aux standards européens pour les enfants atteints de cancer et leurs familles, avec des sources entièrement privées.

28En sociologie, un mouvement social est un ensemble de réseaux informels d'organisations et d'acteurs isolés, construit sur des valeurs partagées et de la solidarité et qui se mobilise au sujet d'enjeux conflictuels, en ayant recours à différentes formes de protestation (Della Porta & Diani, 2006, pp. 31-38). Action civique ? Mouvement social ou de contestation ? Toutes les trois. L’action que les deux Roumaines ont engendrée semble à une action civique mais qui se déroule tout en contestant le pouvoir gouvernementale qui n’a pas le souci des malades. Un pouvoir politique pour laquelle la bonne santé de la population et le traitement humain des malades ne représentent pas des priorités mais des frais qui ne se trouvent jamais dans les budgets. Un cri de désespoir et d’espoir en même temps c’est ce que les deux femmes ont affiché devant une nation entière. Un cri qui s’est fait disperser dans l’atmosphère des réseaux sociaux, et surtout sur Facebook et Youtube. Le mouvement social se base en effet sur une mobilisation sociale très forte, sous forme des réseaux informels et d’acteurs isolés. Jusqu’ici, la définition du mouvement social est bien remplie par l’action engendrée par l’Association « Dăruieşte viaţă » [Donne vie] qui a eu d’autres actions auparavant, mais qui avec « NoiFacemUnSpital » [OnBâtitOnHopital] a réussi atteindre une ampleur tout à fait innovante pour un pays comme la Roumanie. La deuxième partie de la définition concernant les valeurs partagées et la solidarité s’est bien construite à travers les actions que l’organisation a mises en place : empathie, force, détermination, courage, implication, dédication, une forte cohésion et pouvoir d’affranchir les obstacles. La suite des valeurs n’est guère finale, elle étant toujours en construction, comme leur hôpital l’est encore. La liste peut être presque infinie si on prend en considération que leurs actions seront appréciées à la longue, pour une durée indéterminée. Leur action est en effet une mobilisation sociale, civique, immense avec un but humanitaire de grande implication à long terme.

29Basé sur la logique de la contestation, attitude capable de se développer surtout dans les pays avec un certain degré de liberté (mais pas exclusivement dans ces pays), le mouvement social a comme point de départ une idée, une contestation, une situation grave qui touchent plusieurs personnes et qui attaque des valeurs communes importantes, même vitales.

30Facebook se détache actuellement comme un phénomène assumant un rôle considérable dans la vie quotidienne, engendrant des processus qui semblent également interférer dans les formes d’expression des mouvements sociaux et leur manière de se rapporter aux réseaux numériques. De nouveaux acteurs sociaux et culturels, politiques et économiques, guidés par des principes ou raisons économiques, politiques, relationnels (comme la solidarité) et par des principes éthiques communs, déclenchent et portent des luttes liées à des questions plus ou moins universelles relatives aux aspects mondiaux comme la paix, l’engagement éthique-politique mondial pour la défense de la vie, contre la pauvreté et la misère et au respect de la dignité humaine, acquérant un caractère de plus en plus transnational (Scherer-Warren, 1993 cité par Severo et Shimizu, 2016).

31Les noms que les actions portent sous l’hashtag #NoiFacemUnSpital [#OnBâtitUnHôpital] nous placent dans l’atmosphère d’une action concertée qui nous regarde tous, qui nous inclue, car la situation des malades de cancer en Roumanie est troublante tant du point de vue du nombre des victimes que du point de vue des taux de réussite dans la lutte contre la maladie. Donc la situation précaire des personnes touchées par cette maladie et la catégorie des patients visée - les enfants - font de l’initiation une idée de succès (si on peut parler de succès dans des situations si troublantes) en ce qui concerne le concept. Mais, l’idée n’est pas restée à ce niveau, car l’histoire doublée d’un récit médiatique fort et professionnel, un message soutenu également des professionnels de la communication (des journalistes et des vedettes roumains) et par les réseaux sociaux ont réussi à ramasser une somme impressionnante pour les possibilités des Roumains – 10 millions euro, dans 2 années. Le coût final de la construction est estimé à 16 millions euro : « En l'espace de trois semaines nous avons recueilli quatre millions d'euros. C'était un phénomène social, une vague d'empathie et d'implication sans précédent », affirme Mme Uscatu, co-fondatrice de l'association. Un an plus tard, des dizaines d'ouvriers sont à pied d'œuvre sur le chantier de ce premier hôpital du pays financé exclusivement par des dons privés.

32Les infrastructures publiques du pays sont en piteux état et jamais la défiance des citoyens à l'égard de l'Etat n'a semblé aussi forte, sur fond de corruption endémique. La part du PIB roumain consacrée aux dépenses de santé représente moins d'un tiers de la moyenne des 28. Le pays affiche l'un des taux de survie au cancer parmi les plus bas d'Europe et une mortalité infantile deux fois supérieure à la moyenne européenne. En 2014, les autorités ont promis de construire quatre hôpitaux régionaux, financés pour partie par des fonds européens. Le lancement des travaux vient d'être repoussé à 2022.

33« La Roumanie est le pays où l'on te dit tout le temps "c'est impossible+", dit Carmen Uscatu, "or nous, une ONG, sommes en train de démontrer qu'il est possible de faire bouger les choses ».

Capture-écran 3 Blog https://www.bursadefericire.ro/proiecte, 20 avril 2019

Capture-écran 3 Blog https://www.bursadefericire.ro/proiecte, 20 avril 2019

Capture-écran 3 Blog https://www.bursadefericire.ro/proiecte, 20 avril 2019

34Sur la page Facebook on trouve des messages comme « nous avons commencé le projet de l’hôpital ayant une seule idée – d’offrir aux enfants qui souffrent de cancer l’accès au meilleur soin. Un endroit spécialement pour eux, pour les aider à lutter contre la maladie. Le compartiment de radiothérapie est une des meilleures parties composantes. Il va être la première section de radiothérapie dédiée exclusivement aux enfants, avec des spécialistes dans le traitement des patients-enfants, un espace dédié à l’anesthésie et une atmosphère qui doit diminuer le sentiment d’angoisse, provoqué par la procédure » (post Facebook, 23 avril 2019, page « Dăruieşte viaţă » [Donne vie]).

35Le 19 avril 2019, 4 jours après l’incendie de la Cathédrale Notre-Dame de Paris, un journaliste roumain s’est rapproché à la campagne de dons et a construit un autre hashtag #NotreSpital, composé de deux mots provenant de la langue française (notre) et roumaine (spital – hôpital). Le message regarde les dons par SMS, sous la devise « Donne sms à 8864 avec le message Hôpital, pour Notre-Dame » [11148].

Capture-écran 4 Page Facebook avec la campagne « Donne sms à 8864 avec le message Hôpital, pour Notre-Dame », le 21 avril 2019

Capture-écran 4 Page Facebook avec la campagne « Donne sms à 8864 avec le message Hôpital, pour Notre-Dame », le 21 avril 2019

Capture-écran 4 Page Facebook avec la campagne « Donne sms à 8864 avec le message Hôpital, pour Notre-Dame », le 21 avril 2019

36Il s’agit d’une espèce de "mouvementisme" dans le sens de faire mouvoir les choses dans la bonne direction. Toute un réseau d’acteurs a été impliquée pour promouvoir l’idée, le projet et bien sur les actions de l’Association qui se propose de « re » donner la vie la ou les espoirs sont très bas.

3. Instruments, discours, réseaux d’acteurs

37Les pages internet et les outils que l’Internet offre pour le déroulement d’une action de quel type soit-elle - politique, sociale, journalistique, économique, publicitaire, etc. – des ressources inépuisables. Etant donné la cadre relativement libre et peu réglementé par la loi de l’espace web roumain, les outils comme Facebook, Twitter, Youtube, blog, chaîne Tv sur Youtube (à côté des autres instruments comme la télévision, les activités de charité, les SMS, les visites sur place des partenaires internes ou internationales), on peut observer que tous les instruments numériques se conjuguent afin que le message soit unitaire et constant : « on est ici et on fait bouger les choses car nous avons des partenaires forts et parce que l’objectif qui nous anime peut-être très proche de chacun d’entre nous » [12149]. Le récit médiatique en général, et celui-ci, en spécial, n’est pas une archive comme les autres. A la différence des sources administratives (policières, gouvernementales, etc.), le récit médiatique numérique ne se limite pas à enregistrer ou informer (d’habitudes les responsables, les supérieurs hiérarchiques). La raison d’être d’un texte journalistique, et par extension, d’un texte publié dans les réseaux sociaux est d’être lu ou vu par le public, par un grand nombre de personnes, et surtout, si possible influer sur les perceptions, les choix des lecteurs. La « mémoire » médiatique se base sur une logistique et une légitimité (historique, sociale, civique, légale) qui l’autorise à une interprétation et diffusion immédiate. La narrativité médiatique jouit des instruments différents de raconter les choses, de changer les énonciateurs, de diffuser leurs articles et d’atteindre leur public. « Prolixe, journalière, mais surtout injonctive et performative, la narrativité médiatique relève d’un type de récit qui prétend, au nom des « faits » et de l ’« actualité , expliquer quotidiennement ce-qui-se passe » (Certeau, 1987).

38Du discours à l’action et de l’action à la communication, c’est ainsi qu’on peut résumer la boucle dans laquelle l’Association roumaine « Donne Vie » s’inscrit. Une boucle qui fait naître les espoirs et construit des espaces propres aux actes médicaux en Roumanie, dans les hôpitaux appartenant à l’état roumain [13150]. Une communauté sociolinguistique est une communauté qui se mobilise autour d’un objectif, et qui s’absolutise dans une communauté des représentations sémantiques et sémiotiques. Une vraie « Bourse du Bonheur » a été lancée afin que toutes les personnes intéressées puissent y jouer. Ls capture-écran en bas nous dévoile « les actionnaires » qui se sont déjà inscrits à la bourse. Un top inhabitué met en évidence les 10 premiers « actionnaires » qui ont donné pour la construction de l’hôpital. Ce top nous donne envie (selon l’esprit de concurrence avec lequel on se naît, on dirait) d’être la, co-responsable du bonheur des enfants. Un message construit pour les riches (avec un potentiel financier assez grand), mais qui sensibilise de plusieurs points de vue : être en top et faire un beau geste.

Capture-écran 5 Top des « actionnaires » qui ont souscrit des actions à la « Bourse du Bonheur », 19 avril 2019

Capture-écran 5 Top des « actionnaires » qui ont souscrit des actions à la « Bourse du Bonheur », 19 avril 2019

Capture-écran 5 Top des « actionnaires » qui ont souscrit des actions à la « Bourse du Bonheur », 19 avril 2019

39Le site de l’action civique mise encore un instrument discursif très pragmatique : des listes bien précises sur l’état actuel des choses dans les hôpitaux publics en contraste avec « Nos actions », c’est-à-dire les propositions [14151] que l’Association « Dăruieşte viaţă » [Donne vie] fait aux publics et aux personnes directement impliquées ou visées par les soucis qu’elle tente à régler.

Capture-écran 6 site http://www.daruiesteviata.ro, le 24 avril 2019

Capture-écran 6 site http://www.daruiesteviata.ro, le 24 avril 2019

Capture-écran 6 site http://www.daruiesteviata.ro, le 24 avril 2019

40Tous ces instruments mis à la disposition par les réseaux sociaux sont augumenté en pouvoir par le thème assez sensible pour toute l’humanité: la maladie du siècle, le cancer qui a fait tant de victimes et pour laquelle la médecine n’a pas encore découvert l’antidote. Puis, les enfants – une autre catégorie de sujets qui émotionnent, sont mis en avance dans presque tous les posts, tous les articles et les vidéos présentes sur les réseaux sociaux. On peut parler donc d’une jonction des éléments, de prémises à construire, cette fois-ci, un récit médiatique de succès. Les histoires s’entremelent comme dans un echaffaudage, en créant un parallèle avec le parcours pas à pas du bâtiment de l’hôpital.

3.1. Du profil discursif des mots au rôle des émotions du discours

41Dans son livre Éloge de la raison sensible (Maffesoli, 1996), Michel Maffesoli souligne que la raison moderne a été guidée par la classification, par l’encadrement, par ce qu’il appelle la logique du « devoir-être », centrée sur le but, sur l’objectif à atteindre et, en ce sens, sur la projection (projeté vers le lointain). Ce type de pensée suppose une linéarité des choses et la recherche d’une explication absolue et totalisante, qui a conduit à la séparation entre la raison et le sensible, entre l’intellect et le monde réel de la vie palpitante, vécue, ressentie. Maffesoli soutient donc qu’un des éléments qui guident la société postmoderne, c’est l’expérience quotidienne, le partage, quel que soit le but. L’expérience est suffisante en elle-même. Contrairement à la modernité, qui transférait vers l’avenir l’acte de vivre le plaisir, la postmodernité ne sépare pas l’émotion de la raison. Le même Maffesoli croît que la postmodernité valorise l’expérience, l’existence dans le concret, ici et maintenant, le désir d’être ensemble. Par conséquent, les actions et les relations sociales, politiques, culturelles ont une importance majeure dans la fluidité de la vie psychosociale de l’individu.

42En ce sens, le discours entamé par les organisatrices du mouvement #NoiConstruimUnSpital [#OnBâtitUnHôpital] sur les réseaux sociaux roumains semble trouver résonance dans les affirmations de Maffesoli. Les discours engendrés par l’équipe de l’Association sont des véritables interfaces possibles permettant de comprendre les significations des réseaux sociaux dans la société actuelle et d’envisager les moyens de renforcer la participation et la performance des mouvements sociaux. Dans notre cas, particulièrement, le discours sur la solidarité se base sur des expressions directes et indirectes des émotions. Des représentations concernant le travail fait en équipe afin de réussir les opérations pas à pas prévues par la construction d’un hôpital se « construisent » elles-mêmes autour des termes comme « ensemble », « le premier », « préparations », « formations », « démarrer », « commencer le projet », « offrir aux enfants », « lutter contre la maladie », « des spécialistes », « procédures », « partenaires », « nouvelles technologies », « bénéfices », « standards européens », « ambassadeurs » [15152], « histoire », « construction », « soins », « nouveaux  espaces ».

Capture-écran 7 Page Facebook du mouvement roumain #NoiFacemUnSpital [#OnBâtitUnHôpital]

Capture-écran 7 Page Facebook du mouvement roumain #NoiFacemUnSpital [#OnBâtitUnHôpital]

Capture-écran 7 Page Facebook du mouvement roumain #NoiFacemUnSpital [#OnBâtitUnHôpital]

43En observant de manière empirique Facebook (encore le réseau le plus exploité en Roumanie), on constate les façons dont se construisent les relations virtuelles aujourd’hui au sein des membres de la société. il devient évident qu’ils montrent un profond désir d’être ensemble, d’avoir une relation avec d’autres, de partager leur vie, leurs émotions, leur culture, leur travail, de partager les subjectivités - pensées, choix et les objectivités -action, dons, participation aux divers événements. Les personnes entrent dans cet « espace/lieu » pour partager, se manifester, dialoguer, échanger des expériences, trouver des personnes, bref être ensemble soit dans les petits moments subjectifs de la vie, soit dans les grands événements sociaux et politiques de la société, partout où les personnes peuvent être là « présentes », proches les unes des autres. Une action comme la construction d’un hôpital avec des fonds totalement privés est un des moments délicates, au sein desquels, le pouvoir de pénétrer tous le milieux possible à s’impliquer dans une telle acte de courage et de force également, requiertent beaucoup d’imagination, des outils de transmettre le message et bien sûr des personnes dédiées à ce type de communication. L’Association « Dăruieşte viaţă » [Done vie] a fait des efforts extraordinaires afin d’affrachir toutes les limites spatio-temporelles et surtout des limites liées à la capacité de deux personnes, voir deux femmes (perçues dans une société encore ancorée dans de fortes traditions) de construire un hôpital, le PREMIER en Roumaine après 50 années, dédié aux enfants souffrant de cancer [16153].

Capture-écran 8 Site Bursa de Fericire [17]

Capture-écran 8 Site Bursa de Fericire [17]

44Les médias sociaux permettent aux initiateurs de porter un dialogue unitaire, un discours de la conjonction qui permet de dépasser les limites temporelles et spatiaux des médias traditionnels. Une certaine « habileté du présent » [18155] est au profit des actions médiatiques sur les réseaux sociaux.

45Le journal présenté sur le blog, avec une fréquence d’une fois par semaine, maintient le contact chaud avec tous les « investisseurs » à la Bourse (du Bonheur) et avec les personnes directement visées (ou peut-être avec leurs responsables-adultes, en s’agissant des enfants). Un flux permanent des nouvelles, des informations claires, précises, transparentes et bien mises en évidence par une chronologie bien structurée se transforme dans un instrument de communication très efficace.

Capture-écran 9 Blog « Dăruieşte viaţă », le 24 avril 2019

Capture-écran 9 Blog « Dăruieşte viaţă », le 24 avril 2019

Capture-écran 9 Blog « Dăruieşte viaţă », le 24 avril 2019

46Le récit médiatique est « stratégique » de par son articulation quant à la production et à son pouvoir de transformer les complexités, les vérités dures, implacables parfois, et surtout les incertitudes (du système de santé, des investissions, des étapes de construction, de la possibilité déjà offerte aux enfants de suivre le traitement de leur maladie, du support psychologique donné aux appartenant et du support professionnel donné aux cadres médicaux) dans des surfaces - qu’elles soient à distance ou non (voir les visites ponctuelles des divers groupes d’élèves, des hommes d '’affaires, des responsables de départements de responsabilité sociale des diverses compagnies internes et internationales) de lisibilités.

47Les réseaux sociaux mettent en évidence, par un parcours qui franche les limites spatiales et temporelles – le trajet spectaculaire d’un grand problème à un grand exploit du au pouvoir des deux femmes et au pouvoir de mobilisation nationale. C’est un récit d’actions qui semble compenser le manque absurde du pouvoir ministériel de faire voir à la population les acquis ou le manque de compétence des employés / fonctionnaires publics. Un parcours comme un processus historique – la campagne de dons transformée en mobilisation nationale – se déploie devant les roumains qui ont assez des institutions incapables de créer des conditions normales pour le déroulement de la vie des citoyens d’un pays qui a traversé déjà 30 ans de démocratie.

48En ce qui concerne le discours, tout un répertoire de codes, d’expressions et de métaphores mettent en évidence une coordination possible entre un faire et un voir, c’est-à-dire une relation entre l’itinéraire et l’objectif final. Même si le langage médical ne permettrait pas une appropriation des termes comme les métaphores, les communicateurs des réseaux sociaux semblent bien entendre que les comparaisons sous-entendues, les explications à travers un ton optimiste seraient de bonnes raisons pour que les lecteurs puissent se mettre à la place des personnes qui ont besoin de ce type des services.

49Les réalisations langagières, virtualisant la présence des représentations sont des vecteurs et facteurs d'identité. Les représentations, leurs représentations brises les stéréotypes roumains à l’égard du système médical de Roumanie. Ce qui touche tous les roumains. La dimension symbolique révèle une hégémonie sémantique des mots concernant la « construction » réelle et virtuelle, physique et morale, la reconstruction de l’espoir par le professionnalisme.

50Analyser les représentations sociolinguistiques, c'est une fois de plus placer l'étude du sujet à côté de celle des réalisations linguistiques : il n'y d'autre réalité du sujet parlant que celle que permettent les représentations qui circulent dans un groupe social donné, représentations configurées en "imaginaires discursifs", affirmait Patrick Charaudeau (2005, p. 90). Henri Boyer (1990, p. 104) le réitère, dans un programme destiné à l'analyse sociolinguistique : La sociolinguistique est inséparablement une linguistique des usages sociaux de la/des langue(s) et des représentations de cette/ces langue(s) et de ses/leurs usages sociaux, qui repère à la fois consensus et conflit, et tente donc d'analyser des dynamiques linguistiques et sociales.

Conclusions. De quoi est fait le succès d’une telle action sur les réseaux sociaux ?

51La campagne devenue d’intérêt national et déroulé sous l’hashtag #NoiFacemUnSpital [#OnBâtitUnHôpital] donne de nouveaux sens à la technologie, des significations et des interprétations qui la comprennent de façon moins linéaire, objective et utilitaire et plus relationnelle, affective et ritualiste, moins comme objets et plus comme éléments qui interviennent et favorisent l’homme dans son action de construction de nouveaux espaces de relation et d’expression.

52Nous avons choisi cette action civique transformée dans une mobilisation sociale, car beaucoup de personnes ont compris que l’inertie n’est pas une attitude constructive et que les solutions ne doivent pas être apportées exclusivement par les autorités. #NoiFacemUnSpital [#OnBâtitUnHôpital] c’est la plus grande communauté roumaine impliquée socialement. 250.000 personnes ont déjà souscrit des actions à la Bourse du Bonheur qui construit un hôpital dédié exclusivement aux enfants atteints par le cancer. Une vraie « mise en scène » médiatique converge vers un symbolisme schématisé d’une action collective : sa configuration de départ, son évolution après interaction ou confrontation avec les forces de l’ordre, les résultats de l’aventure. La prolifération des dons interroge le lien entre l’information et la « solidarité ». Plus qu’un modèle d’action, l’« itinéraire » est un chemin à suivre et qui dans l’esprit des initiateurs des mouvements civiques, des actions contestataires, doit aboutir inexorablement à un résultat bien défini, la reproduction d’une action collective réussie

53Les évolutions récentes du discours médiatique sur les réseaux sociaux demandent un dépassement indispensable de la narratologie classique. Un discours des médias sociaux et des réseaux sociaux à la fois discutable dans son statut de légitimité socioculturelle et dans son essence narrative et hybride puisque composé de textes (appartenant à des genres divers), d’images et de messages mixtes présentés sur des supports différents, dans des périodicités variées. Si l’on veut donc mieux saisir les nouveaux médias, on doit prendre en compte leur rôle spécifique d’intermédiaires symboliques collectifs ainsi que leurs messages non seulement en termes de structures formelles, mais également comme une donnée sociale. Des messages transmis avec une récurrence sinon quotidienne, au moins hebdomadaire, avec des informations concernant l’état de la construction, les obstacles aussi que les victoires, des messages des personnes impliquées et des possibles patients, qui n’ont pas le temps d’attendre que les autorités se bougent. Des images et vidéos qui parlent de soi en ce qui concerne l’opiniâtrement avec laquelle les choses peuvent bouger, même s’il s’agit d’un projet immense qui engendre beaucoup d’argent et des ressources autre que l’argent. Les structures des messages sont doublées par les sens et les significations. Des dons, des témoins, des témoignages, des sentiments mis en scène pour pouvoir acquérir au but final, des impuissances criées tous ceci est mis en avance pour que les stories soient bien entendues par ceux qui pourront y contribuer. Ce sont ces structures la qui forme les nouvelles formes de narration à des fins humanitaires, sociales.

54On peut ainsi parler d’une hypernarratologie médiatique. En effet, une narratologie refondée, car ce que le récit médiatique contemporain impose, c’est une redéfinition des conditions mêmes d’existence du récit actuel, à l’aide de cette narratologie fondée sur des bases un peu différentes . Des formes nouvelles et ouvertes de la narratologie croisées aux avancées technologiques et aux évolutions des usages et des publics - c’est cette approche qui nous a permis de saisir la narrativité de l’action en mouvement nommé « Dăruieşte viaţă » [Donne vie], sous l’hastag #OnBâtitUnHôpital, en Roumanie.

55L’histoire se construit encore sur les réseaux sociaux (et en réalité) en étant traversée par des récits construits en télescopant les étapes, les progressions, les acteurs impliqués. On a compris que la dimension narrative est de moins en moins du côté de l’émetteur-producteur mais, grâce aux éléments de circularité et d’altérité, présents à la fois chez Paul Ricœur et chez Mikhaïl Bakhtine, de plus en plus dans l’instance de réception qui fonde, elle, son récit propre dans une polyphonie énonciative.

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Date de mise en ligne : 18/02/2020

Notes

  • [1]
    Comme par exemple Yves Citton (2010), dans Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éd. Amsterdam.
  • [2]
    Cité par Lits, 2012.
  • [3]
    Définition que l’on trouve dans le dictionnaire d’usage le Petit Robert.
  • [4]
    http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article67: l’espace public a deux aspects : physique et symbolique.
  • [5]
    Paula Herlo, Alex Dima, Cristian Leonte.
  • [6]
    www.bursadefericire.ro.
  • [7]
    www.bursadefericire.ro.
  • [8]
    http://www.daruiesteviata.ro/category/blog/.
  • [9]
    Le 27 décembrie 2018, Euronews : https://www.youtube.com/watch?v=wOM3dZ1fF2A, 1er janvier 2019, TV5Monde : https://www.youtube.com/watch?v=NpwvatMYqQ4,
  • [10]
    http://www.francesoir.fr/actualites-societe-lifestyle/en-roumanie-la-mobilisation-citoyenne-pallie-les-defaillances-de-letat
  • [11]
    Notre traduction : « Donează pentru Notre Dame, cu SMS la 8864 cu mesajul SPITAL ».
  • [12]
    Les chiffres concernant la mortalité des enfants sont les suivantes : le cancer est la deuxième cause de la mortalité des enfants en Roumanie et dans le monde. Un sur deux enfants roumains malades de cancer meurt, et la moyenne du taux de survie et 50 % en Roumanie, tandis que la moyenne en Europe est de 80%.
  • [13]
    Quelques années avant l’action majeure concernant la construction d’un hôpital privé, l’Association a mené des actions d’amélioration des conditions de traitements médicaux dans les hôpitaux publics roumains.
  • [14]
    Vues comme des promesses faites dans l’espace public.
  • [15]
    Au sens propre et figuré.
  • [16]
    L’hôpital se propose d’avoir six étages en hauteur, 12000 mètres carrés et 200 lits ; à ce moment en Roumanie une seule section d’oncologie dédié aux enfants fonctionne en Bucarest, avec 31 lits pour les enfants.
  • [17]
  • [18]
    L’expression appartient à Benaziz Bachir (2015).

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