Notes
-
[1]
Ben Nefissa S., « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l'État et la société en Égypte. », Confluences Méditerranée, n°75, 2010/4, pp. 137-150.
-
[2]
Paradon M., « Emmanuel Macron en Égypte, attendu sur la question des Droits de l’homme », rfi, 28 janvier 2019, url : http://www.rfi.fr/moyen-orient/20190128-macron-egypte-attendu-question-droits-homme-sissi-armes
-
[3]
Lavrilleux A., « Égypte : bras de fer entre al-Sissi et Macron sur les droits de l'homme », Le Point, 29 janvier 2019, url : https://www.lepoint.fr/monde/egypte-bras-de-fer-entre-al-sissi-et-macron-sur-les-droits-de-l-homme-29-01-2019-2289606_24.php#
-
[4]
Entman R. M., « Framing: Toward clarification of a fractured paradigm », Journal of Communication; Autumn 1993; 43, 4; p. 52
-
[5]
Guaaybess T., « Cadrage journalistique et visibilité des cyberactivistes des « révolutions arabes » » in Guaaybess T. (dir.), Cadrages journalistiques des révolutions arabes dans le monde, op. cit., pp. 150-151.
-
[6]
Ibid., p. 151.
-
[7]
Sakr N., Transformation in Egyptian Journalism, New York, I.B.Tauris, 2013.
-
[8]
Sakr N., “Survival or sustainability? Contributions of innovatively managed news ventures to the future of Egyptian journalism”, Journal of Media Business Studies, 2016, 13, pp.1-15.
-
[9]
Bahgat H., « Looking into the latest acquisition of Egyptian media companies by general intelligence”, Madamasr, 21 décembre 2017, (Version de l’article en anglais ), url: https://www.madamasr.com/en/2017/12/21/feature/politics/looking-into-the-latest-acquisition-of-egyptian-media-companies-by-general-intelligence/
-
[10]
Khamis S., « The Transformative Egyptian Media Landscape: Changes, Challenges and Comparative Perspectives », International Journal of communication, n˚5, 2011 , p. 1162.
-
[11]
Ben Nefissa S., « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l'État et la société en Égypte. », Confluences Méditerranée, 2010/4 (N°75), pp. 137-150.
-
[12]
Madamasr.com, « How you will be affected by the new cybercrime law: A guide », 21 août 2018, https://madamasr.com/en/2018/08/21/feature/politics/how-you-will-be-affected-by-the-new-cybercrime-law-a-guide/
-
[13]
Rsf.org, « Egypt’s new cybercrime law legalizes Internet censorship », 21 août 2018, https://rsf.org/en/news/egypts-new-cybercrime-law-legalizes-internet-censorship
-
[14]
La loi est consultable sur le drive Google Docs suivant :
https://drive.google.com/file/d/1ra7NlKn7Uh_YU5fL7NBKt18JE2mKAKm8/view, dernière consultation le 5 octobre 2019. -
[15]
Entretien par l’auteur, avec Ahmed Fargahaly, journaliste à Al-Ahram et rédacteur en chef de l’émission de Ahmed Moussa Al Shaab Yorid (« Le peuple réclame »), diffusée sur la chaîne Al Tahrir, le 28 août 2014.
-
[16]
Entretien effectué par l’auteur avec Amr Al-Khayat, directeur de la chaîne Sada Al-Balad, le 4 novembre 2014, au siège de Al-Akhbar.
-
[17]
Hafez K., « Des publics radicaux et polarisés face à la disparition des médias libres en Égypte », Égypte/Monde arabe, CEDEJ, n° 12, 2015/1 pp. 51-65
-
[18]
Entretien effectué par l’auteur, le 24 août 2014, au Caire.
-
[19]
Al-Baz M., Sahafat al-ethara : seyasa, din we jens fe al-sahafa al-misreya (Le journalisme Sensationnel : Politique, religion et sexe dans la presse égyptienne), Le Caire, Gazeera Al-Ward, 2009
-
[20]
Entretien avec Gamal Georges, journaliste à Sawt Al Umma et membre de l’équipe de rédaction de l’émission, chargé du dossier confessionnel de l’émission, le 5 janvier 2013 et entretien avec Mahmoud Badr, le 1 mai 2013. Badr est ex-journaliste dans l’équipe de rédaction de l’émission (notamment à partir de l’automne 2011 où Wael El-Ebrachy a remplacé Mona Al-Shazly, devenant ainsi l’animateur principal de la chaîne et la substituant à Al Ashera Mass’an). Au moment de la rédaction de cet article, Badr a été élu député.
-
[21]
Entretien avec Mahmoud Badr, op.Cit.
-
[22]
En 2013, le phénomène de temps non limité des émissions a été accentué, certaines émissions atteignaient 4 heures de direct. A partir de 2016 le temps moyen est retombé à une durée de deux heures.
-
[23]
Adib Doss M. (2018), Les talk-shows en Égypte, D’un dispositif de modernisation de l’autoritarisme à des arènes de parole dissidente. Mise en perspective d’une situation révolutionnaire (25 janvier - 11 février 2011), Thèse de doctorat en Science politique, sous la direction de J.-B. Legavre et S. Ben Nefissa, Université Paris II Panthéon-Assas, p.218
-
[24]
Ibid
-
[25]
(« La vérité sur la vidéo qui a bouleversé les manifestations des Gilets Jaunes en France »), chaine Youtube d’ Al-Arabeya, url : https://www.youtube.com/watch?v=C2J49uuXFwA. Titre traduit par nos soins.
-
[26]
Entretien effectué par l’auteur avec Mohamed Al Baz, op.cit.
-
[27]
Cardon D., La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées, Paris, 2010, p. 19.
-
[28]
Jackiewicz A., « Outils notionnels pour l’analyse des controverses », Questions de communication, 31 | 2017, p. 138.
-
[29]
Marcoccia M., « Parler politique dans un forum de discussion », Langage et Société, 2003/2, n° 104, p. 10.
-
[30]
Emission et publication Youtube du 28 janvier 2019,
https://www.youtube.com/watch?v=e0FM4y7HJ9M&t=1783s. -
[31]
Hafez K., « Des « publics » radicaux et polarisés face à la disparition des médias libres en Égypte », Égypte/Monde arabe [En ligne], Troisième série, Evolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes, mis en ligne le 25 mars 2015, p. 57
-
[32]
Ibid. p. 59.
-
[33]
Nous faisons référence au titre même du programme.
-
[34]
MORTUREUX Marie-Françoise, 1993, « Paradigmes désignationnels », Semen, n° 8, pp. 123-141.
-
[35]
Emission et publication Youtube du 10 décembre 2018,
https://www.youtube.com/watch?v=FiVDCjTVzww&lc=Ugwp629orfWnJv29r3N4AaABAg. -
[36]
Une autre explication s’appuie sur un personnage de fiction fou dont le surnom est « datte ». Dans un long-métrage datant de 1989, El doniah 3ala genah yamama (La vie sur l’aile d’une colombe), un des personnages principaux, interprété par Mahmoud Abdel-Aziz, se trouve au cours d’une scène nez-à-nez, dans un asile, avec sa parfaite réplique qui s’appelle « Balaha » (datte) donnant lieu à un quiproquo et une des scènes les plus rocambolesques du cinéma égyptien.
-
[37]
Emission et publication Youtube du 29 janvier 2019, https://www.youtube.com/watch?v=Jzyet17J8h0.
-
[38]
« Gilets Jaunes Égypte », « Gilets Jaunes Egyptiens », « Gilets Jaunes Ahmed Moussa », « Gilets Jaunes Ebrachy », « Gilets Jaunes Kol Yoaûm », « Gilets Jaunes ala masoulity ».
-
[39]
Sunstein C., Republic.com, Princeton, Princeton University Press, 2001.
-
[40]
Néologisme crée par le contributeur toujours en référence à un des surnoms donnés au président par ses opposants : la datte.
-
[41]
Pariser E., The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
-
[42]
Badouard R., Le désenchantement de l'internet. Désinformation, rumeur et propagande, Limoges, FYP éditions, coll. « Présence/Questions de société », 2017.
-
[43]
Pariser E., The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
1. Introduction
1Cet article propose une démarche inversée d’un ouvrage collectif dirigé par Tourya Guaaybess, intitulé « Cadrage journalistique des « Révolutions arabes » dans le monde »1, en étudiant le cadrage des mouvements sociaux occidentaux dans les pays arabes post-Révolutions, car cela dit quelque chose du rapport de ces pays à la Révolution, et les liens entretenus avec ces derniers.
2Le cas de l’Égypte semble intéressant à cet égard dans la mesure où huit ans après le soulèvement de janvier 2011, la scène politique a assisté à une prise en main graduelle de l’espace public et politique par le nouveau pouvoir. Il s’agit plutôt d’un « renouveau autoritaire » et non seulement d’une restitution de l’ordre ancien. En d’autres termes, il ne s’agit plus de retrouver le paradoxe autoritaire de Moubarak d’un espace public libéralisé et des institutions verrouillées qui a permis plus ou moins l’expression dissidente et la prépondérance d’une action contestataire. [195]
3L’espace médiatique égyptien nous permet d’observer ces mutations où la scène a subi une cooptation progressive par le nouveau pouvoir qui a maintenu une forme de propriété privée des chaînes mais sous un monopole quasi-absolue des appareils de l’État. Cela s’est opéré dans un contexte où la transition ultérieure au soulèvement de juillet 2013 a témoigné une montée de la violence justifiant une rhétorique dominante de la lutte contre le terrorisme. Au nom de celle-ci non seulement les mouvements islamiques radicaux furent mis sous le joug sécuritaire mais aussi les acteurs de la société civile ainsi que les autres mouvements libéraux et socialistes furent éradiqué de la scène. Dans ce contexte l’espace médiatique ne sert pas uniquement l’agenda du pouvoir mais constitue un levier puissant dans l’instauration et la confirmation du nouvel ordre politique.
4Les relations France Égypte avec le nouveau pouvoir se sont concentrées sur les accords militaires contestés par les ONG et les organisations des droits de l'homme. [296] L'expression d’Emmanuel Macron sur la question des droits de l'homme [397] a suscité une polémique interne où plusieurs instances médiatiques, en réponse, se sont exprimées sur l’action contestataire en France, offrant ainsi non seulement des éléments pour sauver la face du régime égyptien mais aussi pour justifier ce qui se passe intérieurement.
5La question qui se pose donc, dans un pays qui a vécu de nombreux rebondissements depuis les révolutions de 2011, porte sur la manière dont des programmes audiovisuels récupèrent un événement français pour servir l’intérêt du pouvoir politique ? En d’autres termes, en quoi des événements étrangers peuvent légitimer et justifier la fermeté des instances dirigeantes égyptiennes vis-à-vis de tout type de rébellion ? Cadrer d’une certaine manière cette mobilisation, dans un pays dit démocratique, ne pourrait-il pas rendre crédible la clôture de l’espace public local ? Et qu’en est-il des réactions sur les réseaux socionumériques face au cadrage médiatique des talk-shows égyptiens ? Quelle place reste-t-il en Égypte aux usagers des RSN ?
6En somme le sujet de fond porte sur l’espace public égyptien et les interactions qui y prennent place. L’objectif ultime de l’article tend à proposer au lecteur un instantané mettant en exergue les possibilités de débat ou non qui régissent l’espace public, en se fondant sur le cadrage médiatique d’un événement et les réactions qui en émanent.
7Pour répondre à ces questions, nous allons dans un premier temps revenir sur le paysage audiovisuel et socionumérique en Égypte. Nous allons procéder ensuite à une analyse de deux émissions de talk-shows socio-politiques dans deux moments de saillances (les samedis du 1er et ceux du 8 et du 9 décembre 2018 et le 28 et 29 janvier 2019) qui constituent un avant et après la visite du chef de l’État Français à l’Égypte, ainsi que les réactions sur Youtube et Facebook.
8Les deux émissions que nous étudions restent assez emblématiques du contexte actuel d’une parole politique confisquée. La première Ala masouleyaty (« J’en suis responsable »), diffusée sur la chaine Sada Al-Balad (« L’écho de la Patrie »), est animée par le journaliste Ahmed Moussa. La deuxième émission, Kol Yaoûm (« Chaque jour »), est présentée par l’animateur et journaliste Wael El-Ebrachy.
9Pour ce qui est du corpus socionumérique, les posts Youtube des émissions ainsi que les commentaires seront passés au crible de l’analyse. En parallèle, une analyse distanciée, ayant une valeur heuristique, sera menée sur Facebook afin d’apporter un éclairage nouveau sur les discours qui circulent à propos de cet événement sans être nécessairement rattachés aux deux émissions qui composent le corpus audiovisuel.
2. Le cadrage, une notion à définir
10À partir du cadrage journalistique local des événements en France, il paraît éclairant de se pencher sur les réactions des usagers. Les discours journalistiques disent certaines choses quant au rapport du pouvoir avec la situation locale mais aussi au sujet de leur liens diplomatiques avec la France. Parallèlement les discours des usagers expriment publiquement la position de citoyens égyptiens ou étrangers vis-à-vis des médias mainstream pro-gouvernementaux, et en creux de leur avis sur le pouvoir en place.
11Pour la notion de cadrage médiatique nous adopterons la définition d’Entman, qui s’inspire en partie des travaux de Gamson pour y parvenir, pour qui le cadrage peut s’entendre comme suit :
« Framing essentially involves selection and salience. To frame is to select some aspects of a perceived reality and make them more salient in a communicating text, in such a way as to promote a particular problem definition, causal interpretation, moral evaluation, and/or treatment recommendation for the item described. » [498]
13Appliquée à des discours médiatiques, cette définition nous mène à nous interroger sur les aspects de la réalité – parfois la véracité même des faits n’est pas garantie –, mis en avant par les journalistes ainsi que les points sur lesquels ils insistent, que ce soit dans les messages linguistiques, ayant notamment pour fonction d’escorter les vidéos diffusées, tout aussi qu’iconographiques. Les images viendraient appuyer l’authenticité du discours avancé, or l’image est naturellement polysémique. Relayées par des messages linguistiques, la voix-off ou le sous-titrage, car certaines vidéos peuvent être en langue française et donc inaccessible à la majorité des Égyptiens, deviennent un élément supplémentaire du cadrage dans cette situation de communication en particulier. La langue étrangère confère une certaine latitude aux journalistes de la rédaction puisqu’ils encadrent encore plus le discours de ces vidéos. Ils doivent donner une traduction, linguistique et interprétative, et une explication contextuelle aux images et aux paroles prononcées.
14Le cadrage est aussi « une représentation sociale opérée par les médias, ou « la sélection de quelques éléments de la réalité perçue, et de fabrication d’un récit qui met en lumière des relations parmi eux pour promouvoir certaines interprétations ». » [599]
15Il projette un faisceau de lumière sur une partie de la réalité et omet d’autres parties de celle-ci, intentionnellement ou non. À ce propos, cadrer, selon Tourya Guaaybess, « procède à la fois de la sélection et de l’adoption d’un point de vue, et induit mécaniquement la relégation hors champ (hors cadre), dans l’invisibilité médiatique, d’autres acteurs ou situations. […] Le cadrage peut donc masquer une partie de la réalité : l’un de ses effets (framing effects) est alors de donner une image biaisée d’une réalité, parfois pour la rendre plus intelligible, tout simplement. Plusieurs éléments inhérents au journalisme et à ses contraintes déterminent certains cadrages ou angles : les normes culturelles et idéologiques du journaliste, celles du journal, les pressions extérieures mais aussi économiques qui pèsent sur le marché des médias et sur les journalistes » [6100].
16Dès lors les éléments qui nous semblent capitales dans l’analyse du cadrage médiatique d’un événement : la manière dont les événements sont présentés, formulés, nommés et mis en scène, ainsi que leur monstration, leur publicisation, et l’ angle adopté dans le traitement journalistique.
17Nous porterons également une attention particulière aux invités interviewés et à l’encadrement de leur parole. Plus particulièrement la manière dont sont enchâssés les propos des uns et des autres et la ou les raisons pour lesquelles tel intervenant plutôt qu’un autre, aussi bien que la place qui lui est octroyée au sein du dispositif discursif du média audiovisuel à l’étude.
18Toutes ces questions primordiales se situeront au cœur du travail empirique qui aura pour objectif majeur de sonder momentanément l’espace public égyptien à travers la réappropriation locale d’enjeux étrangers.
3. La politique à la télévision : un espace confisqué
19Pour comprendre le discours des émissions de notre corpus, il s’avère indispensable de revenir sur l’espace médiatique et politique où ils se déploient. La grille de lecture qu’ils offrent de la mobilisation française s’inscrit en fait, comme nous montrera l’analyse, dans un métadiscours aussi bien médiatique que politique hostile à tout type de mobilisation collective. Une simple lecture de la nouvelle loi 107 relative à la régulation des manifestations, promulguée en 2013 et rectifiée en 2017, clarifie le la position politique par rapport à tout acte de mobilisation. La nouvelle loi a d’une part durci les conditions pour l’octroi des autorisations pour manifester et d’autre part donne au ministère de l’Intérieur des prérogatives répressives sans précédent, octroyant le droit de recourir à l’usage de balles en caoutchouc aux forces anti-émeutes. La loi est également imprégnée de formules et d’expressions sans définition telles que l’atteinte à la sécurité de l’État ou encore la réputation de la patrie, ouvertes à l’interprétation et donnant ainsi une certaine latitude d’action aux forces de l’ordre.
20Le paysage médiatique actuel est marqué par l’instauration d’un nouveau rapport entre le pouvoir et les médias, radicalement différent de celle de la dernière décennie Moubarak, de par ses nouveaux outils de censure, de contrôle et la perception que le pouvoir a des médias. Tous ces éléments ont forgé une nouvelle configuration.
21La scène politico-médiatique sous Moubarak fut marquée par l’expansion des talk-shows politiques animés par des journalistes réputés et dont les équipes de rédaction sont constituées principalement de journalistes et de rédacteurs en chefs de grands journaux. Il ne serait même pas exagéré de dire que la présence de ces plateaux a apporté durant les 18 jours de la révolte de 2011 un soutien au mouvement et a contribué à son aboutissement. Cette scène s’est prolongée durant une période de transition fluide et incertaine. Cette période s’est traduite par l’expansion du nombre des chaines satellitaires et de nombreuses startups avec la prolifération des talk-shows politiques [7101] et elle fut suivie d’une période de mobilisation anti-frères musulmans jusqu’à la quasi-disparition du dispositif des émissions politiques critiques.
22La nouvelle configuration se manifeste donc d’une part par l’éradication des animateurs journalistes qui ont fait les heures de gloire de la parole critique à la télévision les uns après les autres au profit de journalistes dont le lien avec les autorités est incontestable [8102]. D’autre part, les médias mainstream aussi bien des chaînes satellitaires que des journaux et des sites web sont désormais quasiment monopolisés par le pouvoir politique – exercé par la société Médias des Egyptiens qui appartient à des « autorités souveraines », comme elles sont souvent appelées en Égypte, une expression qui est en soi révélatrice. La société Médias des Egyptiens, rachetée en 2017 par Eagle Capital, n’a pas arrêté depuis de s’approprier les différentes plateformes médiatiques. Eagle Capital, jusque-là méconnue, est dirigée par l’ex-ministre de l’Investissement, conseillère des forces armées pour les affaires financières. Les deux exceptions sont les chaines Al-Mehwar et Sada Al-Balad qui demeurent toutes les deux officiellement sous la tutelle d’hommes d’affaires. En revanche, le contrôle est exercé via le contenu : Mohamed Al-Baz, connu pour sa proximité à Amn al-dawla (« sécurité de l’État ») dirige par exemple Al-Mehwar. [9] Il n’est peut-être pas erroné de dire que cette nouvelle configuration n’est qu’une illustration de la disparition forcée du débat public et politique, à la fois sur le plan institutionnel que sur celui de la liberté de parole qui servait d’une soupape de sécurité pour un régime autoritaire adaptif [10104].
4. Une nouvelle loi de surveillance des réseaux socionumériques (RSN)
23Les réseaux socionumériques demeuraient dans l’esprit de bon nombre d’Egyptiens, d’observateurs et du pouvoir un lieu de liberté d’expression surtout pour les opposants. Et c’est dans ce contexte que le 14 août 2018, le président de la République égyptienne ratifie la nouvelle loi de surveillance des « cybercrimes ». Depuis la prise de pouvoir, du président Abdel Fattah Al-Sissi, la répression en Égypte s’accroît de manière brutale et le « verrouillage autoritaire » [11105], comme le formule Sarah Ben Néfissa, s’accentue. Et la loi 175 de l’année 2018 [12106] réduit encore plus les libertés du citoyen en restreignant le pouvoir de visibilité et d’action en ligne. Suite à la mobilisation de 2010-2011, initiée par des activistes en ligne, qui a mené à la chute de Mohammad Hosni Moubarak, le pouvoir est de plus en plus attentif à l’activisme en ligne. Cette loi a notamment pour vocation de protéger le droit à l’image, de surveiller les abus de langage ; or, dans la pratique la plupart des citoyens touchés par cette restriction sont des opposants politiques ou du moins des Egyptiens émettant un avis contraire à la ligne directrice du pouvoir en place [13107]. Autrement dit, l’idéologie sous-tendant la loi pourrait sembler louable, néanmoins il s’avère que sur le terrain son usage ne répond pas aux objectifs affichés, consistant initialement à protéger la vie privée de tout un chacun.
24En vertu de l’article 7 [14108], l’État peut, sans préavis, bloquer un site internet ou un compte sur tout RSN à partir du moment où l’appareil de sécurité estime que celui-ci représenterait un danger pour la sécurité et/ou pour l’économie nationale. La loi impose à tout usager de demander une autorisation préalable à toute ouverture de compte sur RSN, d’un blog ou d’un site. Cette absence d’autorisation peut être un prétexte pour bloquer un usager. Cette prédisposition légale permet à la sécurité d’État, l’autorité compétente, de faire taire voire de punir tout opposant politique sans avoir recours à une démarche judiciaire et administrative qui s’étalerait dans la durée. Il n’est désormais plus nécessaire de passer par la magistrature, la police égyptienne devient une des autorités qui a droit de regard sur les usages en ligne, sans même à avoir justifier la procédure quant au contenu.
4.1. Les talk-shows étudiés : reflet d’une télévision à une voix unique
25L’émission Ala masouleyaty (« J’en suis responsable »), est animée par le journaliste Ahmed Moussa, qui fut de retour sur la scène au cours de l’été de l’année 2012 après une année de disparition suite à Janvier 2011 durant laquelle les voix hostiles à « la révolution » furent atténuées. [15] Son émission est hébergée depuis août 2013 par la chaîne Sada Al-Balad qui appartient à un ancien oligarque Abou El Einein, député du Parti National Démocrate durant 15 ans. Selon les concepteurs de la chaîne, la ligne éditoriale est basée sur : « la protection des piliers de l’État et la mission de rapporter les événements », ces piliers se définissant tout simplement par les institutions de l’État : police et armée. [16] Ainsi établie, cette ligne éditoriale définissait en effet le cadrage de tous les événements, notamment lorsqu’il était question d’affrontements entre manifestants, le plus souvent placés au premier rang des accusés, et forces de l’ordre. La figure de Moussa devenue proéminente, accompagnant le président de la république dans ses voyages à l’étranger, depuis, le nombre d’heures de son émission n’a cessé d’augmenter, expulsant même d’autres animateurs de la chaîne. S’il reste difficile de confirmer que le maintien et l’expansion de cette émission émane d’un calcul stratégique de la chaine basée sur les chiffres d’audience, il n’y a aucun doute que la rôle de Moussa reste primordial pour les autorités afin de faire passer les messages officiels. Avec son « style boulevard » [17111] et son soutien inconditionnel aux autorités, « il est très bénéfique pour le régime », d’après l’expression de Al-Baz [18112]. L’animateur est surtout connu pour être un ennemi acharné de l’action de la rue et surtout des activistes et les défenseurs de droits de l’homme nationaux qu’il qualifie souvent de malfaiteurs. Il consacre des épisodes entiers à des discours de pamphlet, qualifiant certains de « criminel », de « salaud », d’« inéduqué », d’« inhumain » et de « traitre » faisant des appels directs aux avocats à porter plainte contre eux, et qualifie cet acte de « devoir national ».
26La deuxième émission, Kol Yaoûm (« Chaque jour »), est celle présentée par l’animateur et journaliste Wael El-Ebrachy. Ce dernier a été le rédacteur en chef du journal Sawt al-umma,. Bien que sa proximité avec les autorités ne soit pas contestée, sa notoriété est due à son style à la Faysal Al-Quasem, le fameux animateur d’Al-Jazeera. L’émission à laquelle il doit sa notoriété est celle d’Al-Hakika (« la Vérité »). Le jeu de mot de « al-harika » (en feu) à la place de « Al-hakika » a été fréquemment utilisé par nos interviewés. L’expression met l’accent sur l’approche conflictuelle de l’émission à laquelle elle ressemble. L’angle des sujets est souvent polémique et frontal, privilégiant les thématiques en lien avec le trio de sujets sensationnels : « le sexe, la politique sensationnelle et personnalisée et enfin la religion, plus précisément les questions confessionnelles tendues entre musulmans et chrétiens » [19113]. Ses invités représentent généralement deux pôles radicalement antagonistes et l’animateur ne cherche en aucun cas un consensus mais plutôt à déstabiliser ses invités en laissant monter le ton de la polémique et maintenir le conflit verbal. [20114]Il est ainsi devenu l’animateur star de la chaîne de Dream TV en remplaçant l’animatrice vedette de l’émission Al-Ashera Mass’an (« 22h ») durant l’été 2012 et en 2013, la publicité a atteint une durée de 57 minutes [21115] pour une durée moyenne de 3 heures de l’émission [22116]. Il a ensuite transféré son émission,qui a changé de nom, vers la chaîne ONnet, auparavant ONTV, gérée par la société monopolisatrice Les Médias des Egyptiens.
4.2. Le cadrage des Gilets Jaunes au prisme du chaos
27Les émissions de décembre 2018 ont tenté d’offrir une lecture de cet événement en diffusant les scènes les plus violentes. Les deux émissions insistèrent de manières différentes sur l’effet destructeur voire « ravageur », selon l’expression d’Ahmed Moussa dans l’émission du 2 décembre 2018, des manifestations et de sa perpétuation. L’animateur dans les émissions du 1er, du 2 et du 8 décembre a endossé la position officielle française de telle manière qu’on peut résumer par « l’État a toujours raison », employant souvent le raisonnement inversé : s’il y a eu des arrestations cela veut dire que ce ne sont que des vandales. Il insiste aussi sur le fait que « ce que font subir les Gilets Jaunes à la police française est une humiliation ». Dans un monologue allongé le 1er décembre, il dénonça non seulement les actes de « sabotage » des « symboles de la France », en commentant la photo de la statue de l’Arc de Triomphe vandalisée. « L’image et la réputation de la France » sont par ces actes ainsi mises en cause, ce qui est pour lui « antipatriotique » voire un acte de « trahison nationale ». Il s’interrogea même sur l’existence d’une possible ingérence étrangère qui voudrait, en soutenant les Gilets Jaunes, un mouvement dont « on ne connaît pas les origines, un mouvement sorti du néant », déstabiliser la France.
28De tels propos ne sont pas étrangers au discours médiatique égyptien imprégné de métadiscours propagandistes, telle que l’atteinte à la réputation de l’Égypte et à l’image nationale de l’Égypte. Les autorités sont en effet très préoccupées par l’image du pays. La publication de certaines questions pourrait être considérée comme nuisant à l’image positive du pays et constituerait donc un acte antipatriotique. Il existe un autre métadiscours, celui du complot étranger ou des complots étrangers. Certaines lignes rouges dépassées sont considérées comme une atteinte à la sécurité nationale du pays mais font surtout partie d’un complot étranger que seules les autorités sont capables de déceler. [23117]
29Son discours ne manqua pas également de se référer à l’expérience vécue par l’Égypte en 2011 en répétant à plusieurs reprises que « nous avons connu et vécu la destruction en 2011 et après le 30 juin Dieu nous a sauvé de ce ravage ». Les événements qui ont eu lieu donc en France sont à comprendre selon son discours à travers un grille de lecture identique à celle utilisée pour les événements en Égypte.
30Dans sa tentative de rendre l’événement intelligible, il faisait appel régulièrement à la directrice du bureau d’Al-Ahram à Paris, par téléphone, Nagaat Abdel Naeim. Si cette dernière a essayé d’offrir une lecture du mouvement à la lumière de la situation économique française, rectifiant l’image stigmatisante promue en Égypte de manifestations menées essentiellement par des immigrés, l’animateur procéda à une sorte de redirection constante du débat vers le chaos produit par les manifestations. La rhétorique des « malfaiteurs » qui pervertissent le mouvement est non seulement utilisée mais mise en exergue. Il insista par exemple sur la présence des « black-blocks » qui par leur nom inspirent la méfiance eu égard à la mobilisation. Il se positionne comme un savant de la question, indigné de la présence de ces « éléments » en France qui ont autrefois fait l’objet de longs débats en Égypte lorsqu’un groupement s’est fait appeler ainsi en 2013. La véritable ironie est que ces derniers s’étaient constitués comme opposants au régime déchu de Mohamed Morsi.
31El-Ebrachy quant à lui a eu recours fréquemment à la fameuse dichotomie qui marquait le discours médiatique égyptien depuis janvier 2011 [24118] entre les vrais manifestants et les semeurs de trouble. Une rhétorique à laquelle avaient souvent recours non seulement les émissions de la télévision publique mais également certaines émissions qui affichaient une hostilité explicite à l’action de la rue pour sortir de l’impasse d’une stigmatisation généralisée d’une manifestation locale. Les expressions comme « les vrais Egyptiens », les « véritables citoyens », « les purs manifestants », « les manifestations pacifiques » impliquaient l’existence d’un autre acteur ciblé qui représente le revers de ces expressions. En revanche, la question du chaos et du sabotage est restée le fil conducteur des propos du journaliste animateur et surtout des questions qu’il adresse à ses invités. Par exemple, il introduit l’émission du 8 décembre 2018 par une question indignée : « La France, le pays qui enseigne au monde entier les valeurs de la démocratie, de la liberté et l’institutionnalisme, la question reste alors comment les gens pourraient avoir recours à la rue dans un tel pays ? Mais non seulement le recours à la rue mais aussi le recours à la violence. » Il commenta ensuite les propos du ministre de l’Intérieur français : « Le ministre a lui-même fait la différence entre les véritables manifestants et les groupes qui s’infiltrent pour cambrioler et saboter de manière intentionnelle. » Il ne manque pas également de commenter les scènes diffusées en duplex en insistant sur l’aspect violent des manifestations. Il s’interroge ensuite sur la perpétuation des manifestations malgré les décisions prises par le Président français en augmentant le « plafond des demandes ». Il considère même que les manifestants réclament « la chute de Macron ». À son tour, il ne manque pas de relever la similitude entre de telles manifestations et le « printemps arabe », sous un angle plus nuancé que son homologue Moussa, celui des demandes économiques que pourraient avoir les peuples. Avant de susciter une polémique, suivant la ligne de l’émission, il invite le politologue franco-libanais Khattar Abou Diab, présenté comme un professeur de Relations Internationales à l’université de Paris, sans préciser laquelle, à parler. Ce dernier offre une lecture politico-économique de la situation française et une explication des racines de la frustration. Il écarta tout de même la seule explication économique comme moteur du mouvement. Suite à cet universitaire, il reçoit ensuite Jean Messiha, un homme politique français d’origine égyptienne, délégué du Front National pour les études et les argumentaires. Il avança une lecture plutôt politique de la situation, prenant non seulement la défense du mouvement le qualifiant de « mouvement non politique, spontané et public », mais également celui de la position du parti qui soutient cette vague de contestation. En réponse à la question récurrente de l’animateur sur la violence, l’homme politique distingue trois groupes qui composent le mouvement : les Gilets Jaunes représentés par une classe moyenne symbole du peuple français qui manifeste depuis l’aube, les extrêmes gauches et les « révolutionnaires » saboteurs qui commencent à manifester à partir de 14h et en fin de journée intervient le troisième groupe constitué essentiellement de « voyous » et des habitants des banlieues parisiennes. Les propos de Messiha sont contrés ensuite par un politologue libyen qui vit à Paris, Kamel Al Meraach. L’objet de l’altercation est celui de l’identité des semeurs de troubles, tandis que Meraach affirme l’implication de l’extrême droite, Messiha infirme ces accusations répétant que ce sont des membres de l’extrême gauche et les immigrés qui sont à l’origine de ces actes condamnables. Bien que cette polémique ne soit pas tranchée entre les deux intervenants, El-Ebrachy diffuse aussitôt une scène montrant une femme portant un gilet jaune s’écriant en face des forces de l’ordre les blâmant d’avoir tiré sur les manifestants. L’animateur présente la femme comme membre des forces de l’ordre qui dénonce la destruction. Il reprend en effet, certains commentaires répandus sur les réseaux sociaux qui intitulèrent la vidéo « une policière française s’écrie à l’adresse des manifestants : venez me tuer mais ne détruisez pas ma patrie à l’instar des arabes » [25119]. L’animateur, bien qu’il assume ne pas maîtriser le français, insiste sur la colère exprimée par la femme à cause de la destruction. En revanche, Messiha toujours en ligne, de manière intentionnelle ou non, ne rectifia pas l’information liée à l’appartenance de la femme qui faisait partie des manifestants. Il se contenta de traduire quelques phrases, et affirma la lecture donnée par l’animateur sur la colère exprimée à l’égard de la destruction survenue.
5. La violence policière à l’égard des manifestants : un discours de légitimation d’une réalité nationale
32La visite d’Emmanuel Macron en Égypte en janvier 2019 a entrainé un tournant considérable dans le traitement médiatique des deux émissions de notre corpus. Le président français souleva d’une part la question des droits de l’Homme et la question des détenus politiques dans une conférence de presse avec son homologue égyptien et d’autre part il se réunit avec des représentants de la société civile égyptienne. Les deux émissions de notre corpus furent introduites par la même vidéo du président qui insistait dans son discours sur le fait que « l’Égypte ne se redressera pas par les bloggeurs […] ces derniers parlent un autre langage que celui des Egyptiens et qui diffère de la réalité que nous vivons […] nous n’avons rien à cacher […] L’Égypte est différente de l’Europe ». Les animateurs se livrèrent des monologues élogieux du discours du Président : « Je suis fier de mon pays, fier de mon Président, j’ai suivi la conférence en étant redressé, le Président a parlé au nom de toute l’Égypte » disait Moussa. « C’est la conférence de presse la plus importante de ces dernières années […] elle constitue un document historique d’une importance majeure, le Président lui-même a dit je n’ai rien à cacher », ajouta Wael El-Ebrachy.
33Les émissions du 28 et du 29 janvier n’offraient pas une véritable couverture du mouvement des Gilets Jaunes mais plutôt une insistance sur la réaction de la police française à leur égard. Cette insistance a fait office d’un argument majeur : la question des droits de l’Homme n’est plus à discuter lorsque la souveraineté de l’État est mise en cause. Si El-Ebrachy pointait moins un désaccord entre les deux présidents, il ne manqua pas de répéter que « les pays qui se prétendent défenseurs des droits de l’Homme sont aussi accusés de la violation de ces droits ». Le reportage intitulé « La France entre la souveraineté de l’État et les réclamations des droits de l’Homme » montre à nouveau les scènes de violence et la voix-off explique que la police a eu recours à la violence pour stopper l’avancée des manifestations et affirme que « dès lors que la sécurité nationale d’un pays européen est mise en cause, les autorités et les gouvernements de ces pays mettent la question des droits de l’Homme de côté ». Le reportage offre un bilan judicieux de blessés et de personnes arrêtés et conclut que « les propos de Macron sur la liberté d’expression s’évaporent aussitôt lorsque sonne un signal d’alarme interne ».
34Moussa procède à son tour à cette comparaison en adressant plutôt la parole dans un discours allongé d’une heure et demi aux activistes politiques égyptiens invités à la réunion avec le président français. Il compare les lois et la constitution françaises à celles de l’Égypte, qui restent selon lui plus démocratique. Il dénonce ainsi des clauses qui entravent la liberté d’expression et de réunion en cas d’urgence et qui confèrent aux autorités le droit d’arrestation sans mandat tandis qu’en Égypte un mandat judiciaire est exigé. Il soutient que la « France a commis des crimes hors la loi sur son territoire », ce qui n’est pas le cas en Égypte. Les rapports internationaux pour lui ne sont que « mensongers » car ils s’appuient sur les propos de terroristes, à savoir les Frères Musulmans. Il dénonce aussi le fait que des activistes, dont il cite explicitement le nom, se réunissent avec un chef d’État étranger et les qualifie de « traitres », déplore « une trahison nationale », et condamne « des agents payés pour nuire à l’image de l’Égypte » et « des incitateurs contre l’Armée et l’État ». Les appels des téléspectateurs sont tous allés dans ce sens, si nous ne pouvons pas confirmer l’existence d’un filtrage en amont des appels téléphoniques, l’unanimité des opinions exprimées le laisse tout de même penser. Les propos de l’animateur furent ensuite confirmés par ses invités dont une députée membre du comité des droits de l’Homme au parlement. À son tour elle dénonce le fait que le chef d’État français ait soulevé la question sous un angle inspiré des discours des « terroristes » et ceux des « Frères Musulmans » niant toutes les accusations adressées à l’Égypte concernant les détenus politiques.
35Il semble nécessaire de revenir sur les propos de Mohamed Al-Baz qui assure que depuis juillet 2013, le discours médiatique est « assujetti » au discours politique égyptien. Il est conféré aux médias télévisuels une mission « légitimatrice » et « justificatrice » des actes et des paroles des autorités politiques. [26120] Cela ne s’avère pas difficile à prouver, en constatant que cette posture est adoptée par notre interviewé lui-même dans son émission diffusée sur la chaine Al-Mehwar qui à son tour dénonçait le chaos et la sabotage dans son émission du 2 décembre et ne manqua pas de critiquer la question des droits de l’Homme sous l’angle du droit à la liberté d’expression lors de l’émission du 29 janvier. Si ces émissions ne font pas directement partie de notre corpus, les mentionner confirme notre constat.
6. Un corpus socionumérique limité
36Notre corpus socionumérique se fonde sur le corpus audiovisuel à l’étude. Nous faisons le choix de suivre le RSN sur lesquels les programmes sont publiés, à savoir les pages officielles Youtube des chaînes et plus particulièrement des émissions à l’étude, et nous nous intéressons aux commentaires qui surviennent suite à ces publications.
37Les deux programmes mentionnés en amont, aux quatre dates qui apparaissent comme étant les moments de saillance les plus marqués de notre corpus constitueront le corpus d’élection, et à partir desquels l’analyse détaillée a été menée.
38Une première observation se dégage de notre corpus. De manière globale, les publications suscitent très peu de commentaires. La chaîne Youtube ONdrama qui diffuse le programme Kol Yoaûm réunit 1,24 millions d’abonnés. Tandis que la chaîne Youtube de Sada Al-Balad, qui retransmet le programme Ala Masouleyaty compte 1,81 millions d’abonnés.
39Pour les deux émissions, nous avons travaillé les quatre dates en extrayant les posts de l’émission complète ainsi que les posts des fragments de l’émission. En effet, les deux programmes font des publications du programme complet mais aussi des publications partielles fondées sur les extraits remarquables de l’émission. Nous disposons donc en définitive de cinq posts pour l’émission d’El-Ebrachy et 21 posts pour celle de Moussa.
40Dans un premier temps, et d’un point de vue quantitatif, Kol Yoaûm comptabilise, sur la totalité du corpus, 12 099 vues et ne suscite que 25 commentaires sur Youtube, ce qui représente un nombre très négligeable. En parallèle, Ala Masouleyaty est vu sur Youtube 38 566 fois, sur les dates susmentionnées, et génère 178 réactions.
41En suivant les ratios de la loi de puissance « 1/10/100 » (contributeurs, participants, bénéficiaires des contenus), présentée par Dominique Cardon [27121] – élaborée au sujet de l’hétérogénéité des engagements en ligne –, nous nous apercevons que le compte est loin des chiffres escomptés. Force est de constater que le pourcentage, approximatif, de 10 % de participants n’est pas atteint dans le cadre du corpus. Cela peut être dû à certaines spécificités techniques de Youtube, RSN de consommation de vidéos sans nécessiter la création d’un compte. L’usager n’a pas besoin de se connecter pour accéder à Youtube. En outre, ceux qui ont un compte complètent rarement leur profil avec leurs données personnelles, contrairement aux usagers sur Facebook, Twitter ou encore Instagram. La dimension réticulaire inhérente à Youtube est tout aussi comparable à celle d’autres RSN tandis que la sociabilité et le dialogisme qui peuvent s’y développer sont bien moins substantiels que ceux qui se mettent en place sur Facebook par exemple.
6.1. Youtube, espaces d’interactions ?
42Pour l’analyse du corpus socionumérique, il est probablement éclairant de rappeler que ces « espaces médiatiques en ligne articulent différents rapports et diverses formes d’interaction, de l’individu à ses cercles sociaux, du privé au public, de l’objet à ses référencements, reprises et commentaires. Ils induisent de nouvelles formes langagières et de nouveaux genres de plus en plus complexes. » [28122] Cette complexité nécessite d’accorder une attention particulière à quelques caractéristiques telles que : « l’importance de l’interface, la structuration des échanges et leur cadre participatif, la progression thématique de la discussion, et les procédés de mise en scène de l’identité des participants. » [29123]
43L’avatar, l’identité des différents participants, l’interaction entre ceux-ci, les arguments mobilisés par les uns et les autres, et le développement de la conversation sont des éléments à surveiller au cours de l’analyse détaillée.
44Dans une approche méthodologique qui endosse l’analyse de discours comme ligne directrice, l’analyse conversationnelle sera au cœur de notre propos. À partir des vidéos publiées, des légendes accolées à ces vidéos et des analyses effectuées pour ces vidéos, nous suivrons le cheminement de la conversation qui prend place en réaction à chaque post.
7. La traduction fallacieuse d’une manifestante
45Le 8 décembre, Wael El-Ebrachy propose à ses téléspectateurs et aux Youtubers la diffusion d’une vidéo qui met en scène une manifestante. La traduction qui est faite de ces propos et de l’ensemble de la situation est totalement erronée, comme indiqué précédemment.
46Il est donc intéressant d’observer les réactions des internautes face à ce détournement mensonger.
47En premier lieu, le titre du post est le suivant : « Kol Yoaûm – Une militaire française crie : Venez me tuer mais ne ruinez pas Paris comme les Arabes ont pu ruiner leurs pays ».
48Suite à cette publication, douze commentaires versent tous dans le même sens afin de discréditer le journaliste et son émission en l’accusant de « menteur ».
49La première réaction se contente d’un « Faux », alors que les commentaires suivants s’attellent pour la plupart à donner la traduction exacte et à remettre les événements dans leur contexte, comme pour combler les failles du travail journalistique. Certains d’entre eux précisent, pour crédibiliser leurs propos, qu’ils parlent français, qu’ils vivent même en Europe voire en France. Ils jettent ainsi le discrédit sur le discours de l’émission et un des journalistes stars de la chaîne.
50Sans convoquer des arguments particuliers, les usagers, par le procédé de l’accusation, aspirent à paralyser le discours et les visées du programme. En touchant à l’une des caractéristiques essentielles du journalisme, à savoir relayer ou révéler des faits réels et donc la garantie d’authenticité, les commentaires remettent en cause l’intégralité du dispositif discursif de ce média en question.
51Au cours de cette « conversation », aucun débat n’a lieu. Les participants s’accordent tous, à une exception près. Un des commentaires, « depuis la Syrie », souhaite que « Dieu protège la France et tous les innocents » car « la guerre est difficile ». Plus tard un participant, visiblement de nationalité ou d’origine algérienne – identité mise en exergue par un avatar représentant un anonymous aux couleurs du drapeau algérien –, souhaite quant à lui « tout le mal » à la France « par vengeance de la colonisation ». Hormis cette parenthèse, qui ne déclenche aucun rebondissement ou relance, la discussion se limite à une accusation collective d’un mensonge « effrontée » et performe une demande de mettre « fin à ces mensonges ».
52Pour ce qui est du reste du corpus consacré à cette émission, le matériau est relativement homogène. Il est premièrement très peu consistant, en termes quantitatifs, et ne génère pas beaucoup de débat. Le peu de réactions que les posts provoquent vont quasi exclusivement dans le même sens, afin de porter une critique acerbe contre le présentateur de l’émission que certains soupçonnent de mentir ou bien de s’intéresser à la politique d’autres pays par crainte « d’être remercié et de rester à la maison sans emploi » [30124].
8. Moussa, un présentateur contribuant aux clivages
53Depuis 2012, l’Égypte et les soubresauts de sa scène politique ont provoqué une nette bipolarisation de l’espace public. « Le clivage le plus décisif existait entre les pro- et les anti-Morsi ou entre pro- et anti-Frères Musulmans. » [31125] Depuis la prise de pouvoir d’Al-Sissi en 2013, et sa confirmation en 2014, cette cristallisation s’est désaxée d’une opposition binaire pour ou contre les Frères Musulmans vers une division pour ou contre le nouvel autoritarisme du régime militaire.
54« Depuis le coup d’État militaire de juillet 2013, la polarisation politique, de même que le type de pluralisme qui l’accompagnait, ont pris fin. Nous avons assisté à un retour en arrière vers des médias « mobilisationalistes » et autoritaires de style nassérien. Les médias islamistes ont été fermés et les médias existants montrent un synchronisme dans leur couverture médiatique, et cela jusque dans les moindres détails. Les autorités exercent une énorme pression et la plupart des voix publiques font chorus avec les hyper-nationalistes contre les Frères Musulmans. Les critiques du CSFA sont traités de traîtres. » [32126]
55À ce propos une figure médiatique, comme celle d’Ahmed Moussa et ses aptitudes oratoires emphatiques, son goût pour le spectacle et la virulence « assumée » [33127] de ses propos partisans, est une des expressions les plus manifestes de ce clivage qui régit l’espace public égyptien depuis cinq ou six ans. En effet, sa propension à décliner les éléments de discours du pouvoir en mobilisant un certain type de paradigme désignationnel [34128], consistant à paraphraser discursivement les manifestations d’opposition au régime comme étant des « actes de terrorisme » ou de « trahison à la patrie », font de lui un acteur controversé de l’espace public médiatique en Égypte qui suscite de vives réactions à chaque prise de parole.
56Un des échanges, très court mais d’une violence langagière notable, parmi les plus représentatifs du corpus analysé peut se résumer ainsi :
« Ala Masouleyaty – Ahmed Moussa : l’économie française s’expose à une catastrophe à cause des manifestations […]
2 commentaires
El Elouy El Elouy
Dédicace à Ahmed Moussa depuis la Mauritanie
Tarek El Prince
Nique ta mère et nique la mère de la Mauritanie » [35129].
58Cet échange très court et particulièrement violent, par la présence d’une injure publique adressée à un des participants, ne constitue pas du tout une exception dans le corpus relatif à cette émission. De nombreux participants traitent par exemple le présentateur de « buffle » en s’appuyant sur un jeu de mot, opéré par un détournement de son nom « Moussa » auquel l’ajout de la syllabe « Ga » en guise de préfixe résulte en un qualificatif animalier, qui en Égypte fait partie d’un langage commun pour traiter un interlocuteur d’imbécile, prêt à mâcher passivement tout ce qu’il lui est donné. Par ailleurs, dans de nombreux commentaires le président Al-Sissi est qualifié de « datte ». Cette désignation satirique a vu le jour peu après sa prise de pouvoir pour disqualifier ses propos. Dans l’argot égyptien contemporain, lorsqu’un interlocuteur semble tenir des propos peu cohérents ou dotés d’une rationalité relativement limitée, sa parole peut être qualifiée de « datte » [36130].
59Pour en venir aux détails du corpus et au second moment de saillance, face aux envolées lyriques du présentateur, les échanges revêtent une violence particulièrement clivante qui assigne des partis pris. Par exemple, en ce qui concerne le post « Ala Masouleyaty – Débat spécial consacré à la réunion de Macron avec des activistes pour les inciter à s’insurger contre l’Égypte et les forces armées » [37131], une des premières réactions tente de discréditer un des éléments du cadrage médiatique du programme en déclarant : « C’est la première fois que je vois un programme où trois invités ont le même avis. Les programmes sérieux devraient inviter des gens qui expriment toutes les opinions. » La réponse qui suit, faisant office de menace, peut se traduire ainsi : « On va t’amener au poste et te faire un anniversaire (viol collectif) espèce de frère (Musulman) ». Le premier tente de réagir en reprenant le fil de la discussion pour renouer avec une forme de débat : « […] les militants des droits de l’Homme sont en prison […] ». Pour autant dans la foulée, une tierce personne intervient et lui répond : « Ils savent que tu dis la vérité mais ils aiment se faire sodomiser. Te prends pas la tête. »
60En somme, dans la dynamique des échanges nous observons souvent ce type de procédé. Même lorsqu’un des participants tente de mobiliser des arguments pour tenir un débat, il est souvent rattrapé par des injures ou par un autre participant qui va préconiser la fin du débat, perçu comme inutile, avec des personnes qui « n’en valent pas la peine ».
61Les discussions tournent court très souvent. Au lieu de se fonder sur des arguments, elles dérivent souvent vers des joutes verbales mettant en opposition des personnes, voire des camps, revendiquant des opinions contraires. Les uns les autres s’en prennent à l’intégrité morale, à la dignité et à l’humanité même de leur interlocuteur.
62Un constat s’impose : la réappropriation locale d’un événement étranger n’est qu’une occasion supplémentaire pour les usagers d’affirmer ou de réaffirmer leur adhésion et leur enclavement d’un côté ou d’un autre de l’espace public égyptien totalement clivé.
8.1. Dispositifs profanes, homophilie et discours parallèles
63Pour prendre un peu plus de recul avec les occurrences directement liées aux deux programmes audiovisuels étudiés, leRSN Facebook a été scruté en adoptant une approche toujours ancrée en analyse de discours. Six recherches détaillées [38132] ont été effectuées afin d’observer quels sont les comportements discursifs des profanes égyptiens au sujet du mouvement des Gilets Jaunes en France. En mobilisant le moteur de recherche de Facebook, ces recherches sont menées en langue arabe sur la même période que le premier corpus étudié : décembre 2018-janvier 2019. Cette recherche a montré quelques biais : déperdition de ce qui a pu être posté en « arabizi » (l’arabe rédigé en alphabet roman), perte des posts éphémères qui auraient pu être supprimés au cours de l’année écoulée, l’algorithme du moteur de recherche n’est pas le plus fiable mais reste relativement fonctionnel, la limite des mots-clés et la disparition des contenus adoptant une autre terminologie, des fautes d’orthographe, ou encore les modifications intentionnelles tentant d’échapper à la surveillance numérique de l’État. Néanmoins, la recherche a donné des résultats particulièrement intéressants et revêtant une valeur momentanée quant à l’espace public numérique égyptien grâce au carottage opéré.
64En effet, cette recherche a fait émerger 70 posts différents, ayant suscité 720 commentaires, et faisant surgir deux moments de saillance qui rejoignent ceux déjà observés au sein du premier corpus, à savoir la première quinzaine de décembre 2018 et fin janvier 2019.
65Un constat majeur s’impose grâce à l’analyse de ce corpus : deux types d’« îlots » [39133] homogènes se côtoient sans jamais se rencontrer. Effectivement, une grande majorité des posts et des commentaires, qui leur font suite, sont élogieux quant à l’action du gouvernement égyptien. Alors qu’une minorité de posts (14), pouvant être qualifiés de défavorables au pouvoir en place, se cristallisent autour d’un événement concret : l’arrestation d’un avocat alexandrin, Mohammad Ramadan, qui a posté sur Facebook une photographie de lui-même vêtu d’un gilet jaune. Suite à l’arrestation immédiate de l’avocat, des personnes se sont mobilisées pour demander sa libération. Ainsi, quelques posts début décembre réclament sa liberté en faisant circuler une pétition en ligne. À titre indicatif, le 11 décembre, Aljazeera Égypte publie un post relayant l’information et génère 85 commentaires, l’un d’entre eux résume parfaitement l’esprit des suiveurs de la page et pourrait se traduire comme suit :
« Youssef Moussa : Un régime fasciste dictatorial et datteux [40134] ».
67D’autres discours émettent des critiques à l’encontre de l’action gouvernementale ou de ses relais. D’ailleurs deux posts mentionnent les présentateurs au cœur du corpus audiovisuel à l’étude. Le premier revient sur « la vraie traduction » de la vidéo d’une manifestante française dont les propos ont été détournés par le cadrage médiatique opéré par Wael El-Ebrachy. Tandis que le second part des propos d’Ahmed Moussa, dénommé « el-gamoussa » [le buffle], concernant les risques encourus par le citoyen égyptien lors du port d’un gilet jaune et la justification de cette mesure, pour renvoyer vers la pétition en ligne réclamant la libération de Mohammad Ramadan. Les initiateurs de celle-ci demandent aux signataires de mentionner leur nom et de décliner leur identité sociale et professionnelle. De ce fait, la pétition acquiert une dimension fortement transgressive car ceux qui la signent montrent ainsi au pouvoir qu’ils n’ont pas peur de se dévoiler ni de se mettre en avant pour militer en faveur d’une liberté fondamentale.
68Par ailleurs le corpus, dans sa large majorité, pourrait être qualifié de pro-gouvernemental. De nombreux posts et commentaires font l’éloge de l’action du président Al-Sissi et sont dithyrambiques quant à la grandeur de l’Égypte et son rôle sur l’échiquier politique international grâce au pouvoir en place.
69Par exemple, le 13 décembre 2018 « Egyptfirst », qui réunit 101 044 suiveurs, publie ceci :
70« Le comble de l’idiotie qu’un avocat délaisse son noble habit noir pour des gilets jaunes afin de défendre des intérêts européens stupides »
71Avant de prolonger l’analyse, il semble éclairant de citer l’avant-propos de la page. Celle-ci déclare défendre « l’armée et la police, al-Azhar [institution et université théologique sunnite] et l’Eglise [copte], et toutes les institutions de l’État ». Suite à ce post, 69 commentaires viennent appuyer cette décision par des réactions souvent concises et claires. Shazly Gamal réagit ainsi « Le plus grand homme qui a dirigé l’Égypte » alors que Adel Allam prie pour l’Égypte : « Vive l’Égypte et nous demandons à Dieu l’amélioration de la condition de l’Égypte ».
72Une autre partie conséquente du corpus met en parallèle les Gilets Jaunes en France et en Égypte afin de mettre en valeur l’action du président égyptien. Par exemple le premier décembre, Wael Selim poste ceci :
73Ces différents posts suivent une rhétorique manichéenne et binaire mettant en relief les Gilets Jaunes français « qui détruisent, brûlent et installent le chaos » tandis que les Gilets Jaunes Egyptiens « construisent ». Dans la même lignée, Sameh Mesbah publie ce photomontage le 13 décembre :
74Au-delà des réactions qui abondent dans le même le sens, il est assez intéressant de constater que nombre de ces Facebookers ont pour avatar le drapeau égyptien, l’aigle ou encore une photographie du président et mobilisent quasi-systématiquement une rhétorique patriotique pour discréditer les « traîtres » qui ne soutiennent pas le régime en place.
75Enfin, suite à la visite d’Emmanuel Macron en Égypte, de nombreux internautes réagissent avec humour pour signaler qu’Al-Sissi a humilié le président français, qui aurait « osé critiquer la gestion égyptienne des droits de l’Homme », en le faisant accompagner de Gilets Jaunes Egyptiens lors de sa visite, en pleine crise des Gilets Jaunes en France.
76Nous pouvons ainsi citer cette publication de Magdy Salem datant du 29 janvier 2019 qui nous « raconte une petite histoire », celle de la visite de Macron dans la nouvelle capitale administrative au cours de laquelle Al-Sissi a placé des ouvriers ou des ingénieurs portant un gilet jaune :
77Le photomontage est incrusté d’un message linguistique indiquant « N’aie pas peur, ce sont mes fils dans la station d’électricité ».
78Le premier commentaire qui fait suite à cette publication est très représentatif de l’esprit global des Facebookers pro-gouvernementaux :
80Champion du monde
Al-Sissi »81Ainsi, face aux critiques proférées par le président français, son homologue égyptien aurait répondu de la meilleure des manières selon ses soutiens en ligne.
82Outre l’analyse d’un dispositif socionumérique, ce qui ressort est de nature structurelle. En effet, des « bulles de filtre » [41135] se forment sur l’espace public socionumérique égyptien. Des personnes se cloitrent dans un espace pour soutenir l’action du président alors que d’autres évoluent dans un espace parallèle, minoritaire, pour émettre une critique à l’encontre du régime politique. Ces espaces ne se croisent à aucun moment au cœur de notre corpus secondaire. Dans le cadre du premier, il arrivait qu’ils se croisent et interagissent mais cela provoquait une « brutalisation des échanges » [42136] et ne donnait lieu à aucun débat construit et constructif. Dans la seconde partie, des espaces socionumériques totalement « homophiles » [43137] se côtoient mais ne s’affrontent nullement.
83Cet échantillon donne un cliché instantané de l’état de l’espace public socionumérique égyptien et démontre à quel point l’espace public socionumérique ne constitue plus un lieu d’interactions fructueuses.
9. Conclusion
84Après avoir constaté que les médias audiovisuels égyptiens étaient retombés sous la houlette du renouveau autoritaire du pouvoir politique en place, nous avons analysé comment le mouvement des Gilets Jaunes étaient perçu par les journalistes locaux. Ceux-ci, selon le contexte, se sont réappropriés une mobilisation collective étrangère en la cadrant de façon à légitimer le pouvoir local. Le mouvement social français migre vers l’espace public égyptien mais est pleinement intégré aux problématiques internes. Ainsi, Wael El-Ebrachy et Ahmed Moussa portent le discrédit sur ce genre de mobilisations, au sein de leurs émissions respectives, pour soutenir le régime militaire qui voit en chaque manifestation un danger pour sa maintenance. L’événement est interprété par une rhétorique usuelle imprégnée de métadiscours médiatico-politiques développés tout au long des années de tourmentes en Égypte. Néanmoins un tournant s’opère suite à la visite d’Emmanuel Macron en Égypte, qui a publiquement remis les droits de l’Homme au cœur du débat et des relations diplomatiques entre les deux pays. Dès lors, les deux programmes ont commencé à souligner les « manquements » démocratiques de la France face aux Gilets Jaunes ou bien ont mis l’accent sur les abus et les bavures policières françaises afin de légitimer la politique sécuritaire égyptienne, qui ne ferait que combattre le terrorisme.
85Ce qui semble particulièrement intrigant à cet égard, ce sont les réactions des Youtubeurs et des Facebookers égyptiens. Ces derniers ont montré une certaine déconnexion avec le contexte ou avec le cadrage de ces émissions. Parfois, ils commentent le cadrage ou les mensonges de ces présentateurs mais globalement ils saisissent cet espace de discussion pour renouveler leur opinion politique. Et dans l’Égypte actuelle l’espace public est cristallisé autour de deux postures clivantes : pour ou contre le régime militaire en place, pour ou contre Al-Sissi. In fine, à l’aune des résultats de l’analyse, nous nous rendons compte qu’il n’y a pas de réel débat. Les joutes verbales, essentiellement fondées sur des échanges d’injures, occupent une certaine place. Ce qui dénote de la situation politique polarisée et de la violence des injonctions du pouvoir, qui ne laisse la liberté au citoyen que de se positionner dans son camp ou dans celui qu’il considère comme ennemi. De surcroît, l’on s’aperçoit que dans les dispositifs totalement profanes, la discussion n’a plus lieu. Elle laisse place à l’homophilie et à des échanges qui abondent dans le même sens. Le verrouillage de l’espace public égyptien s’applique également sur les RSN.
86Dans les deux cas, présentateurs de talk-shows et internautes, la réappropriation d’un événement étranger se dresse comme un prétexte et permet d’affirmer une opinion locale. Les émissions s’emparent de l’événement pour rendre compte des bienfaits du pouvoir voire ses exploits à certains égards, alors que les Youtubers et Facebookers réagissent à ce genre de cadrage pour se placer sur l’échiquier politique qui ne laisse plus le choix qu’entre deux postures antithétiques.
Bibliographie
Bibliographie
Sources scientifiques
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Webographie
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- Rsf.org, « Egypt’s new cybercrime law legalizes Internet censorship », 21 août 2018, https://rsf.org/en/news/egypts-new-cybercrime-law-legalizes-internet-censorship
Mise en ligne 18/02/2020
Notes
-
[1]
Ben Nefissa S., « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l'État et la société en Égypte. », Confluences Méditerranée, n°75, 2010/4, pp. 137-150.
-
[2]
Paradon M., « Emmanuel Macron en Égypte, attendu sur la question des Droits de l’homme », rfi, 28 janvier 2019, url : http://www.rfi.fr/moyen-orient/20190128-macron-egypte-attendu-question-droits-homme-sissi-armes
-
[3]
Lavrilleux A., « Égypte : bras de fer entre al-Sissi et Macron sur les droits de l'homme », Le Point, 29 janvier 2019, url : https://www.lepoint.fr/monde/egypte-bras-de-fer-entre-al-sissi-et-macron-sur-les-droits-de-l-homme-29-01-2019-2289606_24.php#
-
[4]
Entman R. M., « Framing: Toward clarification of a fractured paradigm », Journal of Communication; Autumn 1993; 43, 4; p. 52
-
[5]
Guaaybess T., « Cadrage journalistique et visibilité des cyberactivistes des « révolutions arabes » » in Guaaybess T. (dir.), Cadrages journalistiques des révolutions arabes dans le monde, op. cit., pp. 150-151.
-
[6]
Ibid., p. 151.
-
[7]
Sakr N., Transformation in Egyptian Journalism, New York, I.B.Tauris, 2013.
-
[8]
Sakr N., “Survival or sustainability? Contributions of innovatively managed news ventures to the future of Egyptian journalism”, Journal of Media Business Studies, 2016, 13, pp.1-15.
-
[9]
Bahgat H., « Looking into the latest acquisition of Egyptian media companies by general intelligence”, Madamasr, 21 décembre 2017, (Version de l’article en anglais ), url: https://www.madamasr.com/en/2017/12/21/feature/politics/looking-into-the-latest-acquisition-of-egyptian-media-companies-by-general-intelligence/
-
[10]
Khamis S., « The Transformative Egyptian Media Landscape: Changes, Challenges and Comparative Perspectives », International Journal of communication, n˚5, 2011 , p. 1162.
-
[11]
Ben Nefissa S., « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l'État et la société en Égypte. », Confluences Méditerranée, 2010/4 (N°75), pp. 137-150.
-
[12]
Madamasr.com, « How you will be affected by the new cybercrime law: A guide », 21 août 2018, https://madamasr.com/en/2018/08/21/feature/politics/how-you-will-be-affected-by-the-new-cybercrime-law-a-guide/
-
[13]
Rsf.org, « Egypt’s new cybercrime law legalizes Internet censorship », 21 août 2018, https://rsf.org/en/news/egypts-new-cybercrime-law-legalizes-internet-censorship
-
[14]
La loi est consultable sur le drive Google Docs suivant :
https://drive.google.com/file/d/1ra7NlKn7Uh_YU5fL7NBKt18JE2mKAKm8/view, dernière consultation le 5 octobre 2019. -
[15]
Entretien par l’auteur, avec Ahmed Fargahaly, journaliste à Al-Ahram et rédacteur en chef de l’émission de Ahmed Moussa Al Shaab Yorid (« Le peuple réclame »), diffusée sur la chaîne Al Tahrir, le 28 août 2014.
-
[16]
Entretien effectué par l’auteur avec Amr Al-Khayat, directeur de la chaîne Sada Al-Balad, le 4 novembre 2014, au siège de Al-Akhbar.
-
[17]
Hafez K., « Des publics radicaux et polarisés face à la disparition des médias libres en Égypte », Égypte/Monde arabe, CEDEJ, n° 12, 2015/1 pp. 51-65
-
[18]
Entretien effectué par l’auteur, le 24 août 2014, au Caire.
-
[19]
Al-Baz M., Sahafat al-ethara : seyasa, din we jens fe al-sahafa al-misreya (Le journalisme Sensationnel : Politique, religion et sexe dans la presse égyptienne), Le Caire, Gazeera Al-Ward, 2009
-
[20]
Entretien avec Gamal Georges, journaliste à Sawt Al Umma et membre de l’équipe de rédaction de l’émission, chargé du dossier confessionnel de l’émission, le 5 janvier 2013 et entretien avec Mahmoud Badr, le 1 mai 2013. Badr est ex-journaliste dans l’équipe de rédaction de l’émission (notamment à partir de l’automne 2011 où Wael El-Ebrachy a remplacé Mona Al-Shazly, devenant ainsi l’animateur principal de la chaîne et la substituant à Al Ashera Mass’an). Au moment de la rédaction de cet article, Badr a été élu député.
-
[21]
Entretien avec Mahmoud Badr, op.Cit.
-
[22]
En 2013, le phénomène de temps non limité des émissions a été accentué, certaines émissions atteignaient 4 heures de direct. A partir de 2016 le temps moyen est retombé à une durée de deux heures.
-
[23]
Adib Doss M. (2018), Les talk-shows en Égypte, D’un dispositif de modernisation de l’autoritarisme à des arènes de parole dissidente. Mise en perspective d’une situation révolutionnaire (25 janvier - 11 février 2011), Thèse de doctorat en Science politique, sous la direction de J.-B. Legavre et S. Ben Nefissa, Université Paris II Panthéon-Assas, p.218
-
[24]
Ibid
-
[25]
(« La vérité sur la vidéo qui a bouleversé les manifestations des Gilets Jaunes en France »), chaine Youtube d’ Al-Arabeya, url : https://www.youtube.com/watch?v=C2J49uuXFwA. Titre traduit par nos soins.
-
[26]
Entretien effectué par l’auteur avec Mohamed Al Baz, op.cit.
-
[27]
Cardon D., La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées, Paris, 2010, p. 19.
-
[28]
Jackiewicz A., « Outils notionnels pour l’analyse des controverses », Questions de communication, 31 | 2017, p. 138.
-
[29]
Marcoccia M., « Parler politique dans un forum de discussion », Langage et Société, 2003/2, n° 104, p. 10.
-
[30]
Emission et publication Youtube du 28 janvier 2019,
https://www.youtube.com/watch?v=e0FM4y7HJ9M&t=1783s. -
[31]
Hafez K., « Des « publics » radicaux et polarisés face à la disparition des médias libres en Égypte », Égypte/Monde arabe [En ligne], Troisième série, Evolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes, mis en ligne le 25 mars 2015, p. 57
-
[32]
Ibid. p. 59.
-
[33]
Nous faisons référence au titre même du programme.
-
[34]
MORTUREUX Marie-Françoise, 1993, « Paradigmes désignationnels », Semen, n° 8, pp. 123-141.
-
[35]
Emission et publication Youtube du 10 décembre 2018,
https://www.youtube.com/watch?v=FiVDCjTVzww&lc=Ugwp629orfWnJv29r3N4AaABAg. -
[36]
Une autre explication s’appuie sur un personnage de fiction fou dont le surnom est « datte ». Dans un long-métrage datant de 1989, El doniah 3ala genah yamama (La vie sur l’aile d’une colombe), un des personnages principaux, interprété par Mahmoud Abdel-Aziz, se trouve au cours d’une scène nez-à-nez, dans un asile, avec sa parfaite réplique qui s’appelle « Balaha » (datte) donnant lieu à un quiproquo et une des scènes les plus rocambolesques du cinéma égyptien.
-
[37]
Emission et publication Youtube du 29 janvier 2019, https://www.youtube.com/watch?v=Jzyet17J8h0.
-
[38]
« Gilets Jaunes Égypte », « Gilets Jaunes Egyptiens », « Gilets Jaunes Ahmed Moussa », « Gilets Jaunes Ebrachy », « Gilets Jaunes Kol Yoaûm », « Gilets Jaunes ala masoulity ».
-
[39]
Sunstein C., Republic.com, Princeton, Princeton University Press, 2001.
-
[40]
Néologisme crée par le contributeur toujours en référence à un des surnoms donnés au président par ses opposants : la datte.
-
[41]
Pariser E., The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
-
[42]
Badouard R., Le désenchantement de l'internet. Désinformation, rumeur et propagande, Limoges, FYP éditions, coll. « Présence/Questions de société », 2017.
-
[43]
Pariser E., The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.