Couverture de LCN_143

Article de revue

Les réseaux sociaux comme nouvel espace de mobilisation dans des contextes postautoritaires

Le cas de « l’affaire Éva » au Cameroun

Pages 129 à 149

Notes

  • [1]
    Cameroon Telecommunication (Camtel) est l’opérateur public de téléphonie au Cameroun. Créé en 1998.
  • [2]
    Mobile Telephon Networks (MTN) est une multinationale sud-africaine MTN GroupElle est établie au Cameroun depuis 2000.
  • [3]
    Nexttel est une filiale de l’entreprise de télécommunications vietnamienne, Viettel Mobile. Cette filiale est installée au Cameroun depuis 2014.
  • [4]
    Orange Cameroun est une filiale de l’entreprise de télécommunications française Orange (ex-France Télécom). Elle est installée au Cameroun depuis février 2000.

Entre juin 2015 et décembre 2016, près de soixante enfants ont disparu au Cameroun. Parmi ceux-ci, Éva, fillette de deux ans dont le corps a été retrouvé décapité à Douala. Malgré la dimension avérée de ces cas, les membres du gouvernement sont restés dans une passivité communicationnelle et actancielle totale. Face à cette inertie, de nombreux Camerounais ont investi les réseaux socionumériques, notamment Facebook, pour dénoncer et s’indigner contre ce qu’ils ont qualifié de crimes rituels. Ce type de mobilisation montre la pluralité d’usages des réseaux socionumériques dans le cas spécifique des situations postautoritaires, marquées par le verrouillage de l’espace public classique. À travers « l’affaire Éva », nous démontrons que Facebook a davantage été utilisé comme espace public de mobilisation, pour construire l’alternative avec l’espace public politique, plutôt qu’en tant que simple réseau social de mise en visibilité de soi.

1. Introduction

1 Entre juin 2015 et décembre 2016, le Cameroun a connu une série de scandales se traduisant par des disparitions, enlèvements et assassinats d’enfants à l’instar d’Éva, fillette de deux ans tuée et décapitée à Douala. Au cours de la période indiquée, près de soixante enfants ont disparu dans le pays. Toutes ces violations extrêmes des droits humains des couches sociales vulnérables (enfants de 2 à 5 ans ; filles âgées de 12 à 20 ans) n’ont guère ému les membres du gouvernement qui sont restés passifs face à de tels faits. Même le ministre de la Communication, Issa Tchiroma, souvent prompt à prendre la parole pour justifier les actions du gouvernement et présenter la situation du pays, n’a fait aucune déclaration publique au sujet de cette « affaire ». Précisons, par ailleurs, qu’aucune enquête n’a été engagée ; et les coupables de ces crimes qui ont endeuillé de nombreuses familles sont restés inconnus et, conséquemment, n’ont pas été punis.

2 Au Cameroun, les médias classiques (presse écrite, radio, télévision) font toujours l’objet d’un contrôle constant et permanent de la part du pouvoir. Les initiatives de protestation sont généralement réprimées et la société civile reste faible. Car, en dépit des déclaratifs faisant état d’une société démocratique en transition (Eboussi Boulaga, 1997), celle-ci reste inféodée au pouvoir politique en place. Face à cela, le cyberespace apparaît comme lieu propice à la mobilisation collective, contre ce que les Camerounais ont fini par considérer comme des pratiques de sectes et des loges dans le pays.

3 Selon Sonia Racine, la mobilisation est à entendre comme :

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« un processus par lequel des acteurs sociaux s’engagent ensemble à trouver des solutions et à agir collectivement par rapport à ce qui les préoccupe, [ou ce qui survient dans leur environnement], ce qui a des effets non seulement sur le plan structurel, mais aussi sur le plan personnel » (2010, 22).

5 L’auteure ajoute, par ailleurs, que le processus de mobilisation peut être enclenché « soit [par] un acteur collectif (Nous) et une action collective (projet commun) dans la perspective d’un changement » (Racine, op. cit.). Selon les cas, la mobilisation peut être spontanée, organisée, voire structurée. Elle peut aussi être engagée par un individu ou un collectif d’individus partageant une même cause ou s’identifiant à celle-ci. Sa portée dépend du lieu où elle se déroule et des possibilités de mobilisation offertes par le lieu en question. Il convient d’apporter des précisions concernant le concept de « mobilisation » tel qu’utilisé par Sonia Racine. Tout d’abord, l’auteure utilise ce concept au sens sociologique du terme, pour étudier le cas des mouvements de revendication des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion à travers des organisations communautaires au Québec. Ensuite, sa définition nous semble limitée dans le cadre de notre étude, dans la mesure où elle ne renseigne pas suffisamment sur les formes numériques de mobilisation. Cependant, la notion d’engagement à laquelle elle recourt pour définir le concept de mobilisation nous semble assez intéressante pour notre étude. D’où l’intérêt de contextualiser en mettant en évidence les actions, modalités de faire et d’agir, qui participeraient des formes numériques de mobilisation par des Camerounais.

6 Partant de « l’affaire Éva », les questions de ce travail sont les suivantes : quels rôles ont joué les réseaux socionumériques, notamment Facebook, dans les processus de mobilisation des Camerounais en rapport avec ladite « affaire » au Cameroun ? Sur quoi reposaient ces processus de mobilisation ? En quoi l’usage du réseau social Facebook a-t-il favorisé l’émergence de nouvelles dynamiques et initiatives citoyennes dans le contexte camerounais ? Notre hypothèse est que les réseaux socionumériques, à l’instar de Facebook dans notre cas, tendent à changer le rapport aux pratiques de mobilisation collective des individus en situation postautoritaire.

7 Nous analysons la façon dont les Camerounais se sont mobilisés sur Facebook concernant « l’affaire Éva ». Nous mettons en évidence les rationalités qui structurent l’usage d’un réseau social comme Facebook, comme espace public d’expression et de militantisme de nature à construire l’alternative en contexte politique contraint, comme c’est le cas au Cameroun.

2. Ancrage théorique

8 Cette recherche s’inscrit dans le cadre des études sur les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC). Le concept d’usage sera pris ici au sens d’Emmanuel Béché (2014), qui l’appréhende comme regroupant des tâches, des actions et activités qui sont effectivement réalisées à travers les réseaux socionumériques. Que ce soit les usages ou les pratiques, la combinaison de ces concepts se rapporte aux modalités de détournement des principes d’utilisation d’un dispositif technique par les individus (De Certeau, 1990).

9 Précisons que ce positionnement théorique se situe « à équidistance de tout déterminisme », technique comme social, ainsi que nous l’enseignent les Sciences de l’information et de la communication (Cabedoche, 2013). Dans le cas d’espèce, il importe de dire que les usages qu’en font certains acteurs peuvent modifier le rapport de force entre les citoyens et le pouvoir politique en situation postautoritaire. Mais dans le cadre de cette étude de cas, il faut souligner que la modification des rapports de force reste de l’ordre du symbolique, au sens de Pierre Bourdieu (2001). C’est-à-dire que malgré les invectives des Camerounais sur le réseau social Facebook au sujet de « l’affaire Éva », les membres du gouvernement sont restés muets et n’ont pas communiqué. Soulignons également que la modification des rapports de force relevée ici dépend des modalités d’usages développées par les usagers, des périodes précises, et du fait qu’un réseau social peut être utilisé pour diverses finalités.

10 Dans ses travaux, Daniel Cefaï (2007) a montré la dimension sociologique des mobilisations collectives. D’après lui, celles-ci se fondent sur une action militante ancrée dans le social. Il précise également que la mobilisation collective « implique une intention consciente ». Mais pour autant, peut-on s’autoriser à parler d’une corrélation entre mobilisation physique et mobilisation numérique ? Autrement dit, la mobilisation numérique s’inscrit-t-elle dans le prolongement de la mobilisation physique ? Bertrand Cabedoche (2015) a développé un questionnement similaire, en se basant sur le cas des syndicats en France. Partant du postulat selon lequel « ce ne sont pas Internet ou les réseaux sociaux qui font la révolution » (Cabedoche, 2015, 12), il faut également dire que l’outil Internet ne transforme pas la manière d’être. Par contre, il peut favoriser des activités et des « façons de faire » (De Certeau, 1990) des individus, que ceux-ci aient déjà mené une activité militante, ou non !

11 Dans le même sens, les travaux de Dominique Cardon apportent des renseignements importants en ce qui concerne la mobilisation numérique. L’auteur explique qu’Internet favorise « de nouvelles formes de mobilisation informationnelle qui se caractérisent par leur spontanéité ainsi que leur nature auto-organisée et décentralisée » (Cardon, 2010). En tant que lieu promouvant, a priori, la démocratie et la délibération (Trippi, 2008), l’outil Internet semble, de nos jours, consacrer l’émergence d’un espace public parallèle susceptible de composer l’alternative (Kondratov, 2015). Comme espace parallèle, il se situe à rebours de l’espace public officiel, c’est-à-dire celui marqué par la mainmise et l’hégémonie du pouvoir politique en contexte postautoritaire (Pommerolle, 2008, 76) comme c’est le cas au Cameroun. Selon Marie-Emmanuelle Pommerolle,

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l’expression de contexte postautoritaire ne doit pas être comprise comme une catégorie définitive mais comme la caractérisation temporaire d’un ensemble d’interactions entre les acteurs (potentiellement) mobilisés et les autorités (Pommerolle, 2008, 76).

13 L’auteure précise que le

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qualificatif de postautoritaire permet de désigner une situation dans laquelle les limitations juridiques du pluralisme ont été supprimées (fin du parti unique, liberté d’expression recouvrée, etc.), mais où d’autres moyens plus informels de limiter le pluralisme, comme la violence, demeurent des ressorts cruciaux de la domination politique (ibidem).

15 Il convient d’ajouter à la suite de cette auteure qu’une certaine forme de tradition historique perdure, au-delà des habits trompeurs de la référence « moderne » à la démocratie, à l’instar de ce qu’a déjà analysé Ilya Kiriya (2007) pour la Russie contemporaine. Selon l’auteur, le système autoritaire de Vladimir Poutine relève, non pas d’une dérive personnelle du pouvoir, ni même du stalinisme, mais de formes historiques du tsarisme, que les évolutions ultérieures du système politique n’ont pas réussi véritablement à déboulonner (Kiriya, 2007). C’est à partir de la prise en compte de cette incertitude dans l’évolution des « affrontements tectoniques des espaces publics, politique et autonome » comme il les désigne que Bertrand Cabedoche parle de situations de liminalité, pour ne pas mobiliser l’expression de transition démocratique, à son sens trop linéaire, trop normative (Cabedoche, 2017). La convocation du tsarisme de Poutine pour parler de la situation politique du Cameroun se justifie par des traits communs aux deux régimes. En effet, le régime Biya se caractérise par un pouvoir autocratique et une gestion autoritaire similaires en Russie. Par ailleurs, et compte tenu du contexte socio-politique camerounais, l’émergence d’un espace public autonome tient à la constitution d’autres lieux d’expression qui favoriseraient l’inclusion, plutôt que l’exclusion des acteurs sociaux, à l’instar du réseau social Facebook.

3. Aspects méthodologiques

16 Dans le cadre de ce travail, deux types de données ont été mobilisés : celles issues de questionnaires que nous avons construits et adressés à la population concernée par cette étude et celles provenant des traces numériques (commentaires et publications des internautes) relevées sur une période déterminée. Les commentaires recueillis sont ainsi liés au fait que Facebook s’apparente à

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une tribune libre où l’on vient s’épancher, prendre position, ferrailler avec les autres sur des sujets divers. Il contribue à l’émergence de modes nouveaux de prise de parole publique, favorise l’émancipation et la valorisation des singularités de manière plus ouverte, plus directe, plus participative (Atenga, 2017, 19).

18 Dans ce cas, on peut dire que Facebook favorise l’émergence d’une forme d’espace public, en tant que lieu d’échanges et de discussions entre individus, sans qu’il soit absolument question d’aboutir à l’idéal du consensus évoqué par Jürgen Habermas (1992).

19 Le recueil des traces numériques a été une opération périlleuse et parfois fastidieuse, dans la mesure où la plupart des pages Facebook dédiée à « l’affaire Éva » étaient difficiles d’accès au moment de la recherche (post événement). S’il a été question de revoir la procédure de recherche, nous avons finalement décidé de nous intéresser aux groupes Facebook les plus fréquentés avec, comme critère de base, le nombre d’abonnés. Notons toutefois que ce critère n’élude pas le caractère évolutif du nombre d’abonnés dans les groupes de discussion sur les réseaux socionumériques : ce nombre fluctue au gré des inscriptions ou des désinscriptions des internautes.

20 Trois groupes Facebook ont été retenus dans le cadre de ce travail : Le Cameroun c’est le Cameroun (123 349 abonnés) ; Culture Ébène (821 423 abonnés) ; Le Cameroun est formidable vivons seulement (49 857 abonnés). Précisons que ces chiffres sont ceux relevés en date du 28 janvier 2016.

21 Pour avoir les données publiées et/ou partagées (publications, commentaires, photos, vidéos) durant la période d’étude du 28 janvier au 27 février 2016, nous avons élaboré un programme en langage PHP (Hypertext Preprocessor) permettant de collecter les données automatiquement. Celles-ci ont été stockées dans Google Drive afin d’être utilisées de façon efficiente à la suite. Ajoutons que, sur la base du programme susmentionné, une « fouille » informatique a été effectuée à partir du mot clé « Éva » et des expressions « crimes rituels », « affaire Éva ». Chaque post dispose des informations suivantes :

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  • message (le message du post Facebook) ;
  • created_time (la date de création du message) ;
  • From (le nom et l’id de l’utilisateur qui a émis le post) ;
  • permalink_url (l’url Facebook du post de l’utilisateur) ;
  • shares (le nombre de personnes ayant partagé ce post) ;
  • likes (le nombre de personnes ayant commenté ce post) ;
  • comments (le nombre de personnes ayant commenté ce post) ;
  • attachments (les liens vers les photos/vidéos ou audio attachés aux posts s’il y en).

23 À l’issue de cette opération, nous avons recueilli 9 593 publications qui se répartissent ainsi :

24 1) 5 957 sur la page Le Cameroun c’est le Cameroun,

25 2) 589 sur la page Culture Ebène et

26 3) 3 047 sur la page Le Cameroun est formidable vivons seulement.

27 Il convient de préciser que certaines de ces publications étaient aussi liées à l’expression « crime rituel » sans concerner pour autant « l’affaire Éva ». Un nettoyage a été nécessaire. Bien évidemment, l’abondance des commentaires conduit à une nouvelle difficulté méthodologique, tant au niveau du traitement qu’au niveau de la pertinence compte tenu des objectifs spécifiques du chercheur. C’est pourquoi nous avons déterminé le degré de pertinence (des commentaires) en intégrant les éléments de la problématique de notre recherche. Enfin, pour des questions d’éthique et de risque d’atteinte à la vie privée des internautes, nous avons décidé de ne retenir que les premières lettres des noms mentionnés dans les commentaires.

28 En lien direct avec notre objectif, nous avons également élaboré un questionnaire avec les articulations suivantes : informations relatives à « l’affaire Éva » ; motivations de la mobilisation ; nombre et fréquence d’actions menées et place de Facebook dans ces actions de mobilisations. Ce questionnaire a été distribué initialement à 50 informateurs résidant tous dans la ville de Douala. Cette dernière a été retenue parce qu’elle est la ville qui a connu le plus grand nombre de disparitions d’enfants (plus d’une quarantaine sur la soixantaine de disparitions au cours de la période mentionnée supra). La population de l’étude comprend des étudiants, des membres de la société civile (associations, syndicats), des personnes de classes moyennes (revendeurs, par exemple). Les personnes interrogées étaient choisies sur la base de trois critères : avoir été informé de « l’affaire Éva », avoir mené des actions autour de cette « affaire » et appartenir à la tranche d’âge de 18-34 ans. Ce dernier critère se justifie car ce sont les individus de cette tranche d’âge qui utilisent le plus les réseaux sociaux numériques au Cameroun, comme nous le verrons dans ce texte.

29 Nous avons obtenu le retour de 22 questionnaires (11 hommes et 11 femmes). Recourir ainsi aux questionnaires permet de ne pas se limiter aux usages, voire aux pratiques, mais de mettre aussi en lumière les rationalités qui fondent et structurent ces usages dans un contexte précis. La démarche adoptée dans ce travail se situe au croisement des approches « quanti » et « quali ». Il n’est pas question de revenir sur le clivage entre les deux, mais de montrer à travers les chiffres l’importance, voire l’ampleur des pratiques numériques autour de « l’affaire Éva » que l’analyse de discours, mobilisée ici permet de mieux comprendre. Nous nous sommes intéressés aux prises de position (Keller et al., 2006) contenues dans les échanges des internautes sur Facebook, aux modes d’énonciation et aux jugements de valeurs. À l’instar de ce que propose François Délpeteau (2000), l’analyse de contenu des pages Facebook a consisté à privilégier l’aspect répétitif des unités de sens et ce, sur la base d’une démarche de codage préalablement établie.

30 La restitution des résultats de cette recherche s’articule autour de trois sections. La première dresse un état des lieux du contexte socio-politique camerounais et présente l’ancrage social des technologies de l’information et de la communication (TIC) et notamment des réseaux socionumériques au Cameroun. La deuxième section montre, sur la base des données issues du terrain, que le RSN Facebook s’apparente à un lieu constitutif d’une alternative, favorisant la prise de parole et le militantisme dans un contexte postautoritaire. La troisième et dernière section porte sur les pratiques et les formes de mobilisation des Camerounais sur Facebook, concernant « l’affaire Éva ».

4. Le contexte socio-politique et l’« ancrage social » des RSN au Cameroun

31 Malgré la libéralisation de la vie politique et de l’espace médiatique au Cameroun dans les années 1990, l’État dominant se constitue toujours comme une « catégorie résiduelle » (Camu et Geisser, 2003), catégorie qui renvoie ici à la persistance des formes d’autoritarisme dans le pays. Ainsi, le pouvoir continue de maintenir une emprise sur le champ médiatique et le champ politique.

32 Au niveau médiatique, cette emprise se caractérise par un contrôle renforcé des organes d’information par la sphère politique. Par exemple, dans le cadre de la « crise anglophone » qui connaît une recrudescence dans le pays depuis octobre 2016, le ministre de la Communication, Issa Tchiroma, a menacé publiquement tout média qui accorderait la parole à quelque acteur porteur d’un « discours sécessionniste ». Ces menaces avaient été proférées à l’endroit des professionnels de médias, lors de la tournée du ministre de la Communication auprès des médias de la ville de Douala, souvent considérée par le régime en place comme une ville « rebelle ».

33 Peu avant sa sortie, c’est le président du Conseil National de la Communication (CNC), Peter Essoka, qui était monté au créneau et avait également proféré des menaces à l’encontre des médias accordant leurs antennes à des « discours séditieux ». Ajoutons aussi que des médias privés sont généralement fermés dès lors qu’ils ne se montrent pas suffisamment laudateurs à l’égard du régime politique en place. En 2008, Magic fm et Sky One Radio, deux stations émettant à Yaoundé mais aussi Radio et Équinoxe tv implantées à Douala avaient fait l’objet d’une « fermeture provisoire », officiellement pour « exercice illégal de la profession » (sic !). Or, d’après certains observateurs, les médias cités auraient été fermés pour avoir accordé la parole à des acteurs qui s’opposaient à la révision de la Constitution, laquelle prévoyait de faire sauter le verrou de la limitation de mandat présidentiel afin de permettre au chef de l’État, Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, de se représenter ad vitam aeternam.

34 Par ailleurs, ce contrôle informationnel s’accompagne d’autres modes de répression des professionnels des médias : bastonnades, menaces et même emprisonnements. Sur ce dernier aspect, Thomas Atenga (2005) dénombre, pour la seule décennie 1990, plus de 500 procès contre des journalistes au Cameroun et au Gabon. Si cette technologie répressive a connu un affaiblissement au nom de la « démocratie apaisée », il convient de relever que les journalistes continuent de faire l’objet des intimidations de la part du pouvoir autocratique en place au Cameroun. Des convocations et auditions des journalistes par les autorités judiciaires et policières sont légions dans le pays. Citons les cas de Thierry Ngogang, Ananie Rabier Bindzi, Alex Gustave Azebaze et Manasse Aboya Endong, traînés devant le tribunal en 2010 pour « violation du secret d’instruction dans “l’affaire Albatros” », du nom de l’achat douteux de l’avion présidentiel ; ou ceux de Rodrigue Ntongue, Baba Wame, Cyriaque Ebole Bola, poursuivis pour « non-dénonciation de faits pouvant porter atteinte à la sécurité de l’État », dans un contexte marqué par la lutte contre le groupe armé Boko Haram dans la partie septentrionale du pays. Toutes ces « rémanences autoritaires » (Zambo Belinga, 2003, 579) donnent l’impression que la liberté des médias n’est que d’apparence, et que l’expression reste fortement contrôlée par le pouvoir et ce, malgré la « libéralisation ».

35 Sur le plan socio-politique, même les libertés publiques consacrées par la Constitution sont en péril dans le pays. Des réunions et manifestations publiques de l’opposition sont interdites, dans la plupart des cas au motif de « trouble à l’ordre public ». Cela prouve combien manifester ou même simplement prendre la parole dans l’espace public camerounais constitue un risque encore actuel (Owono Zambo, 2016, 5).

36 Sur la scène internationale, le pays ne bénéficie pas de classements glorieux en ce qui concerne le niveau des libertés publiques. Des organisations non gouvernementales (ONG), à l’instar de Transparency International, épinglent régulièrement le Cameroun sur l’épineuse question des droits de l’homme. Des cas de tortures, bastonnades d’étudiants, brutalisation des opposants et interdictions des manifestations montrent les limites de l’expression de la liberté dans le pays. Toutes ces restrictions des libertés publiques ont conduit à ce qu’Emmanuelle Pommerolle (2008) nomme la « démobilisation collective ». Cette forme de résignation des citoyens aurait favorisé de manière progressive le retour écrasant à un « espace public officiel » (Kondratov, 2015), c’est-à-dire celui dominé et animé par l’acteur étatique comme lors de la période du monopartisme (1960-1990) au Cameroun.

37 Bien que l’espace public physique soit fortement sous l’emprise de l’État, d’autres espaces considérés comme une alternative à l’espace public officiel se développent dans le pays. Parmi ceux-ci, citons l’espace numérique que favorise Internet. En effet, le Cameroun connaît depuis quelques années une percée remarquable de la présence d’Internet et de l’utilisation des réseaux socionumériques. Cette percée serait liée à l’introduction des TIC et à la libéralisation du secteur de la téléphonie mobile depuis le début des années 2000 (Temadjo et Bodiong, 2015). Par ailleurs, l’installation de la fibre optique en 2013 a eu une incidence sur les coûts de raccordement Internet et sur la qualité des usages. En effet, le coût de la connexion a baissé, à la faveur de la concurrence qui fait rage entre les entreprises de télécommunication au Cameroun et notamment : Camtel[1], Mtn Cameroon[2], Nexttel[3] et Orange Cameroun[4]. Avec 2 000 francs CFA (environ 3 euros), les Camerounais peuvent bénéficier d’un forfait hebdomadaire dont la capacité Internet oscille en 500 Mo et 1 Go. Cela leur permet d’être de plus en plus présents sur les réseaux sociaux et surtout sur Facebook pour les plus jeunes usagers.

38 Ainsi, au premier semestre 2017, Facebook apparaît comme le réseau social le plus utilisé par les citoyens camerounais, si l’on s’en tient aux données publiées par le top management dudit géant du numérique. Les résultats de l’étude indiquent aussi que 2,7 millions de Camerounais ont utilisé le réseau social Facebook, au cours de la même période (une augmentation de 200 000 utilisateurs par rapport à 2016). Par ailleurs, l’étude donne également des indications sur les catégories d’individus dont l’expression est fréquente sur Facebook. Il ressort que la forte concentration d’utilisateurs se situe dans la tranche d’âge entre 18 et 34 ans (41 %), soit environ 2 millions d’entre eux. Ces données montrent en effet le fort « ancrage social » (Miège, 2007) des RSN au Cameroun et surtout auprès de la jeune génération (18-34 ans).

39 Cela peut s’expliquer par le fait que l’espace public physique est contrôlé par le pouvoir politique qui annihile toute action de protestation, et que les médias traditionnels subissent le contrôle rigoureux du pouvoir politique autoritaire, que les « espaces publics non médiatiques » (Lecomte, 2011, 153) sont tous sous l’emprise étatique et que la société civile est faible (Mbembe, 2008) sans compter une opposition en panne (Séhou, 2012). Tous ces paramètres font que les espaces numériques, et notamment les réseaux socionumériques comme Facebook, deviennent des lieux dans lesquels des citoyens camerounais peuvent se déployer, sans trop subir les dérives autocratiques d’un État qui assujettit ses propres citoyens. Autrement dit, l’espace public numérique offre d’autres possibilités d’expression aux usagers. Faisant l’objet d’usages divers et variés, les réseaux socionumériques peuvent aussi engendrer des mobilisations collectives (Miere, 2016, 200)… comme ce fut le cas pour « l’affaire Éva ».

5. Les RSN comme espace de la mobilisation collective des Camerounais

40 Rappelons, d’emblée, que l’on se mobilise pour ou contre une cause. La mobilisation est un acte d’engagement, qui peut revêtir plusieurs formes (symbolique par exemple). Sa portée dépend des moyens mis en œuvre et du lieu où elle s’exerce comme mentionnée supra. Nous référons ici à la théorie de l’engagement évoquée par Nicole d’Almeida (2007). De nos jours, Internet constitue le lieu d’exercice de la mobilisation en faveur ou contre une cause. Dans ses travaux, Fabien Granjon souligne que « la conflictualité sociale s’appuie sur des « armes matérielles » au nombre desquelles les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont très souvent joué un rôle central » (Granjon, 2017, 13).

41 Dans le cadre de « l’affaire Éva », le contexte politique camerounais ne donnait pas la possibilité d’une quelconque mobilisation au sein de l’espace public physique. C’est à travers les RSN que la mobilisation s’est structurée. Cependant, la mobilisation numérique suppose au préalable de questionner le moyen par lequel les individus se sont informés ou ont eu l’information relative à une cause précise.

42 Parmi les 22 personnes ayant répondu à notre questionnaire, 15 affirment avoir été informées de cette « affaire » à travers les réseaux sociaux et majoritairement via Facebook. Les autres catégories de personnes ont expliqué avoir été informées par des amis (5) et des témoins (2). Les réseaux socionumériques apparaissent ici comme une source d’information primordiale auprès des 18-34 ans, du moins si l’on considère notre échantillon comme représentatif. Cela peut se comprendre dans la mesure où les médias classiques subissent un contrôle étatique dans le contexte camerounais, situation que Lofti Madani (1996), Missè Missè (2002) ou Bertrand Cabedoche (2005) qualifient tous d’« extranéité ». La plupart des individus interrogés ont avoué avoir été informés par les RSN. Cela montre leur indifférence à l’égard des médias classiques, ce qui témoigne d’une « crise des médias traditionnels » selon Théodora Miere, (2016, 198), que ce soit au Congo ou au Cameroun. Cette crise des médias traditionnels se traduit par un faible tirage (environ 2 000 exemplaires/jour), la crise éditoriale caractérisée par la pauvreté de contenu et de nombreux problèmes économiques auxquels font face les directeurs de publication dans la plupart des pays d’Afrique francophone dont le Cameroun. Une crise qui favorise paradoxalement l’expansion du secteur numérique.

43 De toutes ces considérations, émerge un aspect lié à la question de la déterritorialisation, c’est-à-dire le « délaissement » de l’espace public physique au profit de l’espace numérique. Cela amène à comprendre les nouvelles configurations en cours au sein de l’espace public camerounais. Facebook apparaît pour les Camerounais comme un espace où des informations sur les injustices et crimes sociaux, à l’instar de « l’affaire Éva », vont être immédiatement disponibles et vont pouvoir faire l’objet de nombreux échanges, de discussions. Toutefois, ce postulat ne peut être valide que si l’on prend en compte le caractère virtuel du réseau, qui fait office de voile derrière lequel les auteurs de commentaires se cachent. Cet élément renforce les usages et libère la prise de parole dans la mesure où les auteurs de posts ne peuvent pas être physiquement identifiés, ni localisés directement.

44 Facebook apparaît aussi comme un espace de mobilisation. À cette question, 18 informateurs (sur 22) affirment que Facebook est le moyen de la mobilisation quand ils sont 4 à penser qu’ils se seraient mobilisés même sans le RSN. Très peu, 6 contre 16, avancent aussi que la mobilisation aurait été identique sans Facebook. Sans souscrire à un quelconque « déterminisme technologique » à propos duquel il convient d’être prudent (Cabedoche, 2013 ; 2015), nous reconnaissons que les plateformes numériques sont des facilitateurs. Elles ne font certes pas la mobilisation mais peuvent permettre de la susciter dans un premier temps, de l’organiser et de l’entretenir… surtout dans des contextes politiques autoritaires. Cela étant, l’usage des réseaux sociaux est un accélérateur de prise de conscience dans des contextes sociopolitiques précis. Cela justifie particulièrement de questionner les « nouveaux usages » (Thierry, 2000) des TIC.

45 Au cours de la collecte de données, un intérêt particulier a été porté aux moyens par lesquels les internautes se sont informés. Facebook s’avère être le moyen par lequel les internautes ont été majoritairement informés concernant « l’affaire Éva » ; pour autant ce résultat est à nuancer si nous admettons que la population étudiée est jeune et qu’elle est quotidiennement connectée aux RSN. Au-delà, le constat montre aussi la place des TIC dans les interactions sociales actuellement. En se référant à Facebook pour s’informer, pour prendre des nouvelles, les individus préparent d’une façon ou d’une autre une sorte de mobilisation, même si le chemin peut encore être loin de l’information à l’implication comme l’ont montré plusieurs auteurs (Cohen, 2001 ; Cabedoche, 2003). L’information apparaît ici comme élément capital à partir duquel vont potentiellement s’articuler les actions de mobilisation.

46 Lors des échanges avec certains acteurs ayant pris part à ces initiatives de mobilisation en rapport avec « l’affaire Éva », il ressort que ceux-ci ne pouvaient pas engager une action au niveau de l’espace public politique. C’était dès lors Internet qui apparaissait comme l’option la plus solide pour une mener une action. Ils considèrent Internet comme le seul lieu de militantisme, en référence à un « Internet militant » (Granjon, 2001). Le militantisme défendu ici devrait tout d’abord avoir un effet cathartique sur les individus. C’est-à-dire que la plupart d’entre eux devrait être touchée par un évènement, voire une affaire. Car aucune action de mobilisation ne naît ex nihilo. Une action de mobilisation relève, dans la majorité des cas, de ce qu’on partage avec l’évènement, de la façon dont on se sent concerné ou impliqué, ou non, mais aussi du terrain à partir duquel les actions pourront être menées. Selon nos résultats, « l’affaire Éva » a provoqué des réactions aussi diverses que variées. Chez la grande majorité des informateurs (13 sur 22), c’est un sentiment d’indignation qui a prédominé après avoir été informé même si quelques-uns déclarent être restés indifférents (4).

47 Tous ces éléments montrent de nouvelles représentations des usages des TIC dans le contexte camerounais. Celles-ci semblent évoluer au fil du temps… et peut-être même en fonction des conjonctures. Elles battent en brèche les résultats d’études sur les usages d’Internet au Cameroun, lesquelles tendaient à expliquer qu’Internet était utilisé exclusivement pour des usages primaires (Wame, 2005) : envoyer un mail, rechercher l’âme sœur en ligne, etc. si ces études datent déjà, les nouvelles tendances orientent vers un usage d’Internet pour la lutte et la promotion des causes sociales, comme dans le cas de « l’affaire Éva ». Internet est davantage utilisé comme un moyen, comme celui de la mobilisation. Mais au-delà de ces aspects, quelles sont les actions qui ont été menées autour de « l’affaire Éva » ? Sur quoi portaient-t-elles précisément ? Quels étaient les enjeux de ces actions ?

6. Les pratiques et enjeux de mobilisation en ligne des camerounais en rapport avec « l’affaire Éva »

48 Contrairement à la thèse de Dominique Cardon et Fabien Granjon (2011, 77) selon laquelle la mobilisation en ligne « présuppose l’existence, chez les individus, d’une valeur ou d’un attribut incorporé à leur personne préalablement à leur engagement » (Cardon et Granjon, 2011, 77), il ressort de notre enquête que la plupart de nos informateurs camerounais ne s’étaient jamais engagés auparavant. Beaucoup ont avoué n’avoir jamais milité sur Internet pour une quelconque cause avant « l’affaire Éva ». Nous avons ainsi rencontré deux catégories d’individus : ceux qui ne se sont jamais mobilisés (une majorité) et ceux qui se sont déjà mobilisés (une minorité) sachant que les pratiques de mobilisation reposent sur trois types d’objectifs que nous explicitons ci-après.

6.1. Les objectifs affectifs

49 Les résultats collectés montrent que la première action menée par des jeunes Camerounais autour de « l’affaire Éva », a été la diffusion de la photographie de la malheureuse victime sur les RSN et notamment sur Facebook, permettant de la faire connaître au grand public. Comme dans le cas de l’explosion d’une usine au Congo évoqué par Théodora Miéré (2016), les internautes camerounais ont publié la photographie de la fillette afin de propager l’information, tant au niveau national qu’international. Internet offre ainsi la spécificité de transcender les frontières mondiales. Une preuve réside dans la publicisation faite par les télévisions et journaux transnationaux du suicide protestataire par immolation du jeune Mohamed Bouazizi : publicisation qui constitue indubitablement un événement déclencheur du « printemps arabe » en Tunisie. Ce qui fait aussi la spécificité du web, c’est son caractère viral et la possibilité qu’il a de toucher un large public. Précisons tout de même que la photographie diffusée sur les murs des internautes était celle publiée lors de la disparition de la jeune Éva quelques jours auparavant. D’autres photographies présentées étaient celles du lieu où son corps sans vie avait été découvert, au milieu du quartier Bepanda Missokè de Douala, à la suite des actions collectives de mobilisation des Camerounais pour la retrouver.

50 La deuxième action menée par les internautes camerounais a consisté à changer les photographies des profils. En effet, dès le déclenchement de l’affaire, de nombreux internautes ont changé leur photographie de profil Facebook au bénéfice de celle d’Éva… une pratique qui s’inscrit dans la veine d’un marketing de « l’attention numérique ».

6.2. Les objectifs cognitifs

51 La troisième action, plus classique pour les utilisateurs de RSN, a été de partager, liker et/ou commenter. Des actions de partage sont à mettre en avant ici car elles correspondent à la volonté d’informer les autres internautes. Ainsi, nous avons pu comptabiliser plus de 1 000 partages au cours de la période étudiée. La plupart des informateurs (15/22) reconnaît avoir contribué au partage d’informations relatives à « l’affaire Éva » et 15 d’entre eux ont, soit partagé des informations, soit émis un commentaire. Sept informateurs déclarent être restés inactifs : ils n’ont mené aucune action précise bien qu’ils fussent au courant de ladite « affaire ».

52 La quatrième action a consisté en la création d’une page Facebook, dénommée « La marche pour Éva ». Celle-ci fait suite aux différentes initiatives en hommage à la fillette disparue et au soutien à sa famille. La particularité des groupes Facebook, c’est d’arriver à construire une sorte de communauté, activée par la prise de conscience narcissique par l’internaute de son rôle potentiel de community manager, capable de drainer une identité commune à partir de laquelle d’autres personnes peuvent s’identifier. Dans le cadre de « l’affaire Éva », des pages de ce type ne pouvaient qu’attirer du monde. Selon l’initiateur de la page qui a requis l’anonymat, « le principal objectif, c’était que cette affaire ne soit pas étouffée par les autorités du pays. Voilà pourquoi j’ai créé cette page Facebook afin d’y relayer les actions et informations autour de cette affaire ».

53 Si la mobilisation liée à l’explosion au Congo s’est traduite par un investissement massif des membres de la diaspora établie en Europe (France, Belgique, etc.) via l’organisation de manifestations et de réunions et la levée de fonds (Miere, 2016), dans le cas de « l’affaire Éva », la mobilisation a été plutôt symbolique. Elle s’est limitée aux actions dont les enjeux contenaient un soubassement politique, en lien direct avec l’ordre autoritaire dans le pays. Selon Angela Suarez Collado,

54

Internet représente un espace ouvert qui procure aux mouvements sociaux une grande autonomie, puisque les barrières de contrôle disparaissent et les protestations, les plaintes ou les appels à la mobilisation arrivent, à peu de frais, à un nombre plus grand de partisans (Suarez Collado, 2013, 51).

55 Le ressentiment des internautes par rapport à cette « affaire » a suscité des appels à des marches de soutien, des actions symboliques : « Voici où nous devons tous nous lever pour dire NON, dire non à l’exploitation de la jeunesse à des fins commerciales, dire non à la pédophilie et aux viols. […] N'attendons pas qu’on puisse détruire un des nôtres pour nous sentir concernés, combattons le mal depuis son origine », lance ainsi R. T. (18/02/2016). À ce commentaire, s’ajoute une kyrielle de posts du type « Rejoignons l’équipe pour la marche d’Éva », à l’instar du message posté par MT. A. (7/02/2016).

6.3. Les objectifs conatifs

56 Nous avons pu aussi relever que la mobilisation autour de « l’affaire Éva » tournait autour des aspects suivants : dénoncer, apporter un soutien symbolique à la famille et manifester. C’est ce qui ressort des informations collectées à partir des questionnaires, mais aussi de l’analyse de contenu menée du corpus de réactions et de commentaires des jeunes internautes. Les RSN font désormais l’objet d’un usage quotidien par les Camerounais, et notamment par les jeunes poussant même le chef de l’État en personne à prendre position vis-à-vis d’un média si difficile à contrôler. Dans une allocution à la jeunesse en date du 10 février 2015, Paul Biya exhortait déjà la jeunesse à se méfier « des chants trompeurs des oiseaux de mauvais augure, [et de] ces marchands qui n’ont pour projet que la déstabilisation via les réseaux sociaux ». Par ailleurs, dans certains forums à l’instar de 237 média, c’est très régulièrement de la marche du pays dont il est question dans les échanges citoyens, souvent enclins à des finalités de (dé)légitimation des uns et des autres (Atenga, 2013).

57 Dans « l’affaire Éva », le premier enjeu était relatif à la volonté de dénoncer les pratiques d’ésotérisme, voire de mystique négative qui auraient cours au Cameroun. Les discours politiquement véhiculés s’inscrivaient dans l’énonciation du politique. Dans les commentaires de certains, les propos incisifs reprochent aux acteurs du pouvoir de se servir de la vulnérabilité des jeunes pour les atteindre : « c’est quand même bizarre qu’on soit arrivé à ce genre de chose. Qu’on abuse d’une fillette pour accéder au pouvoir jusqu’à la tuer. C’est inadmissible », écrit ainsi B.B. (14/01/2016). Un autre internaute ajoute : « leur silence prouve qu’ils savent quelque chose dans cette ignoble action. Nos dirigeants me dépassent déjà », A. C. (14/01/2016). Cette dramaturgie discursive s’étend aussi aux tares d’un système qui ne fait que très peu pour le peuple comme l’illustre ce commentaire d’un autre internaute : « On nous dira qu’une enquête a été ouverte. Comme toujours d’ailleurs. Mais nous on sait déjà. Ils n’ont qu’à le dire à la télé. Ici, sur Facebook on sait déjà qui a tué la petite Éva », T. H. (5/02/2016). Au-delà de la condamnation, les réactions des internautes sur les réseaux socionumériques s’apparentent à un lieu d’énonciation de contre-discours, en réaction à ceux proclamés par le pouvoir (Taguem Fah et Amina Djouldé, 2013). Ainsi, raillant le discours officiel de faire du Cameroun un pays émergent à l’horizon 2035, un internaute se demande : « L’émergence 2035 commence sur nos enfants ???? », A. S. (8/02/2016).

58 Des commentaires vont dans le sens d’un soutien symbolique à la famille éprouvée. Il s’agit de partager la peine et les messages dans leur majorité visent la compassion que l’on partage avec les « autres », publiquement ! Parmi les nombreuses réactions sur Facebook, nous avons dénombré près de cinq cent internautes s’identifiant à la famille d’Éva et formulant des commentaires comme : « Ça peut arriver à l’enfant de n’importe qui. Voilà pourquoi je présente mes condoléances à la famille d’Éva. Qu’elle soit forte. Aujourd’hui c’est elle, demain c’est peut être moi. On ne sait rien dans ce pays », M. N. (12/12/2015).

59 Cette « affaire » suscite donc une forte émotion et la compassion tout comme elle « réveille » chez certains l’esprit d’engagement et de militantisme. Le dernier type de message est effectivement relatif aux acteurs militants. Des jeunes internautes entendent désormais militer pour de pareilles causes : « l’affaire Éva » semble ainsi avoir éveillé des consciences et des âmes qui déclarent ouvertement se lancer dans le militantisme. Elle souligne aussi le rôle du réseau social Facebook dans la libération de la parole individuelle, de l’expression dans un contexte socio-politique marqué par la coercition et l’emprise du politique sur tous les espaces sociaux. À leur manière, les Camerounais détournent et/ou reconfigurent l’espace numérique et se servent de celui-ci comme un enjeu du politique. Cette appropriation se transforme ainsi en espace de contre-pouvoir, par ceux que Jean-François Bayart nomme les « cadets sociaux » (Bayart, 1985) et qui renvoient ici à la catégorie sociale de détermination de la sujétion au Cameroun.

7. Conclusion

60 Cette étude montre que les injustices sociales et le contexte socio-politique participent à la reconfiguration de l’usage des TIC dans le contexte camerounais. Autrefois limités aux usages que l’on qualifierait de primaires (Wame, 2005), les RSN offrent désormais de nouvelles possibilités d’expression à de nombreux Camerounais. Les actions de mobilisation autour de « l’affaire Éva » révèlent les mécanismes d’investissement des Camerounais dans l’espace public numérique et la façon dont ceux-ci utilisent les TIC et le numérique comme espace de résistance, de contestation et de dénonciation du politique (Taguem Fah et Amina Djouldé, 2013). Le principe de déterritorialisation qui s’opère ici se justifie par le contexte socio-politique camerounais, peu favorable à la délibération publique du fait du verrouillage de l’espace public classique.

61 Nous avons pu observer une sorte d’évolution ou de mutation des pratiques, allant de la simple utilisation d’une plateforme à l’« exposition de soi » via les dispositifs technosymboliques (Granjon et Denoël, 2010), jusqu’aux formes numériques de mobilisations. Au-delà du caractère militant de ces dernières, elles seraient fondées sur des enjeux de « luttes pour la reconnaissance sociale » (Honneth, 2000) par des individus ; ceci dans la mesure où chaque acteur voudrait être reconnu comme ayant participé ou ayant contribué à une action de mobilisation spécifique comme celle(s) relative(s) à « l’affaire Éva ». On peut alors se demander s’il y a forcément une continuité entre contexte sociopolitique autoritaire et la façon dont les dispositifs numériques sont reconfigurés, voire adaptés, par des usagers de façon rationnelle.

62 Bien plus, la mobilisation numérique (Granjon, Papa et Tuncel, 2017) ne relèverait-t-elle pas d’un effet de mode, voire d’un suivisme dans une interface où des individus sont en quête d’une affirmation de soi, d’une reconnaissance personnelle afin d’exister ? Parce que les Camerounais ont investi le cyberespace et principalement Facebook et qu’ils l’ont utilisé comme moyen de ralliement, nous admettons que cela renvoie à une forme de mobilisation. Dès lors, peut-on faire la différence entre engagement numérique et engagement social ? Nous considérons cette différence au niveau de la matérialité de l’espace : l’engagement social peut s’opérer dans les espaces physiques que sont les rues, les foyers, les amphithéâtres, etc. mais aussi au sein d’espaces numériques comme les réseaux sociaux de type de Facebook, Instagram ou Twitter. Il faudra alors réfléchir l’engagement social en fonction des espaces : d’un espace public matériel à un espace public immatériel.

63 Ce travail ouvre des pistes sur les formes des espaces publics et leur coexistence dans des contextes complexes comme c’est le cas au Cameroun. Trouver des articulations entre les différentes formes d’espaces publics, c’est déjà admettre la thèse de leur « fragmentation » (Miège, 2010), de leur caractère pluriel et de leurs mutations au gré des conjonctures et des contextes. En outre, travailler sur des formes numériques de mobilisation implique une exploration dans la durée, afin de vérifier qu’il ne s’agit pas de processus conjoncturels limités dans le temps, ou de simples épiphénomènes (Amsidder, Daghmi, Toumi, 2012). Enfin, la modélisation des mécanismes d’appropriation sociale des TIC, à l’instar des RSN comme espace politique, mérite une lecture plus affinée et des prolongements dans le champ empirique africain, notamment au Cameroun, comme le suggèrent certains auteurs (Cabedoche, 2017, 6). Il convient parallèlement d’interroger Facebook en tant qu’espace d’expression anonyme où pourrait se réfugier et se construire clandestinement une mobilisation militante, après la révélation du scandale Cambridge Analytica, témoin du formidable aspirateur opaque de données personnelles pour des exploitations tout aussi secrètes et irrespectueuses de la vie personnelle, tel qu’avéré aujourd’hui pour le réseau.

64 Remerciements

65

Ce travail a bénéficié de la collaboration de Bill Metangmo, ingénieur informaticien chez Atos SE, France.

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  • Sites

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    • - Culture Ebène. Lien : https://www.facebook.com/culturebene/

Date de mise en ligne : 30/11/2018

Notes

  • [1]
    Cameroon Telecommunication (Camtel) est l’opérateur public de téléphonie au Cameroun. Créé en 1998.
  • [2]
    Mobile Telephon Networks (MTN) est une multinationale sud-africaine MTN GroupElle est établie au Cameroun depuis 2000.
  • [3]
    Nexttel est une filiale de l’entreprise de télécommunications vietnamienne, Viettel Mobile. Cette filiale est installée au Cameroun depuis 2014.
  • [4]
    Orange Cameroun est une filiale de l’entreprise de télécommunications française Orange (ex-France Télécom). Elle est installée au Cameroun depuis février 2000.

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