1La perception du visage est beaucoup plus fine et plus investie que celle des autres parties du corps, sans que cette évidence ait suscité de la part des chercheurs l’intérêt qu’elle méritait. Cela, sans doute, parce que la linguistique a longtemps joué un rôle phare dans les sciences humaines. L’être humain était réputé devoir son humanité au langage. Celui-ci s’incarnait (l’expression « langage du corps » était souvent employée), l’être humain était un « corps parlant ». Seule la vie du langage humanisait le corps.
2Cette conception était tributaire de la distinction entre nature et culture, le langage étant évidemment du côté de la culture. Elle s’accordait mal avec l’expérience commune pour laquelle le visage s’impose spontanément comme une évidence d’humanité – l’évidence avec laquelle la singularité de chaque visage renvoie à l’identité d’une personne. Mais l’opposition nature/culture était également mise en question par les disciplines qui s’efforcent de retracer le chemin conduisant des grands singes à l’Homo sapiens. Celles-ci mettent à mal la conviction qu’il existe une frontière nette entre l’homme et l’animal. Elles voient dans cette conviction l’effet d’une double illusion. L’une due à ce que Montaigne appelait la présomption humaine, c’est-à-dire notre désir d’être plus que ce que nous sommes. L’autre, à la disparition des espèces intermédiaires entre les singes supérieurs et l’Homo sapiens, une chaîne de vivants longue de plusieurs millions d’années, dernière étape de la longue histoire biologique que nous portons en nous.
3Que le langage humain (avec sa double articulation des phonèmes en mots et des mots en phrases) constitue une acquisition décisive, personne ne le conteste. Il est également clair que les langues humaines relèvent de la culture dans la mesure où elles se transmettent par apprentissage et non par le code génétique. Il serait cependant tout à fait excessif d’en conclure que les langues ont été inventées par les hommes, et c’est à juste titre que les linguistes qualifient l’ensemble des langues parlées par les groupes humains de « langues naturelles ». Dans la mesure où l’usage du langage constituait un atout pour la survie et le développement des petites sociétés pré-humaines, leur évolution au cours des millions d’années qui conduisent à l’Homo sapiens a favorisé la complexification des réseaux neuroniques assurant les fonctions du langage. La culture ne s’oppose donc pas à la nature puisque c’est à travers l’évolution biologique de nos ancêtres que le langage et la culture se sont constitués. Et la vie en société ne s’oppose pas davantage à un hypothétique état de nature pour la bonne raison que, depuis des millions d’années, le véritable état de nature de l’homme et de ses ancêtres, c’est la vie en société.
4Le préjugé qui veut que la vie en société relève de la culture et non pas de la nature a longtemps conduit à sous-estimer la vie sociale des singes. En fait, celle-ci se révèle beaucoup plus riche et complexe qu’on ne le pensait encore il y a une cinquantaine d’années. Leurs compétences expressives et perceptives – notamment celles qui concernent la face – leur permettent d’entretenir des interactions intenses et subtiles. Alors que du langage animal au langage humain il y a un fossé (même si celui-ci n’a été franchi que très lentement), de la face animale au visage humain il y a continuité. Continuité également pour d’autres traits spécifiquement humains comme le fait de rire ou de pleurer, le goût des rythmes, des mélodies et de la danse, puisque tous ces traits s’enracinent dans notre héritage biologique.
5Les interactions qui se font de visage à visage sans passer par le langage n’en sont pas moins humaines. Dans leur cas, ce qui est humain ne se situe pas à un niveau supérieur à celui de l’animalité, mais au même étage.
6Lorsque nous marchons dans la rue, lorsque nous prenons le bus ou le métro, voyant les autres, nous éprouvons spontanément leur présence comme présence humaine. Cette évidence, je l’ai rappelé, est essentiellement due au fait qu’ils ont un visage. Un visage, c’est-à-dire non seulement une face qui présente deux yeux, un nez, une bouche, mais une face que nous percevons comme singulière, chacune distincte de celles qui l’entourent ; et une face manifestant des expressions, c’est-à-dire témoignant d’une attitude, d’une manière d’être, d’un sentiment, d’une intention – de ces états que l’on attribue à une personne.
7Commençons par préciser la portée de la première propriété du visage : la singularité. Lorsque nous percevons des faces humaines comme étant toutes pareilles, leur présence, du coup, nous paraît moins humaine. L’Européen qui débarque en Asie ou en Afrique pour la première fois craint souvent de ne percevoir autour de lui que des gens tous pareils, avec lesquels, par conséquent, il se sentirait moins à l’aise qu’en Europe, moins immédiatement rassuré par une familière évidence d’humanité. En pratique, cette crainte disparaît rapidement car la faculté de discerner les visages a vite fait de s’adapter au nouveau contexte, et notre Européen découvre avec soulagement que les Chinois ou les Africains sont aussi différents les uns des autres que les gens de son pays d’origine. Les propagandes racistes tirent parti de cette crainte en diffusant des images où les hommes ne sont plus des individus mais seulement l’illustration d’un type racial. La perception raciste de l’autre vient ainsi se greffer sur notre propension naturelle à percevoir d’abord, chez des individus qui ne nous sont pas familiers, les traits génériques qui les rattachent à un groupe.
8Lorsque nous croisons un troupeau de vaches ou de chèvres, elles aussi nous paraissent toutes pareilles, et nous voyons là une confirmation du fait qu’il s’agit d’animaux. Grossière erreur. Il suffit pour s’en convaincre d’interroger quelqu’un qui vit quotidiennement au contact de ces animaux : il reconnaît chaque bête, il la distingue des autres par son aspect et son comportement. L’étude des sociétés de singes a fait de grands progrès à partir du moment où les chercheurs se sont mis à observer quotidiennement les membres d’un même groupe. Ces chercheurs ont ainsi acquis le même discernement que les éleveurs de chèvres, de poules ou de moutons : ils ont appris à identifier chaque singe, et cela leur a permis de découvrir que chaque singe, lui aussi, identifie chacun des membres de son groupe ! Il l’identifie à la voix, à la manière de se mouvoir, mais aussi aux traits de sa face. En fait, la capacité de discerner les faces – on pourrait presque dire les visages – de ses congénères n’est guère moins développée chez les singes que chez les humains. Si, par exemple, on présente à un macaque des photos de membres de son groupe, il les reconnaît, esquissant devant chaque portrait le comportement qu’il a habituellement face à l’animal représenté. Cet étonnant développement de la capacité de reconnaître les visages appelle plusieurs remarques.
9D’abord, il permet d’écarter définitivement une hypothèse. Les textes consacrés à l’histoire du portrait en Europe y voient généralement une célébration de la valeur unique de chaque individu. De là à faire l’hypothèse qu’avant le développement de cette pratique, les individus percevaient encore mal leur propre singularité et celle des autres, il n’y a qu’un pas. Un pas qu’il faut se garder de franchir. En effet, nous venons de le voir, la faculté de discerner les visages, d’identifier les individus qui nous entourent et d’adopter avec chacun d’entre eux un comportement spécifique n’est pas proprement humaine : nous la partageons avec les singes. De plus, le désir et la capacité de figurer un individu par les traits singuliers de son visage se sont manifestés bien avant que l’art du portrait se développe dans la culture européenne. Les premières représentations individualisées que l’on connaisse remontent en effet à plus de dix mille ans. Il s’agit d’une soixantaine de visages tracés sur des pierres comme des graffitis ; ils ont été découverts dans une grotte près de Lussac-les-Châteaux, dans le Poitou.
10Nous sommes capables de reconnaître sur photos plus des neuf dixièmes des élèves que nous avons côtoyés à l’école, ceci après plusieurs dizaines d’années et même dans le cas où il nous faut pour cela passer en revue 800 visages différents. Cette précision introduit ma seconde remarque : cette étonnante capacité de discerner les visages ne doit rien au langage. Elle a commencé à se développer plusieurs millions d’années avant qu’apparaissent les langues humaines. Elle est donc profondément animale. Et pourtant, chaque fois que nous l’exerçons, nous la vivons comme fondamentalement humaine : si nous en étions privés, l’environnement que constituent pour nous nos semblables se trouverait affreusement déshumanisé.
11Dernière remarque : l’extraordinaire développement des réseaux de neurones assurant l’identification des visages montre à quel point la vie en société est profondément inscrite dans l’histoire biologique des animaux qui nous ont précédés, et a fortiori dans la nôtre. Ceci nous conduit à comparer à nouveau l’importance respective du langage et du visage puisque la spécialisation du cerveau humain dans l’acquisition et le traitement du langage prouve elle aussi que la vie en société fait partie de notre héritage biologique. Le langage est à la fois une aptitude individuelle et un bien commun. Le langage appartient à cette vaste catégorie de biens sociaux qui, tout en faisant l’objet d’une appropriation personnelle, ne sauraient subsister sans être constamment en circulation. Pour que, par exemple, la possession d’une certaine quantité de monnaie constitue une réelle richesse, il faut que cette monnaie bénéficie de la confiance de toute une société et circule entre ses membres ; et réciproquement, pour que l’on puisse acquérir cette monnaie, il faut qu’elle circule. Il en va de même pour le capital langagier que chacun de nous possède : nous n’aurions pas pu l’acquérir, l’entretenir et le développer si ce langage n’avait pas constitué en même temps un bien commun, un milieu naturel dans lequel nous sommes immergés.
12À première vue, le visage ne semble pas relever de cette catégorie de biens sociaux. Plus encore que mon nom propre ou ma signature, mon visage me manifeste en tant qu’identité singulière, et l’ensemble unique que forment les traits de mon visage ne s’est pas constitué à travers ma participation à une circulation sociale : il est le fruit d’un processus biologique. Jusqu’à présent, j’ai insisté sur la perception du caractère unique du visage. Cependant, j’ai indiqué plus haut que si nous avons un visage (et non pas simplement une face avec deux yeux, un nez, une bouche), ce n’est pas uniquement parce que les autres en perçoivent l’identité, c’est également parce qu’ils en perçoivent les expressions, qu’ils sont sensibles à la vie de notre visage et à ses nuances les plus infimes, qu’ils y réagissent et que nous réagissons nous-mêmes à leurs réactions. L’acquisition de ces propriétés humaines fondamentales du visage n’est possible qu’à la condition que celui-ci participe à une circulation, à toute une activité d’interactions entre visages (de ce point de vue, donc, le visage est comparable au langage).
13Un nouveau-né a-t-il un visage ? Aux yeux des adultes qui l’accueillent en ce monde, il en a un. On le regarde, on se demande s’il ressemble plutôt à sa mère ou à son père, on s’amuse de ses grimaces, on veut capter son regard, on attend son premier sourire. Mais pour le nourrisson lui-même, son visage est encore en gestation. Il n’en a évidemment aucune image visuelle. Ce qu’il a, d’abord, c’est une propension innée à regarder le visage de la personne qui s’occupe de lui. Tout en têtant son biberon, il fixe sa mère dans les yeux (ce qu’un jeune singe ne fait pas), et sa mère, bien sûr, voit qu’il la regarde. Ainsi se noue un premier lien de visage à visage. Le nouveau-né dispose de circuits neuroniques reliant l’image visuelle qu’il a du visage de l’adulte aux commandes motrices de sa propre face ; c’est pourquoi il imite spontanément des mouvements simples du visage de l’adulte (par exemple ouvrir la bouche ou fermer les yeux). À ce stade, l’image visuelle que le bébé a de son visage se confond donc avec celle du visage de l’adulte. Ce visage adulte qui se penche sur lui est d’abord générique, puis, vers trois ou quatre mois, le bébé identifie les visages de sa mère et de son père (c’est seulement vers l’âge de deux ans qu’il identifiera son propre visage dans un miroir). Mais déjà, au deuxième ou troisième mois, il a commencé à sourire. L’adulte, voyant le bébé sourire, veut croire que ce sourire lui est adressé et sourit à son tour au bébé. Du coup, celui-ci apprend vite à adresser son sourire à l’adulte. On entre ainsi dans une période de sourires et de regards mutuels, une première circulation vivante entre le visage de l’adulte et la face du bébé, circulation grâce à laquelle sa face devient un visage. Comme le terme de « mimique » le suggère, l’enfant développe les capacités expressives de son visage par mimétisme, si bien que les mouvements de celui-ci et la contenance qu’il adopte constituent à la fois des manifestations de sa personne et des marques d’appartenance familiales et sociales.
14Ce processus ressemble à celui par lequel le bébé apprend à émettre les premiers sons de sa langue maternelle. Il gazouille. L’adulte a envie de croire que certains des sons émis par le bébé relèvent du langage. Ces sons-là, il les distingue des autres, il les émet à son tour à l’adresse du bébé, il les répète. Du coup, l’attention du bébé se porte sur ces sons et il apprend à les produire, intentionnellement cette fois.
15Les processus d’acquisition du langage et du visage requièrent donc :
- les organes des sens liés à des réseaux neuroniques pour une part déjà constitués et pour une part en voie de constitution, de différenciation et de renforcement ;
- chez l’adulte qui s’occupe du bébé, un attachement et un désir de lui communiquer la vie.
16J’ai opposé les mouvements automatiques du visage (imitations réflexes, premières mimiques dans lesquelles les parents veulent voir un sourire) à des mouvements s’inscrivant dans une interaction et impliquant des affects. J’ai qualifié ceux-ci d’intentionnels. Il faut nuancer cette opposition : « intentionnel », ici, n’est pas le mot juste, du moins si on considère qu’un acte intentionnel est délibéré, suppose un choix et une volonté. Lorsque le visage du bébé s’anime en réponse aux invitations que lui adresse le visage et la voix de l’adulte, le sourire de l’enfant, loin de constituer un acte délibéré, est spontané et sans doute même irrépressible. Cette réaction est pourtant beaucoup plus riche et complexe que les imitations réflexes qu’il avait produites dans les premières semaines de sa vie : elles s’inscrivent désormais dans un processus d’interaction qui a pour enjeu son existence en tant que personne. C’est bien ce que pressentent ses parents, et c’est pourquoi, voyant ce sourire lié au leur, ils l’interprètent – à juste titre, cette fois – comme étant l’expression d’un affect relationnel. Ils pensent donc que les mouvements du visage de l’enfant, ses vocalises ou ses pleurs ont un sens. De fait, il y a « sens » dans la mesure où ces manifestations s’inscrivent dans une conjoncture relationnelle et y exercent une action qui vise obscurément mais obstinément, de la part du bébé, à y soutenir son existence psychique en prenant appui sur celle de l’adulte. Mais ce « sens » ne correspond évidemment pas à un message émis délibérément par un sujet qui serait dans une position de maîtrise et pourrait aussi bien choisir de ne pas émettre ce message ou d’en émettre un autre.
17Autrement dit, le visage, comme les autres supports corporels de l’existence relationnelle (gestes postures, voix, intonations), se constitue sur la base de son intégration, de son engagement dans un réseau d’interactions ; celles-ci ont un sens, mais un sens dont la conscience réfléchie n’est pas la source. Il se tisse de manière à la fois trans-individuelle et infra-consciente (ou préconsciente). À la suite de quoi la conscience peut l’assumer, le reprendre à son compte en le transcrivant plus ou moins fidèlement au moyen de mots et de propositions (à moins qu’elle le dénie ou le refoule).
18Leibniz pensait que les perceptions suffisamment fortes pour être conscientes étaient précédées de « petites perceptions » presque insensibles. On pourrait appliquer cette hypothèse aux mouvements du visage. Si l’organisation nerveuse qui commande les organes de la parole est complexe et raffinée, celle qui régit les mouvements du visage ne l’est guère moins ; et comme la perception de ces mouvements est elle aussi extrêmement fine, il en résulte que d’infimes inflexions de notre visage suscitent une réaction chez la personne avec qui nous sommes en interaction, même si ce léger mouvement expressif échappe à notre conscience et à celle de l’autre. À ce niveau préconscient et pré-intentionnel, nos interactions sont en continuité avec celles des animaux. En effet, la sensibilité visuelle, tactile et auditive des animaux aux plus infimes réactions de leurs congénères ou, le cas échéant, de leurs maîtres humains, est étonnamment développée.
19J’ai abordé deux propriétés du visage : la singularité et l’expression. Il ne faut pas oublier, pour finir, d’en mentionner une troisième : la propriété de susciter un intérêt esthétique 1. De tous les objets que le monde offre au regard des êtres humains, le visage est en effet celui sur lequel se porte le plus spontanément et le plus fortement le désir de beauté.