Notes
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[1]
Stéphane Mallarmé, Quant au livre, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1945, p. 369 (éd. de H. Mondor et G. Jean-Aubry).
-
[2]
Cité par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, Seuil, 1981, p. 31.
-
[3]
Régis Debray, Manifeste médiologique, Gallimard, 1994, p. 21.
-
[4]
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, « Technique et langage » vol. 1, « La mémoire et les rythmes » vol. 2, Albin Michel, 1964 et 1965.
-
[5]
Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, 1995.
-
[6]
Voir Emmanuel Souchier, « L’écrit d’écran. Pratiques d’écriture et informatique », Communication et langages, n° 107, 1er trimestre 1996.
-
[7]
« Nous nous intéressons à la spécificité des sciences humaines, dirigées vers les pensées, les sens, les significations, etc., qui viennent d’autrui, et qui sont réalisés et offerts au savant uniquement sous les espèces d’un texte. Le texte (écrit et oral) comme donnée primaire de toutes ces disciplines [linguistique, philologie, études littéraires] et en général de toute science humaine et philologique (y compris même la pensée théologico-philosophique à sa source). Le texte est cette réalité immédiate (réalité de la pensée et des expériences) dans laquelle seule peuvent se constituer ces disciplines et cette pensée. Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée » Mikhaïl Bakhtine, cité par Todorov, op. cit., p. 31.
-
[8]
Cf. note 1, ibid., p. 370.
-
[9]
Yves Jeanneret, « La médiologie de Régis Debray », Communication et langages, n° 104, 1995, p. 5.
-
[10]
Voir Emmanuel Souchier, « Contribution à l’histoire d’un texte. Exercices de style ou 99 histoires pour une Histoire », Queneau aujourd’hui, Clancier Guénaud, 1985, p. 179-203, et Raymond Queneau, Seuil, 1991, p. 305 et suivantes. Voir également Jean Lescure, Poésie et liberté. Histoire de messages 1939-1946, Éd. de l’IMEC, 1998.
-
[11]
Noël Arnaud, « Un Queneau honteux? », Raymond Queneau, Europe, n° 650-651, 1983, p. 122-130.
-
[12]
Chaque vers du recueil est imprimé sur une languette mobile découpée et rattachée à la reliure. L’œuvre rassemble 10 sonnets, chaque sonnet ayant 14 vers, ce sont donc 1014 poèmes, c’est-à-dire cent mille milliards de poèmes que l’on peut combiner d’après la maquette conçue par Massin (Gallimard, 1961). L’impression de chaque sonnet sur une page unie rend le système caduc et interdit toute combinatoire; le format, le grammage et la fragilité du papier bible utilisé pour la « Bibliothèque de la Pléiade » interdisant la découpe des languettes prévues pour l’édition originale (feuilles cartonnées de 23,5 x 28 cm).
-
[13]
Bertold Brecht, L’achat du cuivre, Écrits sur le théâtre, L’Arche éd., 1967; Cicéron, De Divinatione, II, 27; Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, Hachette, 1989; Montaigne, Essais, II, 30; Pascal, Pensées, II, 3; Georges Perec, L’infra-ordinaire, Seuil, 1989.
-
[14]
E. Souchier, Lire et écrire : éditer, des manuscrits aux écrans, autour de l’œuvre de Raymond Queneau, Habilitation à diriger des recherches, université Paris VII-Denis-Diderot, 1998, p. 178 sq.
-
[15]
Maximilien Vox, Faisons le point. Cent alphabets monotypes pour servir à l’étude de la typographie du demi-siècle, Larousse, 1963, p. 117; Raymond Gid, Célébration de la lettre, Fata Morgana, 1992, p. 47.
-
[16]
Georges Perec, L’infra-ordinaire, op. cit., p. 12.
-
[17]
Yves Jeanneret, Hermès au carrefour. Éléments d’analyse littéraire de la culture triviale, Habilitation à diriger des recherches, université Paris VII-Denis-Diderot, 1996.
-
[18]
Sur le commentaire de cette citation et des propos que Heidegger lui consacra, voir Raymond Queneau, Philosophes et voyous, à la suite de Journal, 1939-1940, Gallimard, 1986, p. 232-233.
-
[19]
Emmanuel Souchier, Lire et écrire : éditer…, op. cit., p. 172.
-
[20]
Voir Béatrice Fraenkel, La signature. Genèse d’un signe, Gallimard, 1992.
-
[21]
Afin de le distinguer de l’éditeur au sens littéraire et commercial du terme et du critique dans son acception journalistique, j’appelle editor le critique qui établit la genèse d’un texte, l’annote et le présente (on songera au sens américain du terme éditeur). Cf. note 9.
-
[22]
Voir Lucien Fèvre et Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, Albin Michel, 1971, chap. iii, p. 111-164.
-
[23]
Il ne s’agit pas uniquement du « paratexte » tel que défini par Genette, mais bien du texte lui-même. L’ensemble des marques graphiques et typographiques qui instaurent une différence d’énonciation entre auteur, editor et éditeur, par exemple, sont constitutives du texte et ne sont pas placées « à côté » du texte ainsi que le suggère le mot paratexte. Gérard Genette, Seuils, Seuil, 1987.
-
[24]
Voir Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, « Légitimité, liberté, providence : La reconnaissance politique par les médias », Recherches en communication, n° 6, Université catholique de Louvain, Belgique, 1996.
-
[25]
Christian Jacob, « Lire pour écrire : navigations alexandrines », Le pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres en Occident, (sous. la dir. de Marc Baratin et Christian Jacob), Éd. Albin Michel, 1996, p. 63.
-
[26]
Julia Kristeva, « Intertextualités », Poétique, n° 27, 1976.
-
[27]
Emmanuel Souchier, Lire et écrire : éditer…, op. cit., p. 182.
-
[28]
Régis Debray, Vie et mort de l’image : une histoire du regard en Occident, Gallimard, 1992, p. 12.
-
[29]
Voir Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, op. cit., p. 49-50.
-
[30]
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1969, chap. iii, § 3, p. 32.
-
[31]
Mikhaïl Bakhtine, cité par Todorov, op. cit., p. 67.
-
[32]
Roland Barthes, Mythologies et L’aventure sémiologique, Seuil, 1957 et 1985.
-
[33]
Je n’établis toutefois pas de hiérarchie valorisante ou dévalorisante entre les termes « second » et « premier ». Le « texte premier » est choisi pour celui écrit par l’auteur, en ce sens qu’il est supposé être à l’origine du « texte pluriel » publié.
-
[34]
Roger Chartier, Culture écrite et société, Albin Michel, 1996, chap. 2, p. 45-80.
-
[35]
Voir Yves Jeanneret, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, PUF, 1998.
-
[36]
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, vol. 1/Arts de faire, UGE, 10/18, n° 1363, 1980, p. 174.
Ton acte toujours s’applique à du papier; car méditer, sans traces, devient évanescent...
Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée.
1Si la méthode médiologique est « l’établissement, cas par cas, de corrélations [...] entre les activités symboliques d’un groupe humain (religion, idéologie, littérature, art), ses formes d’organisation et son mode de saisie, d’archivage et de circulation des traces » [3], alors l’analyse de l’énonciation éditoriale a sans doute, elle aussi, partie liée au projet médiologique. L’énonciation éditoriale est médiatrice en ce qu’elle se propose de questionner les instances de savoir et d’énonciation qui parlent à travers le « discours » de l’autre.
2Toutefois, elle se distingue d’un tel projet en ce qu’elle ne transmet pas, au sens technique du terme, mais trans-forme : elle postule une interdétermination du sens et de la forme et qu’elle participe activement de l’élaboration des textes. En d’autres termes, elle convoque une poétique de « l’image du texte ». Située à l’articulation du symbolique et du politique – de la croyance –, du matériel et du textuel, l’énonciation éditoriale fait partie de ces processus privilégiés qui font que les idées deviennent – aussi – des forces agissantes dans la cité.
3Quelle qu’en soit l’histoire, la situation ou le « contenu »… il n’est pas de texte qui, pour advenir aux yeux du lecteur, puisse se départir de sa livrée graphique. C’est une vieille histoire que celle qu’entretiennent le texte et « l’image du texte ». Une histoire faite de rencontres et de déchirements. Pour avoir transformé l’ancestral antagonisme sensitivo-moteur « face-langage » et « main-graphie » en un espace de rencontre possible, l’écriture annonçait déjà la couleur ; à en croire Leroi-Gourhan, en elle pouvaient se joindre la parole et le geste [4]. Héritière de cette rencontre, l’image du texte a cependant souffert de l’ostracisme idéologique dans lequel notre culture logocentrique a relégué toute manifestation ayant trait à l’image [5], à la matière ou au corps. Mais les faits sont têtus : sans support et sans matière, sans « dessin », il n’est pas plus de texte que d’écriture – fût-elle la trace fugitive de la lumière irisant l’écran [6]. Dès lors, comment les sciences humaines pourraient-elles faire abstraction de ce qui est ontologiquement lié au texte, lequel constitue leur objet d’analyse [7] ? Comment pourraient-elles omettre ce qui lui permet d’exister et d’être « aux yeux du lecteur » ce par quoi advient le « contenu », « l’esprit de la lettre »? (Mallarmé déjà : « Tu remarquas, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu; l’homme poursuit noir sur blanc [8]. »)
4Mais prendre en compte la dimension graphique, visuelle de l’écriture, et plus généralement de l’information écrite, implique un autre regard, une attention autre que celle dévolue d’ordinaire au texte. Ce regard fait du lecteur habituel un sémiologue attentif, car le texte ainsi considéré présente une résistance physique, matérielle, une présence sociale et idéologique qui s’expriment à travers l’histoire et la culture. C’est toute cette épaisseur de l’écrit que convoque la notion d’énonciation éditoriale. Car il s’agit bien de « refuser le clivage entre le corps et l’esprit de la culture [9] ». Sans doute est-ce alors répondre au projet médiologique, mais c’est avant tout, et plus simplement peut-être, advenir au règne d’un lecteur averti – tel que Mallarmé le rêva dans ses Divagations ou Barthes dans les Mythologies –, autrement dit d’un lecteur « politique », au sens noble du terme.
Exercices d’encre et de papier
5La première attitude d’un tel lecteur consiste à prendre en compte l’ensemble des données constitutives de l’objet qu’il entend lire. En d’autres termes, de ne pas se laisser aveugler par l’apparente « transparence » du texte afin d’être attentif à son objectalité. Il convient donc de considérer le texte à travers sa matérialité (couverture, format, papier…), sa mise en page, sa typographie ou son illustration, ses marques éditoriales variées (auteur, titre ou éditeur), sans parler des marques légales et marchandes (ISBN, prix ou copyright)…, bref à travers tous ces éléments observables qui, non contents d’accompagner le texte, le font exister. Ces marques visuelles qui permettent de décrire l’ouvrage ont été mises en œuvre par les acteurs de l’édition. Élaborées par des générations de praticiens dont le métier consistait à « donner à lire », elles sont la trace historique de pratiques, règles et coutumes.
6Les Exercices de style de Raymond Queneau illustreront à merveille la polyphonie, la plasticité et l’historicité de ces marques. Ce livre singulier a en effet façonné pour une bonne part l’image qu’on se fait de l’auteur et de son œuvre. Mais à quel livre fait-on allusion et de quel texte s’agit-il ? Premier succès de librairie pour Queneau, l’ouvrage a notablement évolué au fil de son histoire. Partiellement publiés en revue pendant la Seconde Guerre mondiale, les Exercices sortent chez Gallimard en 1947 pour être remaniés en profondeur au cours des années 1960 [10]. Les revues qui accueillent des Exercices entre 1943 et 1945 sont toutes marquées par ce que Noël Arnaud a justement appelé « l’esprit de Résistance [11] ». Voyez la trace de cette histoire militante à travers les marques d’énonciation éditoriales : le nom et le titre des revues, leur lieu d’édition, le nom de leurs directeurs ainsi que celui des signataires. Voyez également le bandeau de Domaine français qui arbore, à la face de l’occupant, une liste d’auteurs hétéroclite et clame de façon sibylline son Manifeste pour un Domaine français. Lorsque les Exercices sont repris en volume, ces indices disparaissent et avec eux la part manifeste du contexte historique et politique. En revanche, d’autres informations apparaissent à l’occasion des différentes publications. Ainsi, de nouveaux partenaires s’affichent, marquant la polyphonie de l’énonciation éditoriale : éditeurs, illustrateurs, typographes ou maquettistes… Des marques plus discrètes trahissent, quant à elles, l’évolution « textuelle » de l’œuvre (« nouvelle édition revue et corrigée », par exemple). De fait, les Exercices quittent les eaux militantes pour aborder les rives de la rhétorique oulipienne. En 1961, Queneau publie deux Exercices dans les Cahiers du Collège de pataphysique, annonçant par là même la teneur des remaniements de l’édition définitive. Reste l’entrée de l’œuvre dans différentes collections qui en confirme la bonne réception (édition club ou de prestige, collection de poche). Si le texte reste alors inchangé, la forme éditoriale de l’ouvrage montre en revanche une remarquable plasticité, s’adaptant formellement à tous types de publics.
7Si ces manifestations de l’énonciation éditoriale ne touchent pas à l’intégrité linguistique d’une œuvre, il en va autrement lorsqu’elles lui permettent de prendre corps. Ainsi, seule la facture du livre réalisé par Massin permit aux Cent mille milliards de poèmes conçus par Queneau d’exister. La réédition du texte dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en a donc nécessairement transformé le statut et le mode de lecture [12]. De la même manière, lorsque Marc Saporta réalisa Composition n° 1 (Éditions du Seuil, 1962), l’intérêt de ce premier roman combinatoire résidait avant tout dans sa structure : le texte est imprimé sur des feuillets volants non numérotés dont le lecteur doit composer l’ordre à son gré. Pour les Cent mille milliards de poèmes comme pour Composition n° 1, la réalisation matérielle du livre est une des données essentielles de sa littérarité. La question se posant en termes analogues pour la mise en page et la typographie du Coup de dés de Mallarmé.
8L’énonciation éditoriale peut donc parfois être rendue visible par l’auteur, notamment lorsqu’il décide d’en faire l’une des données constitutives de son œuvre. Ces cas d’exhibition nous permettent de revenir sur tous les autres cas qui se cachent sous l’évidence de « l’infra-ordinaire » ou la « fausse neutralité du classique ». L’énonciation éditoriale conserve alors cette caractéristique essentielle à tout média efficace : rester caché. Son analyse consiste donc à lever l’évidence. Ainsi doit-elle montrer comment et pourquoi les Exercices de style pris dans la collection « Folio » ne sont pas L’Œuvre, mais un état d’un texte à une époque donnée, et que cet état qui a pu textuellement changer au fil de l’histoire, changera encore dans les années à venir tant du point de vue matériel et visuel que du point de vue de son discours d’accompagnement.
Interroger l’évidence
9L’énonciation éditoriale présente deux caractéristiques essentielles. La première concerne la pluralité des instances d’énonciation intervenant dans la constitution du texte ; la seconde, le fait que les marques d’énonciation éditoriale disparaissent derrière la banalité quotidienne et relèvent par là même de « l’évidence » (Brecht), du « non-événement » (Cyrulnik) ou de « l’infra-ordinaire » (Perec), autant de manifestations absorbées par ce que Montaigne ou Pascal – sur les pas de Cicéron – appelaient la « coutume » [13].
10Ainsi en va-t-il de la typographie, son évidente omniprésence masque son existence au point de la faire disparaître et d’en effacer le sens et la fonction. À travers son discours d’escorte, niant la dualité linguistique et iconique qui la constitue, la typographie s’est mise au service du verbe en s’excusant d’être aussi image. Là n’est pas le moindre de ses paradoxes, car elle tient précisément son pouvoir de cette discrétion, de cette servilité [14]. Vox l’affirmait sans ambages : « L’art du typographe est de rester inaperçu ». Et Raymond Gid de renchérir : « Typographier est d’abord servir », ajoutant aussitôt avec malice : « Prudents, Mallarmé, Valéry, se servaient eux-mêmes [15] ». Une servilité paradoxale en ce que la négation de l’image de la lettre se fait au prix d’un pouvoir sans partage, celui de la mise en forme du texte, de son « donner à lire », de son existence matérielle. Disparaître aux yeux du lecteur afin de servir le texte, s’effacer pour plus d’efficacité, c’est aussi prendre le pouvoir silencieux de « l’image du texte ». Si l’acceptation de ce pouvoir sur le texte se fait au prix d’une négation identitaire, elle sacre cependant le règne de l’infra-ordinaire, domaine privilégié de l’anthropologie « endotique » dont rêvait Perec [16].
11Préférant constituer des objets d’analyse jugés à travers leur noblesse, la recherche académique répugne bien souvent à prendre en compte ces manifestations qui appartiennent à ce qu’Yves Jeanneret a fort justement appelé la « culture triviale » [17]. Ce faisant, n’a-t-elle pas omis la leçon d’Héraclite : « En ce lieu aussi, en effet, les dieux sont présents [18] »? Comment s’étonner dès lors que le sémiologue rencontre en ces lieux délaissés de la critique une forte résistance idéologique…
12« Le concept d’énonciation éditoriale renvoie [donc] à l’élaboration plurielle de l’objet textuel. Il annonce une théorie de l’énonciation polyphonique du texte produite ou proférée par toute instance susceptible d’intervenir dans la conception, la réalisation ou la production du livre, et plus généralement de l’écrit. Au-delà, il intéresse tout support associant texte, image et son, notamment les écrans informatiques – étant entendu que tout texte est vu aussi bien que lu [19] ». S’il doit s’ouvrir à la sémiologie du texte et de l’image, le champ d’investigation de l’énonciation éditoriale convoque en outre l’histoire et l’anthropologie. Car si elle est plurielle et « infra-ordinaire », l’énonciation éditoriale a également été occultée au fil de l’histoire.
13La thématique de la signature évoque cette pluralité énonciative du texte [20]. S’il fallait apposer la marque de chaque acteur intervenant dans la conception, la réalisation ou la production du livre, la couverture n’y suffirait pas et prendrait rapidement les allures d’un générique de film. Qu’on y songe seulement : auteur, editor [21], éditeur, directeur de collection, secrétaire d’édition, correcteur, illustrateur, maquettiste, graphiste, typographe, claviste, imprimeur, partenaires officiels ou mécènes… auxquels il conviendrait d’ajouter le fabricant de papier, le façonneur, le relieur, sans parler du libraire ou du diffuseur qui interviennent parfois en amont de la chaîne de production [22]. Chacun de ces partenaires laisse une trace de son intervention ; laquelle est dûment codée, contractualisée ou répond plus simplement à des pratiques ou des usages. À des degrés divers, ces traces ou « marques d’énonciation éditoriale » [23] façonnent et constituent l’identité du texte. Elles déterminent donc les conditions de sa réception. Il ne saurait toutefois y avoir d’équivalence entre elles. Aucune commune mesure entre l’apposition du logotype de la NRF au pied d’une jaquette et la mise en place du « protocole de la Bibliothèque de la Pléiade », par exemple. Ces traces, susceptibles d’une lecture appropriée, répondent cependant à une fonction précise.
14Qu’on ne s’y trompe pas, nombre de ces intervenants sont susceptibles de transformer la réception de l’œuvre de façon radicale. Ainsi de l’editor. Pour une édition critique en effet, l’editor travaille à partir d’un texte dont il constitue ou reconstitue la matérialité, étant entendu que l’œuvre et le savoir de l’œuvre s’élaborent à travers la matérialité du livre. L’une de ses tâches essentielles consiste à accompagner et transformer le texte de l’auteur, autrement dit, à lui donner une forme différente de celle qu’il avait à l’origine. En ce sens, l’édition est un acte de trans-formation [24], terme qui se comprend à la fois comme une élaboration, une médiation et un changement. Le rôle d’editor est héritier des pratiques élaborées par les diorthôtès, ces bibliothécaires-éditeurs d’Alexandrie, qui furent les premiers intermédiaires entre l’auteur, le texte et les lecteurs [25].
15Un texte ne tisse donc pas uniquement des relations « intertextuelles » avec les autres textes qui constituent l’horizon culturel dans lequel il se meut, au sens où l’entendait Julia Kristeva [26] il est également le creuset d’une énonciation collective derrière laquelle s’affirment des fonctions, des corps de métier, des individus…, et où fatalement se nouent des enjeux de pouvoir. Cette énonciation collective s’exprime à travers des marques d’énonciation éditoriale qui entretiennent un rapport « dialogique » avec l’histoire, l’histoire de l’art, les pratiques sociales… La lecture d’un texte en sa plénitude – c’est-à-dire dans l’attention réelle portée à l’ensemble des éléments qui le constituent – prend donc une nouvelle résonance et les « traces » du livre une singulière importance. Reste qu’une telle posture théorique tient pour acquise l’existence d’une énonciation proférée par des instances se manifestant à travers des entités graphiques ou visuelles. Peut-on en ce cas parler d’énoncés ? Partant, à quel énonciateur nous renvoie la trace typographique, par exemple ? N’y a-t-il pas dès lors quelque abus à voir à travers ces marques l’expression d’une énonciation au sens linguistique du terme? Peut-on donc simplement parler d’énonciation éditoriale ?
Le poids des mots à la croisée des disciplines
16La réponse ne souffre aucune hésitation. Proposer l’expression « énonciation éditoriale » est nécessairement faire œuvre d’hérésie au regard de la linguistique ou des études littéraires. D’un point de vue linguistique, le terme d’énonciation implique qu’il y ait un énoncé et un énonciateur. Or une mise en page n’est pas « une suite finie de mots » ou « de phrases », même si on peut par ailleurs défendre l’idée selon laquelle elle est au texte imprimé ce que la dispositio est à la rhétorique classique [27]. En outre, l’énonciation est originellement définie comme un « acte individuel d’utilisation de la langue », l’énoncé étant « le résultat de cet acte », or l’« énonciation éditoriale » postule précisément une pluralité d’énonciateurs. Le point de vue littéraire qui calque son regard sur la linguistique assènera la même critique.
17La difficulté n’est pas nouvelle et réside précisément dans la question de la dénomination : « C’est la fatalité où se trouve prise la naissance de toute problématique inédite, qu’elle ne puisse s’opérer qu’à l’intérieur de ces mêmes disciplines établies et des catégories anciennes qui lui font obstacle [28] ». Choisir un terme adéquat au seuil des disciplines et des objets constitués revient à trahir la déchirure disciplinaire ou à réévaluer cette déchirure au regard d’une nouvelle problématique. Partant, c’est se heurter à l’idéologie scientiste héritée du xixe siècle qui, en découpant l’univers sensible en disciplines techniquement préhensibles, s’est interdit la compréhension des liens qui les unissaient, s’aveuglant sur la complexité des regards à porter sur les objets, leurs fonctions ou leurs pratiques [29]. Que la sémiologie soit hantée par la linguistique n’a rien pour étonner, attendu qu’elle en est historiquement issue [30] ; l’acquisition de son autonomie n’en est que plus difficile. Le concept d’énonciation éditoriale doit s’émanciper de cette tutelle afin de rendre compte au mieux des liens qui animent les divers champs sémiotiques convoqués par notre problématique. S’agissant de l’énonciation, par exemple, la linguistique fait l’économie de ce qui se joue dans la relation texte-image. Or nous ne pouvons faire abstraction ni de la situation ni des conditions matérielles de production et d’existence du texte écrit, pas plus du reste qu’on le ferait pour l’oral. Bakhtine a en effet clairement montré que « la situation entre dans l’énoncé comme un constituant nécessaire de sa structure sémantique [31]. »
18Il ne s’agit du reste pas de redéfinir l’énonciation en termes linguistiques, mais bien d’appréhender les divers champs sémiotiques convoqués en utilisant un mot qui se situe au plus près des faits que l’on tente de décrire. Ainsi, la rencontre des domaines linguistique et éditorial dans la même expression (« énonciation éditoriale »), par son incongruité, révèle un phénomène qui n’avait pas été jusqu’alors pris en compte. Il convient donc de rétablir un lien idéologiquement déconstruit par l’histoire, les sciences du langage et les études littéraires afin de rendre compte de la dynamique qui associe à travers un matériau signifiant complexe, outils, supports, pratiques et métiers de l’écriture. Si pour donner à lire le texte, il nous faut le donner à voir, alors nous devons faire état des tensions séculaires qu’entretiennent le regard et la parole, l’image et l’écriture.
Sous l’image du texte, les rapports de pouvoir
19Si je reprends analogiquement le décalage sémiologique pratiqué par Roland Barthes [32] je peux définir l’énonciation éditoriale comme un « texte second [33] » dont le signifiant n’est pas constitué par les mots de la langue, mais par la matérialité du support et de l’écriture, l’organisation du texte, sa mise en forme, bref par tout ce qui en fait l’existence matérielle. Ce « signifiant » constitue et réalise le « texte premier », il lui permet d’exister. Le « texte premier » n’est autre que le texte de l’auteur à proprement parler, pour peu qu’il y ait un auteur au sens où nous l’entendons depuis le xviiie siècle [34].
20La fonction du « texte second » consiste à donner à lire le « texte premier », sa signification (la connotation) nous renvoie à l’idéologie littéraire et textuelle d’une époque donnée. Les signifiés de connotation sont les effets de légitimité textuelle liés aux usages qui se sont constitués au fil de l’histoire.
21Au-delà de ses qualités intrinsèques et de la notoriété personnelle de son auteur, par exemple, la « scientificité » ou la « recevabilité » d’un article dépendra du support qui le publiera. Un article consacré à la « petite reine » paraissant dans les Cahiers de médiologie acquiert une légitimité que Les échos de la pédale berrichonnene sauraient lui donner. Toute « l’affaire Sokal » repose sur ces questions de réception et de légitimation textuelle [35].
22L’énonciation éditoriale relève de l’histoire, de la culture et plus généralement d’une anthropologie historique. En d’autres termes, à travers des éléments anodins et quotidiens d’ordinaire considérés comme insignifiants, le « texte second » ancre l’idéologie d’une époque et d’un milieu. Ainsi, sans que nous y prêtions la moindre attention, les acteurs du livre paradent sous nos yeux, nous dessinant l’âme d’une époque – « étrangeté du quotidien » dont parlait Michel de Certeau [36].
23L’une des fonctions premières de l’énonciation éditoriale est de donner le texte à lire comme activité de lecture (c’est sa dimension fonctionnelle, pragmatique ; on parlera alors de lisibilité). Dans un deuxième temps, elle s’inscrit dans l’histoire des formes du texte et par là même implique un certain type de légitimité ou d’illégitimité. L’énoncé de cette « énonciation » n’est donc pas le texte (le discours de l’auteur), mais la forme du texte, son image ; c’est le texte considéré comme objet concret et qui a été configuré à travers cette activité plurielle qu’est l’énonciation éditoriale.
24Le « texte second », c’est l’image du texte en ce qu’il est déchiré entre le regard et la parole, en ce qu’il se fait le lieu d’effectuation du dialogue ou des rapports de pouvoir entre l’image et le texte. « Texte premier » et « texte second » : deux langages distincts et complémentaires qui n’ont d’existence possible qu’à travers l’existence de l’autre. Il y a donc toujours deux textes, même s’il n’y a pas nécessairement deux personnes, au sens empirique du terme, à l’origine de cette énonciation. Ces deux « textes » forment conjointement ce qu’il devrait être convenu d’appeler la « littérature » et plus généralement la « communication écrite ».
Notes
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[1]
Stéphane Mallarmé, Quant au livre, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1945, p. 369 (éd. de H. Mondor et G. Jean-Aubry).
-
[2]
Cité par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, Seuil, 1981, p. 31.
-
[3]
Régis Debray, Manifeste médiologique, Gallimard, 1994, p. 21.
-
[4]
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, « Technique et langage » vol. 1, « La mémoire et les rythmes » vol. 2, Albin Michel, 1964 et 1965.
-
[5]
Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, 1995.
-
[6]
Voir Emmanuel Souchier, « L’écrit d’écran. Pratiques d’écriture et informatique », Communication et langages, n° 107, 1er trimestre 1996.
-
[7]
« Nous nous intéressons à la spécificité des sciences humaines, dirigées vers les pensées, les sens, les significations, etc., qui viennent d’autrui, et qui sont réalisés et offerts au savant uniquement sous les espèces d’un texte. Le texte (écrit et oral) comme donnée primaire de toutes ces disciplines [linguistique, philologie, études littéraires] et en général de toute science humaine et philologique (y compris même la pensée théologico-philosophique à sa source). Le texte est cette réalité immédiate (réalité de la pensée et des expériences) dans laquelle seule peuvent se constituer ces disciplines et cette pensée. Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée » Mikhaïl Bakhtine, cité par Todorov, op. cit., p. 31.
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[8]
Cf. note 1, ibid., p. 370.
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[9]
Yves Jeanneret, « La médiologie de Régis Debray », Communication et langages, n° 104, 1995, p. 5.
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[10]
Voir Emmanuel Souchier, « Contribution à l’histoire d’un texte. Exercices de style ou 99 histoires pour une Histoire », Queneau aujourd’hui, Clancier Guénaud, 1985, p. 179-203, et Raymond Queneau, Seuil, 1991, p. 305 et suivantes. Voir également Jean Lescure, Poésie et liberté. Histoire de messages 1939-1946, Éd. de l’IMEC, 1998.
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[11]
Noël Arnaud, « Un Queneau honteux? », Raymond Queneau, Europe, n° 650-651, 1983, p. 122-130.
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[12]
Chaque vers du recueil est imprimé sur une languette mobile découpée et rattachée à la reliure. L’œuvre rassemble 10 sonnets, chaque sonnet ayant 14 vers, ce sont donc 1014 poèmes, c’est-à-dire cent mille milliards de poèmes que l’on peut combiner d’après la maquette conçue par Massin (Gallimard, 1961). L’impression de chaque sonnet sur une page unie rend le système caduc et interdit toute combinatoire; le format, le grammage et la fragilité du papier bible utilisé pour la « Bibliothèque de la Pléiade » interdisant la découpe des languettes prévues pour l’édition originale (feuilles cartonnées de 23,5 x 28 cm).
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[13]
Bertold Brecht, L’achat du cuivre, Écrits sur le théâtre, L’Arche éd., 1967; Cicéron, De Divinatione, II, 27; Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, Hachette, 1989; Montaigne, Essais, II, 30; Pascal, Pensées, II, 3; Georges Perec, L’infra-ordinaire, Seuil, 1989.
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[14]
E. Souchier, Lire et écrire : éditer, des manuscrits aux écrans, autour de l’œuvre de Raymond Queneau, Habilitation à diriger des recherches, université Paris VII-Denis-Diderot, 1998, p. 178 sq.
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[15]
Maximilien Vox, Faisons le point. Cent alphabets monotypes pour servir à l’étude de la typographie du demi-siècle, Larousse, 1963, p. 117; Raymond Gid, Célébration de la lettre, Fata Morgana, 1992, p. 47.
-
[16]
Georges Perec, L’infra-ordinaire, op. cit., p. 12.
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[17]
Yves Jeanneret, Hermès au carrefour. Éléments d’analyse littéraire de la culture triviale, Habilitation à diriger des recherches, université Paris VII-Denis-Diderot, 1996.
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[18]
Sur le commentaire de cette citation et des propos que Heidegger lui consacra, voir Raymond Queneau, Philosophes et voyous, à la suite de Journal, 1939-1940, Gallimard, 1986, p. 232-233.
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[19]
Emmanuel Souchier, Lire et écrire : éditer…, op. cit., p. 172.
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[20]
Voir Béatrice Fraenkel, La signature. Genèse d’un signe, Gallimard, 1992.
-
[21]
Afin de le distinguer de l’éditeur au sens littéraire et commercial du terme et du critique dans son acception journalistique, j’appelle editor le critique qui établit la genèse d’un texte, l’annote et le présente (on songera au sens américain du terme éditeur). Cf. note 9.
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[22]
Voir Lucien Fèvre et Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, Albin Michel, 1971, chap. iii, p. 111-164.
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[23]
Il ne s’agit pas uniquement du « paratexte » tel que défini par Genette, mais bien du texte lui-même. L’ensemble des marques graphiques et typographiques qui instaurent une différence d’énonciation entre auteur, editor et éditeur, par exemple, sont constitutives du texte et ne sont pas placées « à côté » du texte ainsi que le suggère le mot paratexte. Gérard Genette, Seuils, Seuil, 1987.
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[24]
Voir Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, « Légitimité, liberté, providence : La reconnaissance politique par les médias », Recherches en communication, n° 6, Université catholique de Louvain, Belgique, 1996.
-
[25]
Christian Jacob, « Lire pour écrire : navigations alexandrines », Le pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres en Occident, (sous. la dir. de Marc Baratin et Christian Jacob), Éd. Albin Michel, 1996, p. 63.
-
[26]
Julia Kristeva, « Intertextualités », Poétique, n° 27, 1976.
-
[27]
Emmanuel Souchier, Lire et écrire : éditer…, op. cit., p. 182.
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[28]
Régis Debray, Vie et mort de l’image : une histoire du regard en Occident, Gallimard, 1992, p. 12.
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[29]
Voir Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, op. cit., p. 49-50.
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[30]
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1969, chap. iii, § 3, p. 32.
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[31]
Mikhaïl Bakhtine, cité par Todorov, op. cit., p. 67.
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[32]
Roland Barthes, Mythologies et L’aventure sémiologique, Seuil, 1957 et 1985.
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[33]
Je n’établis toutefois pas de hiérarchie valorisante ou dévalorisante entre les termes « second » et « premier ». Le « texte premier » est choisi pour celui écrit par l’auteur, en ce sens qu’il est supposé être à l’origine du « texte pluriel » publié.
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[34]
Roger Chartier, Culture écrite et société, Albin Michel, 1996, chap. 2, p. 45-80.
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[35]
Voir Yves Jeanneret, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, PUF, 1998.
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[36]
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, vol. 1/Arts de faire, UGE, 10/18, n° 1363, 1980, p. 174.