Notes
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[1]
Enzo Traverso, La Violence nazie, une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002.
-
[2]
André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Champs-Flammarion, 2000.
-
[3]
Son livre est intitulé : De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle. La préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie.
-
[4]
Georges Bensoussan, Europe. Une passion génocidaire, Paris, Éditions des Mille et une nuits (Fayard), 2006, p. 197.
-
[5]
Ibid., p. 317.
-
[6]
Ibid., p. 329.
-
[7]
Jules Isaac, Genèse de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1956.
-
[8]
G. Bensoussan, op. cit., p. 289.
-
[9]
Ibid., p. 318.
-
[10]
Georges Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.
-
[11]
Rita Thalmann, « Ploetz, Rüdin, Fischer, Lenz, von Verschuer : pionniers et cautions scientifiques de “l’hygiène raciale” », in « Classer, penser, exclure », Revue d’histoire de la Shoah, n° 183, juillet-décembre 2005, p. 214.
-
[12]
Yves Ternon, Socrate Helman, Les Médecins allemands et le national-socialisme. Les métamorphoses du darwinisme, Tournai, Casterman, 1973, p. 36.
-
[13]
« Der Erbarzt zur Einführung », Der Erbarzt, n°1, 1934, pp. 1-2. Cité par Benoît Massin, « Apprendre à classer et à sélectionner. L’enseignement de l’eugénisme, de l’hygiène raciale et de la raciologie dans les universités allemandes (1930-1945) », in « Classer, penser, exclure », op. cit., p. 316.
-
[14]
Pour la question de la stérilisation en Allemagne nazie, la référence la plus complète est : Gisela Bock, Zwangsterilisation im Nationalsozialismus. Studien zur Rassenpolitik und Frauenpolitik, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1986.
-
[15]
B. Massin, article cité, p. 289.
-
[16]
Ibid., p. 292.
-
[17]
Y. Ternon, S. Helman, op. cit., p. 187.
-
[18]
Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands. Le IIIe Reich, une dictature au service du peuple, Paris, Flammarion, 2005.
-
[19]
Götz Aly, Peter Chroust, Christian Pross, Cleansing the Fatherland. Nazi Medicine and Racial Hygiene, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1994.
-
[20]
Robert N. Proctor, La Guerre des nazis contre le cancer, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
-
[21]
Ibid., p. 123.
-
[22]
Ibid., pp. 181-253.
-
[23]
Sur l’opération T4, les ouvrages de référence sont : Ernst Klee, « Euthanasie » im NS-Staat, Francfort, Fischer, 1986 ; Henry Friedlander, The Origins of Nazi Genocide. From Euthanasia to the Final Solution, Londres, The University of North Carolina Press, 1995.
-
[24]
Florent Brayard, La « solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004, p. 251.
-
[25]
Le livre de François Bayle, Croix gammée contre caducée. Les expériences humaines en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale (Neustadt, Imprimerie nationale, 1950), reprend les minutes du procès des médecins devant un tribunal américain à Nuremberg (Karl Brandt et alii). L’ouvrage le plus récent et le plus complet est : Ernst Klee, La Médecine nazie et ses victimes, Arles, Actes Sud, 1999.
-
[26]
E. Klee, op. cit., pp. 232-246.
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[27]
Robert Jay Lifton, The Nazi Doctors. Medical Killing and the Psychology of Genocide, New York, Basic Books, 1986.
1Voici quarante ans, découvrant les expériences criminelles faites par des médecins allemands dans les camps de concentration, j’entrepris, avec l’aide de mon ami Socrate Helman, lui aussi médecin, mais en outre germanophone, de conduire une étude de la médecine allemande sous le national-socialisme. Nous perçûmes alors rapidement les causes lointaines de cette dérive. Après trois années de recherche, nous avions rédigé un texte volumineux qu’à la demande de l’éditeur nous dûmes diviser en trois parties. Celles-ci inversaient l’ordre chronologique. L’Histoire de la médecine SS parut deux ans avant Le Massacre des aliénés qui précédait de deux ans Les Médecins allemands et le national-socialisme. Les sous-titres du premier et du troisième volumes – Le mythe du racisme biologique et Les métamorphoses du darwinisme – soulignaient la nécessité de remonter au xixe siècle pour comprendre le comportement du corps médical sous le nazisme. Depuis, notre travail, s’il fut, en France, pionnier, est largement dépassé. Les pistes que nous tracions ont été abondamment explorées, en particulier la généalogie européenne du nazisme [1] et l’espace conceptuel qui sépare Darwin et Hitler [2]. En outre, les travaux des historiens allemands ne sont plus bridés par la culpabilité que portaient tant de médecins allemands après 1945. La plupart de ces médecins poursuivirent une carrière universitaire, hospitalière ou privée sans être inquiétés. Le Procès des médecins tenu en 1946 et 1947 devant un tribunal américain à Nuremberg avait révélé les faits, mais le corps médical allemand récusa toute accusation d’une culpabilité collective et il imposa l’idée que les crimes perpétrés par des médecins sous le nazisme avaient été le fait d’une poignée de fanatiques – SS ou soldats ayant obéi à des ordres de leurs supérieurs –, alors que c’était de leur plein gré et en plein accord avec le régime qu’une majorité de médecins allemands avaient massivement violé les principes fondamentaux de l’éthique médicale. Ce long silence se poursuivit jusque dans les années 1980 où ceux qui avaient vingt-cinq ans dans les années 1940 prirent leur retraite. Une abondante documentation accumulée par une génération de jeunes historiens allemands permet aujourd’hui une meilleure connaissance de la médecine nazie. Pour l’étudier, la chronologie est le meilleur fil conducteur. On peut diviser cette étude en quatre parties séparées par ces trois ruptures que furent la Grande Guerre, la prise du pouvoir par les nazis, le 30 janvier 1933, et l’entrée en guerre de l’Allemagne le 1er septembre 1939.
Élaboration d’un racisme biologique
2Les médecins nazis furent le produit d’un enseignement et d’une atmosphère ambiante. Bien avant la Première Guerre mondiale, l’enseignement prodigué dans les universités européennes était imprégné d’un racisme affublé des vêtements de la science. Par une série de dérives au chemin tortueux, une interrogation légitime sur les origines de la vie et sur la place de l’homme dans l’univers s’était transformée en un fatras de certitudes sans fondement rationnel. La politique investit la science et chaque grande puissance européenne imposa à ce racisme biologique sa marque singulière en fonction de son héritage culturel et de ses ambitions. C’est ainsi que l’Allemagne emprunta progressivement au cours du xixe siècle un chemin singulier – un Sonderweg. Ce furent autant de courants convergents dont il faut tenter de saisir les émergences et de suivre les sinuosités afin de percevoir sur quel terreau s’est développée cette plante vénéneuse que fut, tout en préservant sa qualité scientifique, la médecine allemande sous le national-socialisme.
L’héritage de Darwin
3Le concept de race, vieux de plusieurs siècles, s’est lentement structuré en une construction aberrante niant l’unité de l’espèce humaine et une origine commune des êtres humains en déformant les travaux de naturalistes qui, au contraire, démontraient la filiation de l’homme parmi les espèces. C’est dans le monde anglo-saxon que cette dérive prend sa source. L’Angleterre victorienne exploite les découvertes de ces naturalistes pour justifier ses conquêtes. Lorsque Darwin publie en 1859 De l’origine des espèces, il ne fait qu’isoler un processus biologique commun au règne animal [3]. Sa théorie est constituée de deux volets : l’existence d’une régulation du vivant et le mécanisme de cette régulation. Il identifie deux lois de la nature : la sélection naturelle et la lutte pour la vie. Cet apport scientifique commun à Darwin et Wallace est rapidement détourné par Lyell qui transpose la sélection à l’espèce humaine et par Spencer qui, le premier, parle de survie du plus apte. En s’appuyant sur les découvertes de la biologie et en appliquant à l’homme les règles opérant dans le règne animal, savants et politiques légitiment la mort de peuples entiers au nom de la supériorité des races et des cultures européennes. La disparition de millions d’êtres humains en Amérique du Sud et en Australie devient un processus naturel. Par un retournement dialectique, cette disparition – spontanée ou provoquée – est interprétée comme la preuve de leur infériorité naturelle.
4La lecture de l’œuvre de Darwin ne cesse d’être instrumentalisée jusqu’à expliquer la nécessité de purifier une « race humaine », comme le fait la nature pour les autres espèces. Le darwinisme social ou social-darwinisme – une expression qui apparaît tardivement et qui n’est employée que par ceux qui le critiquent – opère une greffe du racisme sur la biologie, opération qui transforme radicalement la perception de l’individu dans la société. La sélection naturelle justifie donc toutes les violences au nom du principe de survie du plus apte. En Europe comme aux États-Unis se développe le présupposé qu’en aidant à cette survie on rend service à l’humanité. Dans le monde scientifique les esprits sont préparés à l’idée d’une sélection entre aptes et inaptes. La méritocratie remplace peu à peu l’aristocratie de la naissance.
5Les années 1860 sont donc « un moment charnière de l’histoire intellectuelle du monde occidental, le temps où se structure un courant des anti-Lumières qui culmine quelques décennies plus tard [4] » – et où s’opère, selon l’expression d’Adorno et d’Horkheimer, « une modernité régressive ». Dans un univers de plus en plus envahi par la bureaucratie et les impératifs de la production, la priorité n’est plus à l’humanitaire mais à l’efficacité. Les adversaires des Lumières dénoncent l’individualisme, les principes d’égalité, la démocratie et les droits de l’homme. Ce procès fait aux Lumières aide au développement du racisme. Dès lors que l’homme n’est plus perfectible, que la lutte pour la vie est la loi de la nature, la force prime le droit et l’extermination des races inférieures est justifiée, singulièrement en Afrique où la brutalité envers les « indigènes » ne connaît aucune limite. L’homme est devenu une question à résoudre et l’éradication de groupes entiers la tentation d’une solution aux différentes formes que cette question peut prendre. La politique parle de plus en plus le langage de la biologie, puisque cette science lui sert de caution. La maladie, l’hygiène pénètrent le discours des sociologues et la race celui des anthropologues. Par des voies très indirectes, les travaux de Darwin ont contribué à « biologiser » le politique. Mais ce sont d’autres découvertes, celles des lois de l’hérédité, qui enferment définitivement chaque individu dans un déterminisme qui, par une autre dérive, rejoint les anciens préjugés de « pureté du sang » qui, plusieurs siècles durant, avaient prévalu en Espagne. Un demi-siècle avant que la biochimie ait analysé la structure moléculaire du gène, les emprunts faits à la génétique par les idéologues pour cautionner le racisme biologique auront engendré bien des catastrophes.
6Ainsi, en cette fin de xixe siècle, tandis que le colonialisme ravage sans état d’âme les populations noires d’Afrique, des intellectuels sont en quête de coupables dont la suppression purifierait les « races supérieures ». L’émergence d’un bio-pouvoir, d’une pensée politique axée sur la lutte pour la vie et le droit des races supérieures à conquérir et à prospérer permet de comprendre la transformation qui commence à s’opérer dans le monde médical. L’Eugenik en Angleterre, l’eugénisme en France, puis l’hygiène raciale en Allemagne, ces pseudo-sciences développent un besoin d’épuration de la société. Dès le début du xxe siècle, les États-Unis sont à la pointe de ces politiques eugénistes qui font adopter des lois de stérilisation et de réglementation du mariage. On entend partout le même refrain : l’eugénisme doit, par une sélection sociale, aider la nature à faire son travail. Telles sont les racines européennes – plus largement occidentales – de ce désastre de la pensée. On ne saurait donc accuser la médecine allemande d’avoir été soudainement pervertie en 1933. Les principes biologiques de sélection (Auslese) et d’élimination (Ausmerze) avaient depuis plus d’un demi-siècle imprégné la pensée médicale occidentale et on pourrait multiplier à l’envi les citations de médecins adeptes de l’eugénisme, en France, en Angleterre et aux États-Unis acceptant comme une nécessité la disparition des « races inférieures » ou réclamant l’élimination des malades mentaux et des handicapés et la stérilisation des porteurs de maladies dites héréditaires.
La spécificité allemande
7Au xixe siècle, l’Allemagne rejette les Lumières (Aufklärung). Elle s’oppose à la Révolution française et à ses idées et se replie sur elle-même en une quête archaïque de ses origines : du peuple originel (Urvolk), de la langue originelle (Ursprache). Ce Sonderweg s’identifie par une série de rejets, d’opposition aux idées des Lumières, opposition que l’on peut exprimer selon un principe binaire : culture contre civilisation ; communauté du peuple contre société ; corps populaire contre individu ; races contre nations ; romantisme contre raison ; guerre contre paix. En 1834, Heine avait mis en garde contre l’ardeur belliqueuse des Germains. Il annonçait les roulements du tonnerre allemand, lent à venir, mais terrible quand il atteint son but. Quelques décennies plus tard s’opère la rencontre d’une pensée allemande imprégnée de nostalgie de ses origines germaniques, de romantisme et de culte de la nature avec la pensée biologique et raciale ressassant les mêmes slogans : la race allemande, l’esprit allemand sont supérieurs ; l’Allemagne est appelée à guider l’humanité, mais elle doit s’exercer à la guerre pour remplir cette mission.
8André Pichot a montré le rôle joué par Ernst Haeckel dans l’interprétation de la pensée de Darwin en Allemagne. Haeckel étend la théorie darwinienne à l’homme et il fait de la conservation de l’espèce humaine le principal souci de la politique. Sa philosophie biologique est inspirée par L’Origine des espèces. Dans une conception globale, le monisme, il entreprend de prouver que la création du monde obéit aux lois de la physique et de la chimie. Il explique l’évolution des espèces (phylogenèse) et le développement de l’individu (ontogenèse) par le lien de l’hérédité qu’il place au centre de la biologie. Dans ce système philosophique, la biologie est science et histoire, l’évolution relie les sciences de l’homme et celles de la nature, la religion et la science. La conservation de l’espèce est une priorité. L’individu peut disparaître si l’espèce est préservée. Antichrétien et pangermaniste, Haeckel est un fervent adepte du mythe aryen, également cher à Ernest Renan. L’hypothèse d’une langue commune à la civilisation, le sanskrit, et d’une origine multiple de l’homme est certes une construction artificielle, mais elle permet à l’Occident de se libérer de l’héritage juif et d’« aryaniser » Jésus.
9Cependant, tant que l’Allemagne ne participe pas à l’aventure coloniale de l’Europe, les savants allemands adhèrent peu aux théories racistes. À mesure que l’impérialisme allemand se développe, le ton change. Un glissement idéologique s’opère et ces savants s’emparent du discours sur le droit des races supérieures d’éliminer les plus faibles. C’est en Allemagne, avec le concept d’espace vital élaboré par Ratzel en 1901, que la théorie biologique de la vie et la théorie géographique de l’espace se confondent et que la crainte de dégénérescence de la race, obsédante dans l’œuvre de Haeckel, devient une phobie.
10Avant que soient redécouvertes les lois de Mendel, August Weissmann expose dans les années 1880 sa théorie du plasma germinatif. En séparant le germen du soma, cette théorie rend impossible toute transformation du vivant sans recours à la sélection, puisqu’elle confère au germen le statut d’un patrimoine héréditaire que les enfants reçoivent de leurs parents et qu’ils transmettent à leurs descendants. La sauvegarde de ce patrimoine est désormais le mot d’ordre tant de l’eugénisme que des théories raciales. L’hygiène raciale, en tant que spécificité allemande de l’eugénisme, naît en 1895 avec la publication de Fondements d’une hygiène des races de Alfred Ploetz. Dans ce livre, il regroupe les théories de la biologie de Darwin à Weissmann en une seule science : l’hygiène raciale. Il condense en un discours cohérent sur la défense de l’espèce, de la race et du peuple, la science, le racisme et le nationalisme. En 1899, avec Fritz Lenz, Ploetz fonde la Société allemande d’hygiène raciale qui publie à partir de 1904 les Archives de biologie raciale et sociale. Le comité directeur de cette revue réunit Ploetz, Lenz et le psychiatre Ernst Rüdin. Le premier congrès international d’eugénisme se tient à Londres en août 1912 et les pionniers de l’hygiène raciale allemande y participent.
11Cette pensée biologique est partagée par de nombreux médecins allemands dès le début du xxe siècle. La plupart sont impliqués dans les conquêtes coloniales du IIe Reich. En 1884, l’Association coloniale allemande (Deutsche kolonial Verein) est fondée. 258 médecins la rejoignent. Ils sont plus de 1 500 en 1903 [5]. Les colonies allemandes, affirme Georges Bensoussan, furent « le laboratoire d’une certaine barbarie scientifique que l’Allemagne ramènera jusqu’au cœur de l’Europe après avoir perdu ses possessions d’outre-mer en 1919 [6] ».
Construction du discours antisémite allemand
12Récusant le mythe d’un antijudaïsme aussi vieux que le peuple juif, Jules Isaac a montré que les racines de cette haine et de ce mépris sont dans la doctrine des Pères de l’Église et que les pratiques antijuives sont observées dès le haut Moyen Age [7]. On accuse les Juifs d’être les responsables de la malédiction qui les frappe : déicide, le peuple élu est maudit par la chrétienté en Occident. Éternels coupables de tous les maux qui s’abattent sur les sociétés européennes au Moyen Age, les Juifs prennent la figure de l’ennemi intérieur, un ennemi d’autant plus redoutable qu’il est caché. En Allemagne, l’imaginaire collectif associe dès le Moyen Âge la survie de l’Allemand à l’anéantissement du Juif. La pensée millénariste et l’eschatologie populaire sont liées au massacre de tous les Juifs, catharsis nécessaire à l’avènement du Millénium et au retour de l’empereur Frédéric. La Réforme s’inscrit dans la continuité de cet antijudaïsme exterminateur et les propos de Luther sont dans cette ligne. Dans l’Allemagne du xixe siècle, l’émancipation des Juifs est aussi contestée que l’humanitarisme protégeant les « vies inutiles » et, dans le dernier tiers du siècle, le discours antijuif s’oriente vers le mythe de la conspiration mondiale auquel les Protocoles des Sages de Sion donnera une forme plus élaborée. Parallèlement, le courant racialiste creuse en Europe le fossé entre « Aryens » et « Sémites ». C’est au nom de la race que l’Europe exclut les Juifs et en fait, pour reprendre l’expression de Pinsker, « le peuple élu par la haine universelle [8] ». Comme le discours politique emprunte alors de plus en plus le langage de la biologie, la perception du Juif se transforme. Biologisé, il est désormais un problème d’hygiène raciale. L’expulsion ou l’élimination des Juifs est progressivement perçue comme une désinfection, le traitement d’une affection microbienne. Comme l’écrit Michel Foucault : « L’antisémitisme, qui fut fondamental dans la pensée allemande du xixe siècle, a fonctionné comme une longue apologie de l’État. Ce fut aussi la matrice de tous les racismes qui ont marqué les fous, les anormaux, les métèques ». Avant 1914, l’antijudaïsme a subi une mutation biologique irréversible.
La grande guerre et Weimar
13L’hécatombe de soldats au cours de la Grande Guerre est la matrice de toutes les violences collectives en Allemagne. Perçue comme une croisade pour la défense de la culture allemande contre un ennemi à anéantir, cette guerre réveille les instincts de cruauté, banalise la violence et prépare les esprits à une conception biologique de l’humanité. 1933 est en germe dès 1914. La disette des deux dernières années de guerre ne cesse de hanter les Allemands sous la République de Weimar. Les patients des asiles d’aliénés ont été les premiers affamés : 45 000 sont morts de faim en Prusse et 7840 en Saxe [9]. Après 1918, la vie politique et la vie quotidienne subissent un effet de brutalisation [10]. Le langage de la guerre pénètre la société civile et contribue à un engourdissement moral qui, progressivement, déshumanise ceux qu’on veut éliminer. L’atmosphère intellectuelle des années 1920 est, dans le monde occidental, imprégnée par l’eugénique et l’hygiène raciale. Le deuxième congrès d’eugénisme se tient à New York en novembre 1921. Un double courant eugéniste se développe en Allemagne : l’un, non raciste, est partisan d’une amélioration quantitative de la société après la saignée de la Grande Guerre ; l’autre, nationaliste et raciste, prône la sélection d’une élite biologique. Ce dernier courant, dont sortira la médecine nazie, privilégie deux idées : la suppression des « vies sans valeur » et la protection de la race contre les maladies héréditaires.
14En 1920, un juriste allemand disciple de Haeckel, Karl Binding, publie Die Freigabe der Vernichtung lebensunwerten Leben, un plaidoyer pour une « libéralisation de la destruction de vies qui ne valent pas d’être vécues » augmenté d’un commentaire du psychiatre Alfred Hoche. Dès 1895, A. Jost avait demandé qu’on reconnaisse aux incurables le « droit à la mort » et que le médecin soit, dans des cas précis, autorisé à la procurer. Après le carnage de la Grande Guerre, la position de Binding et Hoche est renforcée par la situation démographique, économique et politique de l’Allemagne. Si le thème de l’euthanasie continue à être débattu, il rencontre cependant une vive opposition, en particulier parmi les théologiens. Hoche est dans la droite ligne de l’hygiène raciale, qui connaît une audience croissante dans le corps médical allemand. En 1930, en pleine crise économique, la revue Eugenik, Erblehre, Erbpflege revient à l’attaque et dénonce la charge économique des personnes sans valeur dans les hospices, une charge qui fait obstacle à la construction de logements sociaux.
15De 1921 à 1923, l’éditeur munichois Lehmann, qui diffuse depuis 1913 les idées eugénistes dans la presse médicale allemande, fait paraître un ouvrage en deux volumes : Génétique humaine, sélection humaine et hygiène raciale. Le premier volume est un ouvrage collectif rédigé par Erwin Baur, Eugen Fischer et Fritz Lenz. Le second, écrit par Lenz seul, traite de la sélection humaine et des « maladies du corps politique ». C’est ce volume que Lehmann fait parvenir à Hitler dans sa prison de Landsberg en 1924 [11]. En 1926, Lehmann publie la revue Volk und Rasse et les livres du philologue Hans F. K. Günther, théoricien du mythe nordiste. Cette revue et ces livres connaissent aussitôt une grande diffusion. Eugen Fischer est la personnalité la plus marquante dans le groupe des pionniers de l’hygiène raciale. Depuis sa thèse sur le métissage des Hottentots et des Boers, Les Bâtards de Rehowot (1913), il est convaincu que le peuple allemand est menacé de dégénérescence et que le métissage avec des races inférieures en est la cause principale. En 1927, il prend la direction de l’Institut d’anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme intégré au célèbre Kaiser Wilhelm Institut de Berlin, fondation privée pour le développement de la science allemande. Il nomme à la tête du département d’hérédité humaine Otmar von Verschuer et à la direction du département d’eugénisme, le jésuite Hermann Muckermann (qui devra quitter son poste en 1933 et sera remplacé par Lenz). Fritz Lenz obtient dès 1923 le premier poste de professeur sans chaire d’hygiène raciale à Munich. C’est également à Munich que le psychiatre Ernst Rüdin est nommé en 1928 à la direction d’un centre de recherche sur la schizophrénie, dont il veut prouver qu’elle est une maladie héréditaire. Sous Weimar, cependant, ces pionniers de l’hygiène raciale ne sont pas membres du Parti nazi. Afin de préserver à la biologie sa place prédominante dans la société allemande et pour maintenir leur position dans les congrès internationaux, ils n’expriment pas ouvertement leur antisémitisme.
16Sous la République de Weimar, l’eugénisme n’est pas perçu par tous comme une idéologie völkisch. Des médecins juifs comme des médecins socialistes rejoignent la Société allemande d’hygiène raciale. L’enseignement des sciences raciales est cependant assuré avant 1933 dans vingt universités allemandes par des anthropologues et des professeurs d’anatomie, mais aussi, pour un tiers, par des médecins d’autres spécialités. Ainsi, l’anthropologue Mollison enseigne à Heidelberg, Fischer à Fribourg puis à Berlin, Günther est nommé à Iéna en 1931, bien qu’il n’ait pas d’habilitation. L’enseignement de l’hygiène raciale se développe rapidement chez les hygiénistes de l’administration pour répondre à leur préoccupation concernant la prophylaxie et chez les psychiatres, les médecins spécialistes les plus impliqués dans l’eugénisme en raison de leur conviction que la plupart des maladies mentales sont héréditaires. Progressivement, l’enseignement de la génétique humaine se glisse dans les universités entre la raciologie et l’hygiène raciale. Les thuriféraires de l’hygiène raciale voient dans l’avènement du IIIe Reich des possibilités nouvelles de mise en pratique de leurs théories et de leurs recherches.
17Les idées nationales-socialistes gagnent le corps médical allemand et les facultés de médecine. La Ligue des médecins allemands nationaux-socialistes est instituée en 1930. En 1932, le Dr Gehrard Wagner en devient président. Dès sa fondation, le Dr Leonardo Conti est responsable de la ligue pour le Gau de Berlin. Dans le programme de cette ligue, rédigé dès le congrès fondateur de 1929, il était demandé aux membres de « pénétrer le corps médical allemand et toutes les professions concernant la santé en y introduisant les concepts professionnels de la conception du monde (Weltanschauung) et faire respecter par le public ces idées fondamentales [12] ». Parallèlement, l’idéologie raciste pénètre en force les corporations étudiantes après 1928, année de fondation à Kiel de la ligue national-socialiste des étudiants. En 1930-1931, les nazis obtiennent la majorité des mandats dans onze facultés et forment le parti le plus important dans dix autres. Or, la plupart des futurs cadres de la médecine nazie sont nés avec le siècle. Ils ont donc fait leurs études entre 1920 et 1930 dans des universités où ils ont été imprégnés par les idées de racisme, d’hygiène raciale et d’hérédité des maladies mentales.
Les médecins nazis de 1933 à 1939
18La prise du pouvoir par Hitler le 30 janvier 1933 ne prend pas de court le corps médical allemand, déjà largement contaminé par les idées racistes et gagné aux exigences de l’eugénisme négatif. Les médecins sont nombreux à avoir déjà adhéré au Parti nazi, voire à la SS, et à partager son idéologie. Ils sont acquis au principe de sélection et ils sont prêts à le mettre en application quelles qu’en puissent être les conséquences. Pour mieux appréhender les multiples effets de ce raz-de-marée que provoqua l’irruption du nazisme dans le corps médical allemand après 1933, on peut observer cette période de plus de six années sous quatre angles : la mise au pas du corps médical allemand ; l’exclusion des médecins et des étudiants juifs ; l’enseignement de l’hygiène raciale, de la raciologie et de la génétique dans les universités et les instituts de recherche ; la promulgation d’une législation imposant la stérilisation à certains citoyens allemands, une mesure qui impliquait directement la totalité du corps médical allemand dans des actes contraires à l’éthique.
Organisation de la Santé publique
19En deux ans, par une série de décrets, le ministère de l’Intérieur contrôle tous les organismes de santé. Le département IV de la Santé et de la Protection du Peuple est dirigé par un secrétaire d’État, le Dr Arthur Gütt, puis, à partir de 1935 et jusqu’en 1945, par le Dr Leonardo Conti. Dans chaque grande ville un Office de santé est institué. Cet office, placé sous l’autorité d’un médecin fonctionnaire, est l’unité administrative qui contrôle l’ensemble des activités médicales, de l’hygiène à la médecine légale. Le directeur de l’Office de santé a tout pouvoir sur les médecins et les membres des professions de santé. Les autres activités à l’échelon national sont condensées dans des organismes qui sont tous rattachés au secrétariat d’État à la Santé, comme l’Académie de médecine, l’Office de santé du Reich – qui coordonne la recherche médicale – ou la Croix-Rouge allemande. L’ancienne Chambre des médecins allemands est confiée le 24 mars 1933 à des membres de la Ligue des médecins allemands nationaux-socialistes et Gebhard Wagner en devient président (Reichs- ärzteführer). En décembre 1935, elle devient la Chambre des médecins du Reich. À l’exception des offices de santé de l’armée ou de la police, tous les médecins allemands doivent, pour exercer, être inscrits à cette chambre. Le Reichsärzteführer promulgue les lois et ordonnances qui régissent l’exercice de la profession. L’ancien code de déontologie médicale devient caduc et la Chambre des médecins a ses tribunaux et ses comités d’arbitrage. Elle garantit que chaque médecin accomplit sa tâche selon la conception du monde nationale-socialiste et applique les mesures sanitaires prescrites. Enfin, les caisses d’assurance maladie sont regroupées en une Union des caisses médicales allemandes que contrôle le président des médecins du Reich. Cette Union, qui dépend du ministère du Travail et qui regroupe tous les travailleurs allemands, contrôle le flux du remboursement des frais médicaux. Elle peut, à sa guise, refuser l’admission d’un médecin ou l’exclure.
20Tandis que l’État unifie la médecine allemande, le Parti national-socialiste conserve et développe ses propres organisations. Ainsi se maintient la dualité État-parti caractéristique du régime nazi. La Ligue des médecins nationaux-socialistes conserve son activité. Elle se consacre à l’endoctrinement politique tout en restant en relation étroite avec la Chambre des médecins. Comme dans les autres domaines de la vie politique, le régime incorpore toutes les activités médicales dans son appareil de domination. Il y parvient de façon exemplaire dans la corporation médicale, puisque, de tous les organismes professionnels, c’est le corps médical qui, avec plus de 50 % de médecins inscrits au Parti nazi en 1939, manifeste le plus fortement son adhésion au IIIe Reich.
Exclusion des médecins juifs
21En 1932, l’Allemagne compte plus de 52 000 médecins, dont 6 500, soit 13 %, sont juifs, alors que les Juifs représentent moins de 1 % de la population. À Berlin, 60 % des médecins en exercice sont juifs. L’exclusion brutale des médecins juifs est impossible. La population n’y est pas préparée et ces médecins jouissent pour la plupart de la confiance de leurs patients. Les nazis vont donc procéder au coup par coup, par une série de mesures légales qui rencontrent l’adhésion des autres membres du corps médical.
22Le climat se détériore dès février 1933. Les agressions contre des médecins juifs commencent avec le boycott du 1er avril. Les lois du 7 avril sur la restauration de la fonction publique et le décret du 22 avril sur l’admission des médecins dans les caisses d’assurance maladie permettent de relever, avec quelques exceptions, les médecins non-aryens de leurs fonctions dans l’administration et de les exclure de la pratique des caisses, ce qui coupe la principale source de leurs revenus. En dépit de ces mesures, les médecins nazis n’obtiennent qu’un maigre résultat, car un grand nombre de médecins juifs bénéficient d’exemption de ces mesures, en particulier comme anciens combattants ou parce qu’ils ont perdu un père ou un fils au cours de la Grande Guerre. L’absence de réaction de la population aux décrets d’exclusion facilite la promulgation des lois de Nuremberg, le 15 septembre 1935 : loi de citoyenneté du Reich et loi sur la protection du sang et de l’honneur allemands. Dès lors, le médecin juif est exclu de son milieu professionnel.
23De nombreux médecins émigrent. D’autres se suicident. La plupart se résignent à attendre. Mais la pression s’accentue graduellement en 1936 et 1937. Le coup final est porté le 30 juillet 1938. La quatrième ordonnance de la loi de citoyenneté du Reich interdit à tous les médecins juifs l’exercice de la médecine à partir du 30 septembre. Cette mesure est donc prise avant les violences physiques de la Nuit de cristal. Qu’ils aient ou non traqué leurs confrères juifs, ni dans l’exercice privé, ni à l’hôpital, ni à l’université les médecins allemands ne se montrent solidaires de leurs confrères. Ils ne comprennent même pas que l’exclusion d’autant de médecins menace l’équilibre sanitaire du pays. Ils voient au contraire dans cette discrimination l’occasion d’acquérir des postes et d’améliorer leurs revenus. Les médecins des pays voisins ne réservent d’ailleurs pas à leurs confrères émigrés un accueil chaleureux, en particulier en France où la loi Armbruster impose aux docteurs en médecine l’obligation pour exercer d’être de nationalité française.
Enseignement de l’hygiène raciale
24Préserver l’hygiène de la race allemande est le premier devoir du médecin nazi. De l’école à l’université – s’il fait ses études après 1933 –, dans la presse médicale, dans les livres, dans tous les organismes de l’État et du parti, on le rappelle à ce devoir. Il est le « soldat biologique » du peuple allemand ; l’individu n’est rien, la race est tout et la race est hérédité ; la sélection est le moyen d’action pour parvenir à ce but. La politique démographique négative a pour fonction d’exclure ceux qui appartiennent à une autre race et ceux qui, au sein de la race, parce qu’ils sont mal formés ou porteurs d’une maladie héréditaires ou parce qu’ils sont « asociaux », sont une menace pour la survie de la communauté. Des catégories entières de citoyens allemands sont étiquetées sous-humaines ou non-humaines et identifiées comme des causes de dégénérescence. Le médecin nazi n’a plus qu’un malade, le peuple allemand, sublimé en un corps dont il faut préserver les cellules saines et extirper les cellules malades. Comme l’écrit Otmar von Verschuer dans le premier numéro de sa revue, Der Erbarzt, « l’individualisme comme fondement de l’acte médical était une fausse voie. Le patient n’est plus un individu isolé avec des exigences uniquement liées à sa propre personne. Il est bien davantage le membre d’une unité qui lui est supérieure, il est membre de sa famille, de sa race et de son peuple [13] ». Le médecin continue à combattre la maladie, les germes, les bacilles, mais ce sont des groupes humains et des individus qui sont également désignés comme tels.
25Ces médecins nazis ne sont pas des monstres. Ils ont simplement reçu une mauvaise éducation. L’humanisme n’est pas leur éthique, la compassion leur est interdite. Ils sont là pour soigner les malades de « bonne race » qu’ils peuvent espérer guérir et pour dépister les menaces de « dégénérescence » de la race. Cette politique démographique n’est pas seulement négative. Elle assure également, dans le cadre d’une politique affichée comme positive par le régime, la protection de la famille allemande par des aides sociales multiples, encore que, dans le cadre de cette politique, le contrôle des mariages, par une sélection préservant la race de toute souillure, occupe une place essentielle.
26L’enseignement de l’hygiène raciale commence à l’université. Dès février 1933, l’hygiène raciale, la raciologie, l’eugénisme, les sciences de l’hérédité sont des matières prioritaires. Ces disciplines sont institutionnalisées dans toutes les universités allemandes. À Berlin, l’Institut Kaiser Wilhelm, qui reste une institution non universitaire de recherche fondamentale, est le pivot de cet enseignement. Il forme en particulier les médecins SS et les médecins fonctionnaires, mais aussi les juges, les professeurs de biologie du secondaire. Rüdin dirige l’Institut d’hygiène raciale de Munich. Verschuer obtient en 1935 la direction de l’Institut de génétique et d’hygiène raciale de l’université de Francfort. Parallèlement à cette déferlante institutionnelle, le vocabulaire allemand ne cesse de s’enrichir de termes nouveaux pour désigner la biologie de l’hérédité et de la race, forgés avec les composants erb (hérédité), kunde (science), rassen, hygiene, pflege (soin), biologie, forschung (recherche), kriminal etc… Ainsi, ce qu’on appelle aujourd’hui « génétique médicale » était alors l’Erbpathologie, domaine réservé de Fischer, Rüdin et von Verschuer qui, dès 1934, dirige la revue Der Erbarzt (Le médecin de l’hérédité), supplément hebdomadaire officiel de la revue du corps médical, Deutsche Ärzteblatt.
27On assiste au développement exponentiel d’une nouvelle discipline, la médecine de l’hérédité qui a pour objet d’établir un diagnostic permettant d’opérer une sélection dans la population allemande. Les médecins qui se consacrent à cette pratique doivent établir si telle ou telle pathologie est plus ou moins totalement héréditaire. Ainsi pour la surdité : dans les années 1930, il y a en Allemagne 50 000 sourds ou sourds-muets. Chacun doit être examiné par un ORL afin de déterminer si sa surdité est considérée comme héréditaire ou non, et l’examen s’étend à tous les membres de la famille. Le « tout héréditaire » est particulièrement en vogue en psychiatrie où les études se centrent sur la schizophrénie et l’épilepsie. La transmission dominante de la chorée de Huntington (danse de Saint Guy), établie depuis 1921, renforce neurologues et psychiatres dans la conviction que la plupart des affections neurologiques ou psychiques sont héréditaires. Parallèlement, le développement du mythe d’un racisme nordique diffusé par l’enseignement et la propagande conforte les dirigeants du régime dans leurs convictions racistes et sélectionnistes. Au sein de la SS, un Office supérieur de la race et de la colonisation (RuSHA) est créé en 1935. Il dispose bientôt de 500 experts en sélection raciale. Conséquence de cette explosion du racisme biologique, la « question juive » devient prioritaire et la « question tsigane » entre dans le cadre de la biologie criminelle des asociaux, une pathologie vite perçue comme héréditaire. Le destin de millions de personnes en Allemagne est suspendu aux décisions de milliers de médecins experts qui classent les citoyens allemands, les étiquettent selon des critères biologiques et raciaux et sélectionnent ceux qu’il faut exclure. Ces experts ont été formés dans les universités. On leur a délivré un enseignement que, dans de nombreux pays en Europe, la communauté scientifique considère comme une science. C’est dans ce creuset que sont préparées les premières mesures criminelles appliquées par les médecins nazis.
La stérilisation des porteurs de maladies héréditaires
28La loi du 14 juillet 1933 « pour la prévention d’une descendance héréditairement malade » est accueillie sans réserve par le corps médical allemand. Plusieurs nations avaient déjà adopté des lois de stérilisation, et d’abord près de la moitié des États des États-Unis depuis 1907, mais aussi l’État d’Alberta au Canada, le Danemark et la Suisse. Les nazis ont donc beau jeu de prétendre rattraper un retard. Ils sont d’ailleurs suivis de 1933 à 1937 par plusieurs pays : Finlande, Suède, Norvège, Estonie, Argentine, Brésil. Le paragraphe 2 de l’article 1 de cette loi définit huit affections considérées comme héréditaires, au mépris des connaissances en génétique à cette époque. Le paragraphe 3 ajoute à cette liste l’alcoolisme grave. L’autorité compétente pour juger de la stérilisation est le Tribunal de santé héréditaire du district du demandeur. En effet, la stérilisation est présentée comme secondaire à une demande. En fait, il est prévu que cette demande puisse être faite par des médecins et qu’elle soit imposée aux patients, ce qui sera le cas le plus fréquent. Cette loi permet de recenser 10 millions de citoyens du Reich dans 1 100 Offices de santé locaux et régionaux. Les fiches sont établies par 2 600 médecins assistés de 10 000 autres [14]. Un million de citoyens allemands sont proposés à la stérilisation et leur dossier est étudié par 205 Tribunaux de santé héréditaire et 18 Tribunaux d’appel de santé héréditaire. Deux tiers des membres de ces tribunaux sont des médecins – chaque tribunal en compte 6, dont 2 siégeant et quatre suppléants. La majorité des médecins des cours d’appel sont des universitaires de premier plan, en particulier des psychiatres (parmi eux, Eugen Fischer, Hans Gerhard Creutzfeldt). Sur la base de leur décision, de 1934 à 1939, 400 000 hommes et femmes, citoyens allemands, sont stérilisés : vasectomie chez l’homme, ablation des trompes, voire de l’utérus, chez la femme). Les interventions sont pratiquées dans des centres hospitaliers publics ou des cliniques universitaires, ce qui implique plusieurs centaines de chirurgiens et de gynécologues. Rares sont ceux qui demandent à être stérilisés. La très grande majorité des personnes qui subirent cette mutilation furent opérées contre leur volonté et presque toutes parce qu’elles étaient jugées porteuses d’une pathologie mentale héréditaire.
29Le programme prend fin avec le sixième décret d’application de la loi qui interdit toute stérilisation du 31 août 1939 à la fin de la guerre. Le nombre de décès ne fut établi que pour les années 1936 et 1937 : 367 femmes et 70 hommes sur 200 000 personnes stérilisées, ce qui représente un pourcentage de 0,5 %, un chiffre sans doute sous-estimé, les cliniques n’ayant aucun intérêt à déclarer un chiffre exact [15]. En mai 1935, à la suite d’une délibération entre Günther, Lenz, Rüdin et Linden (du ministère de l’Intérieur), il est décidé de stériliser de force les « bâtards de Rhénanie », des enfants de couleur que des femmes allemandes avaient eus avec des soldats français sénégalais. 385 enfants sont conduits par la Gestapo dans des cliniques universitaires où ils sont stérilisés.
30La castration des « criminels sexuels », pratiquée aux États-Unis depuis la fin du xixe siècle, mais aussi au Danemark et en Suisse, est introduite dans l’arsenal pénal allemand par la loi du 24 novembre 1933 « contre les criminels récidivistes dangereux ». Elle prévoit de castrer pour viol, détournement de mineur, incitation au viol, exhibitionnisme et crime sexuel avec homicide. En juin 1935, sous la pression des eugénistes, la castration est autorisée sur indication de la police criminelle pour les homosexuels, si elle peut « les libérer de leur pulsion sexuelle dégénérée ». En 1936, Himmler crée une « Centrale du Reich pour la lutte contre l’homosexualité et l’avortement », deux pratiques condamnées pour saboter la politique démographique. La direction de cet institut est confiée à un psychiatre et neurologue SS, Carl Heinz Rodenberg [16]. En 1936, la revue Volk und Rasse recense 1 116 castrations pour crimes sexuels, dont 313 à Berlin [17].
31La stérilisation d’indication eugénique ne rencontre aucune opposition dans le corps médical. L’Église catholique, après quelques protestations, se résigne à autoriser les médecins catholiques à signaler les malades devant être stérilisés.
Une médecine de prévention et de soins
32Ce serait une erreur de percevoir la médecine nazie comme le déploiement d’un processus partant de l’hygiène raciale, de l’exclusion et de la stérilisation pour aboutir, par la voie de la mise à mort des aliénés, aux expérimentations dans les camps et à la Shoah. L’histoire de la médecine sous le national-socialisme est complexe et ne doit pas être réduite à cette « pente savonneuse ». Il faut se demander pourquoi le national-socialisme a exercé cette séduction sur les médecins et comment une pratique quotidienne de la médecine peut coexister avec des actions criminelles. La description d’un fil tendu en droite ligne de Darwin à Hitler selon une pente de plus en plus inclinée après 1933 fait courir un risque d’anachronisme. Avant 1939, les médecins nazis doivent être replacés dans leur époque, alors que l’on ne mesurait guère le risque criminogène de la transformation opérée par le racisme biologique. Aussi convient-il de rappeler quelques évidences :
- La médecine allemande était en 1933 l’une des meilleures du monde, et même la meilleure dans les domaines de la prévention et de l’aide sociale.
- Comme l’a démontré Götz Aly, Hitler a acheté les Allemands en maintenant, grâce à une politique d’exclusion, de spoliation et de meurtre de masse, le niveau de vie et les avantages acquis de la classe moyenne, des paysans et des ouvriers [18]. Sans cela le régime n’aurait pas bénéficié aussi longtemps et aussi massivement d’un soutien populaire. Les médecins nazis furent constamment au service de cette politique. Dans la santé comme ailleurs, une majorité du peuple allemand perçut le nazisme comme une entreprise de nettoyage et de purification.
- S’il fallait nettoyer la patrie [19] et purifier la race, il fallait aussi préserver le capital de santé, ce qui était aisé lorsque les exigences de la médecine ne contrariaient pas celles de l’hygiène raciale. Il en fut ainsi pour la prévention des maladies, l’alimentation et la lutte contre le tabac.
- Mais lorsque le « tout héréditaire » s’opposait à des évidences scientifiques, comme le rôle cancérigène de nombreux produits, ou à des intérêts économiques ou industriels, des controverses opposèrent les médecins, controverses que les dirigeants durent arbitrer.
33Ainsi, les nazis poursuivirent les recherches sur le cancer entreprises depuis plusieurs décennies en Allemagne, un secteur où la science allemande était pionnière. Les deux premières causes de mortalité dans ce pays étaient le cancer puis la tuberculose, deux pathologies qui effrayaient les nazis. La prévention s’accordant avec les principes de l’hygiène raciale, le dépistage précoce du cancer fut un thème central de la propagande nazie – en particulier les cancers du sein et du col utérin. En revanche, la recherche sur le cancer était pratiquement interrompue par l’exclusion des médecins juifs qui représentaient la majorité des chercheurs. Alors que le déterminisme biologique était le fondement de l’idéologie nazie, une majorité d’eugénistes durent bien reconnaître que le cancer était souvent lié aux effets toxiques de substances qu’il fallait contrôler ou interdire. Des médecins nazis adoptèrent des mesures pour améliorer la santé des travailleurs allemands dans le double souci de préserver la capacité de travail et de réduire les dépenses des caisses d’assurance maladie. Mais l’emploi croissant des rayons X dans le dépistage de la tuberculose inquiétait les hygiénistes raciaux qui en redoutaient les effets sur le plasma germinatif du peuple allemand. Par ailleurs, en avril 1936, un amendement à la loi de stérilisation autorisa l’usage des rayons X pour stériliser les femmes si la ligature des trompes est estimée dangereuse. De même, les vertus curatives des cures thermales, vantées dans la vogue romantique des médecines naturelles, furent remises en cause en raison des risques liés à la radio-activité de certaines stations. Le radon émis dans les mines d’uranium de Schneeberg en Saxe est accusé par les médecins d’être la cause de cancers du poumon chez les mineurs et, en 1938, des détenus des camps de concentration sont envoyés les remplacer. Les médecins du travail continuent à mettre en garde contre le danger de silicose lié à l’absorption de poussières de quartz et surtout d’asbestose par l’amiante. Des produits chimiques comme l’aniline sont accusés de produire des cancers. Cette politique de santé, aux aspects souvent positifs, cache un objectif plus sordide : maintenir la productivité des travailleurs jusqu’à la retraite et réduire le délai entre l’âge de la retraite et celui de la mort ; les ouvriers travailleraient plus longtemps et plus durement et épargneraient à la communauté le poids de la prise en charge d’éléments non productifs [21].
34L’un des slogans de la médecine nazie est le devoir de préserver sa santé. L’un des moyens privilégiés est la surveillance de l’alimentation : réduction de la consommation de viande, de graisse et de sucres. Le corps du citoyen allemand est la propriété du Führer. L’exemple d’un Führer végétarien, ne buvant pas d’alcool et ne fumant pas conduit à privilégier une alimentation riche en légumes et en pain complet, à conseiller la tempérance et à interdire le tabac. Ces prescriptions entrent dans le cadre d’une hygiène raciale préventive ayant pour but de sauvegarder la patrimoine génétique. Les nazis mènent donc une campagne contre les colorants estimés carcinogènes, comme le « jaune orange » utilisé pour colorer le beurre. Ces réformes de l’alimentation ont aussi leur côté sinistre : éliminer les mangeurs inutiles, et d’abord les patients des hôpitaux psychiatriques. Le rationnement de la nourriture commence le 28 août 1939 par une réduction de la diversité des aliments. Les rations sont ensuite diminuées en mars 1942.
35La campagne contre le tabac est le meilleur exemple de cette ambiguïté [22]. L’aversion personnelle de Hitler ne représente qu’un des facteurs de cette lutte. Le tabac est d’abord accusé de créer une dépendance, d’altérer la santé et de réduire la productivité et la capacité de reproduction du peuple allemand. Dès 1933, le régime lance une importante campagne anti-tabac. Le tabac est accusé de créer une dépendance, vite perçue comme héréditaire, d’avoir une incidence sur la sexualité et de réduire la capacité de travail. C’est dans cette perspective qu’en 1939, un obscur médecin allemand, Franz Müller, publie la première étude mondiale vérifiant l’hypothèse de risques de cancer du poumon liés au tabac. À cette date, le cancer du poumon est devenu la deuxième cause de décès par cancer, après le cancer de l’estomac. Les premières mesures anti-tabac sont prises en Allemagne en 1938. La campagne se développe dans les premières années de la guerre avec la fondation à l’université d’Iéna d’un Institut de recherche sur les risques liés au tabac, dirigé par un médecin SS, Kurt Astel. Ces mesures n’empêchent pas la consommation de tabac d’augmenter considérablement jusqu’en 1942 et l’industrie du tabac de prospérer à la mesure de cette consommation.
36En conclusion, les nazis ont, dans le but d’améliorer la santé publique, pris des initiatives que l’on peut juger positives et qui n’étaient pas nécessairement inspirées par l’idéologie. Il importe de ne pas percevoir la médecine nazie comme un monolithe appliquant sans discuter les règles de l’hygiène raciale. Le nazisme fut une polycratie avec ses factions rivales qui soutenaient des programmes différents et les médecins nazis ont eu aussi le souci de préserver leur monopole sur l’art de guérir, comme le montre leur lutte contre le charlatanisme et les médecines parallèles qui avaient pourtant la faveur de nombreux chefs nazis et SS.
La période de guerre
37De 1939 à la chute du IIIe Reich, tout est centré sur la protection du soldat allemand. Civil ou militaire, le médecin nazi est au service de la communauté. S’il est requis, il remplit sa mission. Les activités criminelles des médecins nazis pendant la Seconde Guerre mondiale peuvent être répertoriées sous deux rubriques : sélection pour la mise à mort ; expérimentation sur l’homme.
Sélection pour la mise à mort
38À la fin de 1938, une première perspective criminelle se dessine. À l’automne, Hitler charge son médecin personnel, Karl Brandt, de définir le protocole de mise à mort d’un enfant porteur de graves infirmités, l’enfant Knauer. Le père avait sollicité du Führer une « mort miséricordieuse ». En avril 1939, Hitler demande à Brandt et au chef de sa chancellerie, Philipp Bouhler, de répertorier les nouveaux-nés présentant des malformations ou des pathologies héréditaires. Brandt et Bouhler créent un « Comité du Reich pour le recensement scientifique des souffrances héréditaires et congénitales graves de tous les nouveaux-nés malformés » et, par la circulaire du 18 août, imposent aux maternités et aux services pédiatriques de signaler les enfants de moins de trois ans porteurs d’un handicap. Depuis avril, le secrétaire d’État à la Santé, Leonardo Conti, a pris en charge l’élimination des handicapés adultes. Ces questions ont été l’occasion d’un affrontement entre la chancellerie du Führer (Bouhler et Brandt) et le parti (Bormann et Conti), qui s’exprime par une surenchère entre les deux instances visant à élargir le cercle des personnes concernées : des handicapés, on étendrait le projet aux tuberculeux, aux cancéreux ou aux maladies cardiovasculaires graves. Dès l’été 1939, Bouhler invite des professeurs d’université et des médecins directeurs d’asiles à débattre de la possibilité de libérer des lits en vue de la guerre imminente.
39Hitler envisage déjà un programme plus vaste de suppression des malades mentaux, alors qu’il ne prévoit pas encore la destruction physique des Juifs. Le premier meurtre de nature génocidaire est perpétré dans le Reich, sur des citoyens allemands, dans le cadre d’une politique d’hygiène raciale négative, mais aussi pour répondre à un besoin économique. À l’automne 1939, Hitler signe de sa main – et c’est le seul document concernant un meurtre de masse signé par lui – un texte donnant à Brandt et à Bouhler mandat pour déclencher, sous le prétexte d’euthanasie, l’élimination des porteurs de « maladies incurables ». Il donne son sens à ce document en l’antidatant du 1er septembre 1939 – ce qui lie la guerre à ce projet. Cette décision a pour but de libérer des lits pour les blessés de guerre. Elle a également l’avantage de réduire la charge économique que représente pour l’État l’hospitalisation des malades mentaux. Hitler signe ce document pour éviter les difficultés qu’entraîneraient pour le ministère de la Justice des meurtres anarchiques dans les asiles d’aliénés.
40Le 21 septembre, le ministère de l’Intérieur recense tous les asiles du Reich où sont hospitalisés des malades mentaux, des épileptiques et des faibles d’esprit et ceux-ci sont enregistrés dès le 9 octobre. 20 % des lits doivent être libérés, soit 65 000. Cette décision est fondée sur une estimation : sur 1 000 Allemands, 10 nécessitent un traitement psychiatrique et 5 sont hospitalisés ; sur les 5, un doit être inclus dans le programme d’élimination. Dès octobre, la SS est incorporée dans le processus de destruction, mais celui-ci demeure – et c’est un cas unique dans le vaste système d’extermination des nazis – initié par la chancellerie du Führer. À Berlin, au 4 Tiergartenstrasse, est installée une « Communauté de travail du Reich pour les asiles » chargée de distribuer les questionnaires, de les adresser dès réception à un comité d’experts, puis à deux super-experts qui prennent la décision finale pour chaque dossier sans jamais avoir vu la personne concernée. Cet organisme centralisateur, baptisé par acronymie du nom de code T4, envoie ensuite aux directeurs d’asile la liste des patients à transférer [23]. Il est également chargé de gérer les aspects financiers de l’opération. La T4 dépend de la chancellerie du Führer et du ministère de l’Intérieur, mais certains experts sont des médecins SS. Une société de transports appartenant à la SS est chargée de transférer les personnes sélectionnées vers des centres intermédiaires, des hôpitaux où elles attendent quelques semaines avant d’être envoyées dans les centres de mise à mort. Six « instituts d’euthanasie » sont installés dans le Reich, chacun sous la direction d’un médecin SS : Brandenburg et Grafeneck, qui fonctionnent dès janvier 1940 ; Hadamar et Sonnenstein à partir de mai ; Bernburg, en septembre ; enfin, Hartheim où est installé en janvier 1941 le personnel de Grafeneck après la fermeture de ce centre. Après quelques tâtonnements, une procédure uniforme est adoptée : les victimes dévêtues sont conduites dans une salle de douche fictive où elles sont gazées par du monoxyde de carbone diffusé par les pommeaux de douche et provenant de bombonnes placées dans une pièce voisine. Les cadavres sont ensuite incinérés dans des fours crématoires. La cause du décès est camouflée et un avis de décès est ensuite envoyé aux familles. Ce camouflage a pour but de prévenir un effet démobilisateur de la population allemande alors que le régime veut maintenir l’élan guerrier du peuple. S’il y a parmi les familles – même parmi les membres du parti – et dans les Églises des résistances, celles-ci contribuent seulement à faire interrompre cette opération criminelle en août 1941, alors que le quota prévu est dépassé : plus de 70 000 personnes assassinées, toutes des citoyens allemands, les asiles ayant été dans les années précédentes « épurés » de leurs pensionnaires juifs. Ce meurtre de masse démontre la capacité du peuple allemand à accepter une politique d’extermination, pourvu qu’elle soit expliquée. Il a en outre valeur d’expérimentation tant dans la formation des tueurs que dans la mise au point des techniques de mise à mort.
41Le meurtre des malades mentaux et des enfants mal formés se poursuit pendant la guerre dans les asiles et les hôpitaux. En avril 1941, débute l’action 14f13 – 14f signifie la mort, les chiffres suivants les circonstances de la mort. Des médecins SS, 12 experts de la T4, sont envoyés dans les camps de concentration sélectionner des détenus qui sont ensuite mis à mort sur place ou dans des centres de la T4. Cette action se poursuit jusqu’en août 1943 à Bernburg et Sonnenstein, et même jusqu’à la fin de la guerre à Hadamar. On estime à 50 000 le nombre des personnes tuées dans le cadre de ce programme, dont 15 000 dans les chambres à gaz de la T4. Avec 14f13, « la pratique du meurtre de masse quittait les asiles et les maisons de santé pour entrer dans l’univers en expansion des camps de concentration [24] ».14f13 inaugure également la pratique de la sélection des détenus malades dans les camps, une pratique menée ensuite non plus par des experts venus de l’extérieur, mais par les médecins et infirmiers SS de ces camps.
42À l’Est, les premières victimes sont tuées en Poméranie, une province allemande bordant la Pologne au nord. Le but de l’opération est de transférer à la SS plusieurs hôpitaux de Poméranie au voisinage de la nouvelle province annexée : Dantzig-Prusse occidentale. La tâche est confiée à une unité de police auxiliaire formée au cours de l’été 1939, d’environ 2 000 hommes : le bataillon Eimann. Ce premier meurtre collectif des pensionnaires des asiles et des handicapés prend la forme d’une exécution. Dès la fin octobre 1939, les malades sont emmenés par train à Neustadt, en Prusse occidentale, et tués dans une forêt voisine. Des prisonniers politiques du camp de Stutthof, près de Dantzig, creusent des fossés où sont jetés les cadavres. Ces prisonniers sont ensuite exécutés. Les meurtres se poursuivent jusqu’en novembre 1939. Ils sont étendus aux patients d’un hôpital de Dantzig. Ces premiers malades exécutés sont tous des nationaux allemands, mais les meurtres s’étendent bientôt à des non Allemands, en Pologne occupée. Ils sont plus systématiques dans les provinces annexées que dans le Gouvernement général. Ils commencent le 7 décembre 1939 avec la mise à mort des patients de la clinique psychiatrique de Gnesen, dans le Wartheland. Dans cette province, le Gauleiter, Arthur Greiser, et le haut responsable de la SS et de la police (HSSPF), Wilhelm Koppe, créent un commando chargé de vider les hôpitaux des malades handicapés. La direction de ce commando est confiée à Herbert Lange. Pour tuer ses victimes, celui-ci ne les fusille pas, il les gaze. Lange invente les camions à gaz. La suppression des malades des hôpitaux du Wartheland se poursuit de mars à juin 1940. Quelques Juifs sont également tués dans de petits villages de la province. L’action la plus importante du commando Lange a lieu au camp de Soldau, en Prusse orientale, en mai et juin 1940 : 1 558 malades sélectionnés sont tués en dix-neuf jours, par fournées de 40 personnes, chaque opération durant trois heures.
43Il existe, par le biais d’un transfert de compétence, un lien direct entre l’action T4 et la Shoah, mais les médecins sont pratiquement absents de ce transfert. Belzec est le premier centre construit pour tuer par le gaz les Juifs du Gouvernement général. L’homme qui et chargé d’en surveiller la construction et l’installation est l’ancien directeur des centres de Brandenburg, Sonnenstein, puis Hadamar, Christian Wirth. Le 24 août, Hitler a ordonné l’arrêt de l’action T4. Quelques semaines plus tard, après une visite de Victor Brack et de Philip Bouhler à Globocnik, une partie du personnel est, à la demande de Himmler, envoyée à Lublin. Des techniciens du meurtre formés dans le cadre de l’action T4 : directeurs de centres de gazage, chimistes, chauffeurs, spécialistes de la maintenance des systèmes de gazage ou de l’incinération des cadavres, administrateurs de la centrale de Tiergartenstrasse, surveillants et jardiniers, arrivent à Belzec pour Noël 1941. Le camp est construit à quatre cents mètres de la gare de Belzec. Un embranchement de la ligne de chemin de fer conduit à la rampe d’accès au camp qui permet de recevoir vingt wagons de marchandises. Les chambres à gaz sont édifiées sur le modèle de celles de la T4. Globocnik fournit le personnel d’encadrement, dont les gardes ukrainiens, et contrôle le produit du pillage. La technique de mise à mort est copiée sur celle de l’action T4 : chambres à gaz et incinération, mais aussi maquillage en salles de douche et extraction des dents et des bridges en or. La seule différence est la méthode de production du gaz – le CO produit par des moteurs diesels – et dans l’utilisation de détenus juifs pour le travail de traitement des corps. Wirth est le commandant du camp. Le premier commandant du camp de Treblinka, qui entre en fonction en juillet 1942, est un médecin, Imfried Eberl, ancien directeur de Brandenburg puis de Bernburg. Il est rapidement renvoyé à Bernburg et remplacé par Stangl. Les médecins n’ont aucune fonction à remplir dans les centres de mise à mort des Juifs.
44En revanche, ils ont une fonction à remplir dans les camps : celle de sélectionner les détenus. À partir de novembre 1942, les camps de concentration sont tous sous la dépendance du WVHA. Pohl, qui dirige cet office, a pour mission d’exploiter la force de travail des détenus. Chaque camp a son service médical, dirigé par un médecin SS qui contrôle les autres médecins du camp, tous des SS. Ces médecins ont un pouvoir de vie et de mort sur les détenus. Ils ont pour mission :
- de sélectionner les inaptes au travail en vue de leur mise à mort ;
- de surveiller l’état de santé des détenus pendant et après les tortures ;
- de surveiller les exécutions ;
- enfin de mettre à mort des détenus – ils opèrent alors par injection de produits létaux.
Expérimentations sur l’homme [25]
45Toutes les expérimentations sur l’homme sont conduites sur des détenus des camps de concentration, donc sous le contrôle de la SS. Elles ont un but unique : soutenir l’effort de guerre allemand. La plupart d’entre elles sont programmées à la demande d’organismes intéressés par les résultats afin de mieux protéger les soldats allemands. Ces organismes sont : d’une part les armées allemandes – la Wehrmacht, la Kriegsmarine, la Luftwaffe, la Waffen SS – d’autre part des laboratoires pharmaceutiques qui mettent au point divers produits – Bayer, Höchst, Schering. Les principales recherches sont programmées à Berlin dans des conférences réunissant les meilleurs spécialistes des domaines à explorer. Au cours de ces conférences, la nécessité de recourir à des expérimentations sur l’homme est débattue et retenue en fonction des nécessités de la guerre. Chaque série d’expériences fait l’objet de plusieurs réunions : préparation, désignation des médecins les plus qualifiés et d’une commission de contrôle du déroulement du programme, bilan des résultats. Ce sont autant de colloques tenus au plus haut niveau de compétence médicale. Tous les participants sont alors informés des effets de ces expériences sur les personnes choisies comme cobayes, sans qu’aucune protestation s’élève jamais. Les premières réunions se tiennent de janvier à décembre 1940 à l’Académie de médecine militaire afin de définir les principales préoccupations de l’armée : traitement des blessures, prophylaxie du typhus, du choléra et de la gangrène gazeuse. Après le 22 juin 1941, les réunions de travail sont centrées sur les préoccupations sanitaires à l’Est. Les principales ont lieu en mai 1942, novembre-décembre 1942, mai 1943. Chacune regroupe des centaines de médecins.
46La plupart de ces expériences pourraient être pratiquées sur l’animal, mais les médecins qui les programment veulent se placer dans les conditions anatomiques et physiologiques les plus proches du soldat allemand. Ce qui fut vécu par les détenus comme un enfer était alors évoqué par les médecins nazis comme un paradis pour la recherche. Ils pouvaient utiliser sans limite le matériel humain que les camps de concentration mettaient à leur disposition. Lorsqu’on dispose à volonté d’objets d’expérience, il s’avère que les scrupules éthiques disparaissent.
47La recherche avait été confiée en 1937 à un Conseil de recherche du Reich, placé sous le contrôle de la Communauté allemande de recherche (DFB). Les commandes dépendaient des directeurs de section. Pour la médecine, le responsable est le professeur Sauerbruch, le chirurgien allemand le plus célèbre. Les expériences jugées les plus importantes pour l’armée, celles qui concernent l’aéronautique et les maladies infectieuses, se déroulent dans les conditions techniques alors requises par la science et dans trois camps : Dachau, Buchenwald et Natzweiler-Struthof, où des stations expérimentales sont construites.
48Les expériences au bénéfice de l’armée de l’air sont conduites dans le centre aménagé à Dachau par les meilleurs spécialistes de la médecine aéronautique. Elles ont pour but de rechercher les limites de la résistance aux hautes altitudes, les moyens les plus efficaces de traiter les personnes sévèrement refroidies, la meilleure de deux méthodes de désalinisation de l’eau de mer. Bien que les résultats de ces expériences soient peu concluants, l’armée américaine, qui estimait avoir du retard sur les chercheurs allemands dans le domaine aéronautique, fit, en 1945, rechercher ces savants afin de prendre connaissance de leurs travaux (dans le cadre de l’opération Paperclip).
49À Buchenwald, le laboratoire de l’industrie pharmaceutique de la Wehrmacht monte en 1942 un service de médecine expérimentale dirigé par le docteur Erwin Ding. La Wehrmacht a besoin d’un million de vaccins contre le typhus exanthématique. Les premières inoculations de typhus à des détenus ont lieu en mars 1942, en présence du directeur de l’institut Robert Koch, le Pr Eugen Gildemeister. Ce programme est en relation avec l’institut Behring à Lemberg, où se prépare le Rutenol, un produit à base d’acridine. Ce produit est testé sur les détenus infectés à Buchenwald. Ces expériences ne donnent aucun résultat [26]. En 1942, le Pr Schilling conduit également des expériences sur la résistance au paludisme à Dachau, car la région est marécageuse et infestée d’anophèles. Le Pr Gehrard Rose, de l’institut Robert Koch, travaille également sur le paludisme à l’institut d’Arnsdorf, ancien centre de tri de la T4, près de Sonnenstein. Il expérimente, pour l’Institut d’hygiène de la Luftwaffe, trois préparations fournies par l’IG Farben : l’Atébrine, la Plasmochine et la Sontochine.
50Le troisième grand programme expérimental concerne le traitement des blessures de guerre, des effets des gaz toxiques et les brûlures au phosphore provoquées par les bombes incendiaires. C’est dans ce cadre de recherches que sont conduites des expériences aussi absurdes que cruelles sur la septicémie (Dachau), la gangrène gazeuse, la régénération des muscles et des os, et l’efficacité des sulfamides (Gebhardt à Ravensbrück), les balles empoisonnées (Sachsenhausen). Dans plusieurs camps, le professeur Schenck examine la possibilité de nourrir les détenus avec des succédanés pour ne pas réduire l’alimentation de la population allemande.
51Plusieurs expériences sont faites à la demande de l’industrie pharmaceutique allemande, alors dominée par le plus grand groupe chimique du monde, l’IG Farbenindustrie fondé en 1925. En 1929, l’IG Farben a repris les produits Behring qu’elle diffuse par le service commercial de Bayer. À partir de juillet 1941, Bayer place ses médecins dans les camps : à Buchenwald d’abord, pour étudier les effets des sulfamides.
52Parallèlement à ce cycle de recherches de l’armée, la SS a sa propre organisation, l’Ahnenerbe, dirigée par Wolfram Sievers. L’Ahnenerbe manque d’expérimentateurs qualifiés. Elle ne dispose que de deux services : à Dachau, sous la direction d’un psychopathe, le Dr Sigmund Rascher ; à l’université du Reich de Strasbourg où le Pr Hirt, vice-doyen, étudie l’action des vitamines sur les effets du phosgène, avant de faire venir des détenus d’Auschwitz pour les tuer dans une chambre à gaz construite au Struthof à cet effet, afin de se constituer une collection de squelettes juifs.
53Les expériences faites à Auschwitz se situent dans un autre contexte. Les unes visent à déterminer la méthode la plus efficace permettant de stériliser des millions de Juifs pour préserver leur capacité de travail tout en empêchant leur reproduction : rayons X pour les hommes (Schumann), injection de liquide caustique dans l’utérus (Clauberg). Ces expériences sont ensuite poursuivies à Ravensbrück. Enfin, Otmar von Vershuer, nommé en 1942 à la direction de l’institut Kaiser Wilhelm de Berlin en remplacement d’Eugen Fischer, envoie à Auschwitz son élève le plus doué, Josef Mengele, afin qu’il conduise des recherches sur le noma (gangrène de la face survenant en cas d’extrême dénutrition), la génétique des jumeaux et le nanisme. C’est ainsi que Mengele, nommé médecin SS à Birkenau, est le sélectionneur le plus actif, puisqu’il réceptionne les convois à la recherche de sujets d’expérimentation. Avec Mengele, la médecine nazie trouve son représentant emblématique, celui qui symbolise le terme de la dérive de cette médecine sans compassion : un médecin tuant des individus pour soigner le corps allemand. C’est cette inversion de la pensée médicale que Robert Lifton nomme le healing-killing syndrome [27].
54Après la guerre, une majorité de médecins ayant plus ou moins directement collaboré à des expériences sur l’homme ont poursuivi une carrière médicale normale ou un cursus universitaire. Déjà titrés pour la plupart pendant la guerre, professeurs ou agrégés, ils ont terminé leur carrière couverts de distinctions, estimés par leurs collègues, honorés pour leurs travaux. Leur notice nécrologique pouvait faire rêver. Des discours pleins d’hommage et de respect furent prononcés à leur enterrement par une corporation qui estimait avoir « préservé son honneur » en collaborant à la dissimulation des faits.
Notes
-
[1]
Enzo Traverso, La Violence nazie, une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002.
-
[2]
André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Champs-Flammarion, 2000.
-
[3]
Son livre est intitulé : De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle. La préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie.
-
[4]
Georges Bensoussan, Europe. Une passion génocidaire, Paris, Éditions des Mille et une nuits (Fayard), 2006, p. 197.
-
[5]
Ibid., p. 317.
-
[6]
Ibid., p. 329.
-
[7]
Jules Isaac, Genèse de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1956.
-
[8]
G. Bensoussan, op. cit., p. 289.
-
[9]
Ibid., p. 318.
-
[10]
Georges Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.
-
[11]
Rita Thalmann, « Ploetz, Rüdin, Fischer, Lenz, von Verschuer : pionniers et cautions scientifiques de “l’hygiène raciale” », in « Classer, penser, exclure », Revue d’histoire de la Shoah, n° 183, juillet-décembre 2005, p. 214.
-
[12]
Yves Ternon, Socrate Helman, Les Médecins allemands et le national-socialisme. Les métamorphoses du darwinisme, Tournai, Casterman, 1973, p. 36.
-
[13]
« Der Erbarzt zur Einführung », Der Erbarzt, n°1, 1934, pp. 1-2. Cité par Benoît Massin, « Apprendre à classer et à sélectionner. L’enseignement de l’eugénisme, de l’hygiène raciale et de la raciologie dans les universités allemandes (1930-1945) », in « Classer, penser, exclure », op. cit., p. 316.
-
[14]
Pour la question de la stérilisation en Allemagne nazie, la référence la plus complète est : Gisela Bock, Zwangsterilisation im Nationalsozialismus. Studien zur Rassenpolitik und Frauenpolitik, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1986.
-
[15]
B. Massin, article cité, p. 289.
-
[16]
Ibid., p. 292.
-
[17]
Y. Ternon, S. Helman, op. cit., p. 187.
-
[18]
Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands. Le IIIe Reich, une dictature au service du peuple, Paris, Flammarion, 2005.
-
[19]
Götz Aly, Peter Chroust, Christian Pross, Cleansing the Fatherland. Nazi Medicine and Racial Hygiene, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1994.
-
[20]
Robert N. Proctor, La Guerre des nazis contre le cancer, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
-
[21]
Ibid., p. 123.
-
[22]
Ibid., pp. 181-253.
-
[23]
Sur l’opération T4, les ouvrages de référence sont : Ernst Klee, « Euthanasie » im NS-Staat, Francfort, Fischer, 1986 ; Henry Friedlander, The Origins of Nazi Genocide. From Euthanasia to the Final Solution, Londres, The University of North Carolina Press, 1995.
-
[24]
Florent Brayard, La « solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004, p. 251.
-
[25]
Le livre de François Bayle, Croix gammée contre caducée. Les expériences humaines en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale (Neustadt, Imprimerie nationale, 1950), reprend les minutes du procès des médecins devant un tribunal américain à Nuremberg (Karl Brandt et alii). L’ouvrage le plus récent et le plus complet est : Ernst Klee, La Médecine nazie et ses victimes, Arles, Actes Sud, 1999.
-
[26]
E. Klee, op. cit., pp. 232-246.
-
[27]
Robert Jay Lifton, The Nazi Doctors. Medical Killing and the Psychology of Genocide, New York, Basic Books, 1986.