Notes
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[1]
Il s?agit du projet d?agrandissement du Mémorial du martyr juif inconnu et du Centre de documentation juive contemporaine, qui doit ouvrir à la fin de l'année 2004 et comprendra une exposition permanente.
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[2]
Du 15 au 18 avril 2002, une conférence internationale s?est tenue à Varsovie pour tenter de donner un nouvel élan au projet de Musée de l'histoire des juifs polonais qui devrait être créé dans l'ancien quartier juif de la capitale polonaise ? c?est-à-dire sur l'emplacement du ghetto des années 1940 ?. Le directeur du projet, Jerzy Halbersztadt, a expliqué que « le musée racontera quelque huit cents ans de la présence des juifs en Pologne, du Moyen Âge jusqu?à la Seconde Guerre mondiale, avec un accent mis sur le XIXe siècle ». Il a également annoncé que 45.000 documents photographiques avaient été collectés et déjà enregistrés dans une base de données numériques (Agence France-Presse, Varsovie, 18 avril 2002).
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[3]
Cf. The Holocaust Exhibition at the Imperial War Museum, Londres, 2000, et Torn Apart. A Student?s Guide to the Holocaust Exhibition, Londres, IWP, 2000, 54 p.
-
[4]
The Texture of Memory. Holocaust Memorials and Meaning, New Haven Londres, Yale University Press, 1993.
-
[5]
Passant, souviens-toi. Les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France, Paris, Plon, 1995, 523 p.
-
[6]
L?Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998, 353 p. (1re éd., en allemand : 1995).
-
[7]
Cité par A. Wieviorka et S. Barcellini, op. cit., p. 455.
-
[8]
Andrew Roth Michael Frajman, Jewish Berlin, Berlin, Goldapple, 1998, rééd. 2000, 181 p.
-
[9]
C?est en République démocratique allemande qu?ont été édifiés les premiers mémoriaux des camps de concentration et c?est un point qu?il importe de souligner d?emblée, à la suite des travaux de Peter Reichel. Car si la République fédérale ne peut faire autrement, dès l'origine, que de composer avec ? même si c?est éventuellement contre ? le souvenir du nazisme qu?elle est dans l'obligation d?« internaliser », la RDA s?emploie quant à elle à s?en démarquer : comme il lui est difficile de l'« externaliser », elle s?évertue à en « universaliser » le souvenir, selon l'expression du politologue Rainer Lepsius : définissant le nazisme comme une variante du fascisme, elle se présente comme le champion de la lutte antifasciste dont elle serait en quelque sorte, aux côtés de l'Armée rouge, le « vainqueur historique ». Et elle peut ainsi s?affranchir de l'héritage nazi. Aucun sentiment d?un quelconque « devoir de réparation » n?apparaît donc dans les mémoriaux et les musées ouverts au cours de la période communiste. En outre, les traits de spécificité de la persécution des juifs n?entrent guère dans ce schéma.
Entre 1937 et 1945, rappelons-le, 250.000 personnes ont été envoyées dans le camp de Buchenwald, en provenance de trente-cinq pays ; 60.000 au moins y ont péri, mortes de faim ou de maladie, succombant à l'« extermination par le travail » ou à de pseudo-expérimentations médicales. D?autre part, c?est là que furent finalement libérés, en avril 1945, des déportés juifs arrivés d?Auschwitz au cours de l'hiver 1944-1945 au terme des terribles « marches de la mort ».
Dix jours après l'ouverture du camp, d?anciens prisonniers édifient une obélisque en bois pour rappeler leurs souffrances et la mort de milliers de leurs camarades. Celle-ci s?étant rapidement dégradée, l'Amicale de Buchenwald entame une campagne en faveur de l'érection d?un véritable mémorial et de la transformation de l'ensemble du camp en musée.
Au début de l'année 1958, le gouvernement de la RDA décide d?édifier à Buchenwald un gigantesque ensemble « monumental antifasciste dédié à l'unité, à la résistance et à la libération », inauguré par le Premier ministre Otto Grotewohl au mois de septembre : « La résistance contre le fascisme hitlérien fut organisée et menée par la classe ouvrière et ses organisations », déclare celui-ci dans son discours. Conçue par Fritz Cremer, une statue doit devenir emblématique du lieu : un groupe de dix hommes, avec un jeune garçon au milieu. Ces personnages n?apparaissent pas comme des survivants émaciés, mais au contraire comme des combattants déterminés, le poing serré, le drapeau ou le fusil dans l'autre main. À la demande des autorités, le sculpteur a dû revoir son premier projet dans un sens plus offensif : n?affirme-t-on pas alors que ce sont les prisonniers eux-mêmes ? et au premier chef les communistes allemands internés ? qui ont libéré seuls le camp, avant de prêter le fameux « serment de Buchenwald » qui appelait au combat de tous les antifascistes contre les criminels nazis et à une nouvelle organisation du monde pacifique et « démocratique » ? Selon ce schéma, la 4e Division armée américaine du général Patton n?aurait fait qu?entériner une situation de fait, avant l'arrivée de l'Armée rouge.
Deux autres stèles, semblables à des pierres tombales, figurent dans cet espace : l'une en mémoire des juifs assassinés dans le camp, l'autre en souvenir des prisonniers de guerre soviétiques. On note par ailleurs un buste du leader socialiste Ernst Thälmann, mort à Buchenwald. -
[10]
J. Lherminier, Voix et visages, n°146, 1er trimestre 1975, p. 9. Cité par Annette Wieviorka et Serge Barcellini, op. cit., p. 391.
-
[11]
Ibid., pp. 374-375.
-
[12]
« Du cimetière au musée ? De l'avenir du travail des mémoriaux en Allemagne », in L?Avenir de la mémoire. Die Zukunft der Erinnerung, actes du colloque international organisé par le Centre d?histoire de la résistance et de la déportation, la Fondation Auschwitz, le Goethe Institut et le Musée-mémorial des enfants d?Izieu à Lyon, les 25-27 novembre 1999, Bruxelles, éd. du Centre d?études et de documentation de la Fondation Auschwitz, 2000, p. 49.
-
[13]
Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article « Les camps français, des non-lieux de mémoire », in Dimitri Nicolaïdis (dir.), Oublier nos crimes. L?amnésie nationale : une spécificité française ?, Paris, Autrement, 1994, pp. 52-69.
-
[14]
Paris, Seuil, 1987, p. 21.
-
[15]
Les stèles érigées à l'initiative de l'Amicale des déportés d?Auschwitz porte toujours une formule très semblable à celle-ci. Dans plusieurs cas (Septfonds, Vénissieux), il est ajouté : « Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés ».
-
[16]
La mémoire du camp de Drancy ? autour du mémorial de Shlomo Selinger, puis du wagon installé par la suite dans l'enceinte de la cité ? mériterait une étude spécifique que nous n?entreprendrons pas ici.
-
[17]
Bulletin de l'Amicale du camp de Gurs, n°52 (juillet 1993).
-
[18]
Op. cit., pp. 74-89.
-
[19]
Ibid., p. 24.
-
[20]
Rappelons que selon la définition adoptée en 1974 par le Conseil international des musées, l'ICOM, la « délectation » est l'un des trois objectifs du musée, avec les « études » et l'« éducation ».
-
[21]
François Mairesse, Le Musée, temple spectaculaire, Lyon, PUL, 2002, p. 132. Celui-ci parle à ce propos de « syndrome de la pyramide » [du Louvre].
-
[22]
Ibid., p. 120.
-
[23]
Cf. James Young, « Daniel Libeskind?s Jewish Museum in Berlin : The Uncanny Arts of Memorial Architecture », Jewish Social Studies, vol. 6, n°2, hiver 2000, pp. 1-23.
-
[24]
Désormais USHMM.
-
[25]
Cf. Edward Linenthal, Preserving Memory. The Struggle to Create America?s Holocaust Museum, New York, Viking Penguin, 1995.
-
[26]
Propos tenus lors de la table-ronde autour du thème « Quelle muséographie pour la Shoah ? » organisée dans le cadre du colloque tenu à Strasbourg les 15-18 octobre 2002 à l'initiative du GAIS et du Conseil de l'Europe : Enseignement de la Shoah et création artistique.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
Cf. Archives de l'USHMM, 1997-014.
-
[29]
Voir notamment les enquêtes effectuées par l'équipe de la revue Publics et musées.
-
[30]
Dominique Poulot, « L?invention du musée en France », in E. Pommier (dir.), Les Musées en Europe à la veille de l'ouverture du Louvre, actes du colloque des 3-5 juin 1993, Paris, Klincksieck, 1995, pp. 81-110, cit. p. 84.
-
[31]
Boston, Little, Brown and Company, 1993.
-
[32]
Jean Capart, Le Temple des Muses, Bruxelles, Musées royaux d?art et d?histoire, 1936, p. 117 ? cité par F. Mairesse, op. cit., p. 62.
-
[33]
Ibid., p. 67.
-
[34]
Cf. site Internet : www. palimpsest. stanford. stanford. edu.
-
[35]
Il s?agit de photographies prises entre 1900 et 1941 à Ejszyszki (Eishishok en yiddish), bourgade juive de Lituanie. On y découvre des scènes de la vie quotidienne, des couples en promenade, des enfants à bicyclette, une jeune fille allongée dans l'herbe avec un livre? Univers disparu : les habitants juifs d?Eishishok furent massivement massacrés à l'automne 1941. La grande majorité de ces clichés sont dus à un couple de photographes professionnels d?Eishishok, Itzhak et Alte Katz. C?est leur petite-fille, Yaffa Eliach, aujourd?hui professeur d?études juives à Brooklyn College, qui les a réunis. Cf. Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, Narrative and Postmemory, Cambridge, Harvard University Press, 1997, p. 251-256 ; Andrea Liss, « The Identity Card Project and the Tower of Faces at the United States Holocaust Memorial Museum », in Trespassing Through Shadows. Memory, Photography and the Holocaust, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998, p. 6.
-
[36]
Susan Bardgett, Imperial War Museum Review, octobre 2002.
-
[37]
Cf. Un musée avec une histoire, Amsterdam, Anne Frank Stichting, 1999.
-
[38]
« Sémiophores : objets qui n?ont pas d?utilité [?], mais qui représentent l'invisible, c?est-à-dire qui sont dotés d?une signification ; n?étant pas manipulés mais exposés au regard, ils ne subissent pas d?usure » (K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Gallimard, 1987, p. 42).
-
[39]
F. Mairesse, op. cit., p. 8. On se reportera également aux travaux de François Marcot et de Jean-Charles Szurek sur le musée d?Auschwitz.
-
[40]
Cf. Jan Munk, « The Terezin Ghetto Memorial Today and Tomorrow », Review of the Society for the History of Czechoslovak Jews, vol. 5, 1992 ; id., « The Terezin Memorial : its Development and its Visitors », Museum Management and Curatorship, n°1, 1998.
-
[41]
Agence France-Presse, Varsovie, 18 avril 2002.
-
[42]
Cf. Jan Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941 : un massacre de juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002 (1e éd., en anglais : 2001). Sur le débat soulevé par ce livre, on se reportera au n°30 de Yad Vashem Studies (2002), qui publie sur 90 pages un état de la question, sous le titre : « The Jedwabne Controverse ».
-
[43]
Informations détaillées disponibles sur le site Internet de l'USHMM : www. ushmm. org/ museum/ exhibit/ focus/ history.
-
[44]
Blair Kamin, « Monument to Memory », Chicago Tribune, 11 avril 1993.
-
[45]
Bulletin du musée, numéro spécial de l'été 1993, p. 1.
-
[46]
Ces pages reprennent les grandes lignes de notre article : « Génocide et grand spectacle », L?Histoire, n°207, février 1997, pp. 8-10.
-
[47]
Premier président du conseil d?administration, remplacé en 1987 par un mécène de Baltimore, Harvey Meyerhoff.
-
[48]
Cf. Harvey Meyerhoff, «Yes, the Holocaust Museum Belongs to the Mall », The Washington Post, 18 juillet 1987.
-
[49]
Cf. J. I. Freed, « The United States Holocaust Memorial Museum », Assemblage, n°9, 1989.
-
[50]
Op. cit., p.
-
[51]
Au terme de cette visite ? qui dure une demi heure environ ?, ils peuvent téléphoner pour poser des questions complémentaires aux responsables du musée ; par ailleurs, ils trouvent à leur disposition des tables et des chaises, du matériel pour écrire et pour dessiner. Leurs réactions recueillies ainsi « à chaud » sont ensuite accrochées sur les panneaux de liège qui courent le long de la pièce. Rares sont les enfants qui sortent de cet espace sans avoir laissé un message. Et cela quelle que soit l'origine de leur famille. Pour une présentation plus détaillée de cette partie du musée, on pourra se reporter à : Linell Smith, « Painful Lessons. Daniel's Story : a Child?s View of the Holocaust », The Sun Today, 5 juillet 1993.
-
[52]
Interview de Yeshayahou Weinberg, concepteur de la muséographie de l'USHMM, Museum News, mars-avril 1993.
-
[53]
Ibid.
-
[54]
Cette phrase est extraite d?une brochure éditée par le musée avant son ouverture, à l'intention des donateurs potentiels : The Campaign for the United States Holocaust Memorial Museum, Washington, s.d. (consultable à la bibliothèque de l'USHMM).
-
[55]
On peut lire, à ce sujet, l'article ? très excessif à nos yeux ? de Myriam Salomon, « Génocide Park », Libération, 25 janvier 1994.
-
[56]
Cf. Ken Johnson, « Art and Memory », Art in America, novembre 1993.
-
[57]
Peter Paul Kubitz, Les Édifices mentaux, Paris, 2000.
-
[58]
Roland Schaer, L?Invention des muées, Paris, Gallimard, 1993, p. 132.
1Très précocement après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des monuments commémoratifs de la Shoah ont été édifiés ? soit sur des lieux mêmes où eut lieu la persécution anti-juive, soit, parfois, à des milliers de kilomètres ?. Puis une véritable mutation s?est produite et on assiste depuis quelques années à une floraison de musées à travers l'Europe ? à l'Est comme à l'Ouest ?, aux États-Unis, en Israël... D?autres sont en cours de réalisation ou de rénovation (comme Yad Vashem, à Jérusalem), et de nouvelles créations sont prévues dans le court terme : à Manchester, Budapest, Paris [1]... Plus récemment encore, on a constaté que les projets muséologiques évoluaient : aujourd?hui, et de plus en plus, la Shoah s?inscrit dans une évocation beaucoup plus large de la vie des communautés juives d?avant-guerre, qui s?accompagne souvent de séquences muséographiques susceptibles d?apporter au moins des éléments de réponse à la question : « Qu?est-ce que les juifs ? ». Les judaïcités européennes ne sont plus présentées dans le seul cadre d?un effroyable martyrologe, mais accèdent au statut de sujets de leur histoire dans le temps long, par l'évocation de la diversité de leur situation économique et sociale, de la pluralité de leurs options religieuses et idéologiques, de l'alternance de coopération et d?hostilité dans leurs relations avec la société environnante. Tel est le cas, par exemple, au Musée juif de Berlin et dans le futur musée qui doit voir le jour à Varsovie dans les années à venir [2]. On peut aussi, à cet égard, s?intéresser à l'évolution récente de l'Imperial War Museum de Londres, qui a ouvert sur 1.200 m2, il y a deux ans, une exposition permanente sur le génocide des juifs d?Europe, contextualisée dans le cadre général de la guerre, mais qui occupe un espace séparé [3].
2Ces réalisations soulèvent de nombreux questionnements.
3Tout d?abord, comment comprendre cette évolution, du mémorial au musée ? Et comment définir leur rôle respectif ?
Les mémoriaux
4Les mémoriaux ? silencieux, muets ? n?ont pas a priori de vocation didactique, ils ne visent pas directement à l'acquisition de connaissances, mais veulent plutôt susciter l'empathie, l'émotion, par une évocation qui appartient au domaine du symbolique.
Diversité et évolution des symboles
5Les études qui ont été menées sur les mémoriaux ? les travaux de James Young [4], en particulier, complétés par ceux d?Annette Wieviorka et Serge Barcellini pour la France [5], et par l'ouvrage de Peter Reichel pour l'Allemagne [6] ? montrent que le souvenir de la déportation et du génocide a été inscrit très tôt, de manière concrète, dans l'espace mémoriel, et cela dans divers pays. Les plaques commémoratives, les stèles, les compositions statuaires, les monuments sont extrêmement nombreux et présentent la plus grande diversité, à plusieurs niveaux.
6Diversité des initiateurs, des « commanditaires » : les mémoriaux peuvent être dus à l'initiative privée d?une famille, d?un groupe d?amis, d?une association d?importance variable ? ou bien à celle d?une municipalité ou encore d?un gouvernement, dans le cadre d?un projet d?ampleur nationale. Dans le premier cas, et même si vaut aussi l'exhortation « Passant, souviens-toi » pour un public plus large, les « destinataires » sont à la fois réduits numériquement et proches par la sensibilité. Les formules utilisées sont alors individualisées, elles peuvent être allusives plus qu?explicatives et, parfois, prendre des accents partisans. Citons ? parmi des milliers d?autres exemples possibles ? la plaque apposée au 45/47 rue des Granges, à Alençon, dans l'Orne, par les enfants de M. et Mme Kahn qui habitaient cette maison dans les années 1940 :
« À la mémoire de nos chers parentsVictimes de la barbarie allemandeDéportés, morts sans sépulture [7]. »
8Le fait que M. et Mme Kahn aient été déportés et exterminés en tant que juifs n?est pas mentionné. Mais il peut arriver aussi que les auteurs du crime ne soient pas explicitement identifiés, comme c?est le cas à Rillieux-la-Pape, dans le Rhône, où les sept otages juifs assassinés sur ordre de Paul Touvier, cités chacun nominativement (à l'exception, bien sûr, de celui dont l'identité reste inconnue), sont évoqués comme les « sept martyrs juifs fusillés par les barbares » ? sans plus de précision.
9On pourrait aussi mener une étude des divers mémoriaux qui se sont succédé en souvenir des enfants d?Izieu ? qui, avec leurs éducateurs, furent raflés, sur ordre de Klaus Barbie, le 6 avril 1944, transférés à Drancy avant d?être expédiés à Auschwitz-Birkenau ou, pour trois d?entre eux, à Kaunas ? : depuis la stèle érigée en bas de la route de Brégnier-Cordon, où il n?est pas fait explicitement mention du fait que les enfants étaient juifs, la plaque apposée sur le mur de la maison et comportant de nombreuses erreurs dans les patronymes et les âges des enfants, jusqu?à la stèle de Christian de Portzamparc installée en avril 1994 au moment de l'ouverture du musée-mémorial.
10Ces mêmes imprécisions, on les retrouve par exemple en Allemagne. Si la plaque apposée au cimetière juif de Weissensee, à Berlin, par la veuve du rabbin Leo Baeck, est relativement explicite, celle qui rappelle le souvenir de Jeannette Wolff, internée dans plusieurs camps de concentration successifs pendant douze ans, devenue après guerre députée socialiste et membre influente de plusieurs institutions juives, est beaucoup plus allusive, voire ambiguë [8].
11Quand il s?agit d?un projet national, il y a la volonté d?adresser à l'ensemble de la société un message soigneusement préparé et souvent extrêmement normatif, même si la « norme » évolue au fil des décennies. On peut rappeler à ce propos le texte standard adopté en 1993 en corollaire au décret du président de la République française instituant une Journée nationale
« en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l'humanité commis sous l'autorité de fait dite ? gouvernement de l'État français ? (1940-1944). N?oublions jamais. »
13Le support matériel des mémoriaux est également diversifié, ainsi que l'intervention éventuelle d?une contribution artistique. Il peut s?agir d?une simple plaque apposée sur la façade d?une maison natale, d?un bâtiment scolaire, d?une synagogue? ou bien d?une statue plus ou moins imposante érigée dans un lieu symbolique ? un quartier à forte population juive avant guerre, comme Charlottenburg, Schöneberg et Wilmersdorf à Berlin, ou Kazimiercz à Cracovie ; l'emplacement d?un ancien ghetto comme à Varsovie ; un lieu de rassemblement ou de départ avant la déportation, comme les gares de Portet-Saint-Simon ou de Bobigny, ou la gare de Grünewald à Berlin ; les vestiges d?un camp ; ou encore, un cimetière, comme une sorte de substitut de tombe ? on peut rappeler les mémoriaux des camps érigés au Père-Lachaise par les amicales d?anciens déportés, au fil des décennies (1949 : Auschwitz ? 1994 : Bergen-Belsen).
14Si certains symboles paraissent perdurer (la figure décharnée du déporté, la clôture de fil de fer barbelé, l'urne de cendres mêlées à de la terre des camps?), on constate que d?autres symboles s?inscrivent dans des contextes particuliers, selon les initiateurs des projets et/ou selon les périodes, certains tendant à disparaître ou à se cantonner dans des micro-milieux : la figure de la mère souffrante (la mère patrie), directement inspirée des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale ? sans même aller plus loin dans le temps ? n?apparaît plus guère depuis quelques décennies ; l'amalgame déporté/résistant, qui conduisait à présenter des déportés décharnés et agonisants, certes, mais la tête dressée et le poing levé ? l'exemple le plus connu étant celui de Buchenwald [9], mais il a été décliné en de multiples variantes ?, a fait place peu à peu à une mise en évidence plus directe de la spécificité de la finalité de la déportation des juifs. Certains symboles sont restés attachés à des groupes spécifiques sans jamais devenir véritablement signifiants au-delà : il en est ainsi, par exemple, du « rosier de la résurrection », imaginé par d?anciennes déportées de l'Amicale de Ravensbrück en 1975 avec le concours de l'horticulteur Truffaut et destiné à devenir « le symbole de la vie engendrée par les sacrifices des victimes concentrationnaires, pour la libération des territoires opprimés par le nazisme et pour la restauration des libertés humaines [10] ».
15On constate également une évolution du vocabulaire : pour rester dans le cadre hexagonal, « les barbares » et « la barbarie nazie (ou hitlérienne) » ne sont plus guère employés sur les mémoriaux édifiés en France depuis plusieurs décennies. Ni, bien sûr, le mot « Boches » qui figurait surtout sur des plaques « privées », mais aussi sur des stèles érigées à l'initiative d?associations ou de municipalités, dans les premières années qui ont suivi la Libération.
16Ces divers mémoriaux donnent lieu à des manifestations ? d?importance évidemment très variable selon les cas ? à des dates anniversaires : rassemblement, discours, dépôt de fleurs etc? (Depuis peu, en France, sont organisés également des lancers de ballons, en particulier dans le cadre des cérémonies d?apposition de plaques dans les établissements scolaires parisiens dont d?anciens élèves ont été déportés.)
17S?ils contribuent sans doute à fédérer le groupe concerné (de manière durable ?), les mémoriaux font-ils vraiment sens dans le temps long et si oui, comment ? Au-delà de l'émotion, quel peut être leur rôle dans la transmission d?un souvenir de la Shoah fondé sur la connaissance et non pas seulement sur l'affect ou sur une approche subjective, réductrice ou partisane ? Quels éléments de réponse peut-on apporter à l'interrogation que Rémy Roure, ancien déporté lui-même et collaborateur du Monde, exprimait dès 1948, dans le contexte d?une polémique autour du premier monument important érigé en souvenir de la déportation, à Auxerre dans l'Yonne :
« [?] Et je pose la question : à qui ignore l'histoire, que suggérerait cette image ? Quelle pensée donnerait-elle à nos enfants qui la détailleraient ? sans savoir ? ? [11] »
19Ces propos peuvent être rapprochés de ceux exprimés en 2000 par le directeur de la Fondation Buchenwald, Volkhard Knigge, qui relevait les dangers inhérents à cette « affliction provoquée par le souvenir des victimes, détachée des événements historiques et ne cherchant pas à les rappeler [12] ».
20Autre questionnement, directement lié au précédent : la priorité donnée à l'empathie dans le cadre du mémorial ne risque-t-elle pas d?engendrer des mémoires différentes, voire conflictuelles, et ce faisant, de déliter l'appréhension du réel historique ?
21Pour tenter d?éclairer cette question, nous nous proposons d?aborder deux cas précis, l'un en France et l'autre en Allemagne.
Les camps d?internement français : mémoires solidaires ou mémoires rivales ?
22Dès la fin de l'année 1946, la Fédération des sociétés juives de France, organisation représentative des juifs immigrés particulièrement importante dans l'entre-deux-guerres, lance un appel au Consistoire pour que soit édifié à Gurs, à l'intention des générations futures, un « monument des malheurs de notre temps ». Ce projet ne sera jamais mené à terme [13].
23En 1959, une première stèle est érigée au camp de Noé, près de Toulouse. Inaugurée par Maurice Thorez et Jean-Baptiste Doumeng, « le milliardaire rouge », PDG d?Interagra et membre du Parti communiste, maire du village de Noé dont il est originaire, elle est dédiée « aux patriotes ». Peu après, une stèle est installée à l'entrée de l'ancienne allée centrale du camp de Nexon (Haute-Vienne), rebaptisée « Allée Jean Moulin » : « Camp de Nexon, 1940-1944. Ici furent internés de nombreux patriotes ». Dans le cimetière du village, par ailleurs, on peut voir la tombe où « reposent 59 israélites, victimes du nazisme ». Il y a ici un double travestissement de la vérité : Noé était un « camp-hôpital » ouvert par les autorités de Vichy pour abriter des internés malades ou âgés que l'on transférait d?autres camps et outre les anciens de la guerre d?Espagne, les juifs y étaient majoritaires ; de son côté, Nexon, ouvert à l'intention des IF (« indésirables français », communistes et syndicalistes, essentiellement), servit aussi de camp de transit avant les déportations pour les juifs ayant tenté de franchir clandestinement la ligne de démarcation ou raflés en août 1942 dans les départements du Limousin ; quant aux cinquante-neuf « israélites » qui reposent au cimetière du village, ils ont été davantage victimes, directement, de la politique anti-juive de Vichy que du nazisme? Il est vrai qu?en cette fin des années 50, le mythe dominant du résistancialisme permet de refouler les séquelles de la guerre franco-française qui a déchiré la société une quinzaine d?années plus tôt. Comme l'explique Henry Rousso dans Le Syndrome de Vichy [14], il s?agit là d?un processus qui cherche : « primo la marginalisation de ce que fut le régime de Vichy et la minoration systématique de son emprise sur la société française, y compris dans ses aspects les plus négatifs ; secundo, la construction d?un objet de mémoire, la « Résistance », dépassant de très loin la somme algébrique des minorités agissantes que furent les résistants, objet qui se célèbre et s?incarne dans des lieux ». Les mémoriaux des camps d?internement que nous venons d?évoquer permettent de réaliser ces deux objectifs : les responsabilités du régime de Vichy dans la création et l'administration de ces centres, jusqu?à l'organisation de la déportation des internés juifs, sont passées sous silence pour exalter l'héroïsme et les souffrances des « patriotes », incarnation de la « vraie France » composée massivement de résistants.
24Au début des années 80, les communautés juives d?Allemagne et notamment celle de Mannheim ? principale ville du Pays de Bade, lieu de l'opération Bürckel-Wagner d?octobre 1940, au cours de laquelle 8.000 juifs furent expulsés en une nuit en expédiés vers la France où ils furent internés ? prennent l'initiative de financer la réfection du cimetière de Gurs et l'érection d?une deuxième stèle à Noé. Sur cette dernière, on voit, surmontés d?une étoile de David, les noms des 205 juifs morts dans le camp, ainsi qu?une inscription en français et en hébreu, extraite du Livre de Jérémie (VIII-23) :
« ? Je voudrais pleurer jour et nuit ceux qu?a vus succomber la fille de mon peuple ?. Aux victimes du nazisme et racisme. Aux morts du camp de Noé, 1941-1943. »
26Une fois de plus, le régime de Vichy n?apparaît pas.
27Jugeant que les déportations n?étaient pas évoquées de manière suffisamment explicite, et à l'instigation notamment d?un ancien interné et déporté, Gérard Gobitz, l'Amicale des déportés d?Auschwitz a fait apposer, à partir de 1987, plusieurs stèles sur l'emplacement de camps d?internement français et de lieux de rassemblement avant la déportation « vers l'Est », et notamment à Nexon.
28Cette dernière stèle a été édifiée le 12 septembre 1993, à côté de celle des années 50 que nous avons évoquée précédemment. Elle a exactement la même forme, inversée, et semble lui faire pendant :
« Le 29 août 1942, 450 Juifs dont 68 enfants habitant les départements de la région de Limoges, arrêtés à leurs domiciles et rassemblés au camp de Nexon, furent livrés aux nazis par le gouvernement de Vichy et déportés vers le camp d?extermination d?Auschwitz. Passant, souviens-toi [15]. »
30Quelques mois plus tôt, le 22 mai 1993, d?anciens internés de Nexon, militants politiques et syndicalistes français, ont fait apposer une plaque à la gare de Nexon :
« Ici à Nexon, en 1940, est ouvert un camp d?internement surveillé. De cette gare sont partis en direction de Port-Vendres, en mars 1941, pour être déportés dans des camps en Afrique du Nord, des patriotes résistants antifascistes de toujours qualifiés d?? indésirables français ? et internés par les gouvernements français et de Vichy. Victimes de la répression fasciste, ils furent les premiers à nous montrer le chemin de la Résistance. Plus tard, des juifs, des résistants et des patriotes furent déportés en Allemagne. N?oublions jamais leurs souffrances, leur courage, leur sacrifice. Restons vigilants, souvenez-vous. »
32On peut évoquer aussi le monument élevé à Agde en 1989. Sur la stèle centrale :
« 1939-1943. Ici était le camp d?Agde. Des dizaines de milliers d?hommes y séjournèrent dans leur marche vers la liberté. »
34De part et d?autre, des piliers moins élevés, portant chacun une inscription sur une plaque surmontée d?un drapeau : armée républicaine espagnole, armée tchécoslovaque en France, centre de recrutement de l'armée belge, troupes d?Afrique du Nord, Indochinois, juifs d?Europe occupée ? il n?est pas inintéressant de signaler que le drapeau surmontant ce pilier est? le drapeau israélien.
35On le voit, il y a aujourd?hui encore autour des camps français, au-delà du silence qui enveloppe toujours de nombreux lieux, plusieurs mémoires [16]. Pour certains, il importe avant tout de mettre en évidence la communauté de destin de tous les internés, également victimes. « Juifs, résistants et patriotes » sont présentés comme ayant été acheminés, sans distinction, vers « les camps d?Allemagne ». Depuis le milieu des années 70, d?autre part, la mémoire juive s?est affirmée, devenant l'un des points d?ancrage d?une identité qui se cherche, après l'abandon du modèle de l'israélite français héritier de l'Émancipation, au-delà d?un idéal sioniste rarement réalisé et sans revenir nécessairement à une pratique religieuse qui n?est pas le choix de la majorité. Sans doute n?est-ce pas un hasard si l'une des plus importantes manifestations de l'Association des étudiants juifs laïques, en février 1992, fut l'organisation d?un « voyage de la mémoire » à travers les camps d?internement.
36Un an plus tard, presque jour pour jour, l'Union des étudiants juifs de France organisait à son tour un « tour de France de la mémoire ». Avec les Fils et Filles de déportés juifs de France, organisation dirigée par Serge Klarsfeld, elle a ensuite érigé à l'entrée du camp de Rivesaltes une stèle sur laquelle on peut lire :
« Des milliers de juifs étrangers, qui s?étaient réfugiés en France, furent arrêtés et internés en 1940 dans le camp de Rivesaltes, en zone libre. D?août à octobre 1942, plus de 2.250 d?entre eux ? dont 110 enfants ? furent livrés aux nazis en zone occupée par l'autorité de fait dite gouvernement de l'État français. Déportés vers le camp d?extermination d?Auschwitz, presque tous y furent assassinés parce qu?ils étaient nés juifs. N?oublions jamais ces victimes de la haine raciale et xénophobe. »
38On constate que la formule « officielle » prônée en 1993 a été reprise ici. Les monuments devenus symbole national de la déportation par décret présidentiel de 1993 sont au nombre de trois : sur l'emplacement du Vél' d?hiv?, à Paris, où furent rassemblées les victimes de la rafle du 16 juillet 1942 ; à Izieu, où un musée-mémorial a été ouvert en avril 1994, cinquante ans après la rafle ; et dans un camp d?internement du Sud de la France. Ce point a suscité bien des débats qui montrent, au-delà de rivalités de clocher, des enjeux mémoriels significatifs.
39L?Amicale du camp de Gurs a ?uvré, depuis le début des années 80, pour la création d?un musée de l'internement. Au printemps 1981, le conseil municipal de Préchacq-Josbaig, l'une des trois communes sur lesquelles se trouvait le camp, décide de céder un terrain pour le musée. Un projet muséologique est élaboré, la première pierre est posée, des parlementaires soutiennent le projet? qui s?enlise peu à peu, pour resurgir en 1990 de manière détournée : l'idée d?un musée de l'internement est officiellement retenue, mais sur l'emplacement du camp de Rivesaltes, qui présente des avantages concrets ? la proximité de grands axes routiers desservant les plages du Roussillon et l'Espagne, hauts lieux du tourisme, et l'existence de baraques qui, construites « en dur », ont résisté au temps ?. Malgré les réticences des IF et des juifs badois ? non représentés à Rivesaltes ?, l'Amicale de Gurs donne son accord et le projet, financé à 40% par l'État et à 60% par les collectivités locales, paraît bien engagé.
40C?est à ce moment-là que d?aucuns, dans les sphères politiques, déclarent nourrir une préférence certaine pour un musée situé au Vernet, camp répressif où ont été internés de nombreux militants communistes français et étrangers. Les débats sont souvent vifs. Le temps passe. Les crédits d?état accordés en 1992 et inutilisés ne sont pas reportés au budget 1993 [17]. Le projet de musée de l'internement semble alors compromis, malgré la déception de nombreux anciens internés qui, tel Charles Joineau, trouvent « regrettable que la France ne sache pas assumer son histoire ».
41Reste une stèle, qui sera édifiée à Gurs malgré les pressions de l'association du wagon-souvenir des Milles ? à la fin de l'été 1992, un wagon a été installé à côté de la tuilerie des Milles située sur l'emplacement de l'ancien camp de transit, et classée monument historique en raison des fresques peintes par des artistes internés ?. Sur cette stèle de Gurs, devra figurer une inscription autour de laquelle les discussions s?enflamment. Deux écueils apparaissent, qui menacent à la fois la réalité historique et l'éthique : l'amalgame indistinct entre toutes les catégories d?internés, d?une part ; et les guerres de mémoire, d?autre part.
42Il semble qu?aujourd?hui, la transmission de l'histoire des camps d?internement français entre enfin, de manière vraiment concrète, dans la phase muséale. Sur décision du Conseil général de la région Pyrénées, un musée devrait voir le jour dans les années qui viennent, sur l'emplacement de l'ancien camp de Rivesaltes. D?autre part, les Archives de France ont lancé le projet d?une vaste exposition sur le sujet. Cela étant, les écueils ne sont pas tous surmontés. Pour n?en citer qu?un : d?anciens internés ont émis des réticences à voir évoqués des internés de droit commun, des trafiquants de marché noir, des avorteuses?, défendant en quelque sorte une vision « politiquement correcte » de l'histoire de l'internement. Ce qui montre, si besoin en était, que les enjeux mémoriels ne sont pas absents des projets muséaux?
À Hambourg : monuments et contre-monuments, face-à-face
43En ce qui concerne l'Allemagne, la question des « conflits de mémoire » se pose de manière encore plus délicate. En de nombreux endroits, en effet, il a fallu faire face au passé plus ancien, composer à la fois avec la mémoire de ce passé et avec l'image qu?en avait transmise le national-socialisme.
44Il en est ainsi à Hambourg et le politologue Peter Reichel [18] aborde cette question à travers deux exemples : celui des monuments aux victimes de la (ou des) guerre(s) ; et celui du cimetière d?Ohlsdorf.
45Dans l'Allemagne des années 1920 et 1930, le souvenir des combats de la Première Guerre mondiale est extrêmement présent et l'on voit fleurir à travers le pays un véritable art funéraire monumental. C?est le cas à Hambourg comme ailleurs.
46En août 1931, un monument très dépouillé, dû à l'architecte Klaus Hoffmann, est inauguré en hommage « aux victimes de la guerre », sur le Rathausmarkt. Il porte un bas-relief d?Ernst Barlach sur lequel on voit une mère endeuillée portant son enfant ; on peut lire, de l'autre côté, l'inscription suivante : « 40.000 enfants de cette ville ont sacrifié leur vie pour vous ». Cette ?uvre, commandée par les autorités municipales après de vifs débats, fait immédiatement l'objet d?une controverse : les milieux ultra-nationalistes et militaristes jugent qu?il manque de dignité, voire qu?il exprime un message humiliant pour l'Allemagne vaincue aux termes du « diktat de Versailles », et demandent qu?il soit remplacé par un monument plus conforme à l'orgueil national. Quelques mois après l'accession des nazis au pouvoir, la décision est prise d?édifier un nouveau monument, près de la gare de Dammtor, lieu très fréquenté de la ville (et qui allait servir de lieu de rassemblement avant la déportation). Une commande est passée au sculpteur Richard Kuöhl.
47En mars 1936, le « monument aux guerriers » ? on note évidemment le changement de formule, qui va bien au-delà de l'expression ? est inauguré : il s?agit d?un bloc de calcaire de neuf mètres de long, quatre mètres de large et sept mètres de hauteur avec un bas-relief courant sur trois côtés et représentant de gigantesques soldats portant, il est important de le noter, l'uniforme des années 1930 et non pas celui de la Première Guerre mondiale. Les textes qui figurent sur le monument exaltent l'idée de communauté nationale et d?héroïsme patriotique. On peut citer ainsi le dernier vers d?un poème de Heinrich Lersch, intitulé « L?adieu aux soldats » : « L?Allemagne doit vivre, même si nous devons mourir. » Une brochure éditée à l'occasion de l'inauguration indique que « ce monument honorifique doit devenir un lieu de pèlerinage pour notre ville afin que l'Allemagne, de nouveau en marche et de nouveau prête à se défendre, ouvre les portes de la liberté ».
48À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Conseil de contrôle allié décrète la destruction prochaine de ce monument, dans le cadre de la loi sur la liquidation des bâtiments et monuments militaires nazis. Il a le soutien d?organisations antifascistes. Mais cela ne sera finalement pas fait et, bientôt, le monument de la gare de Dammtor devient un lieu de rassemblement d?associations d?anciens soldats de la Wehrmacht et de néo-nazis. Étrange symbole de continuité : c?est Kuöhl ? le sculpteur auquel on doit ce « monument aux guerriers » ? qui réalise une plaque funéraire destinée à être apposée sous le bas-relief, en hommage aux anciens combattants du 76e régiment d?infanterie hanséatique. Au début des années 1950, l'amicale de ce régiment célèbre dans son bulletin « ce monument unique en son genre qui est devenu le label du centre-ville de Hambourg, et le symbole du bon soldat allemand ». Et chaque année, on y rend hommage aux soldats allemands tombés sur les champs de bataille ? toutes guerres confondues ? et on dépose des gerbes au pied du monument, malgré les protestations émanant des milieux antifascistes et antimilitaristes et les graffiti qui, d?année en année, recouvrent les inscriptions d?origine.
49Au début des années 1970, le conseil d?arrondissement dont dépend la gare de Dammtor décide d?effacer au moins les phrases les plus belliqueuses composant ces inscriptions. Immédiatement, la presse ultra-conservatrice se fait l'écho de protestations passionnées, tandis que se constitue une « Association civique pour la conservation du monument d?honneur de la gare de Dammtor », proche des mouvements d?extrême-droite. Le Sénat annule donc la décision du conseil d?arrondissement et l'affaire reste en suspens jusqu?au début des années 1980, date à laquelle les partisans de la refonte du « monument aux guerriers » sont enfin entendus : un concours est lancé en 1982, dont le lauréat est finalement le sculpteur viennois Alfred Hrdlicka.
50Celui-ci a proposé une ?uvre en plusieurs parties, qui avait l'ambition d?évoquer, dans leur complexité, les différents aspects de la mémoire de cette période en Allemagne, et qui ? signalons-le d?emblée ? est restée inachevée à ce jour.
51La première partie est inaugurée en 1985. Intitulée « Tempête de feu », elle évoque le bombardement de Hambourg par le biais d?un mur de bronze noir qui présente une façade vitrifiée avec des restes humains calcinés ; au-dessus, un morceau de croix gammée brisée surplombe une figure féminine courbée sur le sol ; de l'autre, un atlante en marbre.
52La deuxième partie de l'?uvre statuaire de Hrdlicka est inaugurée l'année suivante, en septembre 1986. Elle s?appelle « Groupe d?évasion ? camp d?Arcona », du nom du navire qui conduisit 7.000 détenus du camp de Neuengamme sur la Baltique où il fut coulé par des bombardiers britanniques. Sur un bloc de granit, figurent des personnages de marbre, déjà morts ou en train de se noyer.
53Deux autres sculptures étaient prévues pour que le monument fût réellement achevé conformément au projet de son auteur : l'une consacrée à « la mort des soldats », l'autre « aux victimes de la persécution et de la résistance », mais la municipalité a finalement jugé que l'ensemble était trop onéreux ? de fait, il dépassait ce que Hrdlicka avait annoncé initialement ? et a tout arrêté. On peut se demander dans quelle mesure elle a été influencée, pour prendre cette décision, par les controverses qui entouraient ce projet (sur le plan du contenu) et si la « querelle des historiens » qui avait éclaté au printemps 1986 a joué elle aussi, indirectement, un rôle quelconque dans la mesure où des voix s?élevaient pour inciter le peuple allemand à fermer enfin la « parenthèse » du national-socialisme et à renouer avec une image plus glorieuse (et plus glorifiante) de son passé.
54« Contre-monument » du « monument aux guerriers », les sculptures de Hrdlicka sont, comme celui-ci, couvertes de graffiti.
55Il est un autre endroit à Hambourg qui pose le problème des monuments et contre-monuments : c?est le cimetière d?Ohlsdorf, véritable parc qui s?étend sur plusieurs hectares loin du centre-ville. Le contexte est évidemment différent, puisqu?il s?agit d?abord de tombes privées qui n?entrent pas dans le cadre de la loi de 1946 sur la liquidation des édifices portant la marque visible des années du national-socialisme. Qu?il s?agisse de civils morts de leur belle mort ou de soldats, ils sont les uns comme les autres inhumés dans le cadre familial, mais mention est faite très souvent de leur rattachement à « la communauté populaire » (celle des « bons Allemands ») ou même, de façon plus explicite, « au peuple, au Reich et au Führer ». Et ces formules s?accompagnent parfois de croix gammées, d?aigles du Reich, de casques d?acier, voire de symboles de la SS?
56Il arrive que le choc de l'histoire se matérialise dans le paysage funéraire : Peter Reichel remarque ainsi, de part et d?autre d?un chemin, face à face, le caveau familial des Warburg ? dont plusieurs membres ont souffert directement de la persécution anti-juive ? et la stèle d?un chef de brigade de la SA, surmontée d?un aigle.
57D?autres monuments se côtoient et se répondent dans ce cimetière.
58En 1949, on a érigé un monument « à la mémoire des victimes des camps de concentration et des meurtres de masse » : un cadre de béton de seize mètres de hauteur dans lequel on a empilé cent cinq urnes emplies de terre provenant de vingt-six camps de concentration et centres d?extermination et sur lequel figurent des formules vagues qui jouent sur le pathos pour susciter l'émotion mais ne permettent aucunement d?appréhender le moindre propos historique : « L?injustice nous a apporté la mort. Vivants, assumez votre devoir », « Gardez le souvenir de notre détresse, songez à notre mort », ou encore « Que l'homme soit un frère pour l'homme ! ».
59Quatre ans plus tard, en 1953 donc, on a édifié un monument aux soldats tués pendant les combats de la Deuxième Guerre mondiale dans la tradition (revue a minima) des « châteaux des morts », grands monuments funéraires dont le langage formel s?inspirait souvent des mythes germaniques et auxquels les nazis avaient donné, à partir de 1941 surtout, des dimensions gigantesques. Il s?agit ici de rendre hommage aux soldats de Hambourg tombés au combat. L?épitaphe est rédigée dans un style lyrico-mystique : « Vous ne voyez plus le soleil et les étoiles, ô sacrifiés, mais vous vivez dans les c?urs de ceux qui croient » et « Vous les trouverez là où vous poserez des questions sur eux, tombés à l'Est, pleurés à l'Ouest ». On comprend que Peter Reichel parle de « brouillard de la mémoire »?
60On peut noter également, toujours dans le cimetière d?Ohlsdorf :
- le carré en hommage aux juifs persécutés
- la tombe d?honneur dédiée aux victimes du nazisme et à la Résistance
- le carré des soldats britanniques
- celui des prisonniers de guerre soviétiques
- enfin, le monument aux victimes des bombardements alliés, réaménagé entre 1948 et 1952 et « rebaptisé » ? il avait été érigé à l'origine « aux victimes de la terreur ennemie ».
61Depuis une quinzaine d?années, d?autre part, plusieurs mémoriaux rappellent directement le souvenir des juifs de Hambourg assassinés sous et par le nazisme.
62Le souvenir des vingt enfants juifs soumis à des expériences médicales dans l'ancienne école du Bullenhuser Dam ? devenue annexe du camp de Neuengamme ? avant d?y être pendus, est rappelé dans le bâtiment même de leur supplice, devenu depuis 1980 le Mémorial Janusz Korczak, qui s?est enrichi depuis 1994 d?une exposition permanente sur ce qui se produisit dans ces lieux ; à côté, une roseraie conçue en 1985 par l'artiste Lili Fischer comme un « jardin du souvenir et du recueillement » et dans laquelle des proches des enfants assassinés ont apposé des plaques commémoratives portant le nom, les dates de naissance et de mort et parfois une photo de chacun d?entre eux.
63D?autres artistes ont tenté de trouver une forme symbolique pour évoquer la disparition des juifs de la ville.
64C?est en 1980 qu?est née l'idée d?ériger un monument sur la place où avaient été rassemblés 24.000 juifs du quartier tout proche de Grindel, en 1941 et 1942, avant leur déportation, juste à côté de l'université de Hambourg. Confié à Ulrich Rückriem, alors professeur à l'école des beaux-arts de la ville, ce mémorial a été inauguré en janvier 1982 : un bloc de granite de quatre mètres de haut, deux mètres de large et soixante-dix centimètres d?épaisseur, découpé en sept tronçons (chiffre sacré dans le judaïsme) supposés évoquer le Mur occidental de Jérusalem, avant d?être recomposé et installé sur une pelouse triangulaire. À l'origine, il n?y avait aucune inscription, aucune explication, et c?est contrairement à l'avis de l'artiste que la municipalité a finalement installé trois plaques à l'endroit qu?elle a décidé d?appeler, à partir de 1989, « Place des juifs déportés » :
« À la mémoire des citoyens juifs de Hambourg qui, sous la tyrannie nationale-socialiste, furent expédiés par milliers à la mort. Ne les oubliez jamais, restez vigilants ».
66La synagogue de Grindel, sur la Bornplätz, fait l'objet d?un mémorial spécifique. Il est vrai qu?il s?agissait d?un des hauts lieux de l'orthodoxie en Allemagne et, en outre, du plus vaste bâtiment synagogal dans le nord du pays ? qui fut incendié pendant la « Nuit de cristal » des 9-10 novembre 1938.
67Le monument commémoratif a été inauguré le 9 novembre 1988, soit cinquante années exactement après la destruction du bâtiment, à l'endroit même où celui-ci s?élevait, et qui a été rebaptisé Place Joseph Carlebach en hommage au dernier grand rabbin de Hambourg, en poste de 1936 jusqu?à sa déportation en 1941. Cette ?uvre de Margrit Kahl ? érigée en accord avec la communauté juive de la ville ? consiste en une gigantesque mosaïque reprenant avec précision la forme de l'ancienne synagogue. À côté, une plaque explique de manière didactique l'histoire du bâtiment.
68« Forme noire dédiée à la mémoire des juifs manquants » ? dans la double acception, qui est aussi celle qu?a retenue Christian Boltanski pour « la maison manquante de Berlin » : [des juifs] qui sont absents et dont l'absence constitue un manque ? : l'?uvre de l'artiste Sol Le Witt a été réalisée à l'origine (en 1987) pour être exposée dans la ville de Münster qui a souhaité la démolir quelques mois plus tard. En 1989, ce parallélépipède a été installé ? après avoir été encore agrandi : cinq mètres de long, deux mètres de large et deux mètres de haut ? devant l'hôtel de ville du district d?Altona. Il ne porte aucune inscription, mais deux plaques posées de part et d?autre rappellent quelques données historiques sur la communauté juive d?Altona, dont la grande majorité des membres fut déportée à partir de 1941 ; elles évoquent également la grande synagogue de la ville, totalement détruite par un bombardement allié en juillet 1943.
69On le voit à travers ces quelques exemples, la symbolique de l'absence est récurrente dans les mémoriaux allemands les plus récents. Allant plus loin dans la réflexion, certains artistes se sont posé la question non seulement de la représentation de la disparition des personnes, mais également celle de la disparition des monuments eux-mêmes. Partant de l'idée qu?avec le temps, les mémoriaux tendaient à devenir invisibles dans le paysage d?une ville, perdant par là-même leur rôle incitateur à la vigilance pour l'avenir : il fallait donc trouver autre chose, et tenter d?inciter les habitants de la ville à ne plus être spectateurs des mémoriaux offrant le passé « en représentation », mais en quelque sorte acteurs de la mémoire.
70C?est dans ce contexte que se situe l'émergence récente, dans plusieurs villes d?Allemagne, d?un véritable « art de la disparition » qui
« ne se fige pas dans une sorte d?attitude théologique à l'égard du nazisme et de l'Holocauste, joue avec le hasard et la dégradation, mise sur la provocation éphémère, la subjectivité de l'interprétation, ne refoule pas l'idée que ce qui s?est passé peut se reproduire, renonce à toute magie protectrice, à toute mise en scène commode du souvenir [19] ».
72Hambourg en fournit l'un des exemples les plus parlants, avec le Monument contre le fascisme, la guerre et la violence, pour la paix et les droits de l'homme, qui a été inauguré à la fin de l'année 1986. À la demande des artistes, Esther et Jochen Gerz, il a été installé non pas dans un parc éloigné du centre-ville, mais sur une place très fréquentée du quartier de Harburg, à l'entrée d?un passage piétonnier souterrain, entouré de boutiques et de restaurants. C?est une stèle d?acier zingué en forme de parallélépipède de douze mètres de hauteur et d?un mètre de côté, enveloppée de plomb ; elle s?accompagne de l'invitation suivante :
« Nous invitons les citoyens de Harburg et les visiteurs de la ville [de Hambourg] à ajouter leur nom ici. Ce geste symbolisera notre devoir de vigilance aujourd?hui et demain. Plus ce bâton en plomb portera de signatures, plus il s?enfoncera dans le sol jusqu?à ce qu?un jour, à un moment indéterminé, il disparaisse totalement, laissant vide l'emplacement du monument de Harburg. Car rien ne peut durablement s?élever à notre place contre l'injustice. »
74Des pointes d?acier sont mises à la disposition de ceux qui le souhaitent, mais ? il faut sans doute le noter ? les tags sont impossibles à cause du fond gras du manteau de plomb.
75En cinq ans, la stèle a été descendue à sept reprises, et elle a été finalement « engloutie » en novembre 1993, à la grande satisfaction de Jochen Gerz qui a alors déclaré : « Chaque fois qu?on passe de l'absence à l'image, il y a une trahison. » Quelques mois plus tard, le même artiste a réitéré avec un monument édifié (si l'on peut dire) sur la place du château de Sarrebruck, dont les caves avaient été utilisées pour les interrogatoires de la Gestapo : avec l'aide d?étudiants de l'Académie des beaux-arts de la ville, il a déterré plus de 2.000 pavés de la place et y a gravé les noms de tous les cimetières juifs que comptait l'Allemagne avant 1933 ; les pierres ont été ensuite reposées avec l'inscription tournée vers le bas. Ainsi a été créée une nouvelle forme de « monument invisible », le « cimetière des cimetières juifs ».
76Certains pourront considérer qu?il n?y a là qu?élucubration d?artistes en mal d?originalité. Mais sans doute ces formes artistiques extrêmes ? dont certaines sont dues à des artistes d?origine américaine ou israélienne, mais qui ont été réalisées pour l'Allemagne et en Allemagne ? montrent-elles à leur façon la difficulté durable à imprimer dans la pierre le souvenir de la Shoah, dans les lieux mêmes où sévit le pouvoir nazi, au milieu des descendants de ceux qui participèrent directement au massacre, à des degrés évidemment divers, ou qui l'observèrent sans mot dire. Finalement, l'historiographie allemande de la Shoah ? et on peut à cet égard rappeler en particulier la « querelle de historiens » de la deuxième moitié des années 1980 et l'école dite « relativiste » ? ne nous dit pas autre chose sur les difficultés que pose à la société allemande la confrontation avec le passé national-socialiste?, en fait, avec son passé national-socialiste et avec ce que le chancelier Adenauer, le premier, a appelé « responsabilité collective ». Et l'on comprend aisément pourquoi les mémoriaux, qui permettent la coexistence de souvenirs contradictoires et d?options idéologiques antithétiques, ont fait florès bien davantage et beaucoup plus tôt que les musées dont la vocation éducative exige un message moins cacophonique et un apaisement des passions partisanes.
77Voire?
À propos des musées : quelques questions, parmi bien d?autres?
Le Beau et le sens du Beau
78Le concept même de musée consacré au génocide des juifs d?Europe remet en question, d?emblée, la notion de musée classique héritée du Mouseion d?Alexandrie, fondée sur l'admiration devant le Beau : toute idée de « délectation [20] » en est a priori bannie, l'agrément n?y a pas sa place.
79Toutefois, la recherche esthétique, voire esthétisante, n?est pas absente de tous ces musées, loin s?en faut.
80Cela peut apparaître tout d?abord dans le travail de l'architecte, qui souhaite instaurer une image visuelle forte et parfois même marquer le musée de son empreinte, au risque d?en faire une sorte de « décor ». La question de ce « spectaculaire muséal [21] » et de la concurrence éventuelle qu?il engendre entre forum et decorum [22], peut se poser, par exemple, à propos de la réalisation du bâtiment du Musée juif de Berlin par Daniel Libeskind, dont l'objectif premier était de concevoir un musée sans objet ni panneau, dont seule la construction ferait sens. Il a réalisé un édifice tout en arêtes et en brisures, évoquant une étoile de David dépliée ou, plutôt, désarticulée, torturée, comme parcourue d?un éclair : « Les juifs d?Allemagne, rappelle-t-il, n?ont-ils pas été, en effet, frappés par la foudre [23] ? » James Ingo Freed, l'architecte de l'United States Holocaust Memorial Museum [24] de Washington, a voulu et conçu, quant à lui, une construction oppressante, qu?il qualifie lui-même de « viscérale » tant elle lui semble à même de frapper le visiteur d?une émotion immédiate [25] : l'utilisation de la brique rouge évoquant symboliquement les camps nazis, les escaliers extérieurs métalliques, les ponts suspendus comme dans le ghetto de Varsovie? D?autres architectes défendent cependant une approche très différente, tel François Pin, en charge du futur musée parisien, qui soutient que « le cadre spatial ne doit pas constituer un pléonasme par rapport à la muséologie [26] ». Thomas Lutz, directeur du projet Topographie de la terreur à Berlin, affirme lui aussi qu?il faut « éviter le monumental » et souligne son souci d?une « grande modestie formelle [27] ».
81À cet égard, comme sur bien d?autres plans, on constate donc une extrême diversité des réalisations muséales, et même une véritable polysémie, sur le plan théorique et concret. Il est évident, en outre, que le cas des musées in situ, que nous n?aborderons pas ici, est tout à fait spécifique.
82La place éventuelle du Beau ne se pose pas seulement sur le plan architectural. Certains responsables de projets muséographiques ont souhaité exposer au fil de la visite des ?uvres d?art contemporaines, dans le dessein d?affirmer « la victoire finale de la civilisation sur la barbarie », selon l'expression de Yeshayahu Weinberg, concepteur de l'USHMM [28]. On peut ainsi voir à Washington des tableaux de Sol Le Witt (Consequences), des sculptures de Joel Shapiro (Loss and Regeneration), de Richard Serra (Gravity) et d?Ellsworth Kelly (Memorial). Comment les visiteurs les appréhendent-ils ? Quelle est leur fonction ? sur le plan artistique, historique, psychologique ou moral ? Qui s?appuie sur ces ?uvres à la beauté épurée pour entamer une réflexion sur la renaissance de l'art ou la fragilité de la civilisation ? Qui s?en trouve soulagé, reprenant souffle après l'horreur ?
83L?écueil de la représentation de la violence extrême se trouve-t-il en partie surmonté par cette mise en évidence de la permanence du Beau ?
Un parcours muséologique cohérent, mais non réducteur
84La finalité des musées, on le sait, n?est pas exactement superposable à celle des mémoriaux : ils ont pour objectif le rappel et la transmission des faits, au fil d?un parcours muséologique fondé à la fois sur l'image, sur l'objet et sur l'écrit. Ce faisant, ils doivent remplir une fonction éducative tout en développant une pédagogie moins didactique que l'enseignement ou l'étude livresque (des études ont montré que le temps que pouvaient consacrer les visiteurs à la lecture de textes et à l'écoute d?un audio-guide était limité à trois minutes par séquence, au maximum [29]). Se pose ainsi le problème de la conception même du parcours muséologique, qui se doit d?être cohérent en fonction de la topographie du lieu et clair, sans être pour autant simpliste ni réducteur.
85Il faut donc surmonter plusieurs écueils, et d?abord celui d?un parcours trop strictement linéaire (en particulier sur la période 1933-1945), qui générerait le risque d?une approche récurrente et a-historique du passé. La mise en application de l'adage selon lequel l'historien doit toujours faire comme s?il ne connaissait pas la fin se heurte ici à une difficulté particulière. C?est l'exigence qui est imposée aux visiteurs du Musée juif de Berlin : renoncer d?emblée à suivre un parcours linéaire et se plier au parti-pris d?orienter la visite selon trois axes ? correspondant à la condition même des juifs d?Allemagne ? : continuité, exil, extermination. Ces trois axes se frôlent parfois, se rencontrent, se croisent? Beaucoup se disent désorientés par ce parcours labyrinthique et la clarté de l'information, condition première de l'avancée des connaissances, s?en trouve peut-être altérée. Cela d?autant plus que le musée d?aujourd?hui, doté d?un rôle social et d?une fonction démocratique, doit servir à l'éducation de visiteurs très différents, au niveau culturel disparate, au degré d?implication inégal. Pour ces diverses catégories, comment articuler la place respective de la leçon et de la réflexion ? Comme pour tous les musées de société, mais plus encore, sans doute, se pose le problème de « l'autonomie du visiteur et son corollaire, une éthique de la visite personnelle [30] ». Comme se pose aussi la question de l'apport minimum d?informations pour certains visiteurs qui ne savent quasiment rien sur cette histoire et qui n?ont pas toujours véritablement choisi de visiter un tel musée ? en ce qui concerne l'USHMM, notamment, il apparaît que certains y entrent entre deux autres musées du Mall, dans le cadre d?une visite de la capitale fédérale.
86Ces musées peuvent parfois apparaître, en effet, comme des instruments de pouvoir, montrant aux visiteurs ce qu?ils doivent voir, comprendre ? et, en quelque sorte, penser ?. L?un des principaux ouvrages édités par l'USHMM et signé de Michael Berenbaum, professeur à l'université de Georgetown et l'un des responsables du projet du musée, s?intitule : The World Must Know. The History of the Holocaust as Told in the United States Holocaust Memorial Museum [31]. Le musée semble ainsi dicter un impératif de connaissance, mais également une injonction à caractère moral ; le public n?est pas seulement convié à une visite, à un approfondissement de son savoir, mais à une leçon qui devra faire de lui un relais du discours normatif. Même si elle n?est pas propre aux seuls États-Unis, cette approche se situe dans la tradition des musées américains, qui se doivent de délivrer un message moral autant que des informations et qui ont pour fonction de prodiguer en quelque sorte « une leçon générale d?humanisme » à même de « rendre [les visiteurs] meilleurs [32] », « une éducation [qui] transcende l'instruction [33] ». Jacek Nowakowski, ancien responsable du Musée polonais de Chicago, actuellement associé à l'USHMM, a déclaré dans une interview récente :
« Nous devons faire en sorte que chaque visiteur devienne le ? transmetteur ? de l'expérience personnelle des déportés [34] ».
88D?où l'importance de conjuguer information et émotion.
L?« effet de proximité »
89On constate souvent une volonté d?user de l'« effet de proximité », en provoquant l'émotion des visiteurs par une évocation individualisée de destins personnels ? la « tour des visages » à l'USHMM [35], ici un violon, là une poupée dont le/la propriétaire est précisément identifié(e). Dans la plupart des musées récents, on s?emploie à « instaurer, tout au long du parcours, une sorte de ? conversation ? entre deux personnes, le visiteur et le déporté [36] »). Le musée aménagé dans la maison habitée par la famille d?Anne Frank à Amsterdam est conçu sur ce procédé [37]. Les enquêtes effectuées et les « livres d?or » semblent montrer en effet que les objets personnels sont ce qui frappe le plus les visiteurs ? les piles de valises, les échafaudages de paires de chaussures, de lunettes et de prothèses, les amoncellements de cheveux, qui ont pris au fil des décennies, en quelque sorte, une valeur « iconique »? Les conservateurs soucieux de définitions muséales s?interrogent : peut-on parler à ce propos de « collections » ? Ne risque-t-on pas de fabriquer, à partir de ces « sémiophores » définis par Krystof Pomian [38], de bien étranges « reliques » ?
90Dans des environnements culturels influencés par la « civilisation des loisirs », c?est sur l'inter-activité que l'on met l'accent ? ainsi le veut la tendance à l'entertainment, construit sur la notion d?« effet », qui se manifeste en particulier dans nombre de musées américains, mais également en Europe et en Israël. On se voit proposer, à l'Imperial War Museum, d?entendre les bruits et de sentir les odeurs permettant de « vivre l'expérience » des habitants de Londres réfugiés dans une cave pendant la Blitzkrieg? Quant aux visiteurs de l'USHMM, ils peuvent traverser le wagon d?un train de déportation, offert par la compagnie nationale des chemins de fer polonais? ; d?un côté, un pan de photographies de rafles et d?embarquement dans les convois ; à la sortie, des clichés de sélections effectuées sur le quai. On peut noter que cette séquence muséographique a été plus ou moins « copiée » au Centre d?histoire de la résistance et de la déportation de Lyon. L?« effet de proximité » ne risque-t-il pas de déraper ici vers un certain voyeurisme ?
91La question se pose de manière encore plus nette dans les musées destinés aux enfants, construits selon un véritable scénario. Il en est ainsi de l'exposition permanente présentée à Washington, « L?histoire de Daniel », ou de Yad Layeled du musée de Lohamei ha-Ghettaot en Israël.
92Le fait de submerger le visiteur par une émotion brutale suscitée par divers procédés muséographiques constitue, nous semble-t-il, un équivalent de l'entertainment. À côté du musée de Yad Vashem, à Jérusalem, un bâtiment évoque directement le sort des enfants juifs exterminés : on entre dans un dédale obscur, seulement éclairé par une rampe (faiblement) lumineuse au sol et on se trouve entouré de photographies d?enfants, en gros plan, tandis que s?égrène une interminable liste de noms et de prénoms, suivis de l'âge de l'enfant assassiné.
93Sur quoi débouche cette émotion immédiate ? Ne risque-t-elle pas d?être stérile, voire obscène parfois ? Suscite-t-elle sinon la connaissance, du moins l'envie d?acquérir des connaissances sur le sujet ?
94Cette dialectique entre information et émotion, entre « savoir », « comprendre » et « ressentir », est au c?ur des questions que se posent les concepteurs des musées consacrés au génocide des juifs d?Europe. Sans doute est-ce pour cela, notamment, qu?ils font très souvent appel à des vidéo-témoignages de survivants qui relatent leur parcours personnel, parfois contextualisé par la muséographie. Souvent, ces témoins relatent leur propre expérience, mais les muséographes le replacent dans le contexte de telle ou telle séquence du parcours. Et à l'Imperial War Museum, ces témoins, à la fin de l'exposition permanente, posent aussi les questions essentielles de la culpabilité collective, du désir de vengeance, de la transmission, certains soulevant aussi le débat de l'« unicité » du judéocide.
95Car une autre question se pose : comment s?élabore, dans ces musées, le rapport au présent, et la nécessaire vigilance, au-delà de la formule conjuratoire : « Plus jamais ça ! » ? Les musées sont-ils susceptibles de participer à la constitution d?une conscience active face à l'actualité ?
Le rapport au politique
96Il faut rappeler, même si c?est une évidence, que les musées de la Shoah, comme tous les musées d?histoire, se situent au carrefour de deux temps historiques : celui où ont eu lieu les faits qui sont rappelés, et celui du présent ? qui interfère bien sûr dans le passé. Ils s?inscrivent dans un paysage mémoriel, idéologique aussi et les professionnels des musées sont souvent confrontés au politique [39]. Comme l'a très bien montré James Young, les musées de la Shoah ? comme les mémoriaux ? véhiculent donc un message diversifié, parfois même éclaté selon les endroits, en fonction de l'image que tel ou tel pays a de lui-même et veut présenter à l'extérieur : la victoire historique du sionisme sur la Diaspora en Israël, les valeurs de la démocratie et du « monde libre » aux États-Unis, celles de la lutte antifasciste dans les pays de l'ancien bloc soviétique. Le message peut également évoluer, sur un même lieu, selon les périodes, et cela même dans la didactique des musées ? celui d?Auschwitz n?est plus le même depuis la chute du communisme, pour ne citer que cet exemple. On trouve dans certains partis-pris muséologiques des échos directs des débats les plus actuels : le musée de Terezin, en cours de rénovation, englobera l'histoire des diverses catégories de déportés tchèques? mais celle des Roms sera évoquée dans un autre lieu, le futur centre culturel dont la création est prévue à Brno [40]. Inaugurant la conférence internationale d?avril 2002 sur le futur musée de l'histoire des juifs polonais, qui doit voir le jour à Varsovie, le ministre des Affaires étrangères Vlodzimierz Cimoszewicz a tenu à relever « l'héritage commun des Polonais et des juifs », précisant même : « Pendant près de mille ans, la Pologne a été la seule patrie réelle pour plusieurs générations de juifs qui ont contribué à forger l'histoire polonaise [41]. » Quelques mois plus tôt, faut-il le rappeler, éclatait la polémique à propos du rôle des Polonais dans la persécution anti-juive, autour du massacre des juifs de Jedwabne [42].
97Et bien sûr, le fait qu?un musée soit appelé « musée de l'Holocauste » ou « musée de la Shoah » n?est pas seulement lié à un choix sémantique, pas plus que la définition plurielle, selon les lieux, des mots « génocide » et « crime contre l'humanité ». Le message peut, à des degrés très divers, viser à l'universalité ou, au contraire, poser comme principe la singularité des différentes catégories de victimes. Le musée est à même de jouer un rôle fédérateur d?un groupe ? national, « ethnique », religieux ? dont le degré de compatibilité avec l'aspiration à l'humanisme universaliste peut parfois poser question. Ici encore, le contexte idéologique du pays concerné intervient : il n?est pas indifférent que l'USHMM ait consacré, en mars 2003, une séquence aux « femmes dans le Troisième Reich », complétée par des photographies et des panneaux évoquant « les lesbiennes et le Troisième Reich » ? alors qu?une exposition y avait été organisée, entre novembre 2002 et mars 2003, autour de « la persécution nazie des homosexuels, 1933-1945 ». On peut noter également que le musée a participé, en février 2003, au « Black History Month », au cours duquel ont été évoqués les athlètes noirs américains aux jeux olympiques de Berlin, la présence de Noirs parmi les soldats américains ayant « libéré » les camps de concentration, et, plus largement, le racisme. Un témoignage faisait état de « comment grandir en tant que Noir dans l'Allemagne nazie » [43].
98Deux réalisations ont particulièrement marqué le monde muséal ces dernières années : l'USHMM de Washington, d?une part ; et le Musée juif de Berlin, de l'autre.
L?USHMM de Washington, un exemple américain
99Inauguré le 22 avril 1993 par le président Bill Clinton, en présence d?une douzaine de chefs d?État, l'USHMM a été accessible au public à partir du 26 avril, soit ? comme l'équipe dirigeante a tenu à le souligner « une semaine après le cinquantième anniversaire de la révolte du ghetto de Varsovie [44] ». Le premier visiteur officiel était le Dalaï Lama, en raison de « son combat inlassable pour les droits de l'homme [45] ». Double symbolique, donc, entre mise en exergue de la spécificité du génocide des juifs et souci d?universalisme [46].
100Le projet remonte à 1978, date à laquelle le président Jimmy Carter a répondu favorablement à une suggestion d?Elie Wiesel [47] : élever à Washington un « mémorial vivant » pour rappeler l'histoire de l'« Holocauste » et impulser à travers l'ensemble des États-Unis la célébration de la Journée du Souvenir. Deux ans plus tard, le Congrès approuvait cette proposition à l'unanimité.
101L?USHMM s?inscrit directement dans l'espace public de l'État fédéral, puisqu?il s?élève sur le Mall, l'avenue le long de laquelle s?étendent, autour d?une vaste pelouse centrale, les principaux musées de la capitale. Des voix se sont élevées pour réprouver ce choix, qui leur paraissait contraire à la définition même du Mall : mettre en évidence et honorer la grandeur de l'Amérique. D?autres ont considéré qu?il eût mieux valu financer plus largement le musée d?Anacostia sur l'histoire des Afro-Américains, qui périclite dans un quartier périphérique où peu de visiteurs s?aventurent. Cependant, beaucoup l'ont approuvé. Certains y ont vu une double parabole : le gouvernement des États-Unis, en accordant cet emplacement, a consenti un investissement financier qui était aussi un geste politique ; et, plus profondément, la situation du musée au milieu des prestigieux édifices de l'Institut Smithsonian consacrés à l'art et aux trésors de la civilisation symboliserait la fracture de la Shoah, mais aussi la confiance dans les idéaux des États-Unis ? le Musée national d?histoire américaine est tout près et l'on aperçoit à gauche le Mémorial de Jefferson ? et l'espérance dans l'avenir ? puisque non loin de là, se dresse le fameux Musée de l'espace édifié à la gloire des cosmonautes américains [48].
102La conception du bâtiment a été confiée à l'architecte James Ingo Freed, lui-même réfugié de l'Allemagne nazie à la fin des années trente alors qu?il était encore enfant et l'un des principaux associés de Peï, le concepteur de la pyramide du Louvre. Celui-ci a pris le parti de refléter par des signes matériels les paysages des ghettos et des camps : cela étant, l'architecte insiste beaucoup sur le souci qu?il a eu de ne pas imposer une lecture unique de ces métaphores mais, au contraire, de laisser ouvertes des interprétations diverses, en fonction notamment du vécu de chacun [49].
103Les deux façades du musée sont extrêmement différentes : du côté nord, un bâtiment de brique rouge : le long de la 14e Rue, une façade blanche néo-classique, afin de ne pas jurer avec l'alignement des autres édifices. D?un côté, la civilisation ; de l'autre, son effondrement.
104Rien n?est laissé au hasard même si, encore une fois, la plupart des visiteurs ne décryptent pas aussi aisément les symboles : ni l'organisation de deux files d?attente pour pénétrer dans le musée par deux portes d?entrée différentes ? symbole de la sélection à l'arrivée dans le camp ? ; ni le claquement sec, presque carcéral, des portes métalliques des ascenseurs aux parois gris foncé qui mènent au début de l'exposition permanente. Certains lampadaires sont des copies de ceux d?Auschwitz. À de nombreux endroits la lumière est oblique, comme alimentée par des projecteurs balayant le sol.
105Plus directement explicites, quatre tours alignées font inévitablement penser à des miradors. Dans l'espace dévolu à l'allumage des bougies du souvenir, les murs présentent des ouvertures triangulaires comme les écussons que les différentes catégories de déportés devaient afficher sur la poitrine. Au troisième étage, gravés dans le verre, des milliers de noms de victimes de la Shoah. À l'étage au-dessus, des centaines de noms de villes et de villages détruits par les nazis. Sur toute la hauteur du bâtiment, au centre de l'espace, se dresse la Tower of Faces.
106Ce que les muséographes appellent « l'effet de proximité » ? et que nous avons évoqué précédemment ? joue dès que le visiteur entre dans l'ascenseur, muni d?une « carte d?identité » portant la photographie et les indications biographiques d?une victime de la Shoah, assassinée ou rescapée. Tout au long du parcours, c?est donc une approche victimaire qui prévaut, à propos des juifs d?Europe dont jamais on ne dit qui ils étaient, ce qu?ils pensaient, ce qu?ils faisaient avant les années d?épouvante?
107Les questions dérangeantes ne sont pas esquivées et on ne passe sous silence ni les restrictions à l'immigration dans le cadre de la politique des quotas adoptée par les États-Unis à partir du milieu des années 20, ni l'indifférence de l'appareil d?État vis-à-vis du sort des réfugiés d?Europe centrale et orientale, ni les ambiguïtés du président Roosevelt, informé des atrocités commises dans les camps de la mort et qui décida de ne pas intervenir directement. Alors qu?à son premier niveau, le musée s?adresse à un public « de masse » issu de l'Amérique profonde, il contient aussi une dimension d?auto-critique. L?historien James Young va jusqu?à y voir « le second anti-mémorial du Mall », avec le Mémorial aux vétérans du Vietnam [50].
108Par ailleurs, les visiteurs désireux d?approfondir leurs connaissances peuvent s?arrêter devant divers montages audio-visuels, archives photographiques et filmiques, ou se rendre dans l'espace interactif pour interroger les CD-Rom disponibles. À l'intention des spécialistes, un Institut de recherche existe en parallèle au musée et ses collections d?archives, collectées à travers toute l'Europe et en particulier dans les pays de l'ancien bloc soviétique, ne cessent de s?enrichir.
109Il existe par ailleurs un musée dans le musée, destiné aux jeunes visiteurs ? à partir de huit-neuf ans ?. À travers l'Histoire de Daniel, de sa s?ur Erica et de leurs parents, juifs allemands transférés de Francfort dans le ghetto de Lodz avant d?être déportés à Birkenau d?où seuls reviendront le jeune garçon et son père, les enfants appréhendent comment a brusquement basculé la vie d?une famille finalement si semblable à la leur [51]. En effet, l'USHMM s?emploie à souligner « le caractère universel de l'Holocauste [52] », qu?on met en perspective par rapport à d?autres atrocités, d?autres génocides :
« D?une certaine façon, l'Holocauste a facilité la tâche qu?accomplissent les Serbes aujourd?hui, a déclaré celui qui fut véritablement l'âme du projet, Y. Weinberg. Il y a eu un temps où tout n?était pas possible, mais aujourd?hui? C?est pourquoi le musée a avant tout une mission éducative. Mais cette pégagogie n?a de sens que si vous enseignez comment appliquer les leçons du passé, aujourd?hui et dans l'avenir [53]. »
111D?où, parfois, des partis-pris qui peuvent surprendre les historiens désireux d?analyses plus nuancées : l'extermination massive des Juifs d?Europe aurait commencé avec les débuts de la marginalisation « des juifs, des opposants, des noirs, des Tsiganes et des handicapés ».
« L?Holocauste a pris naissance dès que les nazis ont exclu certains groupes de la famille humaine, en leur refusant la liberté de travailler, d?étudier, de voyager, de pratiquer leur religion, d?affirmer leurs opinions, de transmettre leurs valeurs. Ce musée doit illustrer que la perte de la vie n?est rien d?autre que l'étape ultime de la perte de tous les droits [54] ».
113Plus qu?une prise de position historienne en faveur des thèses intentionnalistes, il faut voir là, probablement, une volonté d?éveiller l'intérêt et d?en appeler à la vigilance du plus grand nombre de citoyens américains, de toutes provenances, de toutes origines. Sans doute est-ce dans ce but que le musée s?emploie à susciter l'empathie des Afro-Américains, des immigrants du Sud-Est asiatique, des militants des droits de l'homme. Même si les hésitations et les défaillances du gouvernement américain dans les années 30 et 40 ne sont pas occultées, il n?en demeure pas moins qu?un des derniers espaces du parcours est consacré aux États-Unis-terre-d?asile, qui ont accueilli des rescapés de la Shoah sortis hagards des camps de D.P., lesquels ont pu ensuite se reconstruire et s?intégrer avec succès au sein du melting pot américain.
114Est-ce également pour attirer et contenter le maximum de visiteurs que les concepteurs du musée ont voulu que celui-ci soit entertaining ? Les objets (artifacts) sont nombreux : pavés du mur du ghetto de Varsovie, amphores dans lesquelles Emmanuel Ringel-blum avait caché son journal, barque ayant servi au sauvetage des juifs danois, wagon d?un convoi de déportation des chemins de fer polonais?
115Une série de reconstitutions est également présentée, sous forme de sculptures d?une quarantaine de centimètres réalisées par Miezyslaw Stobierski : l'arrivée devant les chambres à gaz, le déshabillage? puis une troisième « maquette » dévoilant des corps nus convulsés, enchevêtrés les uns avec les autres après l'introduction de zyklon B à l'intérieur de la chambre à gaz. Certains visiteurs restent pétrifiés devant cette mise en spectacle. Faut-il considérer que, frappé depuis longtemps déjà par le « syndrome Disneyland », le public américain a besoin de voir pour appréhender [55] ?
116L?espace dévolu à la fin du parcours à des toiles d?artistes contemporains ? Sol Le Witt, Serra, Shapiro, Kelly [56]? ? pose quant à lui, nous l'avons déjà dit, la question de l'esthétisation de l'horreur.
Le Musée juif de Berlin : construire la déconstruction
117Le Musée juif de Berlin a été inauguré le dimanche 9 septembre 2002, en présence du président Johannes Rau et du chancelier Gerhard Schröder. En ouverture de cette manifestation que les autorités avaient voulue très solennelle, l'Orchestre symphonique de Chicago a interprété la 7e Symphonie de Mahler dans l'enceinte de la Philharmonie, sous la direction de Daniel Barenboïm. Après être resté vide pendant plus de deux ans ? au cours desquels 350.000 personnes l'ont visité ?, le bâtiment conçu par Daniel Libeskind ? qui est également l'auteur d?un musée aménagé à Osnabrück en hommage au peintre antinazi Félix Nussbaum ? accueille désormais (le Musée devait être ouvert au public à partir du 12 septembre, mais les attentats de New York et de Washington ont entraîné un report de plusieurs semaines) les collections qui étaient préalablement logées dans quelques salles du Martin Gropius Bau et qui, considérablement enrichies, évoquent deux millénaires de présence juive en Allemagne.
118Libeskind, architecte lauréat du concours lancé en 1989, se réclame du courant « déconstructiviste » ? auquel appartiennent notamment Frank Gehry, chargé du projet du Gugenheim de Bilbao, et Peter Eisenmann, qui devra réaliser, à Berlin également, le monument commémoratif du génocide des juifs autour duquel se multiplient depuis des années débats et controverses mais qui devrait constituer le complément undissociable du Musée juif, avec l'aménagement du lieu de mémoire « Topographie de la terreur ». Libeskind, donc, divise, morcelle, brise les lignes, fait exploser les volumes. Dans son projet initial, intitulé « Entre les lignes », il prévoyait même des parois obliques, mais il a dû revenir à des formes plus conformes à une réalisation muséographique.
119Vu de l'extérieur, le bâtiment paraît aveugle, bien qu?il compte près de trois cents petites fenêtres qui semblent autant de meurtrières. Il est par ailleurs impossible de savoir, à première vue, le nombre d?étages qu?il compte. « Bardé de zinc, le bâtiment peut se lire comme un plan urbain dont les lignes mèneraient aux anciennes adresses des habitants juifs ? on pense à Rahel Varnhagen, E.T.A. Hoffmann, Paul Celan ou Walter Benjamin ?, mais conduiraient aussi aux lieux où leur extermination a été planifiée [57]. On sent aussi directement l'influence de l'expressionnisme allemand ? comme un rappel de la république de Weimar et du théâtre de Piscator ?
120Il ne s?agit pas d?un musée de la Shoah et c?est toute l'histoire des juifs d?Allemagne, dans le temps long, qui est retracée ? depuis le début de l'époque romaine à Worms jusqu?à l'aube du XXIe siècle, avec l'apport récent des juifs venus de l'ex-Union soviétique. Son directeur, Michael Blumenthal, souligne qu?il a pour objectif d?évoquer les juifs d?Allemagne « comme des êtres vivants, créateurs, et pas seulement comme des victimes d?Auschwitz ». Aussi les 3.900 pièces exposées, sur trois étages, sont-elles très diverses : objets de culte ? le chandelier de Hanoukka en argent, dû au maître berlinois Georg Wilhelm Marggraff (1776), est considéré comme un chef d??uvre unique ?, documents historiques, objets de la vie quotidienne? On évoque les juifs de Cour, mais aussi les colporteurs, les banquiers, les journalistes, les femmes cultivées des « salons berlinois ». Des destins personnels sont retracés : ceux de Glickl von Hameln, de Moses Mendelssohn, d?Emil Rathenau, de Bertha Pappenheim? La lutte pour l'émancipation, l'irruption de la modernité, l'intégration et les tentations de l'assimilation ? jusqu?à la conversion, parfois ? sont présentées et explicitées de manière à la fois didactique et visuelle. Les rapports avec les Ostjuden venus de Pologne, l'accueil fait aux idéaux sionistes, également. Puis l'accession du nazisme, les brimades, les persécutions, l'exil pour certains, les camps pour beaucoup d?autres. On est ici dans une transmission de la connaissance : on apprend qui étaient ces juifs dont l'absence apparaît en creux dans tout le pays, à travers de nombreux monuments, mémoriaux et contre-mémoriaux, tels ceux évoqués par Peter Reichel. Mais l'appel à l'émotion intervient également : la « tour de l'Holocauste », où il n?y a ni chauffage ni air conditionné et que seule éclaire la lumière du jour, depuis le plafond, constitue un moment fort de l'exposition permanente.
121Déconcerté, désorienté même par ce parcours compliqué qui l'oblige à revenir sur ses pas, à tourner parfois à la recherche du chemin à suivre? ? même si le message historique est clair et pertinent, ce qui constituait une véritable gageure ?, par les angles aigus, par les recoins sombres, par les escaliers dont les marches paraissent sans fin, le visiteur finit de perdre ses repères ? de verticalité, cette fois ? lorsqu?il parvient au « jardin » qui jouxte le musée : sur le sol incliné, se dressent quarante-neuf colonnes emplies de terre (quarante-huit de terre berlinoise, et une de terre de Jérusalem), où la végétation doit pousser à l'envers, vers le bas.
122Il a fallu attendre près de soixante ans après la fin de la guerre pour que puisse s?ouvrir un musée consacré non pas seulement à l'extermination des juifs, mais à l'histoire des juifs d?Allemagne et notamment à la « symbiose judéo-allemande ». Musée qui ne pouvait voir le jour qu?à Berlin, devenue capitale de l'Allemagne réunifiée et, en ce sens, dépositaire de la mission muséale et mémorielle du nazisme en Allemagne. Il s?agit donc d?une réalisation des plus intéressantes, autant que dérangeante, car la question reste bien sûr posée ? sans être abordée dans le parcours muséologique ? : ces juifs qui avaient fait de l'Allemagne leur patrie, jusqu?à la « symbiose », quelle place les « autres » leur reconnaissaient-ils vraiment ? Et que firent-ils, l'heure venue, pour leur venir en aide avant de devoir déplorer leur éternelle absence ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut aller dans un autre musée, le Musée de la Résistance allemande (Gedenkstätte Deutscher Widerstand)?
123Sans doute faut-il appréhender ces diverses réalisations dans un ensemble muséal tendant à rendre compte de la complexité de la question. À Berlin, outre le Musée juif et le Musée de la Résistance, deux autres réalisations devraient bientôt voir le jour : Topographie de la terreur et le Mémorial de l'Holocauste.
124L?évolution récente du complexe mémoriel et muséal de Buchenwald s?inscrit également dans ce contexte de réexamen.
À Buchenwald : nouvelles réponses à d?anciennes questions, nouvelles questions?
125En 1985, rapporte P. Reichel, l'exposition permanente du musée a été revue et réaménagée mais il n?y est pas question des fosses communes découvertes un an plus tôt, comme autant de traces tangibles du « camp spécial n°2 » ayant existé entre 1945 et 1950 sous autorité soviétique et dans lequel furent détenus des fonctionnaires civils de l'État national-socialiste ? des « petits nazis ».
126Au début des années 1990, une association dénommée « Buchenwald 1945-1950 » est créée pour demander que le souvenir des victimes du stalinisme soit rappelé in situ. La même revendication s?exprime pour le camp d?Oranienburg-Sachsenhausen, au nord de Berlin, où l'on découvre également des fosses communes en 1990 et 1992 ? en tout, pour les deux camps, entre 9.000 et 15.000 corps ?. De son côté, le « Comité international Buchenwald-Dora » lance un appel aux autorités leur demandant de protéger ce mémorial contre « toute transformation qui pourrait atténuer sa signification ». À la fin de l'année 1991, le gouvernement fédéral nomme une commission d?experts dont la coordination est confiée à l'historien Eberhard Jäckel. Celle-ci rend ses conclusions publiques un an plus tard : elle recommande d?élaborer un nouveau projet muséal qui rompe avec l'idéologie véhiculée par la RDA, tienne compte des recherches historiques les plus récentes et relate la totalité de l'histoire du camp, aux diverses périodes ? tout en les traitant séparément, de manière bien distincte.
127Le 11 avril 1995, est inaugurée dans l'ancien entrepôt du camp de concentration l'exposition historique permanente relative à Buchenwald entre 1937 et 1945 : plus de 10.000 objets sont présentés, sur une superficie de 1.600 m2.
128Deux ans plus tard, le 25 mai 1997, ouvre l'exposition permanente sur le camp spécial n°2, dans un nouveau bâtiment en forme de bunker qui couvre 250 m2. À côté, s?élèvent des croix commémorant les détenus morts dans ce camp.
129Si on le souhaite, on peut ne visiter que l'une ou l'autre des deux expositions ? c?était du reste l'une de recommandations de la commission Jäckel.
130Cinq ans plus tard, les passions ne sont toujours pas entièrement apaisées. Plusieurs associations d?anciens déportés sous le nazisme s?insurgent de cette proximité et revendiquent la totalité de l'espace mémoriel dans le camp. D?autres, réunis au sein de l'Union des victimes du stalinisme, affirment l'indifférenciation entre les différents régimes totalitaires et refusent l'idée même que les deux camps soient évoqués dans deux espaces séparés. (Seul terrain d?« entente » : les uns comme les autres semblent considérer qu?en tout état de cause, le souvenir des déportés juifs arrivés au cours de l'hiver 1945 n?y a pas réellement sa place et qu?il y a pour lui d?autres lieux de mémoire ? en Pologne.)
131Il importe de signaler d?autre part qu?un mémorial a été inauguré à la fin de l'été 2001 en hommage aux « déserteurs et objecteurs de conscience » de la Wehrmacht ? dont 30.000 furent condamnés à mort, 20.000 étant effectivement exécutés. Cette manifestation a eu lieu en réaction à une exposition jugée iconoclaste et provocatrice organisée entre 1995 et 1999 et faisant état de mauvais traitements infligés par la Wehrmacht aux prisonniers de guerre soviétiques et de représailles violentes exercées contre les partisans à travers l'Europe ; et quelques mois avant la présentation, à Berlin, d?une exposition (devenue ensuite itinérante) sur les crimes de la Wehrmacht, qui a soulevé ? avant même sa présentation, plus encore après ? d?âpres polémiques.
132Nous avons essayé de montrer, à travers ces quelques exemples, que si le musée a vocation à développer un rôle pédagogique dans un cadre cathartique, l'articulation histoire/mémoire/idéologie n?est décidément pas simple dans l'élaboration d?un projet muséologique.
133Il s?agit, d?autant plus, d?un champ de recherche très riche, qu?il faut bien sûr étudier avec tous les outils méthodologiques de l'historien : la prise en compte la plus fine possible de la chronologie, du contexte, de l'évolution historiographique, de la situation du moment? Ce doit être aussi, sans doute, une recherche pluridisciplinaire qui se confronte aux travaux menés par les politologues, les sociologues, les anthropologues, les historiens de l'art? Mais on ne peut faire l'économie d?une interrogation sur cette prolifération de musées ? que des chercheurs dans d?autres domaines ont exprimée sous la forme : « Muséomanie ou muséofolie ? [58] »
Notes
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[1]
Il s?agit du projet d?agrandissement du Mémorial du martyr juif inconnu et du Centre de documentation juive contemporaine, qui doit ouvrir à la fin de l'année 2004 et comprendra une exposition permanente.
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[2]
Du 15 au 18 avril 2002, une conférence internationale s?est tenue à Varsovie pour tenter de donner un nouvel élan au projet de Musée de l'histoire des juifs polonais qui devrait être créé dans l'ancien quartier juif de la capitale polonaise ? c?est-à-dire sur l'emplacement du ghetto des années 1940 ?. Le directeur du projet, Jerzy Halbersztadt, a expliqué que « le musée racontera quelque huit cents ans de la présence des juifs en Pologne, du Moyen Âge jusqu?à la Seconde Guerre mondiale, avec un accent mis sur le XIXe siècle ». Il a également annoncé que 45.000 documents photographiques avaient été collectés et déjà enregistrés dans une base de données numériques (Agence France-Presse, Varsovie, 18 avril 2002).
-
[3]
Cf. The Holocaust Exhibition at the Imperial War Museum, Londres, 2000, et Torn Apart. A Student?s Guide to the Holocaust Exhibition, Londres, IWP, 2000, 54 p.
-
[4]
The Texture of Memory. Holocaust Memorials and Meaning, New Haven Londres, Yale University Press, 1993.
-
[5]
Passant, souviens-toi. Les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France, Paris, Plon, 1995, 523 p.
-
[6]
L?Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998, 353 p. (1re éd., en allemand : 1995).
-
[7]
Cité par A. Wieviorka et S. Barcellini, op. cit., p. 455.
-
[8]
Andrew Roth Michael Frajman, Jewish Berlin, Berlin, Goldapple, 1998, rééd. 2000, 181 p.
-
[9]
C?est en République démocratique allemande qu?ont été édifiés les premiers mémoriaux des camps de concentration et c?est un point qu?il importe de souligner d?emblée, à la suite des travaux de Peter Reichel. Car si la République fédérale ne peut faire autrement, dès l'origine, que de composer avec ? même si c?est éventuellement contre ? le souvenir du nazisme qu?elle est dans l'obligation d?« internaliser », la RDA s?emploie quant à elle à s?en démarquer : comme il lui est difficile de l'« externaliser », elle s?évertue à en « universaliser » le souvenir, selon l'expression du politologue Rainer Lepsius : définissant le nazisme comme une variante du fascisme, elle se présente comme le champion de la lutte antifasciste dont elle serait en quelque sorte, aux côtés de l'Armée rouge, le « vainqueur historique ». Et elle peut ainsi s?affranchir de l'héritage nazi. Aucun sentiment d?un quelconque « devoir de réparation » n?apparaît donc dans les mémoriaux et les musées ouverts au cours de la période communiste. En outre, les traits de spécificité de la persécution des juifs n?entrent guère dans ce schéma.
Entre 1937 et 1945, rappelons-le, 250.000 personnes ont été envoyées dans le camp de Buchenwald, en provenance de trente-cinq pays ; 60.000 au moins y ont péri, mortes de faim ou de maladie, succombant à l'« extermination par le travail » ou à de pseudo-expérimentations médicales. D?autre part, c?est là que furent finalement libérés, en avril 1945, des déportés juifs arrivés d?Auschwitz au cours de l'hiver 1944-1945 au terme des terribles « marches de la mort ».
Dix jours après l'ouverture du camp, d?anciens prisonniers édifient une obélisque en bois pour rappeler leurs souffrances et la mort de milliers de leurs camarades. Celle-ci s?étant rapidement dégradée, l'Amicale de Buchenwald entame une campagne en faveur de l'érection d?un véritable mémorial et de la transformation de l'ensemble du camp en musée.
Au début de l'année 1958, le gouvernement de la RDA décide d?édifier à Buchenwald un gigantesque ensemble « monumental antifasciste dédié à l'unité, à la résistance et à la libération », inauguré par le Premier ministre Otto Grotewohl au mois de septembre : « La résistance contre le fascisme hitlérien fut organisée et menée par la classe ouvrière et ses organisations », déclare celui-ci dans son discours. Conçue par Fritz Cremer, une statue doit devenir emblématique du lieu : un groupe de dix hommes, avec un jeune garçon au milieu. Ces personnages n?apparaissent pas comme des survivants émaciés, mais au contraire comme des combattants déterminés, le poing serré, le drapeau ou le fusil dans l'autre main. À la demande des autorités, le sculpteur a dû revoir son premier projet dans un sens plus offensif : n?affirme-t-on pas alors que ce sont les prisonniers eux-mêmes ? et au premier chef les communistes allemands internés ? qui ont libéré seuls le camp, avant de prêter le fameux « serment de Buchenwald » qui appelait au combat de tous les antifascistes contre les criminels nazis et à une nouvelle organisation du monde pacifique et « démocratique » ? Selon ce schéma, la 4e Division armée américaine du général Patton n?aurait fait qu?entériner une situation de fait, avant l'arrivée de l'Armée rouge.
Deux autres stèles, semblables à des pierres tombales, figurent dans cet espace : l'une en mémoire des juifs assassinés dans le camp, l'autre en souvenir des prisonniers de guerre soviétiques. On note par ailleurs un buste du leader socialiste Ernst Thälmann, mort à Buchenwald. -
[10]
J. Lherminier, Voix et visages, n°146, 1er trimestre 1975, p. 9. Cité par Annette Wieviorka et Serge Barcellini, op. cit., p. 391.
-
[11]
Ibid., pp. 374-375.
-
[12]
« Du cimetière au musée ? De l'avenir du travail des mémoriaux en Allemagne », in L?Avenir de la mémoire. Die Zukunft der Erinnerung, actes du colloque international organisé par le Centre d?histoire de la résistance et de la déportation, la Fondation Auschwitz, le Goethe Institut et le Musée-mémorial des enfants d?Izieu à Lyon, les 25-27 novembre 1999, Bruxelles, éd. du Centre d?études et de documentation de la Fondation Auschwitz, 2000, p. 49.
-
[13]
Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article « Les camps français, des non-lieux de mémoire », in Dimitri Nicolaïdis (dir.), Oublier nos crimes. L?amnésie nationale : une spécificité française ?, Paris, Autrement, 1994, pp. 52-69.
-
[14]
Paris, Seuil, 1987, p. 21.
-
[15]
Les stèles érigées à l'initiative de l'Amicale des déportés d?Auschwitz porte toujours une formule très semblable à celle-ci. Dans plusieurs cas (Septfonds, Vénissieux), il est ajouté : « Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés ».
-
[16]
La mémoire du camp de Drancy ? autour du mémorial de Shlomo Selinger, puis du wagon installé par la suite dans l'enceinte de la cité ? mériterait une étude spécifique que nous n?entreprendrons pas ici.
-
[17]
Bulletin de l'Amicale du camp de Gurs, n°52 (juillet 1993).
-
[18]
Op. cit., pp. 74-89.
-
[19]
Ibid., p. 24.
-
[20]
Rappelons que selon la définition adoptée en 1974 par le Conseil international des musées, l'ICOM, la « délectation » est l'un des trois objectifs du musée, avec les « études » et l'« éducation ».
-
[21]
François Mairesse, Le Musée, temple spectaculaire, Lyon, PUL, 2002, p. 132. Celui-ci parle à ce propos de « syndrome de la pyramide » [du Louvre].
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[22]
Ibid., p. 120.
-
[23]
Cf. James Young, « Daniel Libeskind?s Jewish Museum in Berlin : The Uncanny Arts of Memorial Architecture », Jewish Social Studies, vol. 6, n°2, hiver 2000, pp. 1-23.
-
[24]
Désormais USHMM.
-
[25]
Cf. Edward Linenthal, Preserving Memory. The Struggle to Create America?s Holocaust Museum, New York, Viking Penguin, 1995.
-
[26]
Propos tenus lors de la table-ronde autour du thème « Quelle muséographie pour la Shoah ? » organisée dans le cadre du colloque tenu à Strasbourg les 15-18 octobre 2002 à l'initiative du GAIS et du Conseil de l'Europe : Enseignement de la Shoah et création artistique.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
Cf. Archives de l'USHMM, 1997-014.
-
[29]
Voir notamment les enquêtes effectuées par l'équipe de la revue Publics et musées.
-
[30]
Dominique Poulot, « L?invention du musée en France », in E. Pommier (dir.), Les Musées en Europe à la veille de l'ouverture du Louvre, actes du colloque des 3-5 juin 1993, Paris, Klincksieck, 1995, pp. 81-110, cit. p. 84.
-
[31]
Boston, Little, Brown and Company, 1993.
-
[32]
Jean Capart, Le Temple des Muses, Bruxelles, Musées royaux d?art et d?histoire, 1936, p. 117 ? cité par F. Mairesse, op. cit., p. 62.
-
[33]
Ibid., p. 67.
-
[34]
Cf. site Internet : www. palimpsest. stanford. stanford. edu.
-
[35]
Il s?agit de photographies prises entre 1900 et 1941 à Ejszyszki (Eishishok en yiddish), bourgade juive de Lituanie. On y découvre des scènes de la vie quotidienne, des couples en promenade, des enfants à bicyclette, une jeune fille allongée dans l'herbe avec un livre? Univers disparu : les habitants juifs d?Eishishok furent massivement massacrés à l'automne 1941. La grande majorité de ces clichés sont dus à un couple de photographes professionnels d?Eishishok, Itzhak et Alte Katz. C?est leur petite-fille, Yaffa Eliach, aujourd?hui professeur d?études juives à Brooklyn College, qui les a réunis. Cf. Marianne Hirsch, Family Frames. Photography, Narrative and Postmemory, Cambridge, Harvard University Press, 1997, p. 251-256 ; Andrea Liss, « The Identity Card Project and the Tower of Faces at the United States Holocaust Memorial Museum », in Trespassing Through Shadows. Memory, Photography and the Holocaust, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998, p. 6.
-
[36]
Susan Bardgett, Imperial War Museum Review, octobre 2002.
-
[37]
Cf. Un musée avec une histoire, Amsterdam, Anne Frank Stichting, 1999.
-
[38]
« Sémiophores : objets qui n?ont pas d?utilité [?], mais qui représentent l'invisible, c?est-à-dire qui sont dotés d?une signification ; n?étant pas manipulés mais exposés au regard, ils ne subissent pas d?usure » (K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Gallimard, 1987, p. 42).
-
[39]
F. Mairesse, op. cit., p. 8. On se reportera également aux travaux de François Marcot et de Jean-Charles Szurek sur le musée d?Auschwitz.
-
[40]
Cf. Jan Munk, « The Terezin Ghetto Memorial Today and Tomorrow », Review of the Society for the History of Czechoslovak Jews, vol. 5, 1992 ; id., « The Terezin Memorial : its Development and its Visitors », Museum Management and Curatorship, n°1, 1998.
-
[41]
Agence France-Presse, Varsovie, 18 avril 2002.
-
[42]
Cf. Jan Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941 : un massacre de juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002 (1e éd., en anglais : 2001). Sur le débat soulevé par ce livre, on se reportera au n°30 de Yad Vashem Studies (2002), qui publie sur 90 pages un état de la question, sous le titre : « The Jedwabne Controverse ».
-
[43]
Informations détaillées disponibles sur le site Internet de l'USHMM : www. ushmm. org/ museum/ exhibit/ focus/ history.
-
[44]
Blair Kamin, « Monument to Memory », Chicago Tribune, 11 avril 1993.
-
[45]
Bulletin du musée, numéro spécial de l'été 1993, p. 1.
-
[46]
Ces pages reprennent les grandes lignes de notre article : « Génocide et grand spectacle », L?Histoire, n°207, février 1997, pp. 8-10.
-
[47]
Premier président du conseil d?administration, remplacé en 1987 par un mécène de Baltimore, Harvey Meyerhoff.
-
[48]
Cf. Harvey Meyerhoff, «Yes, the Holocaust Museum Belongs to the Mall », The Washington Post, 18 juillet 1987.
-
[49]
Cf. J. I. Freed, « The United States Holocaust Memorial Museum », Assemblage, n°9, 1989.
-
[50]
Op. cit., p.
-
[51]
Au terme de cette visite ? qui dure une demi heure environ ?, ils peuvent téléphoner pour poser des questions complémentaires aux responsables du musée ; par ailleurs, ils trouvent à leur disposition des tables et des chaises, du matériel pour écrire et pour dessiner. Leurs réactions recueillies ainsi « à chaud » sont ensuite accrochées sur les panneaux de liège qui courent le long de la pièce. Rares sont les enfants qui sortent de cet espace sans avoir laissé un message. Et cela quelle que soit l'origine de leur famille. Pour une présentation plus détaillée de cette partie du musée, on pourra se reporter à : Linell Smith, « Painful Lessons. Daniel's Story : a Child?s View of the Holocaust », The Sun Today, 5 juillet 1993.
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[52]
Interview de Yeshayahou Weinberg, concepteur de la muséographie de l'USHMM, Museum News, mars-avril 1993.
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[53]
Ibid.
-
[54]
Cette phrase est extraite d?une brochure éditée par le musée avant son ouverture, à l'intention des donateurs potentiels : The Campaign for the United States Holocaust Memorial Museum, Washington, s.d. (consultable à la bibliothèque de l'USHMM).
-
[55]
On peut lire, à ce sujet, l'article ? très excessif à nos yeux ? de Myriam Salomon, « Génocide Park », Libération, 25 janvier 1994.
-
[56]
Cf. Ken Johnson, « Art and Memory », Art in America, novembre 1993.
-
[57]
Peter Paul Kubitz, Les Édifices mentaux, Paris, 2000.
-
[58]
Roland Schaer, L?Invention des muées, Paris, Gallimard, 1993, p. 132.