Couverture de CDLJ_1603

Article de revue

Des magistrats et des avocats s'expriment : l'éclusion syndicale

Pages 407 à 416

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend très largement, sous le même titre, les passages correspondants dans l'ouvrage co-signé par J.P. Royer, J.P. Allinne, N. Derasse, B. Durand, J.P. Jean, Histoire de la Justice en France, 5e édition, PUF, Paris 2016.
  • [2]
    J.-L. Bodiguel, Les magistrats, un corps sans âme ? Paris, PUF, 1991.
  • [3]
    M. Pauti, Les magistrats de l'ordre judiciaire, ENAJ, 1979.
  • [4]
    Maurice Rolland, président de l'association des magistrats résistants, a ainsi obtenu, à la création du SM, un regard bienveillant d'Edmond Michelet, ancien résistant, garde des Sceaux. Deux des jeunes fondateurs du Syndicat se rattachent à leur histoire commune. Claude Parodi est le fils de René Parodi, dont Maurice Rolland était très proche. Compagnon de la Libération à titre posthume, René Parodi magistrat résistant est mort à la maison d'arrêt de la Santé après avoir été torturé par la Gestapo. Le père de Pierre Lyon-Caen est décédé en déportation ; son grand-père Léon, avocat général, avait été exclu de la Cour de cassation en 1940, avant d'être réintégré à la Libération.
  • [5]
    A. Deville, « L'entrée du syndicat de la magistrature dans le champ juridique en 1968 », Droit et société, 1994, no 28, p. 639-691.
  • [6]
    M. Robert, On les appelle les juges rouges, Paris, 1976, préface de Louis Joinet. Marc Robert, devenu sous-directeur à la Direction des affaires criminelles, puis avocat général près la cour d'appel de Bordeaux, où il soutint, avec son procureur général Henri Desclaux, l'accusation contre Maurice Papon, fut ensuite nommé procureur général près la cour d'appel de Riom. Unanimement reconnu pour ses qualités professionnelles, il a cependant été muté d'office à la Cour de cassation en 2009 par Mme Dati, garde des Sceaux, pour s'être publiquement opposé à la fermeture du tribunal de grande instance de Moulins dans le cadre de la réforme de la carte judiciaire, et avoir exprimé des réserves sur le projet de suppression du juge d'instruction. Le Conseil d'État, le 30 décembre 2010, a annulé cette décision pour irrégularité de procédure lors de l'examen de la demande d'avis par le CSM. L'intéressé a été réintégré dans ses fonctions avant d'être nommé, en 2014, procureur général près la cour d'appel de Versailles.
  • [7]
    À côté de chacun des noms figure leur « inculpation », reprise ici selon le même ordre, « un patron en prison » (P. de Charrette), « pour une vraie justice » (N. Obrego, substitut à Troyes), « mal noté pour militantisme » (J. Menez), « viola le secret de l'instruction » (H. Dujardin, Lille), « délégué régional du syndicat » (O. Guérin), « six mois de prison requis contre un patron » (J. Nunez, Draguignan).
  • [8]
    L'image du « petit juge », héros solitaire contre le pouvoir, est celle de Christos Sartzetakis, rendu célèbre en 1969 par le film « Z » de Costa-Gravas, juge d'instruction courageux face à la dictature des colonels grecs, qui deviendra président de la République après leur chute.
  • [9]
    Diemer, Joubrel, Lapeyrere, Malibert, Pernollet, « André Braunschweig, magistrat et syndicaliste », in Mettre l'homme au coeur de la justice, Hommages à André Braunschweig, Paris, AFHJ, 1997, p. 75-108.
  • [10]
    Professionnel respecté, André Braunschweig présida la cour d'assises lors d'un procès retentissant qui condamna à perpétuité, en décembre 1974, Pierre Goldman pour le meurtre de deux pharmaciennes lors d'un braquage Boulevard Richard Lenoir. Pierre Goldman, auteur d'un ouvrage particulièrement fort « Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France » (Seuil, 1975) était soutenu par un collectif d'intellectuels dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Simone Signoret. Après cassation, Pierre Goldman sera rejugé et condamné à 12 ans de réclusion par la cour d'assises d'Amiens pour d'autres braquages, avant d'être abattu en 1979, peu après sa sortie de prison, assassinat revendiqué par un groupe anonyme « Honneur de la police ».
  • [11]
    L'Union syndicale des magistrats progresse régulièrement au sein de la magistrature et a obtenu 72,4 % des suffrages exprimés lors des élections au CSM en 2014, le SM 27,5 %, le syndicat Force Ouvrière (FO-magistrats) créé en 1992 ayant eu des difficultés pour présenter des listes complètes. Les conditions moins rigoureuses de présentation des listes pour la commission d'avancement ont donné, en 2013, une image plus précise de la représentativité syndicale : USM 68,4 %, SM 25,2 %, FO 6,4 %.
  • [12]
    En avril 2013, un journaliste invité dans les locaux du SM filma, avec son téléphone portable, à l'insu des dirigeants, un assemblage de photographies de personnalités intitulé « Mur des cons », qu'il diffusa sur le site d'information en ligne Atlantico. Les responsables du SM présentèrent cet affichage dans un lieu privé comme un « défouloir satirique », une « blague de potache ». Mme Taubira garde des Sceaux, devant l'émotion suscitée, saisit le CSM d'une demande d'avis, mais celui-ci refusa de se prononcer pour ne pas préjuger d'une éventuelle saisine disciplinaire. Sur une plainte avec constitution de partie civile, contre l'avis du parquet estimant que la publicité n'était pas le fait des auteurs, en septembre 2015, la présidente du SM a été renvoyée devant le tribunal correctionnel pour injure publique. Pour une critique de la syndicalisation et de la « cléricalisation » de la justice expliquant la perte de confiance des citoyens, revendiqué comme « article d'humeur », on lira J. Krynen, « Petit factum sur un vaste mur », in Etudes offertes à Jean-Louis Harouel, Paris, 2015, p. 1009.
  • [13]
    Statistique sur la profession d'avocat - ministère de la Justice, DACS, situation au 1er janvier 2014.

1Le phénomène n'est bien sûr en soi pas nouveau, les gens de justice ont écrit et se sont toujours exprimés, ils ont pu prendre le public à témoin du bien-fondé de leur lutte contre le pouvoir ou de la justesse de leurs réclamations ; ils ont même pu constituer parfois l'opinion en tribunal, voire ils se sont regroupés et ont pu faire des grèves retentissantes qui ont paralysé la justice ; ils ont rédigé mémoires et souvenirs en projetant de leur carrière une forme idéale, ils se sont faits moralisateurs ou réformateurs. Mais ce qui est sans doute nouveau en ce siècle, c'est l'ampleur et la convergence de toutes ces manifestations, syndicales, spontanées, écrites ou orales, et surtout leur orchestration sans commune mesure avec le passé, que facilitent les moyens de communication du monde moderne, multipliés aujourd'hui avec Internet et les réseaux sociaux.

2La structure syndicale, au sens d'un regroupement de personnes dans l'intention de défendre leurs intérêts professionnels, remonte, dans le monde de la justice, aux années 1920. Elle s'est développée après la Seconde Guerre mondiale, avec le sentiment qu'il était nécessaire d'agir solidairement, non seulement dans un but de protection, mais aussi de conquête de territoires d'expression.

Les syndicats de magistrats

Le Syndicat de la magistrature (SM)

3Le terme de « syndicat » n'est apparu dans la fonction publique que tardivement et la première organisation qui puisse revendiquer cette appellation est le Syndicat de la magistrature, qui fut fondé officiellement le 8 juin 1968. L'idée syndicale elle-même paraissait inconcevable dans la magistrature, voire incongrue, et longtemps les magistrats ne voulurent pas être de cette façon ravalés au rang de petits fonctionnaires. Dans le milieu des juristes, le fait était tout aussi surprenant, et quelques années plus tard, au cours d'un colloque, un professeur de droit s'écriera encore : « Les magistrats qui se syndiquent, c'est le pape qui a des gosses ! ». Autant dire que la création du Syndicat de la magistrature, sous l'influence indirecte des événements de mai 1968, fut une véritable révolution. En réalité, le mouvement avait commencé avant même 1968, lié avec la création du Centre national d'études judiciaires lors de la réforme Debré et de la lente formation d'une identité propre à la jeune magistrature formée à Bordeaux.

4Pour Jean-Luc Bodiguel, les années CNEJ puis ENM ont constitué « une période cruciale pour la magistrature... les juges-propriétaires et rentiers font place à une magistrature d'employés et de cadres ; la création d'une école remplace le bon sens juridique par la technique et le professionnalisme ; le développement du syndicalisme renvoie à une politisation qu'on avait cru un moment éradiquée  [2] ». Changement sociologique et syndicalisme vont marquer profondément la magistrature de la fin des années soixante au début des années soixante-dix  [3]. Ces nouveaux magistrats reçus au concours avaient, pour les uns, été appelés en Algérie ou été marqués par les débats politiques radicaux de cette époque de la décolonisation et de la guerre froide. Les plus jeunes avaient vécu, souvent comme acteurs, mai 1968 et le bouillonnement des idées de la génération de l'immédiat après-guerre.

5Plus directement, le SM est issu d'une amicale d'anciens élèves : l'AAAAJ (Association des auditeurs et anciens auditeurs de justice). Les éléments les plus actifs avaient refusé la réunification corporative des organisations professionnelles existantes proposée par l'UFM (Union fédérale des magistrats) et avaient constitué un nouveau syndicat. Les événements de Mai n'eurent donc sur cette création qu'un effet d'entraînement, sans en être la cause immédiate, mais ils en marquèrent le mode de fonctionnement dès ses débuts. En particulier, c'était la démocratie directe que les statuts avaient mise en place avec une limitation stricte des mandats (deux ans renouvelables une fois) destinée à éviter une professionnalisation dans la représentation syndicale.

6Le SM, marqué à gauche, était soutenu par ceux qui voulaient moderniser l'institution, et regardé avec bienveillance par une partie de la hiérarchie judiciaire  [4]. Il ouvrait la justice sur la société par une libération de la parole des magistrats, relayée de façon privilégiée par le quotidien Le Monde[5]. Le SM s'ouvrait vers l'extérieur, vers les autres professions et organisations judiciaires, vers les partenaires sociaux, et pratiquait une politique de communication particulièrement active. Il a porté comme revendication première l'indépendance des magistrats, via la composition du CSM et sa nécessaire émancipation vis-à-vis du politique. Une des premières actions a porté sur la démocratie dans les juridictions et la lutte contre la hiérarchie judiciaire conservatrice, à travers notamment la notation infantilisante et portant atteinte à l'indépendance juridictionnelle, - certains juges avaient rendu publiques les appréciations portées sur eux -. En se tournant vers le monde extérieur, le Syndicat a voulu donner une autre lecture des affaires économiques et financières, il a attiré l'attention sur le monde du travail quand il s'est lancé à la recherche des responsabilités dans les accidents du travail et la protection de l'emploi des personnes investies de mandats syndicaux.

7L'éclosion du syndicalisme dans la magistrature, dans les années soixante-dix, s'effectue au moment même d'une contestation généralisée de l'ordre social, autour de l'émergence de nouveaux droits individuels et collectifs face à l'État. On ne peut mesurer cette période d'effervescence dans la magistrature qu'à l'aune des remises en cause radicales qui touchaient alors toute la société française. On assista à de véritables affrontements au sein de la famille judiciaire, habituée à gérer dans la discrétion ses conflits internes. Pour illustrer le climat de l'époque, il suffit de rappeler comment les « juges rouges » ont défrayé la chronique dans les années soixante-quinze  [6]. Les portraits de six d'entre eux  [7] figuraient sur la couverture vermillonnée d'un numéro de Paris Match d'octobre 1975, sur-titré : « Ils veulent une nouvelle justice, on les appelle Les juges rouges ». L'article était sous-titré : « Formée par l'Ecole nationale de la magistrature, la nouvelle vague des jeunes juges de choc, qu'on appelle rouges, et qui mettraient volontiers les patrons à l'ombre, veut pour la France une justice désembourgeoisée ». « L'affaire Chapron », du nom du chef d'entreprise placé en détention provisoire pour sa responsabilité dans un accident du travail mortel, illustrait « le scandale qui s'est glissé entre les colonnes du temple ». Elle était devenue « l'affaire Charette », du nom du juge d'instruction. Le chef d'entreprise fut remis immédiatement en liberté par la chambre d'accusation réunie en urgence le samedi, après que, sur intervention du ministre de la Justice, le premier président soit venu entendre par procès-verbal le juge. Citant les actions d'autres magistrats, le journaliste avait fait des juges d'instruction, et leurs « pouvoirs terribles », le centre de sa cible.

8Un autre juge d'instruction, peu avant, dans la même région du Nord, avait été sous le feu de l'actualité. En 1972, le juge Henri Pascal, juge d'instruction à Béthune, avait inculpé et jeté en prison un notaire soupçonné du meurtre d'une jeune fille à Bruay-en-Artois. L'affaire prit rapidement une dimension nationale. Le meurtre ne sera jamais élucidé ; le notaire, on le saura vite, était innocent, mais pour certains, il était coupable, forcément coupable, puisque notaire. Henri Pascal, membre un temps du Syndicat de la magistrature, soignait sa publicité et militait pour celle de l'instruction. Au nom de la justice populaire, il reçut le soutien des intellectuels d'extrême gauche, notamment de Jean-Paul Sartre et de Serge July, alors militant actif de « La Cause du peuple », organe maoïste, même si le premier se démarqua rapidement par une position moins directement « accusatoire ». Le combat solitaire du « petit juge » [8] devint devant l'opinion le symbole d'une forme de courage face à une justice trop complaisante envers les puissants.

9Le tourbillon médiatique qui suit ces affaires inquiète la hiérarchie judiciaire. Le 30 octobre 1975, Le Figaro publie sous la signature de Jean Foyer, ancien garde des Sceaux redevenu professeur de droit, un « Point de vue » titré « Des juges contre la justice ». Evoquant « l'affaire Chapron » et citant les termes quelque peu maladroits du juge d'instruction qui avait comparé cet accident à un meurtre prémédité, Jean Foyer accusait le Syndicat de la magistrature d'être « une organisation subversive gauchiste », avec pour premier objectif « la conquête du pouvoir au sein du corps judiciaire en faisant la loi dans les assemblées générales des tribunaux » et l'Ecole nationale de la magistrature de former « la base de l'entreprise subversive ». Les tensions s'accrurent au point que le Syndicat cita Jean Foyer à comparaître devant la 17e chambre du Tribunal correctionnel de Paris pour y répondre du délit de « complicité de diffamation ». Imagine-t-on événement semblable aujourd'hui ?

10 Le Tribunal, dans un jugement du 13 avril 1976, considérant que le prévenu n'avait pu fournir les preuves nécessaires pour justifier ses accusations et estimant que si le Syndicat était « sans doute hargneux », cela ne suffisait pas à le faire qualifier « d'organisation subversive », condamna Jean Foyer à une peine d'amende et au versement de dommages et intérêts. La décision, qui fit grand bruit, fut infirmée par la 11e chambre de la cour d'appel huit mois plus tard, au motif que M. Foyer n'avait pas dépassé les limites de la « bonne foi ». La Cour de cassation confirma cette analyse le 23 mars 1978 ; la Cour suprême avait jugé que l'on n'était pas sorti du cadre de la « polémique politique » et que l'on avait en somme respecté les limites de la « libre controverse ».

L'Union syndicale des magistrats

11L'organisation majoritaire dans la magistrature est devenue un syndicat en novembre 1974. Elle est l'héritière de l'Union fédérale des magistrats (UFM), qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avait joué un rôle de premier plan, non seulement dans la défense des intérêts professionnels des magistrats, mais surtout dans la constitution d'un esprit de corps dans les débuts de la IVe République. L'UFM, créée en 1945 sous forme associative, affichait clairement, dans l'intitulé du premier numéro de sa revue paru le 1er janvier 1946, Le Pouvoir Judiciaire, sa volonté d'indépendance et sa place dans les institutions d'une République alors en pleine reconstruction. Elle s'est trouvée associée à la politique des nominations à la suite de la création du CSM et de l'élection, au sein de celui-ci, des magistrats qu'elle soutenait. La gestion des carrières intégrait alors onze niveaux hiérarchiques ! Le pouvoir gaulliste affaiblit l'influence de l'UFM, à travers la réforme Debré de 1958, en supprimant les élections au nouveau CSM et en ramenant les échelons hiérarchiques à cinq. Dans les années soixante, les relations entre l'UFM et le garde des Sceaux Jean Foyer devinrent exécrables, au point que le ministre suscita la création d'une organisation concurrente, l'Association de la magistrature, dirigée par la haute hiérarchie parisienne, qui cessera son activité peu après son départ de la place Vendôme, en 1965.

12Parmi les responsables historiques, on peut mettre en évidence, dans les années cinquante, Jean Reliquet, procureur général à Alger, qui tenta de sauver ce qui restait de l'état de droit pendant la guerre d'Algérie, puis, à la fin des années soixante-dix, le « président André Braunschweig », entré dans la magistrature dans l'immédiat après-guerre, qui devint rapidement membre du bureau de l'Association, alors représentante unique de la magistrature, dont la principale revendication était l'amélioration de la situation matérielle désastreuse des juges et des juridictions [9]. Sur le plan professionnel, à Paris, André Braunschweig eut à traiter les dossiers les plus sensibles, tant comme juge d'instruction, que plus tard comme président de cour d'assises [10] et président de la chambre criminelle de la Cour de cassation. S'opposant à Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, et son projet « Sécurité et libertés », il fut « puni » par une vexation symbolique, à savoir le retrait au dernier moment du décret le nommant officier de la Légion d'honneur. Après l'arrivée de la Gauche au pouvoir, Robert Badinter choisit en juin 1981 pour devenir, sur une courte période, directeur de son cabinet, l'homme qui vingt ans plus tôt avait inculpé François Mitterrand dans l'affaire de l'Observatoire...

13La revue de l'UFM Le pouvoir judiciaire deviendra, avec l'USM, Le Nouveau Pouvoir judiciaire. L'USM affiche son refus de « tout engagement politique, comme de toute affiliation à une fédération » qu'officialise l'article 2 de ses statuts. Elle regroupe la majorité des magistrats syndiqués et constitue l'interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, quelle que soit la majorité politique en place. L'élection de ses représentants au sein du CSM lui donne un poids important sur la hiérarchie judiciaire depuis la réforme Méhaignerie de 1993 et la nomination par le CSM des membres de la Cour de cassation, des premiers présidents de cour d'appel et des présidents de tribunaux de grande instance. Affichant son apolitisme, axée sur la défense de l'indépendance de la magistrature, de l'unité du corps des magistrats, du recrutement par l'Ecole nationale de la magistrature, l'USM défend les intérêts moraux de la profession et exige des moyens pour la justice à travers des revendications concrètes comme les rémunérations des magistrats, les budgets affectés aux juridictions, la charge de travail et le dialogue social. Son attachement à défendre efficacement les intérêts de la magistrature, le scepticisme qui, d'une façon générale, touche l'action politique, ont incontestablement servi la crédibilité de l'USM et expliquent, pour une large part, sa représentativité très majoritaire [11] et l'affaiblissement du SM après l'affaire dite du « mur des cons » [12].

14En première ligne pour dénoncer la surcharge des juridictions, la multiplicité des réformes, l'absence de moyens, la sage USM, toujours qualifiée par la presse « d'organisation modérée », s'est radicalisée depuis le début des années 1990 dans le recours à certains moyens d'expression correspondant mieux à la demande de nouvelles générations, et fait descendre les magistrats dans la rue ou manifester en robe devant les palais de justice.

L'Association professionnelle des magistrats (APM)

15Seule organisation professionnelle de magistrats qui n'ait pas adopté le terme de « syndicat », l'APM a également été marquée politiquement depuis sa naissance, en opposition ouverte à l'alternance politique survenue au mois de mai 1981 ; plus particulièrement contre la politique pénale instaurée par le nouveau garde des Sceaux, Robert Badinter. L'APM, fondée le 11 décembre 1981, s'est revendiquée comme un authentique syndicat professionnel constitué pour éviter la domination exclusive, dans le corps des magistrats, des deux autres organisations syndicales. Contre-courant et fermeté du verbe ont marqué son expression publique, son président, Dominique Matagrin, ancien conseiller pour la politique pénitentiaire d'Albin Chalandon incarnant une conception de la justice pénale s'opposant au « laxisme » de la Gauche. L'APM, classée clairement à droite, voire au-delà pour certains de ses membres, s'est progressivement marginalisée pour ne plus représenter que 2 % aux élections professionnelles de l'été 2001, alors même qu'elle avait réuni des personnalités qui ont connu de brillantes carrières après les retours successifs de la Droite en 1993 puis en 2002.

16L'APM a été entachée par des débordements de langage. Ainsi le jeu de mots plus que douteux de son président honoraire, Alain Terrail, alors avocat général à la Cour de cassation, qui, commentant à sa manière les démêlés du substitut. Albert Lévy avec sa hiérarchie, avait écrit en décembre 1998, dans la revue de l'organisation : « Tant va Lévy au four... qu'à la fin il se brûle », a abouti à sa mise à la retraite d'office, avant la condamnation du billettiste à la plume glissante par le tribunal correctionnel de Paris pour « injures raciales ». Georges Fenech, ancien président de l'APM, en sa qualité de directeur de la publication, fut entraîné dans ce courant. Il fonda par la suite un mouvement dissident, avant d'entamer une carrière politique et de devenir député UMP en 2002. L'APM et les courants qui la composaient ont suspendu l'activité de leur organisation une fois la Droite revenue au pouvoir, du fait de l'opportunité de l'exercice direct du pouvoir au sein des cabinets ministériels et des hautes fonctions judiciaires. Ainsi Patrick Quart, co-fondateur de l'APM, conseiller pour la justice du président Sarkozy, présenté par la presse comme le véritable ministre de la Justice, lorsque Rachida Dati exerçait les fonctions de garde des Sceaux (2007-2009). En 2013, Jean-Paul Garraud ancien député UMP redevenu magistrat, a décidé de reprendre le flambeau et anime « la nouvelle APM » pour lutter contre ce qu'il nomme « le mauvais remake » constitué par la politique pénale de la ministre de la Justice Christiane Taubira.

Les organisations d'avocats

De l'Association nationale des avocats à la Confédération nationale des avocats (CNA)

17C'est au barreau, on l'a dit, que le phénomène syndical a connu sa première forme, et la première organisation qui se soit officiellement réclamée de ce type structurel est l'Association nationale des avocats (ANA) créée par Jean Appleton en 1921, à la faveur d'une loi du 12 mai 1920 qui avait autorisé les professions libérales à se constituer en syndicat. Dès cette époque, le syndicalisme avait représenté un courant réformateur, désireux de moderniser la profession d'avocat et de l'adapter aux temps présents, en particulier en améliorant les conditions de vie matérielle et en défendant les intérêts moraux des membres des barreaux. L'objectif de l'ANA n'était pas seulement corporatif, et si l'un de ses grands succès fut la création d'une caisse de retraite en 1938, son but était également d'améliorer le fonctionnement général de la justice et de remédier aux dysfonctionnements qu'avait révélés l'affaire Stavisky. Son action s'est prolongée jusqu'à nos jours et la Confédération nationale des avocats se réclame de cette filiation, en mêlant tout à la fois la défense et la modernisation poursuivie de la profession à des visées plus générales.

Le Syndicat des avocats de France

18Affichant clairement son positionnement politique dès sa création, le 15 mai 1973, composé d'avocats appartenant alors à l'« Union de la Gauche » et à l'extrême Gauche, le SAF est issu lui aussi de mai 1968, dans le sillage du Syndicat de la magistrature. Il s'est engagé immédiatement, en pleine polémique sécuritaire, en faveur des libertés contre l'appareil répressif d'État et se fixant comme objectif une autre défense, en faveur des plus démunis pour un meilleur accès au droit et à la justice ; son cheval de bataille a été celui d'une amélioration du système d'aide juridictionnelle, et il a obtenu gain de cause après que ces individualistes que sont par nature les avocats eurent réussi à se mobiliser entre organisations ; malgré leurs divergences sur le fond de l'accès au droit dans le but d'être écoutés des politiques, provinciaux et Parisiens se sont rejoints dans cette perspective. Le grand combat du SAF a été et est encore, dans un environnement économique de plus en plus difficile, d'éviter la césure de la profession, entre des avocats n'assurant la défense que des entreprises et des citoyens aisés, leur assurant un niveau de rémunération suffisant, et ceux qui se paupériseraient en étant confinés dans les causes des exclus de la société et les dossiers peu rémunérateurs. L'avocat, selon le SAF, n'est pas seulement un professionnel du droit mais aussi un individu engagé pour aider les citoyens à faire valoir et respecter leurs droits fondamentaux.

19Cette ligne de conduite explique les raisons pour lesquelles le SAF s'est montré divisé devant « la grande fusion » de 1991 entre la profession d'avocat et celle de conseil juridique, plutôt apparentée à ses yeux à celle de conseil d'entreprise. Le SAF craignait alors que cette fusion n'accroisse le clivage, qui s'est malheureusement accentué, entre le secteur juridique consacré au « droit des affaires », et celui du « droit des citoyens » qui ne serait plus assuré que par les avocats traditionnels et de préférence par les jeunes, eux-mêmes les plus démunis du barreau. Au total, le SAF, dont la sensibilité représente près du quart des avocats, continue de faire entendre sa voix et exerce une réelle influence sur tous les débats et réformes de la justice, en s'appuyant sur des valeurs où la logique économique, si elle est intégrée, ne doit pas l'emporter sur une conception de la profession d'avocat qui privilégie la défense des libertés, les droits des salariés, des immigrés, des détenus, des minorités et l'accès au droit des plus démunis.

Les évolutions de la profession d'avocat

20À côté des organisations syndicales, les associations d'avocats se sont multipliées selon les secteurs d'activité. La profession est consciente de ce que l'éclatement de la représentation des avocats selon chaque domaine ou chaque barreau constitue une faiblesse face aux pouvoirs publics et à la concurrence d'autres professions comme les notaires, les experts-comptables et les juristes d'entreprises dans le débat sur le périmètre du droit. Dans une profession très individualiste, chaque organisation d'avocats s'exprime et négocie selon sa sensibilité propre, comme par exemple le vivier de l'Union des jeunes avocats. Les conditions d'exercice, en structure individuelle ou en cabinet de groupe, le statut de stagiaire et de collaborateur, les spécialités, la concurrence, l'ouverture européenne, peuvent cliver la profession selon les intérêts des uns ou des autres, comme lors des débats aboutissant au rapport de la commission Danois sur la grande profession d'avocat, remis au président de la République en 2009.

21Ce rapport a inspiré la loi du 28 mars 2011 de modernisation des professions judiciaires ou juridiques qui contient de nombreuses dispositions en faveur des avocats. La principale innovation est la création d'un acte contresigné par avocat. Cet acte attesté par avocat, qui engage sa responsabilité et a une force probante renforcée, doit permettre d'encourager un recours plus fréquent à des professionnels du droit tenus d'informer les parties à un contrat sur les conséquences de leur engagement. La réforme permet aussi aux cabinets d'avocats de s'associer, en France et en Europe, avec d'autres avocats exerçant dans un autre État membre de l'Union européenne.

22La profession connaît des évolutions démographiques et structurelles importantes. En 2014, on comptait plus de 60 000 avocats en France, dont 25 000 inscrits au barreau de Paris, avec une forte augmentation des effectifs, de 41 % en dix ans, soit 92,7 avocats pour 100 000 habitants en 2014 contre 68 en 2004. Les avocats ayant moins de quinze années d'exercice représentent 60 % de la profession [13]. Les disparités entre avocats sont très grandes selon les modes d'exercice de la profession, depuis l'avocat exerçant à titre individuel, essentiellement sur des dossiers d'aide juridictionnelle, jusqu'aux associés des grands cabinets internationaux. 30 % des avocats exercent comme collaborateurs et seuls 26 000 avocats en 2014 ont contribué aux missions d'aide juridictionnelle.

23La densité géographique des avocats, tout comme celle des médecins, est très différente selon les villes. L'opposition traditionnelle entre la province et Paris a comme expression, en termes de représentation, l'existence de la Conférence des bâtonniers des 164 barreaux face à la puissance du Barreau de Paris qui réunit à lui seul près de la moitié des avocats français. Leurs positions ont évidemment été très différentes sur la question de la multipostulation ou la réforme de la carte judicaire. Créé par la loi du 31 décembre 1990, le Conseil national des barreaux, instance représentative élue, est devenu depuis la loi du 11 février 2004 l'interlocuteur officiel des pouvoirs publics, disposant de pouvoirs réglementaires internes à la profession. Ainsi, le CNB assure la représentation du barreau français à l'étranger, décide de l'admission des avocats étrangers en France, unifie par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession, organise la formation initiale et continue des avocats, ou encore, dernière disposition en date depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, désigne l'avocat représentant la profession au sein du Conseil supérieur de la magistrature.


Date de mise en ligne : 01/04/2019.

https://doi.org/10.3917/cdlj.1603.0407

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend très largement, sous le même titre, les passages correspondants dans l'ouvrage co-signé par J.P. Royer, J.P. Allinne, N. Derasse, B. Durand, J.P. Jean, Histoire de la Justice en France, 5e édition, PUF, Paris 2016.
  • [2]
    J.-L. Bodiguel, Les magistrats, un corps sans âme ? Paris, PUF, 1991.
  • [3]
    M. Pauti, Les magistrats de l'ordre judiciaire, ENAJ, 1979.
  • [4]
    Maurice Rolland, président de l'association des magistrats résistants, a ainsi obtenu, à la création du SM, un regard bienveillant d'Edmond Michelet, ancien résistant, garde des Sceaux. Deux des jeunes fondateurs du Syndicat se rattachent à leur histoire commune. Claude Parodi est le fils de René Parodi, dont Maurice Rolland était très proche. Compagnon de la Libération à titre posthume, René Parodi magistrat résistant est mort à la maison d'arrêt de la Santé après avoir été torturé par la Gestapo. Le père de Pierre Lyon-Caen est décédé en déportation ; son grand-père Léon, avocat général, avait été exclu de la Cour de cassation en 1940, avant d'être réintégré à la Libération.
  • [5]
    A. Deville, « L'entrée du syndicat de la magistrature dans le champ juridique en 1968 », Droit et société, 1994, no 28, p. 639-691.
  • [6]
    M. Robert, On les appelle les juges rouges, Paris, 1976, préface de Louis Joinet. Marc Robert, devenu sous-directeur à la Direction des affaires criminelles, puis avocat général près la cour d'appel de Bordeaux, où il soutint, avec son procureur général Henri Desclaux, l'accusation contre Maurice Papon, fut ensuite nommé procureur général près la cour d'appel de Riom. Unanimement reconnu pour ses qualités professionnelles, il a cependant été muté d'office à la Cour de cassation en 2009 par Mme Dati, garde des Sceaux, pour s'être publiquement opposé à la fermeture du tribunal de grande instance de Moulins dans le cadre de la réforme de la carte judiciaire, et avoir exprimé des réserves sur le projet de suppression du juge d'instruction. Le Conseil d'État, le 30 décembre 2010, a annulé cette décision pour irrégularité de procédure lors de l'examen de la demande d'avis par le CSM. L'intéressé a été réintégré dans ses fonctions avant d'être nommé, en 2014, procureur général près la cour d'appel de Versailles.
  • [7]
    À côté de chacun des noms figure leur « inculpation », reprise ici selon le même ordre, « un patron en prison » (P. de Charrette), « pour une vraie justice » (N. Obrego, substitut à Troyes), « mal noté pour militantisme » (J. Menez), « viola le secret de l'instruction » (H. Dujardin, Lille), « délégué régional du syndicat » (O. Guérin), « six mois de prison requis contre un patron » (J. Nunez, Draguignan).
  • [8]
    L'image du « petit juge », héros solitaire contre le pouvoir, est celle de Christos Sartzetakis, rendu célèbre en 1969 par le film « Z » de Costa-Gravas, juge d'instruction courageux face à la dictature des colonels grecs, qui deviendra président de la République après leur chute.
  • [9]
    Diemer, Joubrel, Lapeyrere, Malibert, Pernollet, « André Braunschweig, magistrat et syndicaliste », in Mettre l'homme au coeur de la justice, Hommages à André Braunschweig, Paris, AFHJ, 1997, p. 75-108.
  • [10]
    Professionnel respecté, André Braunschweig présida la cour d'assises lors d'un procès retentissant qui condamna à perpétuité, en décembre 1974, Pierre Goldman pour le meurtre de deux pharmaciennes lors d'un braquage Boulevard Richard Lenoir. Pierre Goldman, auteur d'un ouvrage particulièrement fort « Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France » (Seuil, 1975) était soutenu par un collectif d'intellectuels dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Simone Signoret. Après cassation, Pierre Goldman sera rejugé et condamné à 12 ans de réclusion par la cour d'assises d'Amiens pour d'autres braquages, avant d'être abattu en 1979, peu après sa sortie de prison, assassinat revendiqué par un groupe anonyme « Honneur de la police ».
  • [11]
    L'Union syndicale des magistrats progresse régulièrement au sein de la magistrature et a obtenu 72,4 % des suffrages exprimés lors des élections au CSM en 2014, le SM 27,5 %, le syndicat Force Ouvrière (FO-magistrats) créé en 1992 ayant eu des difficultés pour présenter des listes complètes. Les conditions moins rigoureuses de présentation des listes pour la commission d'avancement ont donné, en 2013, une image plus précise de la représentativité syndicale : USM 68,4 %, SM 25,2 %, FO 6,4 %.
  • [12]
    En avril 2013, un journaliste invité dans les locaux du SM filma, avec son téléphone portable, à l'insu des dirigeants, un assemblage de photographies de personnalités intitulé « Mur des cons », qu'il diffusa sur le site d'information en ligne Atlantico. Les responsables du SM présentèrent cet affichage dans un lieu privé comme un « défouloir satirique », une « blague de potache ». Mme Taubira garde des Sceaux, devant l'émotion suscitée, saisit le CSM d'une demande d'avis, mais celui-ci refusa de se prononcer pour ne pas préjuger d'une éventuelle saisine disciplinaire. Sur une plainte avec constitution de partie civile, contre l'avis du parquet estimant que la publicité n'était pas le fait des auteurs, en septembre 2015, la présidente du SM a été renvoyée devant le tribunal correctionnel pour injure publique. Pour une critique de la syndicalisation et de la « cléricalisation » de la justice expliquant la perte de confiance des citoyens, revendiqué comme « article d'humeur », on lira J. Krynen, « Petit factum sur un vaste mur », in Etudes offertes à Jean-Louis Harouel, Paris, 2015, p. 1009.
  • [13]
    Statistique sur la profession d'avocat - ministère de la Justice, DACS, situation au 1er janvier 2014.
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