Couverture de CDLJ_1402

Article de revue

Le droit pénal en fiction

Pages 163 à 168

1Imaginez un monde où le marché aurait tout envahi. Dans cette contrée, tout s'achète, tout se vend, tout se monnaye. Tout se passe comme si la conduite des hommes était toute entière engagée dans des relations marchandes. Il en résulte que des entreprises, des emplois, des familles entières, bref toute la vie d'une société en dépend. Un ordre aussi arbitraire et réducteur génère des tensions inévitables. Il doit donc être protégé. Un étrange projet naît alors dans l'esprit des dirigeants : interdire tout ce qui s'oppose de prés ou de loin à la gratuité et au don.

2Vous découvrez la mission assignée aux deux fonctionnaires P. et A. de la fiction d'Emmanuelle Heidsieck À l'aide ou le rapport W que commente ci-dessous Sandra Travers de Faultrier. Ce récit commence comme un roman de Kafka : un matin un professeur à la retraite est arrêté devant son domicile. Son délit ? Avoir rendu des services dans le voisinage. La peine encourue ? 18 mois d'emprisonnement ferme. Le rapport des fonctionnaires qui figure dans le dossier est formel : il relève l'infraction d'aide gratuite à domicile défini par la direction « ADS » (aide/don/service) dont vous apprendrez à connaître le rôle décisif au cours du récit.

3Lecteur persévérant, vous vous apercevez que l'amitié ne compte pour rien dans le monde du développement personnel ou du e-marketing relationnel. Car c'est l'égo qui triomphe dans ce monde du « moi, moi, moi ». Ne voyez-vous pas le succès des sites de reventes, tel EBay, des cadeaux de soidisant amis ? La fin des religions au profit des sectes dans un marché de la croyance concurrentiel ? La montée des experts - fort chers - et du lobbying de « l'écoute de l'autre » au détriment des bons conseils ? La poussée des coaches - métier lucratif qu'il ne faut pas menacer - sur le marché du bien être ?

4Vous mesurez alors le rôle central du droit pénal : traquer « tout ce qui dans le non lucratif peut fausser la libre concurrence ». Les deux fonctionnaires campés par Emmanuelle Heidsieck doivent rédiger un rapport sur le délit de don et de service qui permettra de pénaliser le conseil amical ou l'aide gratuite. En somme, dans le prisme ultra libéral, le monde n'est vu qu'avec les lunettes de l'utilité. Mieux : pour préserver son intégrité, l'arme pénale doit frapper fort. Dès lors tout ce qui est interdit aura un tarif pénal. Le droit pénal fonctionne à son tour comme le marché : la loi est une information, le crime un mauvais calcul et la peine le prix à payer. Punissable un voisin dès lors qu'il donne des conseils à un ami sans en tirer un bénéfice. Répréhensible l'offre de cadeau à une collègue qui part en retraite. Passibles de poursuites tous ceux qui aident bénévolement les personnes âgés au détriment du lucratif marché de la dépendance. Non vous ne rêvez pas ! Il s'agit bien de faire respecter ce principe du nouveau code pénal : « aucun bienfait ne restera impuni. »

5Au fur et à mesure de votre lecture, ce nouveau totalitarisme vous terrifie. Le marché devient l'ordre public qu'il faut à tout prix préserver des menaces. Le droit pénal est un moyen de destruction des opposants qu'on élimine par l'incarcération ou qu'on disqualifie par leur pathologies. Vous vous dites alors : est-ce là une pure fiction ? Ou n'est-ce pas la vision romancée mais lucide de l'alliance entre le marché et le pénal qu'on appelle le néolibéralisme ? N'y retrouve-t-on pas, poussé à l'extrême, un trait du tournant néolibéral de l'Europe démocratique des années 1980-1990 ? Cette fiction reflète le triomphe de la synthèse utopique d'un marché libéré de toute entrave et d'un État sécuritaire. Économie de la punition et extension du marché progressent de concert dans un monde épris de liberté. L'État pénal devient le garant d'un vaste marché dont l'individu avisé sera l'axe central. Lecteur attentif des Cahiers, magistrat peut-être, vous ne pourrez pas ne pas faire le rapprochement avec le texte de Vincent Sizaire : le juge n'est-il pas dans une position instable dès lors qu'il peut être frein ou accélérateur de ce mouvement qui semble irréversible ?

6Les Cahiers de la Justice

S'il est une disparition qui puisse nous endeuiller tous c'est bien celle de Jean-Pierre Dintilhac. Il associait en effet ce que, dans nos fonctions, nous pouvons aimer : la science du droit, la compréhension lucide des êtres, le souci permanent de clarté, le goût de l'innovation raisonnable, le culte de l'indépendance et l'attachement à l'équité. Il a, chez nous, tenu avec honneur tous ces rôles qui peuvent nous identifier, mais que cimentent leurs communes exigences. Il a associé avec persévérance, comme nous devrions tous le faire, l'engagement et le regard lucide, le courage personnel et la modestie, l'expérience acquise et l'apprentissage permanent, l'effort tendu vers le travail efficace et le recul au regard des contingences. Nous lui en sommes reconnaissants et ne l'oublierons pas.
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