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Article de revue

Abdessalam Yassine : Itinéraire d’un opposant déterminé à la monarchie

Pages 117 à 124

Notes

  • [1]
    De larges extraits de cette lettre sont notamment retranscrits dans l’ouvrage de Mohamed Tozi, Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Science Po, 1999.

1Figure tutélaire de l’islamisme marocain, Abdessalam Yassine est décédé le 13 décembre 2012 à l’âge de 84 ans. L’ampleur de la mobilisation à l’occasion de ses funérailles, comme les visites de nombreuses personnalités à son domicile, témoignent de l’influence de cet opposant déterminé à la monarchie. Son parcours est original par bien des aspects, de sa formation religieuse fondée sur une dimension soufie à sa volonté de ne pas intégrer le champ politique officiel tout en refusant de recourir à la violence armée. À l’origine d’une formation politique à forte tonalité religieuse, Al Adl wal ihsane (Justice et bienfaisance), qui s’est fixé pour but ultime de renverser la monarchie et d’instaurer un État islamique « authentique », Abdessalam Yassine a été durant près de quatre décennies un dissident qui n’a jamais véritablement composé avec le régime, et ce en dépit des changements politiques et des périodes d’ouverture initiées par Hassan II puis Mohamed VI. Ses partisans le décrivent comme un homme intègre, volontaire et déterminé, ses adversaires comme une personnalité intransigeante et sectaire.

2Né en 1928 à Oullouz, petite localité située près d’Essaouira, Abdessalam Yassine est issu d’une famille de fellahs berbères idrissides d’origine chérifienne. Son père est un paysan pauvre. Il est pourtant élevé à Marrakech, où il effectue ses études dans une école privée (l’Institut Ben Youssef). Son engagement politique est à l’évidence le fruit d’une lente maturation. Diplômé à l’âge de dix-neuf ans de l’Institut des études arabes et islamiques de la ville, il achève sa formation dans une école d’instituteurs à Rabat. Il entame, en 1948, une carrière dans l’Éducation nationale, en qualité d’instituteur à El Jadida. Trois ans plus tard, il est de retour à Marrakech, où il est affecté dans une école primaire puis au lycée Mohamed V pour y enseigner la langue arabe. À partir de 1956, il est nommé à de nouvelles fonctions et devient inspecteur de l’enseignement primaire puis secondaire dans plusieurs villes du royaume : successivement Casablanca, Béni Mellal, Rabat et Marrakech.

3Abdessalam Yassine est un homme pieux, soucieux d’améliorer sa culture religieuse et de propager les idéaux islamiques. À cet effet, il se rend plusieurs fois à l’étranger, notamment aux États-Unis et en France en 1959. En 1965, à l’âge de trente-sept ans, il est victime d’une crise spirituelle ; il rencontre alors un cheikh soufi, Hadj el Abbas, dont il devient le disciple, et intègre la confrérie Bouchichiya. Trois ans plus tard, il est relevé de ses fonctions dans l’éducation nationale après avoir occupé un poste dans l’administration centrale à Rabat. En 1973, après le décès de son guide spirituel, il met un terme à ses activités au sein de la confrérie. Il est alors intimement persuadé que la monarchie a échoué à instaurer une société authentiquement musulmane et que le roi, Commandeur des croyants, est le premier responsable de cet échec. Se considérant désormais comme chargé d’une mission, il rédige une « lettre » de plus de cent pages intitulée « L’Islam ou le Déluge », qu’il adresse au roi Hassan II en 1974, en prenant la précaution d’en assurer la distribution publique. Dans cette lettre, après avoir dénoncé les manquements du monarque, il l’admoneste en lui soumettant des exigences : « Tu annonceras publiquement et clairement ton repentir (taouba), ta volonté de rénover l’islam. Tu expliqueras ton programme pour arriver à cette rénovation et tu demanderas pardon pour ta comédie que tu as appelée renaissance islamique, j’entends par là [que tu] repousser[as] les injustices, [et feras] une réparation globale de ce que tu as perverti et qui t’a corrompu : ton monopole de l’argent et du prestige [1] ».

4Dans ladite lettre, il évoque longuement l’influence selon lui pernicieuse de l’Occident, le développement de l’athéisme et de la corruption et la situation dramatique des laissés-pour-compte. Il ébauche par ailleurs un programme politique. Face à cette démarche frondeuse, les services de renseignement marocains concluent à une démarche personnelle, notamment après l’arrestation de deux proches du cheikh, Mohamed Alaoui et Ahmed Mellakh, brièvement détenus à la maison d’arrêt de Mouley Chérif. Abdessalam Yassine est interpellé et transféré à l’hôpital psychiatrique de Berrechid, une commune située au sud de Casablanca, puis à celui de Marrakech. À cette époque, il est marié et père de trois enfants : Nadia, Khalid et Kamil. Lors de son internement, il persiste dans sa démarche en confirmant la teneur de ses propos par une nouvelle missive rédigée en français. Libéré en mars 1978, il s’installe à Salé où il commence à tisser ses premiers réseaux politiques, en liaison avec un enseignant partageant ses convictions et son analyse du régime chérifien, Mohamed Alaoui. Il fonde alors un mouvement clandestin sous l’appellation de Ousrat al Jama’a (La famille de l’Association) et publie à partir de février 1979 la revue Al Jama’a, dans laquelle il condamne les dérives de la société marocaine. Il stigmatise également les différents États arabes, qualifiés de despotiques et, vouant aux gémonies les intellectuels arabes occidentalisés, il prône dans une série d’articles une renaissance islamique.

5À partir de ce moment, il n’est plus seulement un prêcheur critique qui défie l’autorité royale, mais aussi le principal responsable d’une organisation politique à forte tonalité religieuse. Les réunions clandestines sont marquées par des séances de lecture du Coran, des leçons et des nasheed (poèmes musicaux religieux). Avant d’être perçu comme un responsable politique par les nouveaux militants, il est considéré comme un guide spirituel, un éducateur. L’un des objectifs primordiaux d’Abdessalam Yassine est en effet de contrôler ce qu’il qualifie de « mosquées libres », c’est-à-dire des mosquées chargées d’imposer sa lecture de l’islam, comme le signalent les rédacteurs du numéro 10 de la revue du mouvement : « Nous concentrerons notre bataille sur la revendication de notre droit aux maisons de Dieu : personne n’a le droit de nous en interdire l’accès ». L’organisation recrute sans difficulté des adeptes et son succès est de nature à inquiéter les autorités, qui tentent alors d’infiltrer les cellules de base et n’hésitent pas à recourir à la répression et aux arrestations. Al Jama’a est ainsi interdite à partir de 1983. En novembre de la même année, Yassine réagit par la publication d’une nouvelle revue, intitulée Al Sohb, qui est saisie dès le deuxième numéro. Lui-même est arrêté le 27 décembre 1983 et condamné, en mai suivant, à deux ans de prison ferme après trois mois de détention provisoire. Après un bref séjour avec des détenus de droit commun, il est affecté à la prison de Laalou, à Rabat, dans un pavillon réservé aux prisonniers politiques. En détention, il côtoie des prisonniers d’obédience marxiste-léniniste liés à l’organisation clandestine Ilal Amam (De l’Avant).

6Deux ans après sa libération, grâce à la collaboration de plusieurs de ses proches dont Mohamed Bachiri, Mohamed Abaddi et Fathallah Arsalane, Yassine fonde en 1987 une organisation clandestine sous l’appellation de Hizb al ‘Adl Wal Ihsan (le parti de la Justice et de la Bienfaisance) dont il assure la direction. Assigné à résidence à partir de 1989 dans sa villa de Salé, dans l’impossibilité de recevoir des visites, il rédige plusieurs ouvrages largement commentés. Ses partisans au sein des universités se heurtent à des étudiants affiliés à des organisations professant des idéaux socialistes. En 1994, il consacre l’un de ses ouvrages, intitulé « Dialogue avec ces messieurs les bons démocrates », aux perversions du système politique marocain. Vers la fin du règne du roi Hassan II, les mesures restrictives dont il fait l’objet sont progressivement supprimées. Après l’avènement de Mohamed VI, il adresse, le 28 janvier 2000, une lettre au nouveau monarque intitulée « Mémorandum à qui de droit » dans laquelle il appelle à la piété et à la crainte de Dieu. Il stigmatise violemment les pratiques dispendieuses des gouvernants et du Commandeur des croyants : « Rendre au peuple marocain ce que le défunt père de la grande famille marocaine a amassé n’est que rendre justice (…) Rachetez votre pauvre père de la tourmente en restituant au peuple les biens qui lui reviennent de droit. Rachetez-vous ! Repentez-vous ! Craignez le Roi des rois ». Il réaffirme par là même sa volonté de contribuer à une renaissance islamique.

7Son assignation à résidence est toutefois levée. Le 10 décembre 2000, plusieurs membres de sa famille, dont son épouse, deux de ses enfants (Nadia et Kamel) ainsi que deux membres de sa belle-famille sont arrêtés à la suite de leur participation à une manifestation non autorisée : ils sont condamnés deux mois plus tard à une peine de quatre mois de prison avec sursis. Abdessalam Yassine publie le mois suivant un nouvel ouvrage intitulé « Le Califat et la Royauté », où il encourage l’organisation de manifestations de soutien au peuple palestinien conjointement avec des mouvements de différentes obédiences politiques. En février 2003, en déplacement dans plusieurs villes du royaume, il se heurte à quelques tracasseries policières. Installé depuis 2006 dans un quartier résidentiel de Rabat, il exerce toujours une influence spirituelle et politique importante, en dépit de problèmes de santé récurrents. Les membres de sa famille sont très régulièrement inquiétés. En 2011, il supervise les actions de son organisation, très impliquée dans un vaste mouvement de contestation politique dépassant les clivages idéologiques.

8À l’occasion des révoltes arabes en Tunisie, Égypte et Libye, le mouvement affirme publiquement son soutien aux insurgés. Abdessalam Yassine et les cadres de son organisation sont persuadés que l’heure de la révolte annoncée à tort en 2006 est arrivée. Dès les premières manifestations organisées au Maroc en janvier 2011, pour la plupart par des mouvements de jeunes, les dirigeants de Justice et Bienfaisance font savoir leur participation aux rassemblements. L’objectif ultime est de favoriser l’avènement d’une révolte de vaste ampleur qui provoque la chute du régime. Le cheikh Yassine mise sur une alliance objective avec d’autres forces idéologiques opposées au régime. Sur le site électronique de l’organisation www.aljamaa.net, plusieurs appels sont diffusés en des termes explicites : plus de place « au camouflage, aux calmants et aux promesses miroitantes. Désormais le gouffre s’est creusé entre le gouvernant et le gouverné et la confiance a disparu. Plus d’autre choix que celui d’opérer en urgence un changement démocratique qui rompt avec le despotisme et répond aux besoins, aux exigences du peuple ou bien le peuple prendra l’initiative de foncer pacifiquement et avec tous les sacrifices qui s’imposent pour balayer l’arbitraire. Aujourd’hui notre Maroc bien aimé est appelé à un rendez-vous avec l’histoire pour briser le cercle vicieux qui l’enserre et mettre fin à cet état régressif. » Le mouvement réclame l’abrogation de la Constitution et se prononce pour « un dialogue national et responsable ». La chute du roi est envisagée dans un autre texte diffusé sur le même site électronique intitulé « La fin des tyrans ». Le bureau national de la jeunesse d’Al Adl Wal Ihsane, dans un communiqué en date du 16 février 2011, fait savoir : « nous appelons à participer et à soutenir toutes les initiatives visant à fonder l’état de liberté, de dignité et de justice, dont les protestations du 20 février 2011. Insistons sur la nature pacifique de notre participation ».

9L’organisation s’associe à de nombreux rassemblements dans le cadre d’un collectif rassemblement regroupant diverses sensibilités politiques, désormais connues sous l’appellation de « mouvement du 20 février ». De nouveaux rassemblements sont organisés le 6 mars 2011, au cours desquels de nombreux manifestants exigent le renversement « de la tyrannie ». À la suite du discours du roi Mohamed VI relatif à une réforme de la Constitution et faisant état d’un projet de régionalisation comme du renforcement des pouvoirs du Premier ministre « en tant que chef d’un pouvoir exécutif effectif », le mouvement islamiste fait connaître des réserves importantes, notamment par l’intermédiaire de son porte-parole Fathallah Arsalane. Pour Al Adl Wal Ihsane le « temps des constitutions octroyées est révolu » et le projet « pérennise l’hégémonie et le despotisme ». Le mouvement réclame l’élection d’une assemblée nationale constituante. Lors d’opérations de police montées contre l’organisation, Mohamed Abbadi, membre du conseil d’orientation, est arrêté puis brièvement détenu le 9 mars 2011. Par ailleurs, dans plus de cinquante villes du Maroc, des rassemblements réguliers, notamment devant des mosquées, sont organisés pour marquer la solidarité du « peuple marocain avec les peuples musulmans opprimés ». Au cours des mois de mars et avril 2011, le mouvement s’associe à de nouvelles manifestations nationales prévues tous les dimanches et coordonnées par le collectif du « 20 février » regroupant d’autres organisations politiques, dont le Parti de l’Avant-garde démocratique et socialiste (PADS), la Voie démocratique, le Parti du Congrès national Ittihadi et le Parti socialiste unifié (PSU).

10Justice et Bienfaisance publie alors un communiqué pour répondre aux accusations de radicalisme portées contre sa direction : « L’opposition au Maroc, dont Al Adl Wal Ihsane, n’est ni rêveuse ni utopique, et n’a nullement l’intention de provoquer une crise. Elle ne prône pas la nécessité d’un recours à l’affrontement populaire ouvert avec le pouvoir. Elle n’exerce la tutelle sur personne, et ne prétend pas à l’autocratie sous quelque forme que ce soit… La seule et unique cause pour laquelle elle milite est de mettre fin au despotisme et de rendre au peuple son droit de choisir. » En contradiction avec certains de ses discours les plus radicaux, le mouvement diffuse des messages plus apaisants. Les dirigeants déclarent ne pas remettre en cause publiquement la légitimité du roi en tant que chef de l’État, mais son statut de Commandeur des croyants consacré par l’article 19 de la Constitution. Al Adl Wal Ihsane, pour des raisons tactiques et pour ne pas détériorer ses rapports avec les autres tendances du mouvement de protestation, veille à négocier avec ses partenaires l’ampleur et les modalités de sa présence comme la teneur des slogans.

11Le lendemain du décès d’Abdessalam Yassine, le 13 décembre 2012, ses funérailles sont marquées par une vaste mobilisation politique et religieuse. Ses adeptes et proches insistent sur son héritage spirituel, n’évoquant que brièvement son engagement politique. Lors des débats internes à l’organisation afin de désigner un successeur à Yassine, les cadres du mouvement font état de leur volonté de réserver le titre de murchid général au défunt. Interrogé par un journaliste du quotidien Al Massae, dans son édition du 29-30 décembre 2012, un membre du Conseil d’orientation du mouvement, M. Amkassou, déclare : « Le Murchid général, c’était le théoricien, l’éducateur, le fondateur d’une théorie complète du changement… Aussi était-il impossible de trouver une personne ayant la même stature. Si nous avions gardé le même titre pour le premier responsable du mouvement, son successeur en aurait pâti… ». Mohamed Abbadi, désigné pour occuper une telle fonction à la suite d’une session du Conseil consultatif, seul organe apte à statuer, porte le titre de secrétaire général et est désormais notamment chargé de veiller aux respects des dogmes et des options religieuses et politiques du défunt.

Notes

  • [1]
    De larges extraits de cette lettre sont notamment retranscrits dans l’ouvrage de Mohamed Tozi, Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Science Po, 1999.
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