Notes
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[1]
Les équipes stables, dans lesquelles les partenaires se connaissent bien, peuvent aussi avoir à gérer une crise. Dans ce cas, des jugements personnalisés sur les autres ont généralement un rôle plus déterminant sur les relations de confiance que les seuls facteurs à l’origine d’un climat de confiance. La formation de ces jugements personnalisés et leur rôle dans l’établissement des modalités de coordination sont examinés dans la suite.
-
[2]
Cet événement a été analysé avec l’aide d’Adrien Quillaud dans le cadre d’un projet de recherche subventionné par la Direction Générale de l’Armement et portant sur le thème de la réactivité collective à l’imprévu (contrat DGA n° 2009-34-0035).
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[3]
Ce cas nous a été rapporté au cours d’un entretien mené le 8 avril 2010 avec Charles Claden, capitaine 1re classe de la navigation maritime et responsable de l’équipage sur l’Abeille Bourbon. Charles Claden a effectué 365 opérations de sauvetage – dont celle de l’Érika – au cours de sa carrière qui s’est terminée en 2013. Le but de l’entretien était de recueillir le récit d’expériences de sauvetage en mer particulièrement complexes dans lesquelles l’équipage de l’Abeille Bourbon avait dû affronter des évènements inattendus. Cet entretien, ainsi que d’autres menés dans le domaine militaire, s’inscrivaient dans le cadre d’une recherche subventionnée par la DGA de 2009 à 2011 (contrat DGA n° 2009-34-0035).
I. Contexte et objectif
1 Même si certains auteurs considèrent qu’une crise peut être conventionnelle (ex., Gundel, 2005), au sens où elle serait prédictible et bénéficierait d’une procédure d’intervention adaptée, la notion de crise sera utilisée ici avec un sens plus spécifique (Seeger, Sellnow, & Ulmer, 1998) : la crise est considérée, par nature, comme imprévue ; elle génère un état d’incertitude et présente des menaces importantes ; il n’y a pas de procédures établies pour y faire face. Des crises caractéristiques de cette définition sont, par exemple, l’effondrement du stade du Heysel en 1985, la catastrophe d’AZF à Toulouse en 2001 ou, dans le domaine économique, le dépôt de bilan d’une grande entreprise comme Eastman Kodak en janvier 2012, après avoir été le premier fabricant mondial de matériel photographique. Dans la suite, nous évoquerons des exemples tout aussi dramatiques, comme par exemple un feu de forêt qui a surpris les pompiers sur le terrain par son ampleur jusqu’à causer la mort de plusieurs d’entre eux (cf. § IV.2).
2 Une caractéristique de la crise est qu’elle provoque un effondrement plus ou moins marqué des références sur lesquelles s’appuie l’équilibre d’un collectif. Elle remet en cause son fonctionnement, les rôles tenus par chacun et les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec leur environnement. Elle remet aussi en cause leurs anticipations et, par là même, leurs connaissances et leurs croyances.
3 Pour ces raisons, faire face à une crise implique une activité de construction de sens – sensemaking, en anglais (Weick, 1988, 1993, 1995 ; Weick, Sutcliffe, & Obstfeld, 2005). Cette activité traduit « l’effort délibéré pour comprendre les événements » lorsque « des changements inattendus ou d’autres surprises nous conduisent à douter de notre compréhension précédente » (Klein, Philips, Rall, & Peluso, 2007, p. 114). La construction de sens englobe plusieurs processus de niveau individuel, tels que la perception de l’environnement, l’interprétation des données prélevées ainsi que le test d’interprétations alternatives. Ce test peut lui-même exiger de modifier l’environnement pour recueillir de nouvelles données. En cela, la construction de sens dépasse le seul processus de compréhension et consiste à « construire parallèlement les données ainsi que leur sens » (Klein et al., 2007, p. 120). De plus, l’activité de construction de sens a une dimension sociale dans la mesure où elle doit non seulement réussir à exploiter et intégrer des informations issues de plusieurs sources mais aussi recueillir l’accord de plusieurs acteurs pour obtenir une mobilisation coordonnée sur le terrain (Weick, 1995). Cet accord n’exige pas d’avoir trouvé l’interprétation exacte de la réalité, qui est bien souvent inaccessible en cas de crise tant la situation est complexe et équivoque ; il exige juste « de trouver quelque chose qui préserve la plausibilité et la cohérence (plutôt que l’exactitude), quelque chose qui est mémorable et raisonnable […] » (Weick, 1995, p. 60-61). Et Karl Weick de préciser que « ce qui est nécessaire pour faire sens, c’est une bonne histoire ». L’auteur indique ainsi que la construction de sens vise à ordonner une série de faits et d’événements de manière cohérente en faisant apparaître un futur crédible dans lequel le collectif acceptera de s’engager collectivement.
4 L’activité de construction de sens n’est pas propre à la gestion d’une crise. On s’accorde à penser qu’elle a lieu dès qu’un individu ou un groupe est face à une situation équivoque, difficilement explicable de prime abord et entravant l’action en cours. La crise a toutefois ceci de particulier que, de par son ampleur et les risques qu’elle fait peser, elle impose généralement une contrainte temporelle sur la réponse à apporter et exige de mener de front deux activités totalement inter-reliées : l’élaboration d’une nouvelle forme de coordination qui s’écarte des procédures routinières ou connues et, en parallèle, la construction d’une nouvelle compréhension de la situation.
5 Si de nombreux travaux ont été consacrés à la construction de sens en situation de crise, peu ont mis explicitement l’accent sur le rôle de la confiance, notamment la confiance interpersonnelle (à part quelques exceptions, telles que Mishra (1996) dont certaines conclusions seront évoquées dans la suite, et Sloyan (2009) qui s’est intéressé plus spécifiquement à des situations de changement organisationnel).
6 Cette absence est difficilement explicable si l’on considère le fait que l’apparition d’une situation de crise marque une rupture par rapport aux états anticipés du monde et porte en elle la possibilité d’un effondrement de la confiance en ceux – individus, groupes ou institutions – qui ont contribué à former ces anticipations incomplètes ou erronées. Le peu de visibilité accordée à la confiance est en outre étonnant du fait que la gestion d’une crise est un processus dont l’issue est incertaine et exige une forme de pari – donc l’acceptation d’un certain risque – pour s’y engager à plusieurs.
7 La confiance semble nécessaire pour construire collectivement du sens face à une crise. Et, parallèlement, l’incapacité à construire collectivement du sens peut menacer les relations de confiance existantes. Ainsi, une dynamique associant étroitement les capacités à construire du sens et les capacités à entretenir des liens de confiance semble nécessaire pour comprendre comment un collectif peut rester soudé et coordonné dans ce type de situation. L’objectif de cet article est de préciser les conditions d’une telle dynamique et, ce faisant, d’identifier les conditions de l’instauration et du maintien de relations de confiance face à une crise. On s’appuiera pour cela sur un travail de conceptualisation de la relation entre construction de sens et confiance, faisant appel à des travaux scientifiques issus de plusieurs disciplines (psychologie, psychologie sociale, sociologie, sciences de la gestion).
8 Dans la suite de cet article, une modélisation de la dynamique de la confiance au sein d’un collectif est proposée. Cette modélisation fait apparaître un ensemble de déterminants sociaux et psychologiques des relations de confiance. Elle introduit aussi un lien de dépendance entre l’état des relations de confiance et la définition des modalités de collaboration du collectif devant intervenir dans la gestion d’une crise. Sur cette base, la question du lien entre confiance et construction de sens est traitée. Ce traitement conduira à tirer plusieurs enseignements pour améliorer la gestion d’une crise.
II. La dynamique psychosociale des relations de confiance
9 Il y a au moins deux approches possibles – et complémentaires – pour caractériser la confiance au sein d’un groupe : l’une consiste à adopter un point de vue sociologique et à chercher ce qui caractériserait le climat de confiance. Dans cette optique, on conviendra que des relations de confiance s’établissent parce que certaines conditions organisationnelles et sociales existent et permettent de se passer de jugements personnalisés sur les autres membres du collectif. L’autre approche, qui introduit une dimension psychologique, rend compte du fait que les relations de confiance dépendent aussi de jugements individuels qui prennent en compte des faits établis grâce à l’expérience directe de l’autre. Nous examinerons tour à tour ces deux approches en cherchant à les articuler, avant de traiter du lien entre confiance et construction de sens.
II.1. conditions d’existence d’un climat de confiance
10 Faire confiance implique de confier certains de ses intérêts propres ou des intérêts collectifs que l’on porte à un acteur dont les caractéristiques permettent d’espérer qu’il en prendra bien soin (Karsenty, 2013). Ce que l’on confie dans les relations humaines peut éventuellement être matériel (par ex., un outil) mais il s’agit bien souvent d’intérêts immatériels (par ex., un responsable confie une part de sa responsabilité lorsqu’il/elle délègue une tâche critique à un collaborateur). La confiance ainsi définie implique un état de dépendance à autrui, établi volontairement en vertu du fait qu’il est porteur d’espoir.
11 Le climat de confiance serait une forme de climat social qui permet à chaque membre d’un collectif d’accepter de confier certains de ses intérêts à un autre membre ou à un autre collectif sans pour autant le connaître directement. C’est une situation assez fréquente dès lors que la crise revêt une certaine complexité car les acteurs en charge de sa gestion ne travaillent généralement pas ensemble au quotidien, voire ne se connaissent pas [1]. Pour la philosophe Annette Baier (1994), le climat de confiance serait à l’origine d’une présomption de fiabilité (trustworthiness) de l’autre. Cette présomption ne serait pas nécessairement consciente si bien que, lorsqu’un climat de confiance existe, chaque membre du collectif aurait confiance en l’autre sans que cela résulte d’une décision individuelle.
12 Un climat de confiance existerait dès lors que plusieurs conditions seraient réunies :
- En premier lieu, une forme de familiarité ou de normalité sociale devrait être perçue par les acteurs en place (Lewis et Weigert, 1985). Elle serait ressentie dès lors que chaque acteur agit « normalement » en arrivant sur les lieux depuis lesquels la crise est gérée : il prend la « place » qui lui revient dans la scène créée par la situation et respecte celle des autres (par exemple, au cours d’un incendie en zone habitée, les policiers ne cherchent pas à intervenir pour éteindre le feu à la place des pompiers) ; chacun détient ses équipements habituels, pose les questions attendues, transmet les informations critiques à ses collègues. En fait, toutes ces actions démontreraient l’engagement de chaque acteur dans sa fonction attendue.
- Une autre condition d’un climat de confiance serait l’existence d’une confiance dans les institutions représentées par les différents acteurs chargés de la gestion d’une crise. Cette confiance est indépendante des personnes elles-mêmes : c’est une confiance impersonnelle (Shapiro, 1987). Elle est essentielle pour donner un sens aux rôles et comportements adoptés par les acteurs en présence : la référence aux institutions et, plus exactement, à leurs processus de recrutement, formation, organisation et contrôle, agirait comme une « garantie » du professionnalisme de ces acteurs.
- Pour le philosophe allemand Martin Hartmann (2007), un climat de confiance exigerait aussi que soit accordée à chaque acteur l’autonomie dont il a besoin pour agir. Il peut donc bien y avoir discussion pour établir les modalités d’une intervention collective et les modalités de la coordination (qui intervient quand, avec quelles précautions, etc.) mais, ensuite, chacun devrait être responsabilisé pour décider des meilleures actions à entreprendre à l’intérieur de son périmètre. La responsabilisation des acteurs devrait aussi se traduire par une gestion de crise sollicitant les avis de chacun et prenant en compte leurs propositions ou réticences (Costa, 2003). Ce type d’attitude responsabilisante, adoptée volontairement, traduirait la confiance accordée à l’autre.
- Lorsque plusieurs acteurs agissent de la sorte, ils se reconnaîtraient une valeur commune de confiance, autre condition essentielle à l’établissement d’un climat de confiance mentionnée par Hartmann (2007).
- Pour d’autres auteurs, issus de la sociologie des organisations, le climat de confiance serait la résultante de conditions qui favorisent des échanges non prescrits entre acteurs. Koch (2013) parle plus précisément des « dispositifs de gestion, de régulation et de management, qui favorisent les échanges non marchands de coopération du type donner, recevoir, rendre ». Ces échanges, initialement définis par l’anthropologue Marcel Mauss en 1923-1924 (repris dans Mauss, 1973), sont importants parce qu’ils traduisent le type de relation que chacun veut entretenir avec l’autre au-delà des prescriptions organisationnelles. En donnant à l’autre – de l’attention, des informations non prescrites, une aide – le donneur lui indiquerait qu’il souhaite développer avec elle/lui une relation dépassant le cadre strictement prescriptif ; il lui indiquerait que son bien-être l’importe, autrement dit qu’il veut prendre soin des intérêts de l’autre. En recevant ce don et en y répondant par un contre-don, l’autre démontrerait son attachement aux mêmes valeurs et sa volonté de développer le même type de relation. Koch (2013) insiste sur le fait que ces pratiques d’échanges ne sont possibles que si les dispositifs de régulation et de management en place le permettent. Ainsi, un management trop attaché au suivi des prescriptions et laissant très peu de marges de manœuvre aux opérationnels briderait le développement de telles pratiques et, donc, l’instauration d’un climat de confiance.
- Par extension, on comprend que la possibilité de ces échanges dépend de deux conditions externes : le temps disponible et l’environnement. Un temps suffisant doit être disponible pour que les acteurs puissent communiquer de manière satisfaisante entre eux. Quant à l’environnement, il doit présenter les caractéristiques physiques et techniquespropices à une communication suffisamment riche. Un environnement extrêmement bruyant, par exemple, limiterait les possibilités de dialogue. Si un collectif sait à l’avance qu’il n’aura pas le temps d’échanger des informations ou la possibilité physique de communiquer avec d’autres, il peut anticiper de grandes difficultés pour réagir à la crise et le climat de confiance devrait en être affecté.
II.2.Interaction entre le climat social et différentes variables individuelles
14 Après avoir examiné la notion de climat de confiance, on peut se demander si elle est suffisante pour traiter de la confiance au sein d’un collectif confronté à une crise. Pour plusieurs raisons, la réponse semble négative.
15 La première est qu’en invoquant un climat de confiance et la présomption de fiabilité qu’il véhicule, on peut donner une image de la confiance en tout ou rien : dans un climat de confiance, on aurait complètement confiance en l’autre ; sans climat de confiance, on n’aurait pas du tout confiance en l’autre. La réalité des situations de travail conduit à une vision plus nuancée (Karsenty, 2013) : la confiance pouvant co-exister avec l’existence de doutes sur autrui, on se rend compte qu’elle peut être plus ou moins élevée ; en outre, la confiance accordée possède généralement des limites. Ainsi, l’un peut avoir confiance en l’autre pour telle tâche et non pour telle autre, dans telles circonstances et non dans telles autres.
16 Bref, si le climat de confiance peut véhiculer une présomption de fiabilité générale pour un ensemble d’acteurs, d’autres variables semblent intervenir pour moduler sa force lorsqu’un acteur donné envisage sa collaboration avec un autre acteur. Parmi ces variables, les suivantes peuvent jouer un rôle déterminant :
- La prédisposition générale de chacun à faire confiance : chaque personne dispose d’une prédisposition générale à faire confiance qui résulterait de l’accumulation de ses expériences relationnelles passées (Rotter, 1971). Cette prédisposition rend compte du fait que certaines per- sonnes adultes continuent de faire confiance de manière générale même si elles ont été déçues ou trahies par d’autres et, à l’inverse, d’autres personnes semblent méfiantes quelles que soient les circonstances, en tout cas tant qu’elles n’ont pas obtenu d’informations spécifiques sur l’autre (Mayer et al., 1995, McKnight, Cummings & Chervany, 1998). Cette prédisposition pourrait donc jouer un rôle dans les situations de crise où chaque acteur est amené à devoir collaborer avec d’autres acteurs qu’il ne connaît pas ou pour lesquels il n’a que peu d’informations spécifiques. On peut même supposer que l’existence d’un climat de confiance aurait surtout un effet sur ceux qui auraient une prédisposition générale à faire confiance. Par contre, pour ceux qui auraient une prédisposition générale à douter des autres, seules des informations spécifiques et des faits observés auraient le pouvoir de les rassurer sur autrui.
- Les risques perçus dans chaque situation : les limites de la confiance accordée à autrui se dessinent par rapport à la perception d’une situation particulière et, plus exactement, par rapport auxrisques que chaque acteur perçoitdans cette situation. L’un se fie alors à l’autre pour gérer certains risques mais pas nécessairement tous. Invoquer un climat de confiance indépendamment des situations rencontrées n’a donc pas beaucoup de sens.
- La mémoire des interactions passées : les expériences collaboratives passées ou, plus exactement, la mémoire que chaque acteur en garde, affecte sa capacité à faire confiance une nouvelle fois aux acteurs qu’il a déjà rencontrés. De nombreux travaux sur la confiance au sein des organisations ont notamment révélé que la mémoire de chaque individu retenait des jugements sur autrui qui influençaient la décision de s’y fier à nouveau. Mayer, Davis et Schoorman (1995) ont proposé une synthèse de ces travaux en identifiant trois grandes qualités des acteurs qui sont déterminantes pour lui faire confiance : la bienveillance, l’intégrité et les compétences d’autrui. Plus récemment, Shockley-Zalabak, Morreale et Hackman (2010) ont proposé une catégorisation assez proche distinguant cinq types de jugement sur autrui qui portent sur : le souci de l’autre, le partage de valeurs et de croyances avec l’autre, sa franchise et son honnêteté, sa fiabilité et ses capacités. Le but n’est pas ici de discuter ces différentes catégorisations mais uniquement de retenir qu’avec l’expérience de l’autre, chaque acteur en forme une “image” de plus en plus précise et la mémorise pour adapter ses collaborations futures avec lui/elle. Cette « image » de l’autre peut être positive ou négative ; selon le cas, elle renforcerait ou bien atténuerait la présomption de fiabilité véhiculée par le climat de confiance. Ainsi, si la confiance est en grande partie impersonnelle au début d’une collaboration, c’est-à-dire basée sur des attributs qui sont associés à l’institution que l’autre représente, elle semble devenir de plus en plus individualisée au fil des collaborations successives (Gabarro, 1978).
- L’existence d’un lien affectif : il convient, enfin, de souligner l’impact du lien affectif qui peut exister entre les acteurs dans l’établissement d’une relation de confiance. Ce lien est un ressort de la confiance bien différent des autres facteurs évoqués jusqu’ici (McAllister, 1995) : s’il se développe sur la base d’expériences communes positives et régulières, il prend aussi appui sur la bienveillance réciproque des acteurs et la reconnaissance mutuelle de l’importance donnée à la relation. La confiance basée sur un lien affectif n’a alors pas besoin d’autres “raisons” que cette réciprocité des sentiments à l’égard de l’autre. Elle peut aller jusqu’à développer une certaine foi en l’autre – c’est-à-dire une forme de confiance assurée en l’autre – qui sera moins sensible aux faits observés qui pourraient la contredire.
18 Les variables qui viennent d’être mentionnées font appel à la subjectivité de chaque acteur. Nous pouvons considérer que cette subjectivité, qui est du ressort de l’individuel, interagit avec le climat de confiance, qui découle du fonctionnement d’un collectif, pour déterminer le niveau de confiance que chacun est prêt à accorder à l’autre. Les variables individuelles peuvent, à l’extrême, renforcer la présomption de fiabilité véhiculée par le climat de confiance ou, au contraire, l’atténuer.
19 Cette interaction entre climat social et variables individuelles est représentée de manière simplifiée dans le modèle ci-dessous (partie haute de la Figure 1). Ce modèle fait aussi apparaître une autre composante majeure pour comprendre la dynamique des relations de confiance : il s’agit des modalités de collaboration qui sont définies entre les acteurs pour intervenir sur la situation. Nous allons voir, dans la section suivante, qu’elles sont déterminées par l’état des relations de confiance au sein d’un collectif et, qu’en retour, elles déterminent ces relations de confiance.
Modèle de la dynamique psychosociale des relations de confiance. Model of the psychosocial dynamics of trust relationships.
Modèle de la dynamique psychosociale des relations de confiance. Model of the psychosocial dynamics of trust relationships.
II.3. Impact de la confiance sur les modalités de la collaboration
20 L’association de facteurs sociaux et individuels produit un niveau de confiance en l’autre sur lequel va se construire la collaboration. Les modalités de la collaboration ne seront ainsi pas les mêmes si l’un a pleinement confiance en l’autre ou s’il a des doutes sur ses compétences et/ou ses intentions dans la situation présente. En fait, chaque acteur a plus ou moins confiance en l’autre au sein du collectif et peut s’attendre, en conséquence, à être confronté à différentes possibilités :
- Une confiance élevée en l’autre implique des attentes positives liées à ses actions et l’absence de doutes sur leur adéquation à la situation. La collaboration, dans ce cas, exige éventuellement de mettre au point la coordination entre plusieurs acteurs lors des phases préparatoires. Mais, ensuite, une grande autonomie est laissée à chaque acteur pour mettre en œuvre les actions qu’il juge adaptées. Une régulation collective « à chaud » est toutefois possible car chaque acteur reste sensible aux résultats de l’action des autres.
- Une confiance modérée en l’autre équivaut à avoir quelques doutes sur sa capacité à gérer une situation donnée et/ou sur ses intentions pour le faire au mieux. Lorsque ces doutes sont peu nombreux et faibles, l’acteur qui en est porteur peut poser quelques questions pour vérifier les actions prévues par l’autre et/ou l’existence de conditions favorables à leur réalisation. Mais il s’en tiendra à ce type de “contrôle faible” si les réponses apportées sont satisfaisantes.
- Lorsque les doutes qu’un acteur entretient à l’égard d’un autre sont importants, autrement dit lorsque sa confiance en l’autre est faible, il/elle agit pour se rassurer sur la suite de l’action collective. Cela consiste à augmenter le niveau de contrôle sur l’action d’autrui, par exemple en lui imposant des règles de travail spécifiques, en mettant en place une procédure de contrôle particulière sur son champ d’action ou en limitant explicitement son autonomie d’action.
22 Bref, les contours exacts de la collaboration se dessinent non seulement pour faire face à une situation donnée mais aussi pour lever les craintes que chaque acteur peut avoir à l’égard des autres dont il dépend.
23 Les procédures de coordination et de contrôle mises en place, lorsqu’elles sont mutuellement acceptées, peuvent conduire en retour à réajuster le niveau de confiance en l’autre (sur la Figure 1, cet effet est représenté par la flèche allant des modalités de collaboration au niveau de confiance interpersonnelle). Par exemple, si un responsable d’équipe demande à un jeune opérationnel dont il craint les initiatives dans une situation particulière de ne surtout pas intervenir sans son accord, et si le jeune exprime son accord et que le responsable le croit sincère, ce dernier n’anticipera plus la possibilité d’une action inadaptée de sa part ainsi que les risques associés. L’accord scellé entre eux peut alors lui permettre d’élever son niveau de confiance en l’autre à l’intérieur des limites qu’ils auront mutuellement définies.
II.4. Impact des résultats de la collaboration sur la confiance
24 Rappelons qu’une relation de confiance s’établit en vertu du fait que l’un compte sur l’autre pour que ses intérêts – individuels et/ou collectifs – soient préservés. La dynamique de la confiance prend ainsi appui sur des attentes de l’un vis-à-vis de l’autre et se développe du fait que toute collaboration se traduit par des actions réalisées et des résultats obtenus qui peuvent ou non se conformer à ces attentes. S’il y a conformité entre les attentes et les actions menées et/ou résultats obtenus, chaque acteur peut mémoriser une expérience positive avec l’autre, ce qui pourra renforcer sa confiance dans le cadre de collaborations futures avec lui/elle. S’il n’y a pas conformité, l’effet inverse peut se produire. Cela dit, ce n’est pas systématique : tout dépend en effet de l’explication qui est donnée à l’écart entre ce que l’un attendait et ce que l’autre a produit (Nooteboom & Six, 2003). Si l’explication trouvée permet de préserver l’idée que l’autre a agi au mieux dans la situation qu’il a rencontrée, la confiance sera préservée. Par contre, si l’explication trouvée conduit à considérer que l’autre n’a pas agi aussi bien qu’il était en droit de le faire, la confiance s’en trouvera généralement dégradée.
25 Il faut noter que la dynamique de la confiance permet aussi de comprendre comment peut évoluer le climat de confiance au sein d’un collectif. En effet, si un groupe d’acteurs s’entend sur certaines modalités de coordination pour intervenir sur une situation donnée et si les actions réalisées par chacun d’eux sont conformes à ces modalités de coordination, une forme de « normalité sociale » devrait être perçue et le climat de confiance peut s’en trouver renforcé (cf. § II.1). À l’inverse, si les actions de certains acteurs au moins ne respectent pas le schéma d’intervention commun, le climat de confiance devrait se dégrader.
II.5. Relations avec d’autres modèles proposés dans la littérature
26 Globalement, le modèle de la dynamique de la confiance présenté ici est cohérent avec d’autres modèles issus de la littérature, tout en les complétant. L’un de ces modèles, le plus souvent cité (Mayer, Davis & Schoorman, 1995), met l’accent sur deux types de facteurs influençant la décision de faire confiance : les jugements personnalisés (bienveillance, intégrité, compétences) et la disposition générale de chacun à faire confiance. Il prévoit en outre que les effets de la relation de confiance établie (actions réalisées, résultats obtenus) puissent modifier les jugements personnalisés qui en étaient à la source. Ce modèle ne prévoit par contre pas l’influence d’un climat de confiance. Cette absence est probablement due au fait que les auteurs traitaient de la confiance interpersonnelle et avaient adopté une vision selon laquelle elle devait s’établir sur la base d’une décision consciente. Si cette vision correspond bien à une certaine réalité des relations de travail, elle nous semble insuffisante pour rendre compte du fait que la confiance peut aussi s’établir sur une base inconsciente en lien avec la perception de faits sociaux (ex., normalité sociale, reconnaissance de valeurs communes au sein d’un collectif).
27 Les mêmes remarques s’appliquent au modèle proposé par Burke, Sims, Lazzara et Salas (2007), bien qu’il mette en avant deux facteurs supplémentaires qui rejoignent la notion de climat social de confiance. Il s’agit en premier lieu du « climat d’équipe », qui doit apporter la sécurité nécessaire pour que chacun se sente libre de remettre en question des propositions ou des décisions. L’autre facteur est le « climat organisationnel » qui, selon les auteurs, doit être stable et influencer les comportements par les valeurs de l’organisation qu’il traduit. Ce climat organisationnel s’exprimerait aussi au travers des directives et des procédures imposées aux acteurs : elles alimenteraient le « climat organisationnel » si des marges de manœuvre leur sont laissées, ce qui rejoint la notion d’autonomie présentée dans notre modèle.
28 On peut enfin citer le modèle de la confiance de Costa (2003) qui, tout en étant cohérent avec celui de Mayer et al. (1995), prévoit des déterminants de la confiance supplémentaires qui rejoignent les conditions du climat de confiance. En particulier, l’auteur souligne l’impact de la cohésion d’équipe et de l’adéquation entre les compétences détenues par les membres d’une équipe et les fonctions qu’ils occupent. Ces facteurs renvoient à des notions déjà évoquées : les valeurs communes, nécessaires pour qu’un groupe reste soudé, et la normalité sociale.
29 Pour conclure, on retiendra que la confiance au sein d’un collectif est dynamique et se développe grâce à une combinaison de facteurs sociaux et individuels. Elle contribue à structurer l’action du collectif au travers des responsabilités et de tâches qui sont déléguées, de l’établissement de règles de coordination ou encore de la mise en place de dispositifs de contrôle. Et elle rend ainsi compte d’une certaine performance collective observée. L’interprétation que les acteurs donnent à cette performance influence alors la confiance qu’ils auront les uns envers les autres dans les collaborations suivantes.
30 En situation de crise, la définition des modalités de collaboration entre les acteurs dépend fortement d’une activité de construction de sens. Par conséquent, il semble raisonnable d’envisager deux types de relation entre confiance et construction de sens :
- la confiance comme condition de la construction de sens ;
- la construction de sens comme condition du maintien de la confiance.
32 Nous examinons plus en détail chacun de ces types de relations dans la suite.
II. La confiance comme condition de la construction de sens face à une crise
III.1. Dépasser l’incertitude et les risques perçus
33 Construire collectivement du sens implique l’élaboration d’une interprétation de la réalité qui indique une direction crédible dans laquelle agir. Si la confiance est si importante pour y arriver, c’est parce que ce processus est nécessairement empreint d’incertitude et peut faire apparaître certains risques aux yeux des acteurs concernés. Or, grâce à la confiance, ces risques sont perçus comme minimes, voire ne sont pas perçus. On peut citer, à ce propos, Lewis et Weigert (1995, p. 969) : « Faire confiance, c’est vivre comme si certains futurs possibles ne se produiront pas. » Par contre, sans (suffisamment de) confiance, la direction qui est indiquée par les uns peut apparaître pavée d’obstacles par les autres à tel point qu’elle ne leur donnera pas envie de s’y engager. La cohésion du collectif est alors menacée.
34 Deux séries de questions méritent d’être traitées pour préciser ces idées. Tout d’abord, quel niveau de confiance favorise au mieux la construction du sens dans une situation de crise ? Faut-il, par exemple, que les acteurs aient tous une foi les uns dans les autres ou, au contraire, est-il préférable que le niveau de confiance soit modéré, voire faible ? Par ailleurs, comment préserver un climat de confiance en situation de crise ? Dans quelle mesure le contexte organisationnel est déterminant pour y arriver et dans quelle mesure cela dépend-il de paramètres relationnels et/ou d’attitudes individuelles ? Nous traitons successivement chacune de ces questions dans la suite.
III.2. Quel niveau de confiance interpersonnelle pour favoriser la construction de sens ?
35 On serait tenté de penser, a priori, qu’un niveau de confiance élevé serait particulièrement favorable à la construction de sens. Il aiderait chaque acteur à reconsidérer sa place et son rôle au sein du collectif sans se sentir menacé. Il favoriserait un échange ouvert et démocratique, l’acceptation de points de vue différents, le questionnement voire la remise en cause de certaines positions. Tout cela serait favorable à la construction de sens face à une situation de crise qui, par essence, est équivoque et porteuse de risques. En réalité, plusieurs arguments contredisent cette hypothèse et donneraient plutôt l’avantage à un niveau de confiance modéré. Nous en citerons deux :
- Le premier argument a trait au rapport inverse qui existe entre confiance et contrôle : plus la confiance en l’autre est élevée et moins on ressent le besoin de le contrôler (Mayer, Davis, & Schoorman, 1995). Une confiance en l’autre élevée est synonyme de sérénité et d’absence de doute sur la capacité de l’autre à agir comme prévu ; elle réduit le sentiment d’incertitude et, par là même, le besoin de contrôler les actions de l’autre et/ou la situation. Une confiance élevée peut ainsi devenir un facteur de complaisance. C’est ce qu’ont observé, par exemple, Parasuraman et Manzey (2010) dans le contexte de l’utilisation de systèmes automatisés : lorsque la confiance des opérateurs dans le système est trop faible, ils ne l’utilisent pas ; mais lorsqu’elle est trop élevée, ils suivent quasiment aveuglément ses directives sans se rendre compte, parfois, que le système opère hors de ses limites de compétences. On peut aussi citer un événement particulièrement dramatique survenu en juillet 1988 [2], au cours duquel un navire de guerre américain, l’USS Vincennes, a abattu par erreur un vol commercial d’Iran Air, faisant 290 victimes (Roberts & Dotterway, 1995 ; Cannon-Bowers & Salas, 1998). À l’origine de cette erreur, il y avait déjà un contexte très sensible puisque le navire avait reçu des menaces d’attaque aérienne par les forces iraniennes. Alors qu’il naviguait au large du golf persique dans le détroit d’Hormuz, son équipage a détecté un avion non identifié qui ne répondait pas à ses avertissements et semblait s’approcher. Un opérateur radar présent sur le navire a alors confondu sur son écran cet avion avec un avion militaire (F-14) qui était en réalité stationné au sol. Plus tard, un officier marinier va déclarer que l’avion avait une altitude « en baisse » alors qu’en réalité, il prenait de l’altitude. Ces informations ont été remontées au commandant du navire qui, après de nouvelles tentatives infructueuses de communication avec l’avion, a décidé de l’abattre. Lors de l’enquête qui suivit cet événement, le commandant déclara qu’il avait totalement confiance dans les informations qui lui avaient été transmises par son équipage pour prendre sa décision. Comme on peut le constater, une confiance élevée peut être la source de décisions erronées dans une situation de crise.
- Dans un tout autre ordre d’idées, des travaux sur les processus d’innovation montrent que si trop peu de confiance mutuelle réduit fortement la créativité et les capacités d’innovation collective, trop de confiance mutuelle ne permet pas d’obtenir le niveau d’innovation maximum observé (Bidault & Castello, 2010) : celui-ci est obtenu avec un niveau de confiance intermédiaire. L’explication donnée par les auteurs est la suivante : si un haut niveau de confiance mutuelle apporte satisfaction et favorise l’entraide, il conduit aussi les acteurs à être trop “accommodants” les uns vis-à-vis des autres, à rapidement accepter leurs idées et à réduire les confrontations constructives. Avec un niveau de confiance plus modéré, les idées exprimées sont plus souvent débattues ; des questions sont posées pour vérifier leur validité ou rechercher des arguments, et des contre-arguments sont avancés. Plus d’options sont passées en revue et elles sont mieux analysées. Parce que la confiance est tout de même présente, les questions et critiques ne déclenchent pas de réactions négatives et alimentent plutôt un débat constructif. Ces constats semblent tout à fait adaptés à un contexte de gestion de crise où, face à l’équivocité de la situation et les risques qu’elle fait peser, le principal obstacle à une construction collective de sens serait probablement l’absence de remise en cause des premières interprétations proposées et la complaisance.
37 En conclusion, si un niveau de confiance trop bas semble nuisible à la construction de sens en situation de crise, un niveau de confiance trop élevé le serait aussi, bien que dans des proportions moindres. On peut dès lors se demander à quelles conditions un niveau modéré de confiance interpersonnelle peut être maintenu en situation de crise.
38 Avant de chercher à répondre à cette question, on doit aussi considérer que, parfois, le danger vient moins d’un niveau de confiance trop élevé au sein d’un collectif que d’une confiance qui s’est effondrée devant l’incertitude et les risques que fait peser la crise (nous en verrons un exemple plus loin). Cet effet est compréhensible pour des raisons qui ont déjà été avancées. La surprise que provoque la crise est la manifestation d’une réalité qui n’est plus appréhendable avec les cadres de pensée existants des acteurs, lesquels sont le fruit d’interactions sociales basées sur des relations de confiance : ces cadres de pensée existent parce que les acteurs ont accepté des connaissances et des informations en croyant telle ou telle source, et non parce qu’ils auraient eu accès directement à toutes les informations qui composent leur représentation de la situation. Autrement dit, quand une crise se produit, elle est potentiellement source de dégradation des relations de confiance. À la question sur la confiance modérée posée ci-dessus s’ajoute donc une autre question : comment un collectif peut se prémunir d’un écroulement de la confiance en situation de crise ?
III.3. Croire dans les capacités d’inventivité et d’adaptation collectives face à une crise
39 Il nous semble qu’il existe une réponse commune aux deux questions qui viennent d’être posées : elle consiste à dire que les acteurs présents doivent être en mesure de croire en l’inventivité et la capacité d’adaptation du collectif. S’ils ont des raisons de croire que ces capacités existent et peuvent apporter des solutions auxquelles personne n’est capable de penser lorsque la situation de crise est reconnue, alors une confiance suffisante – mais probablement modérée – peut se développer pour que les acteurs restent collectivement engagés et continuent d’échanger entre eux afin de prendre les décisions les plus adéquates.
40 La question est donc de savoir comment de telles capacités peuvent être reconnues au collectif. Nous spéculons que cela repose sur certains types d’interaction qui doivent être mis en œuvre très rapidement par les acteurs confrontés à une crise. La connaissance précise de ces types d’interaction reste un sujet de recherche. Toutefois, en s’inspirant d’une part de travaux sur la fiabilité des managers (par ex., Shockley-Zalabak, Morreale, & Hackman, 2010) et, d’autre part, de travaux sur les organisations hautement fiables (Weick & Sutcliffe, 2001), on peut invoquer l’importance de quatre types d’interaction :
- Communication franche et honnête : la première chose qu’un collectif confronté à une crise est en droit d’attendre de son (ou ses) responsable(s) est un état de la situation aussi franc et honnête que possible. La franchise implique de dire tout ce que l’on sait, qu’il s’agisse de “bonnes” ou de “mauvaises” nouvelles ; l’honnêteté implique de ne pas déformer les faits connus. Cette communication franche et honnête ne va pas toujours de soi car elle peut exiger de dire des choses désagréables et potentiellement anxiogènes. Par exemple, dans le cas d’un feu dû à une explosion de gaz produite dans une zone d’habitation dense, un officier des pompiers peut être conduit à dire à ses équipes qu’il ne sera pas possible de sauver toutes les vies humaines, compte tenu de l’étendue du feu et de l’absence de maîtrise sur sa propagation à d’autres immeubles connexes. Si la franchise et l’honnêteté sont si importantes dans ce genre de situations, c’est parce que les acteurs confrontés à la crise ont plus de raison de craindre l’ignorance de la situation réelle – et la surprise d’être confronté brutalement à certains dangers non anticipés – que de connaître leurs limites pour faire face à la situation. Par ailleurs, la franchise et l’honnêteté évitent de placer les acteurs face à des messages contradictoires et réduisent de ce fait leur niveau de stress (Fradin, 2009). La franchise et l’honnêteté au sein d’un groupe ne concernent pas que les communications des responsables vers leurs équipes : les équipes elles-mêmes doivent communiquer le plus honnêtement possible les informations auxquelles elles ont accès. Or, en situation de crise, la peur de représailles en cas d’erreur peut conduire certains acteurs à cacher des informations ou les déformer (Mishra, 1996). L’attitude des organisations et des managers est essentielle pour éviter cette peur.
- Attitude vigilante : une communication franche et honnête faisant état d’une situation totalement imprévue et sur laquelle peu de contrôle existe a priori implique normalement une attitude vigilante. Chacun, conscient de ses limites pour comprendre correctement ce qui se passe et anticiper précisément l’évolution de la situation, devrait se tenir sur ses gardes. Weick et Sutcliffe (2001) soulignent à ce propos, dans les organisations hautement fiables, l’existence d’une préoccupation constante pour les défaillances (preoccupation with failure). En adoptant cette attitude, chaque acteur cherche à collecter de nouvelles informations pour affiner sa compréhension et éviter des actes inappropriés. En outre, il/elle n’hésite pas à vérifier sa compréhension auprès des autres, voire à exprimer des réticences dès qu’une information transmise ou un acte réalisé par un autre ne lui semble pas adapté(e). Les interprétations trop simples devraient au minimum éveiller des doutes, voire être rejetées (reluctance to simplify – Weick & Sutcliffe, 2001). Si chacun perçoit cette attitude vigilante chez l’autre et l’accepte, on peut penser que le climat de confiance a plus de chance d’être préservé.
- Un responsable intègre sachant rallier les compétences requises : si l’état de la situation décrit avec franchise et honnêteté par le responsable d’une équipe fait apparaître des “trous” dans la compréhension de la situation et un contrôle limité sur son évolution, les membres du collectif seraient en droit d’attendre une certaine forme d’humilité de sa part. Plus généralement, leur confiance envers lui pourra être maintenue s’il leur apparaît intègre (cf. Shockley-Zalabak et al., 2010). L’intégrité peut conduire ce responsable, par exemple, à reconnaître qu’un autre est en meilleure position que lui pour analyser la situation, décider des actions à entreprendre, voire même diriger l’intervention. Weick et Sutcliffe (2001) ont ainsi constaté que les organisations hautement fiables reposaient sur “le respect de ceux qui savent” (deference to expertise). Ils soulignent, avec ce principe, l’importance pour des responsables institutionnels d’identifier les compétences techniques spécifiquement requises pour traiter une situation de crise donnée – que ce soit au sein de leurs équipes ou au-delà, en exploitant leurs réseaux – et la nécessité de reconfigurer les instances de décision de façon à exploiter au mieux ces compétences. L’intégrité des responsables est aussi intimement liée à la cohérence entre leurs paroles et leurs actes et à la cohérence entre leurs actions successives (Burke et al., 2007 ; Shockley-Zalabak et al., 2010). Cette cohérence est parfois difficile à préserver lorsqu’il y a plusieurs niveaux intermédiaires entre le centre de décision et les équipes opérationnelles sur le terrain, ce qui peut se produire dans les crises de grande ampleur (Schmitt & Klein, 1999). On peut donc supposer que le climat de confiance aura d’autant plus de chance d’être préservé que ce nombre de niveaux intermédiaires sera faible et le lien aux instances de décision plus direct. Cela rejoint l’une des conclusions de deux chercheurs américains qui ont étudié des entreprises en situation de crise (D’Aveni, & MacMillan, 1990) : leur étude a montré que les entreprises qui s’en sortaient le mieux étaient celles qui avaient réduit la complexité des communications. L’intégrité exige aussi parfois, lorsque des promesses ou des engagements des responsables n’ont pas pu être tenus indépendamment de leur volonté, d’expliquer pourquoi et comment modifier la mission en conséquence. En d’autres termes, elle exige de maintenir à jour l’état des informations partagées et d’expliquer toute modification inattendue dans la représentation de la situation et/ou le schéma d’intervention.
- Des échanges ouverts et bienveillants favorisant la découverte de solutions créatives : les conditions du maintien d’un climat de confiance qui viennent d’être évoquées ne peuvent toutefois suffire aux acteurs pour être rassurés face à une crise profonde pour laquelle ni les connaissances, ni les procédures existantes n’apportent de solution immédiate. Ce type de crise exige aussi que chacun reconnaisse au groupe la capacité d’inventer de nouvelles solutions. Cette capacité semble reposer sur plusieurs conditions. En premier lieu, les échanges destinés à élaborer un plan d’action devraient être ouverts et, ce, dans deux sens : (1) aucune direction prédéfinie ne devrait être imposée au groupe ; (2) le débat ne devrait pas être monopolisé par certains. Chaque participant devrait donc se sentir libre d’apporter sa contribution aux débats et chaque contribution devrait être effectivement prise en compte par le groupe pour développer sa réflexion. Cette dernière condition exige une forme de bienveillance du groupe à l’égard des contributions de chacun, c’est-à-dire à la fois une écoute, mais aussi une réelle volonté de comprendre le point de vue de l’autre et une tolérance aux idées qui paraîtraient et/ou s’avéreraient inadaptées à la situation (droit à l’erreur). Cette bienveillance est la condition pour que chacun prenne le risque de formuler des idées décalées ou nouvelles.
42 Ces types d’interaction ne sont pas une garantie pour trouver des solutions à la crise. Ils ont, par contre, le pouvoir de rassurer les acteurs qui y sont confrontés sur les chances d’en trouver une et, ainsi, de favoriser leur engagement dans un travail d’élaboration et de coordination collective. Pour faire le lien avec ce qui a été dit sur la dynamique psychosociale de la confiance (cf. § II), on peut considérer ces types d’interaction comme un autre déterminant du climat de confiance (non représenté sur la Figure 1).
III.4. Quel impact de risques perçus comme élevés sur le maintien d’un climat de confiance ?
43 Une dernière question mérite d’être posée : dans le cas d’une crise pour laquelle les acteurs pensent avoir peu de contrôle sur son évolution (crise “fondamentale” ou crise “insurmontable” selon la terminologie de Gundel, 2005), les risques peuvent être perçus avec une grande intensité. Or, on sait que des risques perçus comme élevés peuvent générer de la peur et élever fortement le niveau de stress. Dans ces conditions, on observe généralement des réactions assimilables à un “instinct” de survie de type fuite, lutte ou inhibition de l’action (Fradin, 2009). Qu’advient-il alors du niveau de confiance interpersonnelle ? Comment éviter qu’un stress intense ne pousse à un repli sur soi et, donc, à un désintérêt pour le collectif (Driskell, Salas, & Johnston, 1999) ? Est-ce que l’existence d’un climat de confiance suffit à éviter ce type de phénomène ?
44 En nous appuyant sur des témoignages d’experts recueillis dans le cadre d’une étude portant sur la réaction collective à des situations imprévues (Karsenty, & Quillaud, 2010, 2011), on peut avancer que l’engagement collectif peut être préservé face au danger et semble reposer, de manière prépondérante, sur l’existence de plusieurs conditions d’établissement d’un climat de confiance. À titre d’exemple, on peut citer le cas du sauvetage en mer d’un bateau uruguayen qui transportait du pétrole léger (condensats) au large des côtes algériennes et qui a été pris dans une violente tempête [3]. Surpris par la force du vent alors qu’il était en cours de chargement, le bateau s’est échoué : brisure de la coque sur tout le long et fuite de condensats. Le navire était alors à 300 mètres d’une usine de combustion de gaz, d’où des risques importants d’explosion. L’intervention du bateau de sauvetage, l’Abeille Bourbon, s’est déroulée en deux phases. La première phase visait à sécuriser le bateau uruguayen pour le rendre étanche aux fuites de gaz. Les sauveteurs (une quinzaine de personnes) sont restés à bord malgré le danger d’explosion pour pomper et boucher tous les trous, en évitant toutefois tout ce qui pouvait générer des étincelles : pas de polaire, pas de montre, pas de soudure. Une fois le bateau sécurisé, l’équipage a pris du recul pour réfléchir au sauvetage. Le capitaine a réalisé un briefing à l’ensemble de ses équipiers. Il a aussi fait appel à des chefs mécaniciens qui étaient habitués à travailler sur ce type de bateau (pétrole, gaz). Ils ont été acheminés sur l’Abeille Bourbon dans les plus brefs délais. Puis l’équipe a défini un plan de sauvetage en « décortiquant » les opérations à 24, 48 et 72 heures. Lorsque le sauvetage a commencé, un événement imprévu a fortement dégradé la situation : une énorme tempête s’est abattue pendant toute une après-midi et une nuit. Le bateau n’avait alors plus de fond et travaillait énormément. Si une prise d’air s’était faite sur le pont, par exemple par brisure d’une partie du pont, des étincelles seraient apparues. L’explosion était possible à tout moment. Elle n’a heureusement pas eu lieu, grâce à la vigilance continue de l’ensemble de l’équipage, et le sauvetage a pu se dérouler comme prévu.
45 Ce bref témoignage illustre une série de conditions qui ont favorisé le maintien de relations de confiance malgré l’existence de risques très élevés :
- un travail méthodique en deux temps : sécurisation puis sauvetage. La sécurisation du navire a permis de trouver du temps et de se placer dans de bonnes conditions d’échange pour effectuer une prise du recul collective par rapport à l’événement et analyser la situation en considérant plusieurs options de sauvetage possibles ;
- l’appel à des experts compétents (les chefs mécaniciens) : cette décision traduit à la fois l’intégrité du responsable des sauveteurs – son honnêteté le conduit à reconnaître ses limites pour traiter seul la situation – et la capacité du collectif à mobiliser des ressources pertinentes supplémentaires ;
- la conscience aiguë des dangers et la vigilance continue de chacun pendant toute l’intervention, démontrant leur engagement pour sauver le bateau et préserver la sécurité des personnes à bord (valeur partagée) ;
- et enfin, un esprit de solidarité entre les sauveteurs, qu’on peut assimiler à la bienveillance dont il a été question plus haut, probablement associée à l’existence d’un lien affectif entre eux.
47 Bref, la confiance peut être maintenue au sein d’un collectif dans des situations de crise, y compris si des dangers importants sont présents. Cette confiance apparaît là encore essentielle à la construction de sens et à la coordination des efforts.
IV. La construction collective de sens comme condition du maintien de la confiance
IV.1. L’exigence de changement face à une crise
48 La dynamique psychosociale de la confiance décrite jusqu’ici fait apparaître un fait majeur : les résultats obtenus par la collaboration mise en place sont déterminants dans le maintien du climat de confiance et des relations de confiance. La confiance est ainsi un effet du travail collectif en général, et de la construction de sens, en particulier.
49 Pour comprendre plus précisément la relation de causalité entre la construction de sens et la confiance, il nous semble utile de revenir sur l’essence même d’une crise : il n’y a crise que parce que les forces en présence pour faire face à la situation sont, à un moment donné, inadaptées et/ou sous-dimensionnées. Or, cet état de fait résulte en amont de décisions organisationnelles et de visions du monde qui se découvrent elles-mêmes inadaptées lorsque la crise est reconnue. Si rien n’était modifié, si le collectif restait attaché à ses cadres de pensées et à ses modes de fonctionnement, il aurait à craindre une autre crise du même type, ce que redoutent tous les acteurs généralement. Ne rien changer impliquerait de facto un effondrement de la confiance. En même temps, tout changement n’a pas le pouvoir de rassurer les acteurs sur le fait qu’une telle crise ne se reproduira pas. Il ne suffit donc pas de proposer une explication des phénomènes à l’origine de la crise, une réorganisation des forces et/ou un nouveau plan d’action pour que la confiance revienne : il faut arriver à produire une “histoire” crédible aux yeux de tous (Weick, 1995), une “histoire” qui laisse entrevoir un futur collectivement réalisable dans lequel la crise ne se produira plus ou aura, au moins, beaucoup moins de chance de se produire.
50 La tâche n’est pas simple face à une crise de grande ampleur, particulièrement inattendue et sur laquelle les organisations ont peu de contrôle. Dans ce cas, l’équivocité règne : la réalité complexe laisse le champ à plusieurs interprétations plausibles sans qu’il soit possible, généralement, de statuer avec certitude sur celle qui sera la plus crédible aux yeux des autres. Sans un effort délibéré pour construire collectivement le sens de la situation, la confiance peut du coup s’effondrer et le collectif se dissoudre. Un exemple d’événement réel, largement documenté, va permettre de l’illustrer.
IV.2. L’exemple du feu de Mann Gulch
51 En août 1949, 13 pompiers parachutistes sont morts dans le feu de forêt de Mann Gulch dans le Montana. L’événement a été décrit avec minutie par Norman Maclean (1992) et repris par Weick (1993) pour illustrer un échec de construction collective de sens. En l’occurrence, l’équipe de pompiers, composée de 15 hommes placés sous le commandement d’un chef, Dodge (le plus expérimenté), avait catégorisé le feu comme un « 10:00 fire ». Cette appellation signifiait que le feu pourrait être encerclé et isolé avant 10 heures le lendemain matin. Or, il ne s’agissait pas de ça puisque le feu a nécessité plus de 450 hommes et cinq jours pour être maîtrisé.
52 En fait, le feu a d’abord dévalé la pente sud du Mann Gulch avant d’atteindre un ravin, puis a remonté la face nord, là où se tenaient les pompiers. L’erreur a été de sous-estimer la capacité du feu à passer très vite du côté nord, en partie parce que le ravin était caché par les flammes et les fumées. À cela s’ajoutait une sous-estimation de la vitesse de propagation du feu, accentuée par un vent qui avait tourné et, surtout, une herbe très haute et très sèche qui brûlait vite. L’erreur de catégorisation du feu n’a en outre pas été assez vite remise en question.
53 De plus, la structure initiale du groupe s’est physiquement disloquée : le chef a ordonné à un moment de l’intervention la division de l’équipe en deux unités ; l’un des pompiers a proposé de diriger l’une des deux unités, sans avoir pourtant de compétences particulières pour tracer des itinéraires d’évacuation ; par ailleurs, chaque pompier a pris de la distance par rapport aux autres pour pouvoir encercler le feu. Cette division a entraîné une dispersion, un éloignement entre les pompiers et même, peu à peu, un isolement qui a renforcé le sentiment de danger chez chacun d’eux et favorisé l’apparition d’une peur panique lorsqu’ils ont compris que le feu était d’une ampleur bien plus importante que prévu et déferlait sur eux à une vitesse élevée. Ils n’ont du coup pas eu les moyens de reconstruire collectivement le sens de cette situation et de converger vers une solution commune.
54 Concrètement, lorsque Dodge a découvert que le feu remontait la face Nord très rapidement, il a prévenu l’ensemble de ses co-équipiers en criant. Tous se sont alors mis à courir en remontant la colline pour atteindre la crête. Au bout de quelques centaines de mètres, le chef leur a donné l’ordre de jeter leurs outils pour s’alléger. Certains l’avaient déjà fait mais d’autres ne l’ont pas écouté. Weick interprète leur refus comme une difficulté à perdre leur identité professionnelle de pompiers pour endosser le rôle de “simples” individus ayant à sauver leur peau. Le chef perdit alors sa légitimité à leurs yeux. Du coup, quand Dodge s’est mis à improviser un contre-feu tout autour de lui pour brûler l’herbe sèche – technique qui n’était pas enseignée à l’époque et qui résultait de son inventivité – et qu’il a fait signe à son équipe de le rejoindre, aucun de ses coéquipiers ne l’a écouté. Il semble plutôt que tous aient pris cet acte comme le signe de divagations de quelqu’un qui avait perdu la tête (Weick, 1993).
55 Pourtant, seul Dodge, ainsi que deux pompiers qui sont restés solidaires et ont choisi de traverser une crevasse dans la roche (sans savoir initialement s’ils allaient rester bloqués dedans car ils n’y voyaient rien), sont sortis sains et saufs de cet événement dramatique. Tous les autres périrent.
56 Cet exemple illustre très bien le propos tenu ici : le groupe de pompiers a été dans l’incapacité de reconstruire collectivement le sens de la situation du fait, notamment, de l’intensité du danger perçu et de la distanciation physique entre les équipiers. L’un des effets de cette incapacité a été l’effondrement de la confiance des uns envers les autres, en particulier celle des équipiers envers leur chef. Cet effondrement de la confiance interpersonnelle a conduit à l’expression de ce que Fradin (2009) considère comme un instinct de survie, en fait un régime du “chacun pour soi” assorti d’un comportement de fuite face au danger (voir aussi Driskell, Salas, & Johnston, 1999).
57 La perte de confiance interpersonnelle consécutive à l’incapacité de construire collectivement de sens s’explique, plus précisément, par l’existence d’interprétations individuelles incompatibles entre elles au sein du collectif. Ainsi, le chef a compris qu’il ne pourrait pas échapper au feu qui remontait bien trop vite la face nord et a cherché une solution “innovante” pour s’en protéger, tout en ayant probablement conscience des risques qu’il prenait. Il a aussi compris que ses équipiers ne s’en sortiraient pas, ce qui l’a conduit à les appeler pour qu’ils le rejoignent. Malheureusement, les conditions ne favorisaient pas une bonne communication à ce moment (le chef était lui-même entouré de la fumée du feu qu’il avait provoqué autour de lui) et les autres équipiers avaient construit une autre interprétation de la situation : ils ont pensé qu’ils avaient des chances – même assez réduites – de s’en sortir s’ils couraient en direction de la crête de la colline. Certains semblent même avoir pensé que le feu ralentirait au moment où il “grimperait” la face nord du Mann Gulch. Ils ont en outre probablement pensé que leur chef avait fait une analyse erronée de la situation avant l’intervention et qu’il n’était plus aussi légitime à leurs yeux pour les guider. Il est important de souligner que ce type d’interprétation met les acteurs en présence dans un nouveau rapport : Dodge n’était plus légitime et crédible pour eux ; ils ne pouvaient donc plus lui faire confiance.
IV.3. Généralisation
58 Sans la capacité de reconstruire collectivement le sens en situation de crise, diverses interprétations de la situation sont formées par les acteurs en présence. Quand ces interprétations sont incompatibles entre elles, de nouveaux rapports s’établissent entre eux : l’autre, au mieux, n’est plus d’une grande aide pour la suite et, au pire, est devenu un danger dont il faut se méfier. Le groupe se disloque alors.
59 Comme la situation présente elle-même des dangers, chacun – ou éventuellement chaque sous-groupe dont les membres ont réussi à conserver une relation de confiance – cherche une solution pour s’en sortir sans se soucier des autres. Les solutions adoptées ne sont pas discutées et, du coup, pas forcément comprises par les autres. En conséquence, la capacité d’agir de façon coordonnée laisse sa place à des actions improvisées et sans cohérence. L’esprit de solidarité, normalement alimenté par des dons et contre-dons, tend à disparaître. Les conditions du maintien d’un climat de confiance ne sont alors plus présentes.
60 À l’inverse, lorsqu’un processus de construction collective de sens est mené et satisfait ceux qui y participent, la cohésion du collectif a plus de chances d’être maintenue. Ce processus réduit les écarts entre les interprétations individuelles de la situation formées par les acteurs en présence et les rassemble autour d’une vision et d’objectifs communs à réaliser. Les actions menées sont alors mieux coordonnées et le climat de confiance a ainsi plus de chance d’être préservé. On peut noter qu’une étude ayant sondé par questionnaires 131 équipes dans le domaine médical aux Pays-Bas a révélé que le facteur le plus déterminant à l’origine de la « confiance en son équipe » (trust within team) était la cohésion d’équipe (Costa, 2003). On peut compléter ce résultat en disant qu’en situation de crise, la cohésion d’équipe repose fondamentalement sur l’activité de construction de sens.
V. Conclusion
61 L’idée principale défendue dans ce texte est que la confiance est nécessaire en situation de crise pour garder l’espérance d’une résolution collective alors que l’incertitude règne. Elle est notamment un facteur clé de l’engagement dans la construction collective du sens de la situation. Et, en retour, la construction collective de sens entretient la confiance entre les acteurs impliqués.
62 On peut ajouter d’autres effets positifs de la confiance pour réussir à gérer une crise (Mishra, 1996) : elle favoriserait la prise de décision décentralisée, généralement plus rapide que si une décision centralisée est exigée ; et elle engagerait les acteurs à rechercher plus facilement des compromis entre leurs objectifs contradictoires, notamment en ce qui concerne l’utilisation des ressources disponibles.
63 Pour toutes ces raisons, la confiance apparait essentielle à la gestion d’une crise. Cela dit, elle ne se décrète pas : elle résulte d’un processus dynamique articulant une dimension sociale et une dimension psychologique. Ce processus dynamique permet de rendre compte du développement de la confiance comme de sa dégradation.
64 La conclusion générale qui s’impose est qu’il n’y a pas de gestion de crise efficace s’il n’y a pas de gestion de la confiance dans les relations entre les acteurs impliqués. Cela signifie qu’une attention particulière doit être accordée aux conditions de l’émergence et du maintien de la confiance au cours de la gestion d’une crise.
65 Certaines de ces conditions reposent sur des décisions qui doivent être prises avant la survenue d’une crise comme, par exemple, la construction des réseaux de compétences à solliciter en cas de crise ou l’identification d’un environnement adapté pour une cellule de crise.
66 D’autres reposent sur des attitudes et des comportements qui doivent aussi être acquis et/ou développés avant la survenue d’une crise. Cet objectif peut être atteint, par exemple, grâce à un programme de formation adapté portant, notamment, sur l’écoute et la franchise dans la communication, l’animation d’un débat d’idées, la vigilance bienveillante à développer face aux informations données par d’autres, ou encore les explications à apporter quand les résultats attendus ne se produisent pas.
67 Enfin, d’autres conditions résultent de décisions qui doivent être prises très tôt au cours de la crise : prise de conscience et acceptation collectives d’une situation de crise, actions de sécurisation, réorganisation du travail des acteurs en présence, déclenchement d’une réflexion collective, élaboration de directives et de plans d’action laissant des marges de manœuvre aux opérationnels.
68 La gestion de la confiance propice à la gestion d’une crise commence donc bien avant la survenue de celle-ci. Et elle peut se prolonger au-delà, notamment en étendant la construction collective de sens réalisée en situation avec des actions de retours d’expérience favorisant un apprentissage collectif (Godé, 2011).
Remerciements
69 La réflexion retracée dans cet article s’est nourrie et a été enrichie grâce à des échanges suivis avec Eddie Soulier de l’Université Technologique de Troyes. Par ailleurs, les commentaires des relecteurs de la revue Le Travail Humain ont fortement contribué à améliorer la clarté du propos et à l’enrichir. L’article ne serait assurément pas le même sans ces différents contributeurs. L’auteur les en remercie très sincèrement.
70 Manuscrit reçu en : mai 2014.
71 Accepté après révision en : janvier 2015.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : construction collective de sens, gestion de crise, travail collectif, relation de confiance, climat de confiance
Date de mise en ligne : 29/06/2015.
https://doi.org/10.3917/th.782.0141Notes
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[1]
Les équipes stables, dans lesquelles les partenaires se connaissent bien, peuvent aussi avoir à gérer une crise. Dans ce cas, des jugements personnalisés sur les autres ont généralement un rôle plus déterminant sur les relations de confiance que les seuls facteurs à l’origine d’un climat de confiance. La formation de ces jugements personnalisés et leur rôle dans l’établissement des modalités de coordination sont examinés dans la suite.
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[2]
Cet événement a été analysé avec l’aide d’Adrien Quillaud dans le cadre d’un projet de recherche subventionné par la Direction Générale de l’Armement et portant sur le thème de la réactivité collective à l’imprévu (contrat DGA n° 2009-34-0035).
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[3]
Ce cas nous a été rapporté au cours d’un entretien mené le 8 avril 2010 avec Charles Claden, capitaine 1re classe de la navigation maritime et responsable de l’équipage sur l’Abeille Bourbon. Charles Claden a effectué 365 opérations de sauvetage – dont celle de l’Érika – au cours de sa carrière qui s’est terminée en 2013. Le but de l’entretien était de recueillir le récit d’expériences de sauvetage en mer particulièrement complexes dans lesquelles l’équipage de l’Abeille Bourbon avait dû affronter des évènements inattendus. Cet entretien, ainsi que d’autres menés dans le domaine militaire, s’inscrivaient dans le cadre d’une recherche subventionnée par la DGA de 2009 à 2011 (contrat DGA n° 2009-34-0035).