I. INTRODUCTION
1Ces dernières années ont été le théâtre d’un déploiement technologique sans précédent dans la plupart des domaines d’activité (Interface homme- machine, Technologies de l’information et de la communication, Service d’aide à la personne au sens large, etc.). Il s’agit d’un enjeu majeur pour le développement économique international et français en particulier. L’humain, confronté à ces technologies nouvelles, doit y faire face et s’y adapter sans réellement disposer du choix d’y recourir ou pas. Ainsi, à croire le ministère délégué à la recherche « La maîtrise des usages est un enjeu majeur pour l’économie et la société : les technologies ne seront moteur d’un développement économique durable que si l’usage qui en est fait est observé et pris en compte. Comprendre les conditions de l’appropriation des technologies par la société est devenu un facteur essentiel de compétitivité » ((www2. enseignementsup-recherche. gouv. fr/ technologie/ techsociete/ index.htm). Il est donc crucial de disposer de quelques modèles pour répondre aux deux questions suivantes :
21 / Qu’est-ce qui fait que nous utilisons une nouvelle technologie ou un nouveau procédé ?
32 / Comment prédire l’utilisation qui sera faite d’une nouvelle technologie mise à disposition des utilisateurs ?
4Dans le domaine de l’utilisation des technologies, ce type d’études relève de ce qu’il est commun d’appeler l’étude des usages. Les enquêtes d’usage ont pour objectif d’appréhender la manière dont les personnes s’approprient et utilisent des produits sur un continuum temporel. Dans ce contexte de l’usage d’un produit, d’un service ou d’une technologie, l’étude de l’acceptabilité renvoie à l’examen des conditions qui rendent ce produit ou service acceptable (ou non) pour l’utilisateur avant son usage réel et effectif (Laurencin, Hoffman, Forest, & Ruffieux, 2008). Les études portent ici sur les prédictions qui peuvent être faites concernant l’usage d’un produit avant sa mise en service. Mais l’étude des usages peut aussi s’envisager a posteriori pour expliquer l’acceptation d’un système technologique. Au final, l’étude de l’usage d’une technologie peut renvoyer à trois moments différents (Lheureux, 2009) qui n’ont probablement pas les mêmes implications du point de vue de l’intervention des variables explicatives susceptibles d’impacter le comportement et le rapport à la technologie.
5L’usage d’une technologie peut être étudié par la prise en compte de son acceptabilité a priori c’est-à-dire avant que la personne n’ait eu la possibilité de manipuler la technologie. L’acceptabilité porte sur la représentation subjective de l’usage de la technologie et les dimensions pertinentes à prendre en compte sont l’utilité perçue, l’utilisabilité perçue, les influences sociales supposées intervenir et les conditions supposées de déploiement de la technologie. Les attitudes, les normes sociales et les informations perçues de la situation vont dans ce premier cas jouer un rôle décisif.
6Dès lors que l’individu a eu l’occasion de manipuler au moins une première fois la technologie, l’étude de son usage, qui la plupart du temps se déroule dans un cadre expérimental, relève de son acceptation par l’utilisateur. Les dimensions relatives à l’utilité et l’utilisabilité de la technologie vont prendre dans ce cas, toute leur importance dans la prédiction de l’usage déclaré.
7Après étude de son acceptation et lorsque la technologie est proposée à l’utilisateur pour qu’il l’intègre dans son fonctionnement ordinaire de vie, on peut s’interroger sur l’appropriation réelle d’une technologie. L’individu, disposant quotidiennement de la technologie l’utilisera dans son fonctionnement ordinaire. Dans ce cas des phénomènes de dérivation de l’utilité initiale ou de contentement peuvent apparaître.
8Ce texte porte principalement sur la première dimension de l’usage, l’acceptabilité, et laisse volontairement de côté ce qui relève de l’acceptation ou de l’appropriation. De fait, les modèles proposés par les psychologues sociaux, issus d’une tradition d’étude du lien attitude comportement (La Pierre, 1934), se sont principalement portés sur cette dimension.
9Ces dernières années, les psychologues, les ergonomes et les sociologues ont beaucoup participé aux développements de modèles d’acceptabilité avec pour ambition de prédire l’usage avant utilisation, après utilisation ou lors de phase d’appropriation. L’usage d’une technologie est souvent étudié en référence à trois notions : l’utilité, l’utilisabilité, l’acceptabilité sociale. L’utilité d’une technologie renvoie à la correspondance entre les fonctions supportées par le système et les buts que s’assigne l’utilisateur. Il s’agit de la correspondance, partielle ou totale, entre les fonctionnalités du système et les besoins actuels ou futurs de l’utilisateur. Ensuite, l’utilisabilité renvoie à la facilité d’utilisation des fonctionnalités d’un système, et est décomposée en cinq dimensions : 1 / la facilité d’apprentissage ; 2 / les performances possibles ; 3 / le maintien en mémoire des fonctions ; 4 / la prévention des erreurs ; et 5 / la satisfaction. En d’autres termes, l’utilité renvoie à la correspondance entre ce que la technologie est susceptible de réaliser et ce que l’usager veut en faire alors que l’utilisabilité renvoie à la facilité d’utilisation d’une technologie (Tricot, Plégat-Soutjis, Camps, Amiel, Lutz, & Morcillo, 2003). Or, une technologie ou un nouveau service peut être utile et utilisable sans que cela ne permette de prédire avec quelques certitudes son usage. Il reste que le contexte social dans lequel se déploie cet usage peut, pour certaines technologies et dans certaines circonstances, venir perturber l’acceptabilité du système pourtant prédite à partir de la connaissance de son utilité et de son utilisabilité. Cette dimension sociale relative à l’acceptation d’un système relève d’une nébuleuse pas très explicitée, rarement définie et pourtant souvent convoquée : l’acceptabilité sociale.
10L’objectif de cet article est de circonscrire cette dimension sociale en vue de pointer l’influence du social sur le comportement d’usage. Nous développerons les deux modèles (Théorie de l’action raisonnée : TAR, Fishbein & Ajzen, 1975 ; Ajzen & Fishbein, 1980 ; et la Théorie du comportement planifiée : TCP, Ajzen, 1985) qui ont très largement inspiré la plupart des modèles d’acceptabilité puis nous nous attarderons plus particulièrement sur le rôle des normes sociales dans la prédiction des usages.
II. ORIGINES DES MODÈLES SUR L’ACCEPTABILITÉ
11Notre propos ne vise pas l’exhaustivité (pour une revue, Jamet & Février, 2008 ; et Brangier & Barcenilla, 2003) mais a pour ambition de présenter les apports de la psychologie sociale à l’étude de l’acceptabilité au travers des modèles TAR et TCP. Prédire une intention d’usage est finalement très proche de la prédiction du comportement d’un individu telle que les psychologues sociaux s’essaient à le faire à partir de modèles classiques au moins depuis le début des années 1960 (voir à ce propos les revues de questions Fazio & Zanna, 1981 ; Glasman & Albarracin, 2006 ; ou Channouf, Py, & Somat, 1996 en langue française). Deux théories contribuent particulièrement à expliciter le comportement des individus. La première, la Théorie de l’action raisonnée (TAR, Ajzen & Fishbein, 1980) postule que le comportement peut être prédit par l’intention comportementale de l’individu c’est-à-dire l’instruction qu’il se donne pour émettre le comportement. L’intention comportementale, quant à elle, est déterminée par les attitudes (définies comme « une tendance psychologique qui se traduit par l’évaluation d’une entité particulière par quelques degrés de faveur ou défaveur », Eagly & Chaiken, 1993 p. 1) et les normes subjectives (définies comme la perception de la pression sociale des personnes importantes pour l’individu) de l’individu à l’égard du comportement. L’intérêt de ce premier modèle est d’introduire le contexte social normatif ainsi que l’intention comportementale. La seconde, la Théorie du comportement planifié (TCP, Ajzen, 1985), reprend les éléments de la TAR en y ajoutant le contrôle comportemental perçu. L’ajout de cette variable permet de rendre compte du fait que tous les comportements ne sont pas sous le contrôle de l’individu mais peuvent être sous l’influence de déterminants extérieurs à l’individu. Cette variable est au final très proche d’un sentiment d’auto-efficacité (Bandura, 1977) puisqu’il s’agit du sentiment que possède l’individu de pouvoir ou non réaliser un comportement. L’individu évalue ainsi les facteurs qui facilitent ou entravent la mise en place du comportement qu’il entend mettre en œuvre. Ces deux théories ont été utilisées dans de nombreux champs d’activité pour prédire le comportement mais c’est dans le domaine de la santé que les exemples sont les plus nombreux pour prédire l’adoption de comportements volitifs susceptibles de préserver la bonne santé des individus (Albarracin, Johnson, Fishbein, & Muellerleile, 2001 ; Ajzen, Albarracin, & Hornik, 2007). De nombreux antécédents intervenant sous forme de médiateur sur les différentes variables ont aussi préoccupé les chercheurs du domaine. C’est ainsi que l’âge, le genre et les variables de personnalité ont été étudiés et ont permis de montrer qu’ils pouvaient avoir une influence modératrice sur l’utilisation des objets techniques (Venkatesh & Morris, 2000 ; Venkatesh, Morris, Davis, & Davis, 2003). Par exemple, l’âge est considéré comme un facteur pouvant modifier l’attitude des personnes âgées à l’égard des technologies (Czaja, Charness, Fisk, Hertzog, Nair, Rogers, & Sharit, 2006 ; Taken, Marcellini, Mollenkopf, Ruoppila, & Szemann, 2005). Il a été aussi démontré que l’âge avait un effet sur l’acceptabilité et l’utilisation des objets techniques, notamment par le biais des performances et de la facilité d’utilisation lors de tâches de navigation sur PDA (Personal Digital Assistant) (Arning & Ziefle, 2006). Par ailleurs, le poids des variables de personnalité pourrait également expliquer une part non négligeable de l’influence opérant dans le choix d’utilisation de certains dispositifs techniques. Ainsi, la recherche de sensations, de nouveautés, pourrait être assimilée à un trait de personnalité (Zuckerman, 1990) soit la propension de certains individus à prendre des risques physiques, sociaux, légaux et financiers (Zuckerman, 1994) et venir impacter le processus de décision d’utilisation d’une technologie (Pianelli, 2008). Les travaux de Rogers caractérisant le processus de diffusion de l’innovation (Rogers, 1995) mettent également en avant ces caractéristiques de personnalité au regard des profils de consommateurs (innovateurs, adeptes précoces, majorité précoce, majorité tardive et réfractaires) et de leur intérêt pour la nouveauté et leur rapidité à adopter de nouveaux produits.
12La TCP repose sur un principe général concernant la définition du comportement. Celui-ci ne peut être prédit que s’il respecte quelques caractéristiques bien définies. En effet, pour conserver son pouvoir de prédiction, la TCP ne devrait s’interroger que sur des comportements précis (Target : nature du comportement) qui se déroulent au service d’une action déterminée (Action : type d’action à mettre en œuvre) dans un contexte particulier (Context : dans quel contexte ?) et sur une période de temps donné (Time : durant quelle période ?). La TCP possède un pouvoir de prédiction variable que l’on peut apprécier par l’examen des nombreuses revues de questions et méta-analyses. Le poids de variance expliquée est très variable et ce, tous domaines confondus. Plusieurs méta-analyses montrent que les trois facteurs (attitudes, normes subjectives et contrôle comportemental perçu) expliquent 40 à 50 % de la variance (Armitage & Conner, 2001 ; Conner & Sparks, 1996 ; Godin & Kok, 1996 ; Hausenblas, Carron, & Mack, 1997 ; Sheeran & Taylor, 1999). D’autres, mettent en évidence le fait que l’intention comportementale et la perception de contrôle expliquent, à eux seuls, entre 20 et 40 % de la variance dans les comportements de santé (Conner & Sparks, 1996 ; Godin & Kok, 1996). La première explication à ces différences tient dans le fait que les comportements étudiés sont très variés, et manquent souvent de précisions quant à leur définition (Target, Action, Context, Time : TACT). La seconde explication relève des différentes méthodologies employées par les utilisateurs pour appliquer le modèle. En effet, selon les contextes auxquels s’affrontent les chercheurs, il n’est pas rare de constater que certains recourent à des indicateurs spécifiques et différents de ceux mis au point par d’autres auteurs pour identifier les différentes dimensions du modèle. La troisième explication et qui constitue, nous semble-t-il, le point le plus critique de ces modèles (TCP et TAR) tient dans le rôle particulier qui est accordé aux normes sociales dans la prédiction de l’intention comportementale, d’abord, puis du comportement ensuite. L’expression de ces normes sociales semble, d’une étude à l’autre, posséder une influence si variable que l’on est en droit de s’interroger sur la manière d’opérationnaliser la mesure. Pour ce qui concerne les pratiques courantes de la vie quotidienne comme la perte de poids ou l’intention d’arrêter de fumer, la corrélation entre normes subjectives et intention comportementale varie de .17 à .55. En effet Schifter & Ajzen (1985) trouvent que les normes sont corrélées à .17 avec l’intention de perdre du poids, alors que Conner & McMillan (1999) affichent une corrélation de .55 entre normes et intention de fumer du cannabis. Le constat d’une telle variabilité devrait conduire les chercheurs à s’interroger sur au moins deux points pour évaluer l’impact des normes subjectives. D’une part, il est incontournable, comme le font la plupart des auteurs, de prendre en compte une dimension interpersonnelle dont le projet tient dans l’évaluation de la manière dont l’individu croit que ses proches pensent de ce qui est bien pour lui et sur ce que font réellement les gens qui sont importants pour lui. Il faudrait, d’autre part, prendre en compte le jugement quant à la valeur (le caractère plus ou moins désirable) que l’individu accorde à la situation dans laquelle il est impliqué. Il s’agit dans ce dernier cas d’un jugement concernant ce qui est moralement approuvé ou désapprouvé sur la conduite à tenir.
13Prendre en compte à la fois la dimension interpersonnelle et un jugement de valeur sur la conduite à tenir revient à couvrir l’ensemble des influences normatives. En effet, pour Cialdini, Reno et Kallgren (1990), les normes sont d’une part descriptives et d’autre part injonctives. Les normes descriptives renvoient au comportement majoritaire et indiquent ce que les gens font dans leur grande majorité. Elles fournissent un cadre sur le comportement à tenir et qui paraît le plus adapté dans une situation donnée. Les normes injonctives, en revanche, renvoient au jugement sur ce qui est moralement approuvé ou désapprouvé de faire dans une situation donnée. Autrement dit, ce qui relève des normes injonctives réfère à ce que l’on devrait faire dans une situation en fonction de la valeur que l’on accorde à la situation dans laquelle on est impliqué. Cette distinction entre normes descriptives et injonctives possède son importance car l’on couvre par la prise en compte de ces deux dimensions le caractère majoritaire d’une conduite et son caractère socialement désirable. Pourtant, si dans la plupart des études qui recourent à la TCP, l’influence des normes descriptives est bien prise en compte, celle des normes injonctives est systématiquement négligée. Or il nous semble que les normes injonctives ont au moins autant, sinon plus, d’importance que les normes descriptives dans la prédiction de l’intention comportementale puis du comportement.
14De fait, un examen attentif de la littérature concernant l’influence de la dimension sociale dans la prédiction du comportement d’usage nous conduit à proposer une catégorisation des auteurs en trois groupes. Pour les uns (Ajzen, 1991 ; Davis, Bagozzi, & Warshaw, 1989 ; Fishbein & Azjen, 1975 ; Mathieson, 1991 ; Taylor & Todd, 1995 a, 1995 b), la prise en compte de la dimension sociale se limite aux croyances normatives d’une personne quant à la valeur de la conduite émise. Dans ces modèles (TAM, TAM2, TAR-TCP), les croyances normatives sont évaluées par le sentiment exprimé par le répondant quant à l’approbation ou la désapprobation de quelques individus ou groupes d’individus significatifs à l’égard de la mise en œuvre du comportement évalué. Dans ce cadre, l’effet des normes est supposé répondre à un processus de soumission. Une autre dimension est aussi prise en compte, à savoir l’image. Ce concept, issu et opérationnalisé dans les recherches sur la diffusion de l’innovation (Moore & Benbasat, 1991, p. 195) est défini comme le degré avec lequel l’usage d’une innovation est perçu comme susceptible d’améliorer le statut de son utilisateur. Souhaitant dépasser cette simple approbation de personnes significatives et il s’agit là d’une seconde catégorie d’auteurs, Thompson Higgins et Howell (1991) ont proposé d’apprécier la dimension sociale par le canal de l’intériorisation des valeurs de son groupe d’appartenance et par conséquent par la volonté affichée par l’individu de respecter ou non les habitudes de fonctionnement des membres de son groupe d’appartenance, supérieur hiérarchique ou collègue de travail. Bref, les influences sociales sont appréciées par la conscience qu’a l’individu des réponses susceptibles d’être fournies par les membres significatifs de son groupe d’appartenance. Enfin, d’autres auteurs (Moore & Benbasat, 1991 ; Lefeuvre, Bordel, Guingouain, Pichot, Somat, & Testé, 2008) ont proposé d’examiner cette influence sociale par le biais de l’image que l’utilisateur renvoie aux autres alors qu’il est en situation d’utilisation ou de s’imaginer utilisateur d’une technologie donnée. Un paradigme consistant à placer les sujets en situation de juger le comportement d’un utilisateur (paradigme des juges) peut alors être utilisé pour mettre en évidence cette évaluation.
III. LE POIDS DU SOCIAL DANS LES ÉTUDES DES USAGES
15Dans la plupart des études citées précédemment, la dimension sociale possède une influence sur le comportement de l’utilisateur mais elle se réduit souvent à la portion congrue. Ces approches limitent, nous semble-t-il, l’étude de l’influence sociale à la prise en compte du comportement majoritaire et donc des normes descriptives pour laisser de côté ce qui relève de ce qu’approuve ou désapprouve la personne de la situation et donc des normes injonctives. Ainsi, est négligé le rapport social que l’individu entretient avec son comportement. Pourtant, le comportement d’usage est un événement psychologique qui s’inscrit dans un rapport social particulier qui, en retour, possède une réelle influence sur son exécution. Les conduites des individus, on le sait, sont impliquées dans le fonctionnement social et organisationnel de l’environnement (Beauvois, 1976). Le système social contribue à orienter les conduites des individus. Or, les individus sont plongés dans un fonctionnement social qui leur impose des connaissances et des actions qui ont de la valeur dans et du point de vue de ce fonctionnement social. Selon Beauvois, Joule et Monteil (1991), toutes les conduites sont sociales parce qu’elles sont nécessairement influencées par l’environnement social dans lequel elles se déploient. Il n’en reste pas moins que certaines le sont probablement plus que d’autres. Selon ces auteurs, neuf critères sont pertinents pour apprécier cette importance du social dans la réalisation d’une conduite :
161 / Critère de ressources : une conduite est d’autant plus sociale qu’elle mobilise des ressources sociales importantes.
172 / Critère d’insertion interpersonnelle : une conduite est d’autant plus sociale qu’elle affecte et implique la participation d’autrui.
183 / Critère de normativité : une conduite est d’autant plus sociale qu’elle satisfait ou enfreint une règle implicite ou explicite de forte pesanteur sociale qui pourra être appréciée par l’importance des pressions exercées en direction de la conformité et par l’importance des renforcements associés à la réalisation ou l’infraction de la règle.
194 / Critère de garantie idéologique : une conduite est d’autant plus sociale qu’elle est associée à des valeurs qui semblent universelles.
205 / Critère de pertinence statutaire : une conduite est d’autant plus sociale qu’elle est une conduite qui correspond au statut de celui qui la tient.
216 / Critère de structure : une conduite sera d’autant plus sociale qu’elle découle d’un principe d’organisation structurelle de la société.
227 / Critère d’utilité sociale : une conduite est d’autant plus sociale que son effet peut être évalué comme socialement utile.
238 / Critère de dynamique sociale : une conduite est d’autant plus sociale qu’elle modifie d’autres conduites sociales de l’acteur ou d’autrui dans une perspective de reproduction ou de changement.
249 / Critère d’insertion collective : une conduite est d’autant plus sociale qu’elle s’inscrit dans un cours d’action collectif. Autrement dit, une conduite insérée socialement est plus sociale qu’une conduite individuelle.
25La prise en compte de ces différents critères devrait permettre de mieux maîtriser l’importance du social dans la prédiction du comportement d’utilisateur. Ainsi, plus la conduite aura ce caractère social apprécié par la satisfaction d’un plus ou moins grand nombre de critères, plus la dimension sociale sera un déterminant puissant du comportement d’usage. Il restera ensuite à prendre en compte l’influence de la dimension sociale sur au moins 4, sinon 5, niveaux d’analyse que l’on sait, depuis Doise (1982), déterminant dans l’étude de l’influence du social sur le traitement de l’information.
261 / En premier lieu, le niveau intra-individuel qui implique l’examen des éléments relatifs aux fonctionnements biologiques de l’organisme, aux traitements de l’information, à la personnalité et à la motivation de l’utilisateur quant à sa conduite d’utilisation. Ici « les modèles utilisés décrivent la manière dont les individus organisent leur perception, leur évaluation de l’environnement social et leur comportement à l’égard de cet environnement. Dans ces modèles, l’interaction entre individu et environnement social n’est pas directement abordée, ce sont les mécanismes qui, au niveau de l’individu, lui permettent d’organiser ses expériences, qui sont l’objet des analyses proposées » (p. 28, Doise, 1982).
272 / Il nous faudra, ensuite, considérer un niveau d’explication relatif aux relations interindividuelles en vue de prendre en compte le rôle des propriétés des situations dans lesquelles se trouvent immédiatement les individus. À ce niveau d’explication, il s’agit d’étudier « ... la dynamique des relations qui peuvent s’instaurer, à un moment donné, entre des individus donnés, dans une situation donnée [...]. Les différentes positions que les individus peuvent occuper en dehors de cette situation ne sont pas prises en considération » (p. 30, Doise, 1982).
283 / Les positions et les statuts sociaux seront ensuite pris en considération dans un niveau d’explication qui « ... fait explicitement entrer dans les explications la différence de position sociale – préalable à l’interaction – pouvant exister entre différentes catégories de sujets » (p. 31, Doise, 1982). Les individus sont considérés en référence à leur position dans un rapport social donné (e.g. groupe dominant vs dominé).
294 / Il faudra encore apprécier un niveau d’explication relatif à l’organisation sociale dans laquelle se trouve l’individu qui se comporte. Ce niveau organisationnel permettra de prendre en compte le contexte spécifique dans lequel l’individu évolue.
305 / Enfin, cerner l’influence sociale dont est l’objet l’utilisateur d’une technologie devrait nous conduire à tenir compte du rôle des « croyances idéologiques universalistes » auxquelles adhèrent les individus. Il s’agit ici des explications qui font référence au fait que « ... chaque société développe des idéologies, des systèmes de croyances et de représentations, d’évaluations et de normes, qui doivent justifier et maintenir un ordre établi de rapports sociaux » (p. 33, Doise, 1982).
31Si les modèles classiques de l’étude des usages (Modèle d’acceptation des technologies : Davis, Bagozzi, & Warshaw, 1989, p. 3 ; Pouvoir, performance, perception : Dillon, & Morris, 1999 ; ou encore Unified Theory of Acceptance and Use of Technology : Venkatesh, Morris, Davis, & Davis, 2003) ont la plus grande difficulté à apprécier l’influence de la dimension sociale dans la prédiction du comportement d’usage, c’est probablement parce qu’ils passent à côté de cette combinaison entre évaluation de la pesanteur sociale d’une conduite et type d’influence du social sur la conduite. En effet, alors que toute conduite relève d’un événement psychologique se déroulant dans un rapport social particulier, ce dernier peut avoir plus ou moins d’importance sur le déroulement de la conduite. Et dans le même temps ce rapport social peut se situer à plusieurs niveaux d’influence qu’il convient de prendre en compte par l’analyse des rapports sociaux que l’on peut situer à un niveau interindividuel, positionnel, organisationnel, culturel ou idéologique. La prise en compte de ces niveaux, relevant d’une modélisation somme toute assez classique en psychologie sociale, devrait permettre d’intégrer les différentes propositions des auteurs ayant travaillé dans ce vaste champ de l’analyse des usages par la prise en compte des influences sociales dont les utilisateurs sont l’objet.
IV. CONCLUSION
32Loin d’être exhaustif, notre propos avait pour ambition d’apporter un nouvel éclairage sur la façon de considérer le rôle du contexte social dans l’étude des usages. En nous appuyant sur les travaux développés en psychologie sociale, nous avons proposé une lecture décalée sur la façon d’opérationnaliser les facteurs sociaux dans les modèles d’acceptabilité.
33Tout au long de notre développement nous avons cherché à mettre en évidence l’importance qu’il faut accorder au contexte social dans lequel évoluent les individus pour prédire l’acceptabilité d’une nouvelle technologie. En effet, comme nous avons pu le voir, les normes sont mesurées de façon très différente au sein des différents modèles d’acceptabilité ce qui se traduit par une influence très relative. Or, il nous semble important de mieux définir le contexte dans lequel on étudie l’usage pour affiner cette prédiction. Utilisera-t-on de la même manière une nouvelle technologie si l’on est contraint de le faire ou si nous sommes libres (Hartwick & Barki, 1994) ? Quel poids accorder au regard d’autrui dans l’usage d’une nouvelle technologie ? Quel sera l’impact de l’intégration d’une technologie sur les interactions entre les individus dans une organisation de travail ? Certains fonctionnements organisationnels sont-ils plus adaptés que d’autres à l’utilisation de systèmes technologiques collaboratifs ? Dans quelle mesure l’intégration d’une nouvelle technologie affecte les valeurs culturelles d’une organisation ?
34À l’origine de la mise en place des modèles d’acceptabilité, il y a la prédiction des usages. Or, les recherches dans ce domaine ont souvent décentré la problématique pour non pas prédire mais expliquer le nouvel usage. Ce changement d’objectif (expliquer vs prédire) participe aussi à rendre moins saillant le poids du contexte dans les différents modèles. En effet, lorsque les individus se sont habitués à utiliser une nouvelle technologie, les normes ne participent plus à la prédiction du nouveau comportement. Tout se passe comme si, avec le temps, les individus intériorisaient/rationalisaient le nouveau comportement pour ne plus être sensibles à la moindre influence du regard d’autrui (Venkatesh et al., 2003).
35À l’instar d’Ajzen concernant la définition du comportement recherché, nous pensons qu’il faudrait mieux définir les usages en fonction des différents contextes afin d’appréhender au plus juste la mesure des facteurs sociaux intervenant dans la prise de décision d’utiliser ou non une nouvelle technologie. Pour ce faire, nous proposons de nous appuyer sur la classification de Doise (1982) afin de mieux cibler l’usage en question. Il sera alors question de définir le contexte dans lequel s’inscrit le nouvel usage en fonction des contraintes inhérentes aux conditions de la mise en place de la nouvelle technologie. Il conviendra ensuite de proposer de nouvelles méthodologies pour compléter cette approche et permettre d’affiner la mesure de l’impact du social sur le comportement d’utilisation.
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Mots-clés éditeurs : Nouvelle technologie, Contexte social, Acceptabilité sociale, Normes
Date de mise en ligne : 23/03/2010
https://doi.org/10.3917/th.724.0383