1 Le 18 octobre 1912, la ligue balkanique regroupant la Serbie, la Bulgarie, le Monténégro et la Grèce attaque la Turquie ottomane : c’est le début de la première guerre balkanique, marquée par la démonstration technique de l’artillerie moderne, les succès des armées serbe et bulgare, les premiers bombardements par avion sur Adrianople et des massacres de civils perpétrés par les uns et les autres. Les interventions diplomatiques européennes et en particulier françaises n’ont pas suffi à empêcher le conflit. Après trois semaines de guerre, la Turquie perd l’essentiel de ses territoires européens à l’exception de la région d’Istamboul. Mais l’issue de la guerre n’éteint pas les tensions, tant les vainqueurs demeurent des rivaux. La 2e guerre balkanique éclate, malgré une nouvelle intercession française. Elle oppose entre eux les anciens vainqueurs auxquels s’ajoutent les Roumains et les Turcs et se solde en août 1913 par le démembrement de la Macédoine et la cession par les Bulgares des territoires conquis aux Turcs et à la Roumanie. Le découpage des Balkans plus arbitraire que jamais et qui ne tient pas compte des nationalités frustre tous les belligérants.
2 Ennemis, les Bulgares et les Roumains conçoivent un tel ressentiment à l’endroit de ces redistributions territoriales qu’ils s’allient l’année suivante les uns à la Triple alliance, les autres à la triple entente. La poudrière balkanique a posé les bases du premier conflit mondial.
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La Dépêche
20 octobre 1912
4 Avec la guerre qui vient de se déchaîner dans les Balkans, le cinéma va compléter le journal. Les horreurs des massacres, les carnages des champs de bataille, les désastres de toute nature, la vision macabre des régiments fauchés, des armées décimées seront soumis à nos regards. Les combats homicides des nations orientales serviront, sinon à notre distraction, du moins à notre curiosité. Avec le cinéma, le spectacle dans un fauteuil est offert à tous les yeux avides d’apprendre et de se documenter sur tout ce qui vit, s actionne et se dramatise dans l’univers. C’est plutôt phénoménal, mais ce qui semble plus sûrement phénoménal encore, c’est que de telles choses nous puissent paraître normales et naturelles et que nous les acceptions sans en témoigner une excessive surprise.
5 Ne sommes-nous pas, à cette heure, les enfants gâtés du progrès ?
6 OCTAVE UZANNE.
7 23 octobre 1912
8 Sur le traité Franco-Russe et le risque d’escalade
9 L’émoi d’une tragique nouvelle, l’horreur d’un massacre dans les Balkans ne précipiteront-ils pas les masses russes dans le conflit que l’Europe aurait pu prévenir par une politique de réforme et qu’elle a déchaînée par une politique de proie ? Oui, mais si l’Autriche, menacée dans ses ambitions, fait appel contre ce débordement russe à son alliée germanique, voilà le peuple de France mené à la guerre la plus sinistre par la chaîne forgée dans l’ombre d’un traité secret et par les intérêts russes dans les Balkans.
10 26 octobre
11 L’INTERVENTION DES PUISSANCES
12 Londres. 25 octobre. - Des informations, puisées dans les milieux diplomatiques montrent que les puissances sont activement occupées à échanger des vues, afin de ne pas perdre de temps, pour saisir la première occasion d’agir, afin d’amener la paix dans les Balkans. Les déclarations contradictoires formulées actuellement, et l’absence de renseignements sûrs et précis rendent extrêmement difficile de savoir quand cette occasion se présentera. Mais l’impression générale est que les opérations militaires en cours vont, dans un avenir prochain, aboutir à un résultat décisif. Bien qu’étant donné les circonstances, les puissances n’aient pas encore été à même de décider ce qu’elles devaient faire, elles sont en complet accord sur les lignes générales de la politique à suivre. On peut, malgré certains bruits émanant des milieux intéressés, affirmer, à nouveau, que les grandes puissances sans exception sont d’accord dans leur résolution d’empêcher que la guerre des Balkans entraîne des complications en Europe.
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Le Figaro, 2 novembre 1912
14 Le bombardement de Scutari
15 Cettigné, 1er novembre 5 h. 10 soir.
16 Pendant toute la journée d’hier et d’aujourd’hui le bombardement de Scutari et de Taraboseh a continué. Plusieurs obus sont tombés dans la ville et ont produit une indescriptible panique. Une foule immense s’est réfugiée vers la cathédrale, la population de la ville voudrait capituler, étant dans l’impossibilité de supporter plus longtemps un siège, mais le commandant de la garnison s’obstine à opposer une résistance désespérée.
17 […]
18 Athènes, 1er novembre
19 Un phare bombardé par les Turcs.
20 D’après une dépêche de Sofia, le croiseur turc Hamidié a lancé, hier, neuf obus contre le phare du cap Emine, entre Burgas et Varna. Le phare a été endommagé.
21 Le gouvernement bulgare a adressé aux représentants des puissances une protestation contre ce bombardement, « dirigé, dit-elle, contre un bâtiment exclusivement destiné au service de la navigation internationale ».
22 […]
23 Londres, 1er novembre.
24 Le Times, dans un article visiblement inspiré, écrit ce matin ;
25 Les puissances qui n’ont pas d’intérêts politiques spéciaux dans les Balkans doivent avoir surtout en vue de provoquer sinon une solution définitive de la question balkanique, du moins un arrangement qui tende vers ce but. Ceci revient à dire que la formule à trouver doit s’inspirer de ce principe : les Balkans aux peuples balkaniques.
26 […]
27 Les massacres
28 Mais si les Turcs fuient devant les soldats ennemis, aussi bien devant les Serbes que devant les Bulgares, et devant les Grecs que devant les Monténégrins, ils se vengent en massacrant les innocents.
29 On redoute des représailles contre les Européens à Constantinople à Salonique, à Beyrouth. Dans la capitale, le corps diplomatique s’occupe déjà des mesures à prendre pour assurer la sécurité des étrangers, et les grandes puissances envoient des navires de guerre dans les ports où leurs nationaux peuvent être menacés par les fanatiques. Les navires français et anglais sont déjà en route. L’Autriche envoie un croiseur à Salonique. L’Allemagne en tient deux en réserve à Corfou et à Barcelone.
30 Et ce qui se passe en Macédoine, en Thessalie et en Epire prouve que ces mesures de précautions sont nécessaires.
31 Une dépêche d’Athènes dit :
32 On donne les détails suivants sur les massacres de Servia :
33 Le mardi 23 au soir, des détachements turcs, s’enfuyant de Sarantoporo, passèrent par le village de Metaxa, invitant les habitants à les suivre, s’ils ne voulaient pas être massacrés par la cavalerie grecque qui arrivait. Les Grecs, refusant de les suivre, les Turcs firent 52 prisonniers qu’ils emmenèrent à Servia, où ils furent mis dans une prison où se trouvaient déjà 78 autres Grecs. Peu après, le directeur de la prison vint dire aux 125 prisonniers qu’ils étaient libres, et il leur ordonna de sortir. Dès qu’ils franchirent le seuil, les prisonniers se trouvèrent au milieu de soldats et de la populace turque qui était armée. Quand tous furent sortis et arrivés sur la place de l’hôtel du gouverneur de la ville, les soldats et la populace se ruèrent sur eux, les massacrant. Les Grecs, sans armes, essayèrent de se défendre et de s’enfuir, mais quatre d’entre eux seulement y parvinrent ; tous les autres furent tués. Quand le massacre fut terminé, les soldats et la populace s’amusèrent à couper le nez et les mains des cadavres.
34 Parmi les prisonniers tués se trouvaient cinq prêtres. Les cadavres ont été enterrés par l’armée grecque après la prise de Servia.
35 On mande d’Arta que les Albanais continuent leurs atrocités. Plusieurs villages ont été détruits autour de Janina. On signale qu’un chrétien a été emmené à Janina et tué sur la place de la ville, en présence des fonctionnaires turcs.
36 Les habitants de l’Epire s’enfuient vers Arta et les montagnes.
37 Les fonctionnaires turcs abandonnent la ville de Sajiarda, en face de Corfou. On présume ici que les Turcs ont l’intention d’attaquer et de piller le port où résident de nombreux commerçants grecs.
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La Dépêche, 6 novembre 1912
Paris, 5 novembre.
39 Le langage diplomatique a des euphémismes auxquels il convient de s’accoutumer si l’on veut en saisir la véritable signification.
40 C’est ainsi que lorsqu’une puissance européenne parle avec quelque insistance des intérêts qu’elle a ou qu’elle prétend avoir dans quelque territoire étranger, cela signifie, à n’en pas douter, qu’elle en prépare méthodiquement l’absorption. Celui qui parle et celui qui écoute se comprennent parfaitement sans qu’il soit besoin de préciser davantage.
41 L’échec que M. Poincaré a éprouvé dans ses démarches récentes, vient précisément de ce qu’il a voulu donner aux mots leur valeur réelle.
42 L’Autriche parlait de ses « intérêts » dans les Balkans et M. Poincaré, tout en lui demandant une déclaration de désintéressement territorial, l’assurait que ses intérêts ne seraient point lésés. Mais comment l’entente aurait-elle pu se faire puisque, pour l’Autriche comme pour tant d’autres puissances, la protection d’intérêts menacés n’est que l’expression de convoitises territoriales qu’on ne veut point avouer ?
43 En réalité, il faut bien le dire, l’Autriche n’a point d’intérêts vitaux dans les Balkans. Il est certain que la conquête d’une partie de la Turquie d’Europe accroîtra singulièrement son influence économique, politique et militaire. Il est certain qu’en occupant Salonique l’Autriche serait maîtresse d’une des grandes voies commerciales au monde et régnerait sans conteste sur la mer Égée, c’est-à-dire, en définitive, sur la Méditerranée orientale.
44 Mais si cette perspective est attrayante, si on comprend parfaitement que la diplomatie austro-hongroise ait été et soit toujours hypnotisée par ce rêve, il faut reconnaître que les destinées de l’Autriche ne sont cependant point suspendues à la réalisation de ce programme. L’Autriche peut vivre, prospérer et agir en dehors de lui et elle peut rester une grande puissance européenne, libre de ses mouvements, de son commerce, de sa diplomatie, sans posséder ni la vallée du Vardar, ni Salonique, ni l’Albanie. Ce ne sont point là pour elle, des conquêtes essentielles, d’une nécessité absolue et auxquelles elle ne pourrait renoncer qu’en se diminuant.
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L’Humanité, 27 août 1913
Les Balkans et l’Europe
46 Si, comme il est probable, la paix balkanique est enfin conclue sur les bases du traité de Bucarest, si l’Europe renonce à faire subir, à ce traité une révision impossible et si elle a la sagesse de laisser aux Turcs Andrinople, qu’il est aussi malaisé de leur arracher en fait que de leur contester en droit, la crise d’Orient est, sinon résolue, au moins suspendue. Mais quel sera l’avenir ? Peut-on attendre des États balkaniques eux-mêmes l’institution d’un ordre durable de paix, de civilisation, de travail, de collaboration féconde ? Sans doute on peut beaucoup espérer de ces peuples richement doués. Sans doute aussi, quand les émotions d’orgueil, de dépit ou de haine que la guerre a laissées dans les cœurs seront un peu calmées, quand les leçons de ces guerres terribles pourront être méditées, les paysans grecs, bulgares, serbes, roumains ressentiront vivement ce que coûte une politique de convoitise, de suprématie et de défiance. […] Les ambitions, les rancunes, les jalousies subsistent dans les âmes, et elles y continueront leur sourd travail mauvais. […]
47 II y a donc, dans les Balkans mêmes, bien des causes de désordre et de conflit, bien des forces de brutalités, de ruse, de mensonge et de barbarie. Il est probable pourtant que les forces de sagesse et de paix finiront par l’emporter, et que les peuples, qui souffriront plus cruellement encore des blessures du récent conflit quand la chaleur du combat sera tout à fait tombée, hésiteront à rouvrir les aventures sanglantes. Mais tout est perdu si l’Europe attise les ambitions rivales, si elle pratique dans les Balkans une politique étroite de clientèle, si chaque grand État européen veut avoir son État balkanique et sa carte dans le jeu.
48 Là est le véritable péril. Le problème des Balkans n’est que pour une part, et peut-être pour une faible part un problème balkanique. Il est avant tout un problème européen. Que l’Europe soit unie pour seconder dans l’Orient balkanique une politique de réconciliation, de sage action commune, et ce sont, dans les Balkans mêmes, les forces bonnes qui prévaudront. Au contraire, si elle fomente et encourage les divisions pour les exploiter, si elle oppose les uns aux autres, si les grands États européens manœuvrent pour s’assurer, au-delà de leur juste part, des privilèges économiques et des moyens d’influence, s’ils portent dans l’Orient déjà troublé une politique de convoitise et de prestige, anarchie européenne aggravera jusqu’au désastre l’anarchie balkanique. Ainsi, dès le lendemain de la crise aiguë des Balkans, dès la clôture officielle des hostilités, c’est tout le problème européen qui est posé devant l’Europe. Celle-ci est-elle fière de la politique qu’elle a pratiquée jusqu’ici en Orient ? Elle y a été aussi imprévoyante qu’égoïste. Elle n’a pas su prévenir le conflit […]
49 Elle a commencé par proclamer, dès le premier jour de la guerre, le grand principe du statu quo territorial et quand elle a dû ensuite l’abandonner sous les coups des victoires balkaniques, elle s’est excusée misérablement en disant qu’elle n’avait proclamé ce principe qu’en prévision des victoires turques. Elle faisait ainsi sa cour aux vainqueurs aux dépens de sa propre dignité, et en se bafouant elle-même.
50 Puis, au lieu de leur donner des conseils de modération, au lieu de prévoir que l’orgueil des exigences démesurées susciteraient [sic] l’infini des conflits nouveaux, elle a abondé dans tous les excès de la force. […]
51 Est-ce que l’Europe va continuer ainsi ? Ou bien les peuples finiront-ils par se lasser de tant de sottise et d’improbité ? L’Europe comprendra-t-elle enfin qu’elle ne peut pas se passer d’une conscience ? C’est là qu’est le nœud du problème balkanique.
52 JEAN JAURÈS.
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L’Humanité, 5 octobre 1913
Si les Peuples voulaient
54 Depuis que les Balkans sont en flammes et qu’on s’égorge comme des sauvages, sous les yeux de l’Europe dite civilisée, que d’enseignements pour les peuples, s’ils voulaient entendre, penser et raisonner. Ils verraient que les pires de leurs ennemis ce sont justement ceux à qui ils ont accordé toute leur estime, toute leur confiance, se laissant gouverner par eux, massacrer et conduire à la boucherie comme des moutons, sans un simulacre de révolte. […]
55 Dans toute cette question d’Orient, si complexe, si grave, la diplomatie a fait honteusement banqueroute.
56 […] Ah si les peuples étaient tant soit peu raisonnables, comme on en aurait vivement fini avec tout ce gâchis ! Mais les peuples ne savent que se faire bêtement tuer. Et pour qui ? pour une demi-douzaine de gredins couronnés, dont ils pourraient si facilement se débarrasser !
57 AMILCARE CIPRIANI