PRESSE
Christian Delporte, Charlie Hebdo. La folle histoire d’un journal pas comme les autres, Paris, Flammarion, 2021, 378 pages.
1 Cet ouvrage a été publié par un membre du comité de rédaction du Temps des Médias.
2 Dans cet ouvrage composé de vingt-cinq chapitres suivant un ordre chronologique, Christian Delporte prend pour parti de démontrer le caractère unique du périodique dans le champ médiatique. Il cherche à montrer comment Charlie Hebdo est devenu l’objet médiatique que l’on connaît aujourd’hui tant pour le sens de l’humour intransigeant défendu depuis toujours par ses rédacteurs que pour le trauma récent causé par l’attentat contre sa rédaction en janvier 2015.
3 C’est en 1960 qu’est fondé le mensuel Hara-Kiri, fruit de la rencontre de Georges Bernier (plus connu sous son pseudonyme de Professeur Choron) et François Cavanna à la rédaction de Zéro, qu’ils décideront de quitter après la mort de son rédacteur en chef, Jean Novi. Dès les débuts de sa publication, Hara-Kiri s’affirme dans le paysage culturel français par un sens de la satire qui rappelle celui de L’Assiette au beurre ou de Mad aux États-Unis. Les thématiques abordées valent au journal plusieurs interdictions ministérielles à partir de 1961 ; c’est pour contourner l’une des plus sévères que Hara-Kiri deviendra Hara-Kiri hebdo en 1969 (le périodique mensuel ne sera pas pour autant supprimé et continuera de paraître, bien plus discrètement, jusqu’en 1989). La même année Charlie mensuel est lancé : son titre fait référence à Charlie Brown, héros des Peanuts.
4 Pour annoncer le décès du Général De Gaulle en novembre 1970, Hara-Kiri hebdo titre ironiquement « Bal tragique à Colombey, 1 mort », faisant en même temps référence au décès de 146 personnes dans l’incendie d’une boîte de nuit cette même semaine. Une nouvelle contrainte est alors imposée au journal : une interdiction de vente aux majeurs, sans possibilité d’exposition en kiosque. Pour contourner cette restriction assimilable à de la censure aux motivations politiques, le journal change de titre pour devenir Charlie Hebdo et publie son premier numéro le même mois. L’hebdomadaire, après avoir cessé de paraître entre 1982 et 1992, est aujourd’hui toujours publié, bien qu’ayant connu plusieurs périodes de détresse financière.
5 Christian Delporte s’attache à décrire la ligne éditoriale du journal qui, malgré quelques fluctuations, se caractérise en premier lieu par son mauvais esprit, revendiqué par le sous-titre « Bête et méchant » qui apparaît en couverture de Hara-Kiri à partir de 1961. L’identité de Charlie Hebdo est ainsi résumée par l’auteur :
« Charlie Hebdo invente un style d’écriture, à rebours de tout ce qu’offre la presse à l’époque, celui du langage parlé. On interpelle le lecteur, on le tutoie, on l’engueule au besoin. […] Derrière les mots simples, souvent crus, qui bannissent les euphémismes, les clichés, les facilités, qui vont droit au but, se cache une écriture sophistiquée, riche de nuances, nourrie de connaissances, au bout du compte très exigeante » (p. 73).
7 À mesure qu’il détaille le développement des thématiques fondamentales pour le journal (la lutte contre toutes les idéologies, religions et autoritarismes, la défense de l’écologie et le combat pour la démocratie - les valeurs fondamentales du journal étant listées dans un texte de Cavanna à valeur testamentaire, publié dans Le Nouvel Observateur le 2 juillet 1995 et cité partiellement dans l’ouvrage p. 142-143), Christian Delporte revient sur le parcours biographique des contributeurs les plus décisifs du journal, comme Charb, Cabu, Tignous, Luz, Gébé ou Wolinski. Il évoque également la participation, plus ponctuelle mais non moins marquante de personnalités comme les humoristes Pierre Desproges et Coluche ou le chanteur Renaud. Christian Delporte insiste également sur les innovations éditoriales de Charlie Hebdo, à commencer par celle du reportage dessiné à l’initiative de Cabu.
8 Charlie Hebdo a, depuis sa création, subi de nombreuses censures, en France comme à l’étranger. Les premières interdictions imposées par Raymond Marcellin, alors ministre de l’Intérieur, à Hara-Kiri à la fin des années 1960 font place à des procès intentés contre le journal par diverses associations religieuses, notamment par l’AGRIFF (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) qui attaque cinq fois le journal en justice, entre 1994 et 1998, ou le CFCM (Conseil Français du Culte musulman) qui porte plainte en 2006. Dans un contexte où les débats concernant la publication des caricatures de Mahomet sont encore d’une brûlante actualité, l’ouvrage permet de dresser, au-delà de cette seule occurrence, un constat : écrire l’histoire de Charlie Hebdo permet aussi d’écrire, en creux, une histoire de la censure en France et des valeurs qu’elle met en jeu : liberté d’expression, laïcité, droit de blasphémer.
9 Christian Delporte s’adresse avec cet ouvrage à un large public en renonçant aux conventions académiques de la note de bas de page (le lecteur souhaitant aller plus loin trouvera une importante bibliographie à la fin de l’ouvrage). Ce souci de transmission du chercheur s’accorde à l’esprit du journal et à la nécessité de rendre le propos accessible, en raison du rôle clé de Charlie Hebdo dans l’histoire de la presse, et plus largement dans la mémoire collective.
MUSIQUE
Caroline Giron-Panel, Solveig Serre, Jean-Claude Yon (dir.), Les publics des scènes musicales en France (xviii-xxie siècles), Paris, Classiques Garnier, 408 pages.
11 Issues d’un colloque ayant eu lieu en 2014 à l’Opéra-Comique de Paris, les contributions rassemblées et présentées dans cet ouvrage, dirigé par Caroline Giron-Panel, Solveig Serre et Jean-Claude Yon, cherchent à mettre en lumière un aspect des études culturelles très délicat car volatile et difficilement palpable : celui des publics des scènes musicales en France du xviiie au xxie siècle.
12 Dans une introduction complète, analytique et synthétique, les éditeurs.rices réussissent le pari difficile de faire ressortir certains questionnements communs et axes généraux de réflexion sur lesquels les nombreux articles qui suivent viennent apporter de précieuses connaissances. On regrettera cependant certaines affirmations trop rapides, notamment l’hypothèse « à la base de [leur] réflexion », à savoir « qu’il existe une spécificité du public des scènes musicales, lequel serait particulièrement participatif ou désinhibé » (p. 8). Cette affirmation semble maladroite au regard des études des publics d’événements sportifs par exemple, où l’inhibition du public n’a rien à envier aux publics des spectacles musicaux. Une définition de la notion de « public », comme celle donnée de « scène musicale », aurait peut-être permis de lever le voile sur des caractéristiques plus précises et renforcé la force heuristique de l’introduction. Néanmoins, ce ne sont pas moins de vingt articles qui enrichissent ici ce champ de recherche, jusqu’à présent encore très déficitaire.
13 Aussi bien par leur approche disciplinaire (musicologie, sociologie, histoire, entre autres), le type de scène musicale abordé (lyrique, populaire, théâtrale), ou bien encore par l’époque analysée (du xviiie au xxie siècle), les contributions recueillies sont très diverses. Réunies en cinq rubriques afin de mettre en exergue les thématiques communes, elles apportent chacune un regard nouveau et méthodologiquement inspirant quant à l’approche des publics des scènes musicales en France. La première partie « Des amateurs aux néophytes. Archéologie du public » se penche sur le regard extérieur porté sur différents publics à l’Église (Grion-Panel), au théâtre lyrique (Sylvain Nicole), à l’Opéra (Delatre-Destemberg), dans les salles de musiques contemporaines (Myrtille Picaud). La seconde partie tend à mettre en évidence des caractéristiques (notamment sociologiques) des publics de musiques actuelles avec des contributions portant sur une région particulière telle la Franche-Comté (Magali Bigey et Stéphane Laurent), un style de musique particulier (Karim Hammou et Stéphanie Molineau pour le rap et Wenceslas Lizé pour le jazz) ou bien encore sur un réseau artistique (Gérard Astor). La troisième partie traite de l’attitude du public d’un artiste donné (Emmanuel et Jérôme Persqué), d’un lieu de spectacle (Joann Élart pour l’Opéra-Comique et Julie Deramond pour le Théâtre du Capitole), d’une ville ou d’un pays en particulier (Patrick Taïeb, Matthieu Cailliez). Sous le titre « Sociabilité musicales hors scène », la quatrième partie rassemble des contributions fascinantes sur les enjeux sociaux de certains lieux de performances musicales : lieux intimistes comme le ciné-concerts (Pauline Adenot) et à l’inverse des lieux où l’on se fond dans la masse comme les stades (Laure Ferrand), lieux publics avec les pianos dans les gares (Irina Kirchberg) et expérience transnationale avec l’étude du Chat Noir et sa réception Outre-Rhin (Isaure de Benque). La dernière partie, quelque peu à part et ne rassemblant que deux contributions, traite quant à elle de la sécurité du public dans les théâtres français au xixe siècle (Catherine Berton), notamment après l’incendie de l’Opéra-Comique en 1887 (Didier Rolland).
14 Bien que la force de l’ouvrage réside dans la diversité des articles et des perspectives abordées, celle-ci constitue également sa faiblesse, rendant la lecture linéaire du livre très difficile. Les sauts dans le temps, les changements radicaux de scènes musicales et des problématiques traitées mettent le lecteur à rude épreuve. S’il est vrai que le « temps long » permet de mettre en lumière « permanences et ruptures », force est de constater que c’est au lecteur de les identifier, ce qui est rendu difficile par le manque de liens explicites entre les articles. Cependant, la riche bibliographie, les résumés concis des contributions ainsi que l’index des noms propres présents en fin d’ouvrage permettent de faciliter cette recherche et offrent une bonne orientation dans les thèmes abordés.
15 Cet ouvrage, auquel on peut attribuer de nombreuses qualités, notamment de se plonger dans un champ de recherche en jachère jusqu’à maintenant et de proposer des méthodes et approches novatrices, constitue une importante lecture pour tout chercheur désireux de traiter de la question des publics. Il offre également des perspectives d’approfondissement, notamment sur la notion de « communauté » qui est omniprésente dans l’ouvrage et qui mériterait d’être mise en lien avec la notion de « communauté émotionnelle » (Barbara H. Rosenwein).
CINÉMA
Katalin Pór, Lubitsch à Hollywood. L’exercice du pouvoir créatif dans les studios, Paris, CNRS Éditions, 2021, 226 pages.
17 En révélant une autre facette de Lubitsch au travail, Katalin Pór renouvelle le regard porté sur l’un des cinéastes canoniques du cinéma hollywoodien. La ligne directrice de l’ouvrage consiste à croiser les expériences de réalisation de Lubitsch avec celles moins connues de ses activités de production pour considérer les effets générés par la mise en dialogue de ces deux fonctions. Selon cette perspective se dessine une histoire sociale des studios qui permet d’observer les interactions entre l’influence spécifique de Lubitsch, les conditions du travail collectif à Hollywood, les marges d’arbitrage possibles et les genres filmiques comme les choix esthétiques qui en découlent. Cette mise en relation constitue le point nodal et la ligne de force de la proposition : exposer les rapports de codétermination et de transitivité à l’œuvre entre les tendances artistiques associées au cinéaste et l’environnement socio-culturel et professionnel qui en déterminent les conditions d’existence.
18 L’ouvrage débute par un panorama des différents studios et des divers postes auxquels Lubitsch fut confronté : il rejoint United Artist en 1922, avant d’être recruté par Warner Bros pour trois ans, jusqu’à ce que Famous Players-Lasky, en 1926, rachète son contrat. C’est en 1935, qu’intégrant Paramount, il devient le temps d’une année le premier réalisateur nommé directeur de la production. Enfin, Lubitsch signe avec MGM en décembre 1940 (après avoir passé deux ans à monter puis dissoudre deux fois sa propre société de production, la Ersnt Lubitsch Productions avec Myron Selznick en 1938 puis avec Sol Lesser en 1939) terminant sa carrière hollywoodienne à 20th Century-Fox à partir de mars 1941.
19 En s’attachant à l’étude génétique des œuvres, nourrie par l’enquête historienne et les documents d’archive, l’auteur détaille, dans son premier chapitre, les divers leviers d’adaptation employés par Lubitsch pour acquérir une forme d’autonomie artistique. Une attention certaine aux questions financières (notamment le principe d’intéressement aux films) le rapproche déjà des enjeux de production. Mais c’est à l’égard du travail du scénario que le réalisateur négocie particulièrement sa position : tout en répondant aux interdits du code de censure, il s’en accommode pour rendre impossible la coupe de scènes qu’il entrelace subtilement les unes aux autres.
20 Ces questions nourrissent une réflexion sur la nature de l’influence exercée par Lubitsch à divers stades de la création et de la production dans le second chapitre. Cas hors-norme de l’action transversale d’un cinéaste à l’intérieur du système de studios hollywoodiens, Lubitsch pèse notamment sur le choix des sujets et de sélection des sources. C’est bien cette prérogative qu’il revendique à Warner Bros, preuve étant la liberté laissée par le studio à ne retenir que les films de son choix. À MGM cette liberté se négocie plutôt au cas par cas. Lubitsch parvient également à intégrer à ces projets des professionnels de l’écriture tels que Raphaelson, Kräly ou Wilder. C’est en reconduisant régulièrement ces collaborations que se construit la base d’une conception commune des modalités d’adaptation des sources ou encore du type d’écriture (telle que la focalisation autour de fragments de textes), contribuant à établir durablement certaines tendances stylistiques.
21 Le troisième chapitre articule les conditions socio-professionnelles et industrielles du système et les éléments créatifs et esthétiques qui en découlent, au premier chef desquels ceux relatifs à la musique et à la comédie. Aussi l’intérêt pour les pièces de théâtre issues du Vieux Continent n’a-t-il rien d’hasardeux : outre le « processus de conversion du répertoire européen » (p. 128) qui s’y opère, ces pièces sont choisies pour leur potentiel de retransmédiation vers le film, ainsi que pour l’empreinte politique et diplomatique du contexte historique qui s’y love.
22 Le quatrième et dernier chapitre expose l’expérience singulière que fut celle de directeur de production à Paramount. Le premier film produit par Lubitsch, Jeux de mains (de Michelle Mitchell Leisen) prolonge, comme le révèle l’auteur, des codes devenus marque de fabrique de Lubitsch (récurrence des portes, trio amoureux, préférence pour les effets plutôt que pour l’action). C’est en faveur des genres qu’il affectionne que Lubitsch mène sa politique de recrutement : Borzage, Milestone, Walsh, Vodir et McCarey font leur entrée à Paramount sous son mandat. Néanmoins, l’auteur relève fort bien en quoi le modèle de coopération qu’il promeut entre en contradiction avec un mouvement de décentralisation qui affecte ce type d’unité de production et se met progressivement en place à Hollywood.
23 L’ouvrage de Katalin Pór, en s’intéressant aux enjeux professionnels de l’élaboration des films hollywoodiens à travers le cas d’un réalisateur, montre tout l’intérêt d’une étude monographique qui puisse donner à voir la porosité qui existe entre les processus créatifs et l’univers industriel du système de studio.
AUDIOVISUEL
Évelyne Cohen, Olivier Roger, Les politiques audiovisuelles en France de 1945 à nos jours, Paris, La Documentation française, 2021, 744 pages.
25 Les politiques audiovisuelles en France de 1945 à nos jours est un recueil réalisé par l’historienne Évelyne Cohen et par l’historien et chargé de mission à France Télévisions, et auparavant au Conseil supérieur de l’audiovisuel et au ministère de la Culture, Olivier Roger. Ils ont réuni, dans une perspective chronologique et synthétique, un ensemble de sources juridiques témoignant des politiques audiovisuelles en France de 1945 à nos jours. D’emblée, ce recueil se focalise sur le fonctionnement et l’administration de la radio-télévision mais aussi sur les instruments juridiques réglementant d’une manière générale le secteur audiovisuel public et privé. Ce travail de recherche et d’expertise rassemble un ensemble de documents illustrant « […] les politiques audiovisuelles de la France depuis l’après-guerre […] tout en s’efforçant de les contextualiser » (p. 5).
26 À titre liminaire, les auteurs ont conçu trois frises chronologiques afin de relater le développement et l’évolution du secteur audiovisuel. Ils traitent le monopole étatique dans la recomposition du paysage audiovisuel entre 1945 et 1980. Puis, ils mettent en lumière le moment charnière de la multiplication des chaînes de télévision et l’européanisation des politiques audiovisuelles entre le milieu des années 1990 et nos jours. Finalement, les auteurs s’interrogent sur les politiques publiques face à l’expansion ainsi que la privatisation de l’audiovisuel entre 1996 et 2021. En façonnant un panorama historique du secteur audiovisuel, les auteurs introduisent des approches transversales sur l’évolution de la législation audiovisuelle et de certaines lois portant sur les instances de régulation mais aussi sur la publicité à la radio-télévision. Ce compendium sur le rapport du pouvoir législatif et réglementaire au secteur audiovisuel public se compose de normes juridiques diverses et variées. En effet, les auteurs répertorient les principes constitutionnels, les législations européennes et internationales, les lois nationales et les règlements administratifs – principalement les décrets et les ordonnances –, encadrant le fonctionnement ainsi que la continuité du service public de l’audiovisuel public. Ils mettent notamment en exergue les travaux parlementaires préparatoires relatifs à l’encadrement de la radio-télévision. Pour cela, les auteurs retranscrivent, à titre d’exemple, le compte rendu d’une séance parlementaire en date du 19 juillet 1949, portant sur la fixation de la norme technique de télédiffusion en France (p. 34).
27 Évelyne Cohen et Olivier Roger n’accordent pas seulement une primauté au « droit positif », mais ils se penchent également sur d’autres sources assez marginalisées, à savoir les allocutions des députés et des ministres, dans l’optique d’offrir une vision d’ensemble sur la politique audiovisuelle. Les auteurs évoquent le discours prononcé par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas en faveur de l’indépendance de l’ORTF à l’Assemblée nationale en 1969. Cette allocution souligne la politique de Chaban-Delmas pour la préconisation des fondamentaux de la « Nouvelle société » au sein de la radio-télévision (p. 82). Ce recueil offre aux lecteurs d’autres documents stimulants pour la compréhension du phénomène télévisuel. Évelyne Cohen et Olivier Roger étudient des notes personnelles, en date de 1959, provenant du directeur des programmes de la RTF Jean d’Arcy sur la création de la seconde chaîne de télévision. Ces archives écrites permettent de nous renseigner sur la réception (spectatorielle, politique et médiatique) de l’annonce gouvernementale au sujet de la création d’une seconde chaîne de télévision à la RTF (p. 47). Par ailleurs, le livre réserve une place assez considérable aux rapports produits par les institutions de régulation et de contrôle. Évelyne Cohen et Olivier Roger étudient les rapports de la Commission de contrôle sur les missions propres à l’ORTF dans le but de comprendre le contexte juridique, administratif et politique de l’Office. Dans un rapport publié le 13 avril 1968, la Commission s’oppose à la publicité de marques, puisqu’elle apparaissait en contradiction avec les missions dévolues au service public de la radio-télévision. Ce rapport nous permet donc de comprendre les problématiques économiques et juridiques liées à la publicité au sein de la télévision (p. 63).
28 Ce recueil sur les politiques audiovisuelles depuis 1945 est richement documenté. S’y croisent des documents juridiques, des discours politiques, des rapports administratifs mais aussi des notes personnelles. Par ailleurs, le recours au droit positif (lois, décrets, ordonnances et dossiers parlementaires) met en exergue le processus de structuration et de procéduralisation des actions publiques dans le domaine de l’audiovisuel public et privé. En creux, ce recueil s’interroge sur le concept de politique audiovisuelle qui semble être une affaire d’État top-down, non proposée directement par les usagers du service public dans une logique bottom-up. Les partenaires sociaux, les associations ainsi que les journalistes et les critiques des médias – groupe réellement participatif au sein de l’Office – ont également contribué à la construction des politiques publiques de l’audiovisuel. Ces actions et expériences mériteraient d’être évoquées, mais il s’agit d’une autre problématique.
MULTIMÉDIA
Malek Bouyahia, Franck Freitas-Ekué, Karima Ramdani (dir.), Penser avec Stuart Hall. Précédé de deux textes de Stuart Hall, Paris, La Dispute, 2021, 245 pages.
30 En dépit de son caractère composite, voici un ouvrage collectif d’une remarquable cohérence. On se réjouira ainsi de pouvoir bénéficier (en huit chapitres et deux textes de Hall inédits en français et traduits par Séverine Sofio) d’une mise en perspective historique et critique des apports de Stuart Hall aux cultural studies et aux études postcoloniales. Sa pensée y est mise à l’épreuve des enjeux les plus contemporains à travers des textes denses et de haute tenue. Si l’objectif de « réhabiliter le Hall postcolonial » (p. 16), qui anime le projet du livre, permet de répondre de façon argumentée et consistante à l’incessant feu croisé transpartisan ciblant les propositions des studies en général, on pourra également apprécier la façon dont les diverses contributions parviennent à dialoguer de façon féconde. Une réussite qui est à la fois celle des auteur.e.s et celle de la pensée hallienne elle-même – tant elle encourage dans ses dynamiques propres les hybridations transdisciplinaires et les mises en relation productives.
31 Sans verser dans l’hagiographie, l’ouvrage a le mérite de restituer une image vivante et incarnée d’une figure intellectuelle majeure de notre temps. Lotte Arndt et Taous Dahmani rappellent ainsi que pour John Akomfrah comme pour de nombreux artistes britanniques, Hall a représenté une sorte d’« icône de la pop intellectuelle », de « rock star » (p. 109), dont les outils théoriques (on pense notamment aux jalons que sont ses articles « New Ethnicities » et « Encoding/decoding ») ont accompagné l’essor du « Black british cinema ». Dans un Royaume-Uni en proie au thatchérisme, l’enjeu est alors – autant qu’aujourd’hui – de penser le rôle de l’archive et de la mémoire cachée, occultée, des subalternes (p. 116-118).
32 En se consacrant aux productions militantes du cinéma noir britannique, le texte ici peut donner l’impression d’opposer schématiquement « avant-garde » et « mainstream ». C’est surtout que la fin des expérimentations formelles et politiques de l’art vidéo et du documentaire « de création » à la Télévision a accompagné plus largement la disparition de la pensée contre-hégémonique au sein de ce grand média populaire. Rappelons que, davantage qu’à la « radicalité des formes » (p. 127), Hall s’intéresse à la façon dont le travail autour de la représentation noire dans les médias nécessite, pour signifier des réalités occultées, des réagencements formels.
33 Le chapitre 4 s’inscrit dans le prolongement des théorisations les plus récentes en cultural studies, qui tentent d’appréhender les formes de mobilisation et d’appartenance, « au-delà des politiques des identités » (pour reprendre le titre des actes d’un colloque de Cerisy, récemment publiés sous la direction d’Éric Maigret et Laurent Martin). Nelly Quemener rappelle que le concept d’intersectionnalité établit « un lien de causalité entre identité et expérience » (p. 135), ce qui tend à fixer les positions du sujet « plutôt que de les envisager comme un processus » (p. 136). Or, avec le concept d’articulation, Stuart Hall défend qu’il « n’y a pas de lien de détermination entre la position du sujet dans la structure sociale et l’idéologie qu’il défend ou l’idéologie qu’il adopte » (p. 147). Quemener en vient donc à Grossberg et aux « formes d’appartenance sans identité » (p. 149) pour proposer, entre articulation et assemblage, une manière d’appréhender à la fois les processus de production des identités et les formes politiques non identitaires. On retiendra que ce modèle s’avère particulièrement pertinent pour concevoir des méthodes à même de saisir la complexité des activités sur les réseaux sociaux (comme Nelly Quemener a pu le démontrer par ailleurs avec son étude de la chaîne YouTube de Dieudonné).
34 Tout en menant une analyse passionnante du rap français depuis les années 1980, Franck Freitas-Ekué part de l’analyse de Hall sur la diffusion du thatchérisme à l’ensemble des couches sociales pour formuler l’hypothèse du passage d’un « socialisme de cité » à un « néolibéralisme de cité » (p. 179). Il se base notamment sur l’étude des propos des rappeurs pour identifier les formes d’une « racialité néolibérale » transnationale (p. 192-194) devenue le site d’une résistance au racisme systémique. Freitas-Ekué souligne la façon dont l’hégémonie néolibérale reconfigure jusqu’aux « représentations noires de l’empowerment » (p. 198). Il rappelle ainsi l’importance de la culture et des imaginaires pour penser les conditions d’une réponse contre-hégémonique globale.
35 On lira également avec profit la contribution de Maxime Cervulle sur l’histoire du CCCS de Birmingham – dont Hall fut le directeur – et les prospectives d’Éric Maigret, Kolja Lindner et Marc Lenormand pour penser « l’avenir de la gauche dans les cultural studies » (p. 223), mais aussi (avec James Cohen) les questionnements sur la réception de Hall aux États-Unis.
36 Le présent ouvrage offre ainsi des perspectives variées sur les apports du travail de Stuart Hall et témoigne des dynamiques présentes des cultural studies. Les deux inédits de Hall illustrent par ailleurs la précision et la finesse de ses réflexions sur les identités diasporiques et les enjeux de discours et de représentation, incontournables pour quiconque travaille sur les cultures médiatiques.
Julie Sedel (préface d’Érik Neveu), Dirigeants de médias. Sociologie d’un groupe patronal, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2021, 273 pages.
38 Dirigeants de médias. Sociologie d’un groupe patronal est une monographie publiée par la politiste et sociologue des médias Julie Sedel en 2021, tirée de son habilitation à diriger des recherches, soutenue à l’université de Strasbourg en 2018. Ce travail interroge la notion de « dirigeant » afin d’appréhender leurs positions stratégiques au sein des médias français. Cette recherche universitaire, s’inscrivant dans une logique sociologique et historique, analyse notamment les rapports de force dans le champ de la construction de l’information politique. Pour cela, la sociologue propose une prosopographie dans laquelle les élites composant le champ médiatique sont inventoriées puis interviewées. Sedel propose une étude exhaustive puisqu’elle étudie les médias écrits, audiovisuels et numériques. Ainsi, la sociologue enquête sur un ensemble de 60 médias généralistes et politiques et 93 dirigeants. Ces derniers sont principalement des directeurs de publication, des directeurs généraux ainsi que des responsables éditoriaux. Ces acteurs constituent un groupe social que la sociologue qualifie de « famille de dirigeants », puisqu’ils partagent des ressources ainsi que des activités communes.
39 En introduisant l’objet d’étude de l’ouvrage, Julie Sedel souligne que la littérature scientifique féconde sur les élites économiques, politiques, étatiques, intellectuelles et artistiques, ne rend pas compte de la participation des dirigeants dans le champ médiatique, contrairement à l’abondante production universitaire dans le monde anglo-saxon. La sociologue souligne que la sociologie française des médias s’intéresse davantage aux journalistes « […] jouissant de prestige et de notoriété […] qu’aux administrateurs et "managers" pourtant nombreux à la direction d’organes de presse » (p. 17). Julie Sedel s’efforce de révéler le rôle central de la famille des dirigeants dans le schème de la production de l’information généraliste et politique. Selon la chercheuse, le groupe patronal s’insère dans les décisions stratégiques, économiques et éditoriales tout en cristallisant « […] les rapports de force au sein et à l’extérieur des institutions médiatiques » (p. 17). Toutefois, Sedel distingue cinq catégories patronales – filière journalistique, intellectuelle, militante, économique et politico-administrative – constituant des moyens d’accès à la direction des médias (p. 205). La filière journalistique représente 73 % des dirigeants partageant un fort attachement au champ médiatique en raison de leurs parcours académiques dans les écoles de journalisme comme le directeur de la rédaction du Monde Luc Bronner (p. 211). Ainsi, la filière intellectuelle représente 25 % des dirigeants tout en englobant les éditorialistes possédant un certain capital littéraire, culturel et politique. Cette catégorie se compose de l’« intellectuel engagé » comme le directeur du Monde diplomatique Serge Halimi, ainsi que de l’« intellectuel médiatisé » comme Christophe Barbier, directeur de L’Express (p. 211). Sedel suppose qu’une proportion de 12 % des dirigeants médiatiques provient du champ militant et politique comme Edwy Plenel (Mediapart) et Denis Sieffert (Politis) (p. 213-220). Finalement, elle identifie la filière économique (10 %) et la filière politico-administrative (10 %) composées à la fois de présidents du directoire, directeurs généraux, hauts fonctionnaires et énarques, ayant pour ressources symboliques la gouvernance et la gestion du service public (p. 221-232). Au sein de la filière économique (10 %), la sociologue identifie deux mobiles animant les dirigeants médiatiques : le premier met fortement l’accent sur les notions d’intérêt général et de service public de l’audiovisuel, tandis que le deuxième se focalise plutôt sur la primauté de la rentabilité économique. Sedel souligne que ces filières et ces mobiles peuvent être cumulés par un seul dirigeant. Par ailleurs, cette recherche situe les dirigeants dans un « espace carrefour » au croisement des grands groupes privés, de l’édition, du journalisme, de la haute fonction publique, etc., afin de comprendre la particularité de l’institution médiatique au sein de la société française.
40 Dans le cadre de cette recherche, Julie Sedel tente de dépasser la personnification ainsi que l’anecdote afin de saisir la fabrique des dirigeants des médias nationaux en France. Ce travail, s’inscrivant dans la sociologie des organisations patronales, introduite par le politiste Michel Offerlé dans son ouvrage Sociologie des organisations patronales (2009), démontre que les dirigeants de médias constituent un « laboratoire » permettant l’étude du champ du pouvoir et de la décision en France (p. 18). Ainsi, il établit les enjeux épistémologiques et méthodologiques autour de la définition mais aussi de la délimitation de la population des dirigeants de médias (p. 19). En étudiant la place des dirigeants des médias au sein de l’institution médiatique, Julie Sedel contribue avec une étude tout à fait stimulante à la sociologie historique des médias et des élites.