Notes
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Le rapport est accessible sur le site du GMMP : https://whomakesthenews.org/wp-content/uploads/2021/10/Rapport-national-France.pdf
Positions de thèse
Boris Attencourt, « Les intellectuels à l’épreuve de la visibilité. Faire carrière au-delà de l’université (1970-2015) », EHESS (dir. Louis Pinto), soutenue le 15 janvier 2021.
1 Dans le cadre de ma thèse, j’ai développé une analyse des enjeux de la visibilité pour les intellectuels et les savants. Cela m’a conduit à étudier les circuits de célébration culturelle (presse, émissions de radio et de télévision, revues intellectuelles à grand tirage, think tanks, établissements culturels, agences de conférenciers, maisons d’édition, etc.) qui se sont multipliés à partir des années 1970, à la croisée du monde académique, des médias, de la haute administration et du patronat jusqu’à former ce que l’on a appelé le champ interstitiel de la visibilité des idées.
2 La première partie de la thèse est consacrée à l’histoire sociale de ce champ. L’approche sociogénétique a constitué ici le moyen d’objectiver deux des principaux facteurs ayant présidé à son essor. D’une part, à l’aune des reconfigurations du champ philosophique amorcées depuis les années 1960, j’ai notamment décrit la montée en puissance sur la scène intellectuelle de puissants réseaux politico-culturels conservateurs (les « nouveaux philosophes », la revue Le Débat, les éditions Odile Jacob, etc.). D’autre part, j’ai mis au jour le rôle capital joué dans l’intégration de cet espace par le circuit des conférences à diffusion élargie qui, à la faveur de biens propices à l’événementiel et aux produits dérivés, s’est imposé comme la plaque tournante des échanges et des rencontres pour l’ensemble de la chaîne de la visibilité.
3 Dans la deuxième partie, j’aborde les cas du Collège international de philosophie et de l’Université de tous les savoirs. Tant par leurs conditions d’institutionnalisation ayant partie liée avec les plus hautes sphères de l’État que par leurs stratégies de rupture face à tout ce que peut représenter l’université, ces institutions de conférences pour le grand public s’avèrent tout à fait représentatives du brouillage entre production autonome et hétéronome auquel participe ce type de lieux. En outre, le soutien accordé par les pouvoirs en place à ces vitrines dédiées à la diffusion d’une culture légitime de luxe pour les médias et le grand public n’est pas sans conforter les réformes néolibérales de l’enseignement supérieur mises en œuvre dès le milieu des années 1980 et leur progressive remise en cause du monopole de l’université sur la connaissance scientifique légitime.
4 La troisième partie porte sur les trajectoires des intellectuels et des savants visibles. La thèse révèle que l’on a affaire à une population proche de la classe dirigeante sur le plan des propriétés sociales (faible féminisation, origine sociale élevée, parisianité, etc.) et dont les capitaux scolaires la situent au sommet des hiérarchies culturelles. Omniprésente sur le terrain de la diffusion des idées, elle a su également se faire une place dans les plus hautes instances de la prise de décision politique et économique. Sous l’angle de ses principes de structuration, l’espace des carrières de la visibilité témoigne, lui, des rétributions économiques obtenues sur le marché de la notoriété et, corrélativement, de l’ascendant pris par les réseaux d’affinités au sein des univers du pouvoir sur les juridictions proprement intellectuelles et savantes.
5 Enfin, une quatrième partie permet d’appréhender la réception des produits émis par les intellectuels et les savants visibles. À cet égard, j’ai montré que leur mode d’accomplissement placé sous le signe de l’anti-académisme ne pouvait manquer de combler les attentes de publics dont les décalages scolaires et professionnels plus ou moins grands les portent à surinvestir la culture libre et à rejeter l’école et ses hiérarchies instituées.
6 Parmi les résultats de la thèse, j’ai pu établir que la visibilité des intellectuels et des savants ne se limitait pas à l’exposition médiatique. En revanche, celle-ci demeure tout à fait incontournable en venant activer ou parachever les différentes gratifications mondaines (Who’s who, légion d’honneur, etc.) par lesquelles la classe dirigeante accrédite une élite de l’esprit.
Kévin Cochard, « Les représentations de sorcellerie dans les premiers médias français (fin xvie – xviie siècles) », Université de Limoges (dir. Albrecht Burkardt), soutenue le 16 décembre 2021.
7 Cette thèse entend explorer la sorcellerie publiée, en d’autres termes tout ce que l’on imprimait, durant un large xviie siècle, dans la presse concernant la sorcellerie. Il s’agit là d’une nouvelle entrée possible dans l’étude de cette thématique. C’est donc une histoire des représentations, interrogées au prisme des prémices de la presse dont l’émergence et le début de la périodisation correspondent précisément au temps des persécutions de sorcières. Les principales sources investies pour ce travail de recherche sont ainsi constituées des occasionnels, ou plutôt des canards, leurs pendants sensationnels axés sur les faits divers. La sorcellerie mais aussi les diableries et les épisodes de possessions démoniaques qui défraient la chronique du xviie siècle sont rapportés par les canardiers comme autant de faits divers. De fait, les préoccupations nouvelles des quelques médias en voie de périodisation, à l’image du Mercure François et de la Gazette de Renaudot, et l’horizon d’attente différent de leur public ont fait que la sorcellerie n’a jamais été mise en avant par ces deux journaux.
8 La première partie de cette thèse est consacrée à l’étude des occasionnels grâce aux éditions et rééditions connues de ces textes, mais également en tenant compte de celles qui sont perdues. L’intégration de la problématique des textes manquants, dans une perspective issue des travaux menés sur les « lost books », est au cœur de cette thèse. Cet apport permet de remettre en cause le paradigme habituellement admis du retard de la province sur la capitale dans la diffusion de nouvelles. Dans le cas précis de la sorcellerie, les canards étaient d’abord publiés au plus près de l’action, dans des villes proches des zones où eurent lieu les faits rapportés, avant d’être repris par les canardiers parisiens.
9 La deuxième proposition de la thèse s’attache à explorer les représentations de sorcellerie véhiculées par cette presse naissante. Il s’agit alors essentiellement de visions urbaines du phénomène et qui s’éloignent de la réalité des campagnes. C’est ainsi, notamment, que les protagonistes des faits rapportés sont en grande partie des hommes, alors que l’historiographie a montré depuis longtemps que les femmes constituaient l’écrasante majorité dans les procès. Ces représentations étaient également dictées par le caractère sensationnel des cas décrits ainsi que par l’horizon d’attente du public. Présenter aux lecteurs urbains des femmes était sans doute trop commun pour pousser l’acheteur à mettre la main à la poche. Ce sont donc des visions urbaines, hostiles à la sorcellerie, que véhicule cette presse.
10 Enfin, la dernière partie est une approche thématique de ces représentations. À travers l’étude de certaines occurrences, comme le pacte avec le diable, mais également la marque des sorciers et le sabbat, il s’agit d’identifier les différents discours liés au phénomène.
11 La thèse s’attache ainsi à repérer les « fragments de vérité », en reprenant l’expression de Carlo Ginzburg, à travers des récits dont la véracité est souvent difficile à prouver. Une telle étude conduit naturellement l’historien à s’interroger sur la question des croyances, dans la suite des travaux de Paul Veyne sur les Grecs et leurs mythes. Les récits de sorcellerie, comme ces derniers, supposent en effet que le lecteur adhère à un certain nombre de prérequis sans que cela l’empêche pour autant de développer une attitude critique. La thèse a toutefois également permis de constater que le scepticisme souligné par Robert Mandrou dans sa thèse n’a pas triomphé si rapidement.
Natacha Lapeyroux, « Les identités féminines à l’épreuve du sport. Représentations télévisuelles des sportives de haut niveau en France de 2005 à 2015 », Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (dir. Éric Maigret et Yan Dalla Pria), soutenue le 1er octobre 2021.
12 Cette thèse propose une analyse des représentations télévisuelles des sportives de haut niveau en France dans une perspective gender studies, à partir d’un corpus de retransmissions de compétitions des Championnats du monde et des Jeux Olympiques de six disciplines (la gymnastique, le tennis, le basket-ball, le football, le rugby et la boxe) étudiées de manière diachronique sur une période de dix années, de 2005 à 2015.
13 Nous avons envisagé les représentations télévisuelles des sportives de haut niveau comme un champ de conflits entre hégémonies et contre-hégémonies, c’est-à-dire un lieu d’affrontement pour le contrôle de la signification. Historiquement, le sport pratiqué par les femmes à haut niveau a manqué de reconnaissance en raison des systèmes de représentations symboliques qui ont exclu les femmes de la sphère sportive et qui ont été à l’origine d’une dévalorisation constante de leurs activités. C’est dans ce contexte que les sportives de haut niveau ont porté des contre-discours au sein des médias de masse en se constituant en contre-publics subalternes au sens de Nancy Fraser : marginalisées au sein des publics dominants, elles ont lutté pour se faire entendre dans la sphère publique et légitimer leur point de vue.
14 Une analyse quantitative des Championnats du monde diffusés à la télévision a mis en exergue une diffusion récente (au milieu des années 2000) des disciplines sportives organisant les compétitions indépendamment de celles des hommes (basket-ball, football, rugby, et boxe) qui sont aussi des pratiques sportives où « la présentation de soi » des femmes athlètes transgresse les normes de féminités traditionnelles. L’étude socio-sémiotique des représentations genrées qui circulaient au sujet des sportives de haut niveau pendant les Championnats du monde et les Jeux Olympiques a été réalisée dans la lignée des recherches de Guy Lochard et de Virginie Julliard et à partir du concept de performance de genre de Judith Butler et a été couplée à un recensement de l’identité sexuée et ethnoraciale des locuteur·trices.
15 Nous avons relevé trois périodes saillantes durant lesquelles les femmes athlètes ont lutté pour la reconnaissance de leur identité de sportive de haut niveau. Des années 2005 à 2008, les retransmissions de compétitions sportives des femmes étaient majoritairement commentées par des hommes blancs (consultants et journalistes) qui dévaluaient les performances sportives des femmes et portaient sur elles un « male gaze ». Entre 2008 et 2013, malgré une persistance des stéréotypes de genre, les performances sportives des femmes ont commencé à être reconnues à une époque où les femmes consultantes sportives ont pris une place plus importante. À partir de 2013, les femmes ont été considérées en tant qu’athlètes de haut niveau et ont créé des matrices de sujet notamment dans les disciplines historiquement dites « masculines » que sont le football, le rugby et la boxe. Néanmoins, leurs performances sportives ne devaient pas se rapprocher de celles des hommes sous peine d’être stigmatisées et des qualités dites « féminines » leur ont été attribuées telles que la solidarité, l’esprit d’équipe, le sérieux, la discipline.
16 Enfin, l’analyse socio-sémiotique a été réalisée à l’intersection des rapports sociaux de genre, ethnoraciaux, de sexualités et de « l’identité nationale ». Dans un contexte où les performances sportives des femmes sont considérées comme étant inférieures à celles des hommes, seuls des exploits sportifs exceptionnels durant les compétitions ont permis de franchir cette distance et d’offrir la possibilité aux sportives d’être décrites comme incarnant la nation. Par ailleurs, les sportives noires et asiatiques ont été dépeintes comme s’écartant de « l’idéal féminin » de la femme blanche occidentale et hétérosexuelle. Enfin, sur l’ensemble des retransmissions de compétitions étudiées entre 2005 et 2015, les sexualités des sportives ont été uniquement construites autour de l’hétérosexualité et de la maternité.
17 L’approche historique nous a permis de montrer que les représentations de genre au sein des médias ne sont pas figées, mais, comme le souligne Térésa de Lauretis, font l’objet d’articulations et de ré-articulations.
Richard Legay, « Commercial Radio Stations and their Dispositif. Transnational and Intermedial perspectives on Radio Luxembourg and Europe n°1 in the Long Sixties », Université du Luxembourg (dir. Andreas Fickers), soutenue le 10 novembre 2020, [en ligne].
18 Cette thèse interroge l’existence d’un dispositif, au sens foucaldien, qui façonne et est façonné par les stations de radio dites périphériques. Plus précisément, l’étude porte sur Europe n°1 ainsi que sur les services anglais et français de Radio Luxembourg (respectivement connus comme Radio 208 et comme RTL à partir de 1966), couvrant ainsi une grande partie de l’Europe de l’Ouest, et elle s’étend sur la période des Long Sixties, de 1958 à 1974. Définir ce qui constitue ce dispositif et comment il se différencie des modèles publics est l’un des défis de cette recherche, qui inclut un large corpus de sources historiques, allant des programmes radiophoniques aux cartes établies par les émetteurs, en passant par les archives institutionnelles et les magazines.
19 L’angle de recherche choisi s’appuie sur ces diverses sources pour analyser le dispositif selon trois perspectives centrales. La première perspective se concentre sur l’appropriation et la représentation par les stations d’un espace transnational de radiodiffusion. Cela amène à une division de cet espace en trois strates : technique, commerciale et imaginée. Ces dernières révèlent comment les stations font tenir en équilibre des éléments techniques avec des considérations commerciales, tout en entretenant une image habilement créée. La thèse retrace la manière dont se construit l’espace de radiodiffusion, tout en soulignant combien il est loin d’être uniforme. La deuxième perspective, et partie de la thèse, porte sur la construction d’un soundscape spécifique aux radios périphériques et identifie ses caractéristiques essentielles. Une analyse détaillée ici des textes radiophoniques dans toute leur richesse auditive, incluant notamment l’étude des voix, discours, sons, et intonations, permet de définir cinq caractéristiques qui unissent les stations à travers les langues et le temps. Cette deuxième partie propose également l’étude de cas d’une émission en commun de RTL et Europe n°1 diffusée en 1968. La troisième perspective, quant à elle, met à jour la richesse des enchevêtrements intertextuels et intermédiaux des stations périphériques avec d’autres médias. Le dispositif de ces stations génère ainsi un contenu très visuel, qui se retrouve par exemple dans des magazines comme Salut les Copains et Fabulous 208, ou encore dans la bande dessinée, à travers la collaboration avec le magazine Pilote notamment.
20 Les résultats de cette recherche contribuent ainsi à enrichir l’histoire de Radio Luxembourg et d’Europe n°1 dans les années 1960, notamment en les étudiant non pas séparément comme c’est généralement le cas, mais de manière croisée. Le changement de perspective proposé fournit une meilleure connaissance du paysage audiovisuel européen de cette période. En ne traitant pas les stations périphériques comme marginales, cette thèse souligne clairement leur rôle comme créatrices d’un dispositif spécifique, construit en opposition aux stations d’État, qui dominent toujours l’historiographie. Cette étude contribue également à l’histoire de la culture populaire dans l’Europe de l’Ouest des années 1960, dans une perspective en outre d’intermédialité en analysant « l’offre plurimédia » de ces stations. Enfin, se pencher sur les stations périphériques amène naturellement à une analyse transnationale, en réponse à l’appel de nombreux historiens des médias en faveur d’un tel tournant méthodologique et épistémologique.
Matthieu Mensch, « Construction et réappropriations de figures royales féminines. Les cas de la duchesse d’Angoulême et de la duchesse de Berry (1778-2020) », Université de Strasbourg (dir. Isabelle Laboulais) et Université Federico II, Naples (dir. Anna-Maria Rao), soutenue le 15 janvier 2021.
21 Au début de la Restauration (1814-1830), la famille royale souffre d’un véritable déficit d’image et de notoriété. Le comte d’Artois a quitté la France dès le mois de juillet 1789 avec ses deux fils, les ducs d’Angoulême et de Berry. Louis XVIII, alors comte de Provence, fuit en même temps que Louis XVI et Marie-Antoinette, la nuit du 20 au 21 juin 1791, mais là où le voyage du roi prend fin à Varennes, celui de son frère est un succès. Celle qui quitte la France le plus tard est Marie-Thérèse Charlotte de France, fille des souverains, qui reste enfermée au Temple jusqu’en décembre 1795, avant d’épouser en exil son cousin, le duc d’Angoulême. Le roi doit utiliser tous les moyens à sa disposition pour faire connaître et aimer les Bourbons. Cette propagande est à nouveau exploitée lors du mariage du duc de Berry. Il s’agit d’accueillir dans la famille une princesse étrangère, napolitaine, mais elle aussi issue de la Maison de Bourbon : Marie-Caroline des Deux-Siciles.
22 Cette thèse s’inscrit dans le temps long, afin de prendre en compte non seulement les inflexions ou les stagnations de ces images mais également pour mobiliser, en tant que sources, les nombreux médias contemporains qui évoquent ces princesses : internet, télévision, cinéma, radio ou presse grand public. Ce travail se positionne dans le renouveau des études biographiques initié notamment par Eliane Viennot, dès 1993, autour de la figure de Marguerite de Valois. Il ne s’agit plus simplement d’écrire des vies, mais de les inscrire dans une perspective plus large, complétée par le concept anglo-saxon de la new biography, défini par Jo Burr Margadant. La figure humaine est pensée comme mobile, évolutive et non réductible à un aspect de son existence, fut-il le plus attirant. La réflexion se concentre également autour des questionnements de queenship ou réginalité et de pouvoir féminin.
23 La première partie se propose d’observer les soubresauts de l’image officielle, des années 1770 à 1870. S’il est quelque peu anachronique de parler de médias, la monarchie utilise à son profit la presse royaliste et l’abondante production panégyrique chargée de chanter les louanges de la dynastie. Sont aussi mobilisées les productions iconographiques : gravures et tableaux de commande. Entre exil et retour sur le trône de France, cette propagande vise à mettre les Bourbons en lumière et à faire des princesses, d’abord la duchesse d’Angoulême, puis la duchesse de Berry, les atouts sensibles de la famille royale en les inscrivant dans la lignée glorieuse des Bourbons. On observe la construction d’une image stéréotypée : celle de la princesse des douleurs, du courage et de l’abnégation pour la duchesse d’Angoulême et celle de la princesse des modes, puis de la mère de l’héritier, pour la duchesse de Berry. Il est très compliqué de dégager un discours discordant, les médias étant contrôlés, ils sont soit aux ordres, soit très évasifs.
24 C’est donc dans ce qu’il conviendrait d’évoquer comme des médias d’opposition, en vérité des publications nées des révolutions ou des désordres (1814 et 1830), qu’il est possible de noter une vision discordante. La seconde partie de ce travail cherche à cerner ce grand détournement. En effet, les images soigneusement élaborées se retrouvent bousculées et ridiculisées. Les caricatures, les articles de la presse républicaine ou bonapartiste, les pamphlets, mais aussi les mémoires sont autant de sources qui permettent de dresser un portait en noir de ces deux femmes. On voit alors s’affronter deux utilisations des médias mais qui ont la même finalité : construire une image, qu’elle soit positive ou négative.
25 La dernière partie cherche à questionner l’apport des médias contemporains, presse écrite, articles et productions internet, émissions de radio ou de télévision, productions cinématographiques, dans la construction d’une figure historique et dans la fixation de certains clichés. Les pratiques culturelles contemporaines sont avides de représentations et les médias en sont les premiers vecteurs. Ils contribuent, le plus souvent en lien avec les habitudes et les envies d’un public devenu consommateur, à installer une image, bien souvent réductrice, mais amenée à être intelligible par le plus grand nombre, là où l’image officielle et même la caricature pouvaient avoir plusieurs niveaux de lecture.
26 Dans tous les cas, les médias sont un outil permettant de construire une image mais, au gré des circonstances, des usages, des utilisateurs et des consommateurs, elle peut se déconstruire, se figer, se crisper ou se réduire. Comme femmes de pouvoir, les princesses participent à cette construction et sont à la fois utilisées par ces médias, tout comme elles, mais aussi leurs partisans et leurs détracteurs, les utilisent.
Hande Topaloglu Hartmann, « Filmer la mémoire : une recherche sur les représentations cinématographiques du génocide des Arméniens dans le cinéma de Turquie », Université Paris Nanterre (dir. Marie-Claire Lavabre), 17 février 2021.
27 C’est à partir des années 2000 que les spectres de 1915 sont devenus de plus en plus visibles dans le cinéma en Turquie. En parallèle des nombreux changements dans l’histoire politique de la Turquie, le réveil mémoriel des années 2000 a non seulement mis en lumière les revendications de diverses identités, mais il a aussi clairement concrétisé les divisions socio-historiques et les interprétations divergentes du passé national. Parmi les différents champs sociaux, le tournant mémoriel a probablement touché de manière plus importante le champ visuel. Le cinéma, en particulier, occupe une position exclusive compte tenu de son affinité avec la mémoire, tant en termes opérationnels que symboliques. En outre, la représentation, en tant que dénominateur commun de la mémoire et du cinéma, apparaît comme la source de plusieurs instrumentalisations du cinéma dans les politiques de la mémoire. Ce lien passionnel entre mémoire et cinéma contribue ainsi indéniablement à la visibilité de la mémoire de 1915 en Turquie.
28 La principale problématique de la thèse peut être formulée ainsi : comment peut-on expliquer l’émergence de films qui critiquent l’historiographie nationale et qui luttent pour la reconnaissance du génocide dans une période où le négationnisme se poursuit et où l’autoritarisme grandit ? L’une de nos hypothèses défend qu’il existe un lien signifiant entre les usages politiques du passé et les productions cinématographiques. Une autre hypothèse formule que les nouvelles représentations cinématographiques sur le génocide sont l’un des signes d’une crise de l’identité nationale qui se manifeste dans la référence incessante aux crimes du passé.
29 Cette thèse se voulant une étude sur le présent du passé, elle privilégie les traces du génocide dans la Turquie contemporaine et traque le lien obscur entre le génocide et l’identité turque ainsi que sa manifestation dans le cinéma. Sa principale source visuelle est, bien évidemment, la quasi-totalité des films - quatorze en tout - produits en Turquie au sujet du génocide arménien. Son principal matériel empirique est constitué par douze entretiens effectués avec les réalisateurs de ces films. La thèse met en œuvre également une méthode d’analyse spécifique sur la production mémorielle d’un film, qui se divise en deux étapes : la production mémorielle entre, premièrement, le réalisateur et son sujet et, deuxièmement, entre le film et le spectateur.
30 Concernant l’absence de films sur le sujet avant les années 2000, les résultats de notre recherche montrent que l’inaction de l’État et ses acteurs engagés dans le champ de cinéma s’expliquent par la politique de négation et de silence qui a été menée et par l’utilisation du cinéma exclusivement comme mécanisme de défense et de réponse dans les relations internationales. Autrement dit, la négation du génocide contient aussi la négation de la représentation. Quant aux voix plus critiques vis-à-vis du régime, l’absence de 1915 dans leurs films n’était pas tant le résultat d’une absence de savoir qu’une fuite active et consciente face à l’histoire du génocide, et à la question de l’appartenance nationale d’une manière plus générale.
31 Malgré le fait que le cinéma a toujours été un moyen important dans la guerre des preuves sur la question du génocide, l’écrasante majorité des nouveaux films tournés en Turquie - 12 films sur 14 - ne visait plus à prouver une quelconque thèse historique. Excepté deux films négationnistes, toutes ces productions peuvent être définies comme des « films de mémoire », reconnaissables par la source de leurs récits - à savoir les mémoires vécues et transmises -, leur scepticisme envers la question de la vérité historique et leur approche de l’évènement génocidaire comme catastrophe aux conséquences toujours actuelles. En ce qui concerne les auteurs de ces œuvres mémorielles, nous avons clairement observé l’interaction entre le désir d’une nouvelle historiographie et une prise de conscience concernant l’identité nationale, nourris par un fort sentiment de honte et de responsabilité, vis-à-vis de la société dans laquelle ils habitent, face aux menaces d’oubli.
Journée d’étude
Journée d’étude « Femmes et médias, où en est-on ? », restitution des résultats du GMMP 2020, Université Paris Panthéon-Assas, 19 janvier 2022.
32 Le Global Media Monitoring Project (GMMP), créé en 1995, est un baromètre permettant de mesurer les représentations et rapports de genre dans les médias d’information (presse, radio, télévision, web) à une échelle internationale. Cent-seize pays y prennent part actuellement. Les résultats des études menées font l’objet d’un rapport tous les cinq ans. À l’occasion de la sixième édition de cette restitution, une demi-journée de conférences et tables rondes a été organisée par le secrétariat d’État à l’égalité femmes-hommes, l’université Paris Panthéon-Assas, l’Agence France-Presse (AFP) et l’Agence nationale de la recherche (ANR GEM, "Gender Equality Monitor").
33 Dans son discours d’introduction, Elisabeth Moreno a mis l’accent sur le rôle d’exemplarité des médias dans la lutte contre les discriminations et sur l’« effet domino » des représentations sur les comportements sociaux. Or, les résultats de l’analyse de plus de 30 000 articles par l’équipe du GMMP, constituée principalement d’universitaires, ont révélé la persistance d’inégalités de genre à plusieurs niveaux. La France n’échappe pas au phénomène : si certains plafonds de verre se fissurent, les asymétries genrées restent d’actualité. Du côté des rédactions, 61 % des journalistes sont des hommes. Les contenus des médias sont également marqués par des déséquilibres quantitatifs et qualitatifs. Les thèmes tels que l’économie ou la politique sont traités très largement par des hommes ; a contrario, les questions sociales sont plutôt prises en charge par des femmes. Face à la partition genrée ainsi perpétuée, stigmate d’une minoration du féminin et d’une invisibilisation de tout un pan de la population, la ministre a appelé de ses vœux un combat collectif pour construire une société plus juste.
34 Les coordinatrices du GMMP pour la France, Marlène Coulomb-Gully et Cécile Méadel, sont ensuite revenues en détail sur le rapport du GMMP 2020, intitulé « Who makes the news ? [1] ». La méthodologie employée repose sur l’analyse d’un vaste corpus au moyen de grilles détaillées remplies en binômes. En France, une cinquantaine de chercheur·euse·s a ainsi passé au crible les publications de dix journaux, dix chaînes de télévision hertziennes et d’outre-mer, une dizaine de stations de radio, sept sites de médias (classique ou pur players) et quatorze fils d’actualité sur Twitter. Le monitorage s’est déroulé sur une journée entière, le 29 septembre 2020. La période concernée était particulièrement intéressante : en effet, le mouvement #MeToo avait débuté entre celle-ci et la précédente édition du GMMP. La pandémie de Covid 19 représentait un autre bouleversement important.
35 La double question structurante du projet était « qui parle, et de qui parle-t-on ? ». Pour la France, qui se situe dans la moyenne européenne, aucun progrès notable n’a été remarqué. Si les témoignages recueillis par les journalistes sont à peu près équilibrés, les experts interrogés sont encore majoritairement masculins (75 %) tandis que les femmes mobilisées comme sources sont davantage reléguées à des positions de victimes. La notion d’autorité (de pouvoir, de savoir, de notoriété) reste corrélée à la masculinité. En parallèle, le féminin est associé à l’émotion et à la fragilité dans les sujets traités. Les coordinatrices ont à leur tour mis en exergue le caractère à la fois constructiviste et prescriptif des médias d’information, qui ne peuvent restituer une vision neutre du monde, mais qui interprètent le réel en réaffirmant des rôles sociaux stéréotypés – de sexe en l’occurrence. L’un des écueils rencontrés est le fait que les chiffres actuels ne sont ni connus ni pris en compte par les responsables dans les rédactions, ce qui freine les progrès en la matière.
36 Ces problématiques ont ensuite été creusées lors de deux tables rondes successives. La première, intitulée « Comment faire changer les choses de l’intérieur dans le journalisme ? », a permis de passer en revue différents obstacles inhérents à la profession. Dans les formations, l’on observe une certaine évolution : de « non-sujet », les questions de discriminations sont devenues presque incontournables dans les écoles de journalisme. Elles ne font cependant pas souvent l’objet de cours inscrits dans les maquettes, bénéficient de peu d’heures d’enseignement et sont beaucoup portées par les étudiant·e·s. Au sein des rédactions il n’y a pas de lien mécanique entre féminisation des équipes et recul du sexisme. Le fonctionnement concurrentiel du métier explique qu’il soit très difficile d’y porter des revendications. Des dynamiques de ségrégation verticales et horizontales persistent : les femmes journalistes ont souvent des statuts plus précaires et accèdent moins aux postes à responsabilités. Toutefois, les mobilisations cyberféministes récentes qui prennent en charge la question des violences sexuelles et de la production des rapports de domination dans les médias sont le signe d’une évolution des publics. Celle-ci doit être prise en compte, notamment parce qu’elle revêt des enjeux commerciaux qui ne sauraient être ignorés.
37 La seconde table ronde a mis en avant des initiatives de personnes qui ont choisi d’œuvrer à l’extérieur des rédactions de journaux « traditionnels » pour bénéficier d’une plus grande liberté. Plusieurs invité·e·s ont présenté les médias alternatifs qu’il et elles ont créés, où sont abordés des sujets d’actualité (généralistes ou spécialisés) avec des approches non-sexistes. L’une des difficultés majeures qui se pose est alors celle des financements, difficiles à obtenir tant du côté des investisseurs que des abonnements. D’autres participantes ont pour leur part décidé de faire un pas de côté par rapport aux médias « traditionnels » pour aborder des sujets d’actualité et de société autrement : sur les réseaux sociaux, dans des podcasts indépendants ou en écrivant des articles en free lance.
38 Dans sa synthèse des échanges de l’après-midi, Laura Miret (Prenons la une) a rappelé la nécessité de former des réseaux de solidarité dans le milieu à la fois compétitif et précaire qu’est le journalisme, au sein duquel des violences sexistes sont également perpétrées. À sa suite, la députée Céline Calvez a annoncé des mesures susceptibles de faire évoluer la situation : création d’une nouvelle autorité à interpeller, tenue d’un comité au ministère de la Culture, réouverture du chantier des aides à la presse, hypothèse de la mise en place d’un bonus à la parité qui s’appliquerait aux productions audiovisuelles comme c’est déjà le cas pour le cinéma. Au-delà du constat du manque de représentation dans les médias, la question des coûts que celui-ci engendre pour la société continue ainsi d’être posée.
Notes
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Le rapport est accessible sur le site du GMMP : https://whomakesthenews.org/wp-content/uploads/2021/10/Rapport-national-France.pdf