Notes
-
[*]
Professeur de philosophie, Faculté de Théologie protestante, Université de Strasbourg.
-
[1]
Ellul, 1990 & 1976
-
[2]
Ellul, 1952, 1957 & 1963
-
[3]
Ellul, 1981
-
[4]
Ellul, 1990, p. 75
-
[5]
Ellul, 1976, p. 6
-
[6]
ibid., p. 18
-
[7]
ibid., p. 48
-
[8]
ibid., p. 104
-
[9]
Ellul, 1990, p. 18-21
-
[10]
ibid., p. 19-20, 107-116, 169-170
-
[11]
ibid., p. 29-31
-
[12]
ibid., p. 36-44
-
[13]
ibid., p. 134-135
-
[14]
ibid., p. 65-75
-
[15]
ibid., p. 179-180
-
[16]
ibid., p. 184-186
-
[17]
ibid., p. 191-200
-
[18]
ibid., p. 324-331
-
[19]
ibid., p. 258-265 ; aussi Ellul, 1952
-
[20]
Ellul, 1990, p. 152-157, 272-280 ; Ellul, 1952, p. 504
-
[21]
ibid, p. 474-476
-
[22]
Ellul, 1957, p. 71-74
-
[23]
Ibid., p. 74
-
[24]
ibid., p. 78
-
[25]
ibid., p. 82-83
-
[26]
ibid., p. 84-87
-
[27]
Ibid., p. 89
-
[28]
Ibid., p. 90
-
[29]
Ellul, 1976, p. 74
-
[30]
ibid., p. 72 ; aussi Ellul, 1990, p. 120-121, 137-140
-
[31]
Ellul, 1990, p. 75-94
-
[32]
ibid., p. 8-9 ; aussi Ellul, 1963 (dans cet article long de 84 pages, l’auteur s’intéresse au management et aux médias d’entreprise, comme à un cas d’école de l’adaptation de l’individu à un modèle social dicté par les intérêts de l’entreprise, et de ce fait de sa mise en conformité aux orientations de la société globale : « Dans un système démocratique, […] le gouvernement a d’autant moins besoin d’user de propagandes globales d’intégration que le travail est effectué […] dans chaque entreprise », p. 152).
-
[33]
Ellul, 1990, p. 24-25
-
[34]
Ibid., p. 31-32
-
[35]
ibid., p. 237
-
[36]
Ibid., p. 121
-
[37]
Ibid., p. 276
-
[38]
ibid., p. 163-166, 333-342
-
[39]
Ellul, 2004, p. 581,587-595
-
[40]
Ellul, 1990, p. 311
-
[41]
ibid., p. 341
-
[42]
Ellul, 2004, p. 621-639
-
[43]
ibid., p. 595-607
-
[44]
ibid., p. 644-653
-
[45]
ibid., p. 654-664 ; aussi Ellul, 2007
-
[46]
Ellul, 2004, p. 654
-
[47]
Ellul, 2007, p. 184
-
[48]
Ellul, 1981, p. 9-53
-
[49]
Ibid., p. 15
-
[50]
Ibid., p. 20
-
[51]
Ibid., p. 37
-
[52]
ibid., p. 9-53
-
[53]
Hebding, 2003, p. 96
1La spécificité de Jacques Ellul (1912-1994), professeur à la Faculté de droit et à l’Institut d’Études Politiques de Bordeaux de 1944 à 1980, a été d’articuler, sans pour autant jamais les confondre, une œuvre sociologique et une œuvre théologique de grande ampleur. Spécialiste de l’évolution des techniques et de l’histoire de la propagande à travers les siècles [1], il s’est interrogé sur les frontières entre information, publicité et propagande [2]. Mais ses convictions (et présupposés) calvinistes n’ont pas pu ne pas jouer un rôle décisif dans sa critique quelque peu iconoclaste de la civilisation de l’image et du monde virtuel, notamment lorsqu’il analyse le statut respectif de la parole et de l’image dans la société technicienne [3]. Ses positions frappent par leur radicalité.
De la propagande en régime totalitaire et en démocratie
2Le point de départ de la critique de l’institution médiatique chez Jacques Ellul repose sur son analyse de la propagande. Jacques Ellul définit la propagande comme « l’ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement ou passivement à son action, une masse d’individus psychologiquement unifiés par des manipulations psychologiques et encadrés dans une organisation » [4]. Une telle conception, relativement large, lui permet de discerner, sans risque d’anachronisme, des phénomènes analogues à la propagande moderne dès la Grèce antique et le monde romain : chaque fois qu’un pouvoir politique ou religieux cherche à obtenir des effets idéologiques au moyen d’une influence psychologique, on peut parler de « propagande » [5]. De tout temps, en effet, les États ont mis en œuvre des stratégies appropriées pour provoquer l’adhésion intérieure de leur peuple, et des peuples étrangers, voire ennemis, sans recours à la force brutale [6]. La propagande apparaît dès que le pouvoir est structuré, centralisateur et personnalisé [7]. C’est cependant à partir de la Première Guerre mondiale, et surtout de la révolution de 1917, que la propagande comme mode de gouvernement s’installe de façon durable, se systématise, s’institutionnalise, et recourt à des méthodes techniques de plus en plus sophistiquées [8]. La presse, puis la radio, et enfin la télévision, s’avèrent dès lors de puissants vecteurs de propagande.
3Jacques Ellul analyse tout d’abord en détail les méthodes élaborées et mises en œuvre par Staline, Mussolini, Goebbels et Mao. Le propre de la propagande est qu’elle doit être dirigée en même temps vers l’individu et vers la masse : en s’adressant à une foule, elle doit donner l’impression d’être individualisée, elle doit être reçue par chacun comme si elle lui était personnellement destinée. Les moyens de communication de masse présentent à cet égard une insigne efficacité [9]. Il s’agit donc de briser les micro-groupes (famille, village, corporation paroisse, confrérie…) susceptibles de fournir des messages concurrents pour placer l’individu déraciné seul face au discours de l’État, qui le valorise au milieu de la « foule solitaire », en lui conférant un idéal justifié et un sens très élevé de sa responsabilité : la solution des problèmes est conditionnée à son engagement concret et entier dans une action précise [10]. La propagande doit être ininterrompue, afin de créer un environnement dont l’individu ne sortira jamais, perdant ainsi peu à peu tout point de référence extérieur [11]. Elle ne doit pas viser l’adhésion à une orthodoxie, mais la réalisation d’une orthopraxie, car l’action rend l’effet de la propagande irréversible : l’action appelle en effet l’action, le « propagandé » étant obligé de croire à la propagande pour que l’action qu’il vient de mener prenne sens [12]. La propagande met en mouvement et manipule des mythes étiologiques (le Bien et le Mal, le Travail, le Progrès, le Bonheur, la Paix, la Liberté…) et des idéologies (le Nationalisme, la Démocratie, le Socialisme…) [13]. Elle doit néanmoins s’appuyer sur des faits avérés et vérifiables, qui vont la nourrir et l’affermir : c’est l’interprétation que l’on en donne qui seule doit être mensongère [14]. La propagande élimine ainsi l’angoisse que ressent le citoyen devant une situation hostile et menaçante, en lui fournissant une explication claire et simple à laquelle tout le monde autour de lui semble adhérer [15]. De ce fait, un certain nombre de stéréotypes se cristallisent pour donner à l’individu un pouvoir irrépressible de résistance à la pression d’autres discours et même d’événements contraires. Les impressions subjectives prennent dès lors une apparence d’objectivité en devenant croyances collectives [16]. La propagande s’avère être ainsi un mécanisme d’aliénation qui fait disparaître l’esprit critique et le jugement personnel. Le « propagandé » devient incapable de discernement, et accepte toutes les contradictions. L’aliénation est d’autant plus profonde que l’individu a la conviction qu’il pense, sent et agit librement par lui-même, et qu’il qualifie tout autre discours de propagande… ! [17] Enfin, raffinement ultime de la propagande, en temps de guerre, le lavage de cerveau appliqué aux prisonniers permet de les récupérer au lieu de les éliminer, voire de contaminer le camp ennemi en les relâchant une fois l’entreprise de manipulation psychologique achevée [18].
4Telle est, très brièvement résumée, l’analyse ellulienne du phénomène de la propagande dans les dictatures stalinienne, fasciste, nazie et maoïste du xxe siècle. Nul n’en contestera la pertinence. Mais Jacques Ellul, insensiblement, glisse du terrain des régimes totalitaires à celui des démocraties libérales : ne pouvons-nous pas discerner les mêmes traits de caractère dans la propagande des dictatures et dans l’information médiatique des pays démocratiques ? En voici l’inventaire : les mêmes manipulations psychologiques ; le même message largement diffusé vers tous et cependant personnellement adressé à chacun ; l’abolition de toute information concurrente par le déracinement du consommateur-citoyen livré à la pensée unique ; le martèlement incessant d’un seul et même énoncé, repris en chœur par tous les médias, presse écrite et audiovisuelle ; le lien entre l’information divulguée et quelques faits vérifiables, mais aussi interprétés dans un sens univoque ; la réduction d’un monde de plus en plus complexe et angoissant à quelques formules stéréotypées simplistes et rassurantes ; le mimétisme publicitaire qui gagne l’ensemble du corps social ; enfin, l’éradication de tout recul critique et de toute réflexion personnelle.
5En s’appuyant sur les données propres au contexte de la guerre froide, Jacques Ellul montre que les démocraties sont engagées dans une guerre psychologique contre les régimes communistes, et contraintes d’employer les mêmes armes qu’eux. Il est en effet illusoire de prétendre développer une propagande « démocratique », c’est-à-dire douce, limitée, nuancée, et avec une mauvaise conscience, sous peine d’une efficacité nulle#. Or, le recours à la propagande ruine les fondements de la démocratie, en corrodant la personne, la vérité et la liberté : elle crée un homme adapté à une culture totalitaire. La propagande peut répandre des « idées démocratiques » et faire adhérer à cette doctrine, mais l’homme qui y adhère est vidé de ce qui fait la démocratie elle-même : c’est un « homme totalitaire à convictions démocratiques », qui finira tôt ou tard par ne même plus supporter la démocratie. Par mimétisme, les démocraties occidentales sont donc contaminées par la propagande des États totalitaires qu’elles combattent. Mais au-delà de cette contagion, Jacques Ellul établit un lien de corrélation entre démocratie et propagande : si le régime démocratique est l’avènement des masses au pouvoir, chaque citoyen devient de fait intéressé par les décisions de l’État démocratique ; or, si la démocratie est de ce fait inimaginable sans information, l’information est inconcevable sans propagande.
Information et propagande
6La pierre angulaire de la critique ellulienne des médias tient à sa thèse d’une grande porosité des limites entre information et propagande. Il n’est pas question de confondre les deux choses, mais pas non plus de les opposer comme la vérité au mensonge : il s’agit de les lier aussi étroitement que possible. L’information, par définition, n’est jamais objective ni exhaustive : elle doit être condensée et accrocheuse, afin d’éviter au récepteur l’effort intellectuel et surtout de mémoire qu’il ne peut mener. L’information revient donc par nature, à choisir certains faits parmi des millions, à les schématiser et à les simplifier, puis à les asséner sans retenue au travers d’une grille de lecture préétablie [19]. Nous ne sommes pas loin ici de la propagande : « Ainsi l’information est déjà une déformation de l’opinion publique » [20].
7La subjectivité de l’informateur est inévitable : l’informateur le plus loyal considèrera par exemple comme plus importants les faits les plus proches, et c’est ainsi que l’opinion française sera nourrie, même dans un système honnête d’information, d’abord de la réalité française, et gardera donc la conviction que l’importance internationale de la France est toujours majeure [21].
8L’information est par ailleurs la condition d’existence de la propagande : une masse non informée est indifférente, et donc imperméable, à la propagande. Ce fut longtemps le cas de la paysannerie, jusqu’au milieu du xxe siècle. Il n’y a un intérêt de la masse pour les grands débats idéologiques qu’à partir du moment où il y a des médias qui diffusent l’information. Mais c’est aussi à partir de ce moment que la propagande peut devenir massive. Paradoxalement, l’opinion est d’autant plus sensible à la propagande qu’elle est plus informée. L’information confère donc à la propagande non seulement la base de fait dont elle a besoin, mais l’occasion de s’exercer [22]. L’information pose des problèmes que la propagande envenime et pour lesquels elle fait miroiter une solution. Ainsi, l’information provoque la nécessité de la propagande, pour mettre de la cohérence dans une multitude de faits épars et angoissants [23]. La propagande répond au double besoin d’explication et de valorisation de l’individu : « Écrasé par l’information, il est redressé par la propagande » [24]. Ainsi, « l’information se tourne presque nécessairement en propagande ; c’est elle qui permet la propagande, c’est elle qui la nourrit, et qui la rend nécessaire » [25].
Les médias comme vecteurs de propagande horizontale
9Si l’information diffusée par les médias en régime démocratique est pour l’essentiel une propagande, qui répond aux mêmes critères que la propagande totalitaire, cela tient au fait que la propagande est devenue un véritable besoin pour le citoyen d’aujourd’hui : le bouleversement des structures sociales et des valeurs traditionnelles est tel, que l’homme ne peut s’adapter à la société technicienne et supporter sa condition sans être nourri en permanence de cette aliénation fondamentale [26]. Le « propagandé » n’est donc pas une victime innocente, mais il est au contraire totalement complice des agissements du propagandiste auquel il demande de satisfaire son besoin… [27] C’est afin de rendre compte de ce mécanisme pervers que Jacques Ellul élabore les concepts de « propagande sociologique » et de « propagande d’intégration » pour désigner cette forme de propagande horizontale qui, recourant aux mêmes moyens que la propagande politique verticale, modifie le style de vie des citoyens en fonction d’un certain modèle [28]. C’est pourquoi, à son sens, la catégorie de « propagande » doit englober tous les phénomènes d’adaptation d’un individu à une société ; celles-ci se situent entre le lavage de cerveau et les stratégies douces des public and human relations [29] ou des médias audiovisuels. Les critères énoncés ci-dessus conviennent d’ailleurs parfaitement à la caractérisation de l’information médiatique, de la publicité, mais aussi de l’enseignement dans une société démocratique : ces trois phénomènes visent à modeler l’homme selon un prototype, à le rendre conforme à la société technicienne [30]. Les procédures de conditionnement sont analogues à celles auxquelles ont eu recours les stratèges nazis et staliniens : « Tout État moderne suppose l’existence d’un Ministère de la Propagande, quel que soit le nom qu’on lui attribue » [31].
10C’est avec l’exemple de la presse écrite que la complicité du « propagandé » dans le processus de sa propre aliénation est la plus nette. En effet, chacun choisit de ne s’abreuver qu’à un seul journal, qui ne prêche par conséquent qu’à des convaincus : le communiste ne lit que L’Humanité, l’homme de droite ne lit que Le Figaro, le catholique ne lit que La Croix et le protestant que Réforme, etc [32]. Par conséquent, et contrairement à un lieu commun, l’apprentissage de la lecture n’est pas toujours un progrès vers la liberté, car l’important n’est pas de savoir lire, mais de savoir ce qu’on lit. Sinon, la lecture n’a pour effet que de détruire certaines qualités spontanées d’observation et de mémoire. Savoir lire sans discernement correspond à l’homme parfaitement adapté à la propagande. Ainsi, « le lecteur offre lui-même sa gorge au couteau de la propagande qu’il choisit »… [33]
11Jacques Ellul relie étroitement le glissement de l’information en propagande, ainsi que le statut des médias comme vecteurs de la propagande horizontale, aux mutations profondes de la société moderne, essentiellement marquée par le phénomène technicien. Nous baignons dans un milieu technique, foncièrement différent de celui dans lequel vivaient nos ancêtres, et c’est ce contexte inédit qui nécessite un prodigieux effort d’adaptation rendu possible par la propagande médiatique. Les médias ont pour fonction essentielle de modifier l’homme en profondeur, afin de le rendre conforme à une société de plus en plus déterminée par les facteurs techniques. Le déluge d’informations qui noie l’individu dans la société technicienne, sans qu’aucune d’entre elles ne le concerne directement, mais en lui présentant un « spectacle politique » [34] permanent où chaque événement chasse immédiatement le précédent, et en lui imposant une vision catastrophique du monde, constitue une manipulation insidieuse qui le rend vulnérable à tout discours simpliste [35]. La quantité torrentielle de messages, de clips, de réclames, d’images et de musiques, qui se déversent chaque jour et sans interruption sur nos contemporains, les hypnotise, les subjugue, les dépossède d’eux-mêmes, leur retire tout esprit critique, leur insuffle un sentiment confus d’impuissance face au monde, et les conduit à adopter docilement un mode de vie conforme au type consumériste [36].
12La publicité crée sans cesse de nouveaux besoins sans rencontrer de résistance décisive [37]. Elle a bien sûr pour but de vendre, mais elle informe aussi sur le progrès technique et sur l’invention de nouveaux gadgets dans notre société, et surtout elle propose un modèle de vie [38]. À ce titre, elle contribue puissamment au conditionnement des esprits et au processus qui rend les individus conformes au prototype imposé par la société technicienne. La publicité, en effet, n’est plus seulement un agent de vente, elle est devenue le moteur de tout le système « science – technique – marchandise », elle est la dictature invisible de notre univers technicien [39].
13Jacques Ellul considère la télévision comme l’une des principales puissances fascinatrices de la société technicienne : contrairement aux apparences, elle ne délivre pas de message, elle est elle-même le message [40]. Elle constitue un funeste piège pour tous ceux qu’elle prend dans ses rets : de son fait, l’homme est en proie au divertissement (au sens pascalien du terme) par le truchement du jeu perpétuel qui éparpille, isole, et fait éclater la personnalité [41], et par celui du sport [42], « le grand prestidigitateur social ! » [43], véritable « opium du peuple » [44].
Foi chrétienne et critique de l’institution médiatique
14Contre toute attente, la sévère critique que Jacques Ellul adresse à l’univers des médias est étroitement liée à sa foi chrétienne. Mais les modalités de cette connexion ne correspondent peut-être pas à celles que l’on imagine. On a pu reprocher à Jacques Ellul son pessimisme anthropologique et son iconoclasme hérités de la tradition calviniste. Il est en effet exact que notre auteur n’accorde aucun crédit aux œuvres humaines, et se défie de toute prétention humaniste : la maturité et la responsabilité de l’homme moderne sont un leurre à ses yeux ; cet homme est au contraire totalement malléable, influençable, manipulable.
15Quant au regard que Jacques Ellul porte sur les images, il est effectivement foncièrement dépréciatif, au nom de l’insigne supériorité de la parole [45]. Pour lui, les images conditionnent nos actions, elles sont rigoureuses, impératives, irréversibles, et surtout elles abolissent toute distance critique. La vue se caractérise par l’immédiateté : elle nous donne une image intemporelle parce qu’instantanée, globale. « Une connaissance fondée sur le visuel est nécessairement linéaire et logique » [46], elle ne peut être dialectique. C’est pourquoi la vue est l’organe de l’efficacité, de la maîtrise de l’univers, qui permet la technique : l’image est un miroir de l’homme qui se contemple dans son œuvre. À l’inverse, « la parole impose le temps à la vision » [47] : elle implique la durée, elle nous plonge dans la temporalité. Même transformée en image visuelle par l’écriture, et ainsi introduite dans l’espace, la parole ne peut jamais être saisie instantanément. Elle est un mystère, une énigme à déchiffrer, un texte à interpréter, elle nous fait vivre sans fin dans le malentendu et la recherche du sens. À la différence de l’image, la parole n’est pas terroriste, elle laisse toute une marge de liberté à l’auditeur, qui est invité à utiliser à son tour ce même don de liberté qu’est la parole. Alors que la vue nous donne une évidence, la parole exclut l’évidence, elle est paradoxale car elle rend compte directement de l’ambiguïté de l’homme.
16Si notre société moderne privilégie l’image, c’est parce que sa tentation majeure, liée à l’hégémonie technicienne, consiste à assimiler Réalité et Vérité : à nous faire croire que le réel est vrai. Selon la conceptualité ellulienne, la « Réalité » est ce qui est constatable, le monde qui nous entoure et que nous percevons par l’organe de la vue. La « Vérité » est ce qui se réfère à la destination dernière de l’homme, au sens de sa vie, c’est-à-dire à sa signification et à son orientation. La Vérité est une question toujours ouverte posée à l’homme sur sa vie. Or, la société technicienne tend à nous persuader qu’il n’y a rien au-delà du constatable. Et l’image se réduit à la Réalité, tandis que la parole, si elle peut s’y référer à l’instar de l’image, est la seule à être relative à la Vérité, et donc à pouvoir la transmettre. Bien entendu, l’homme peut mentir par la parole, mais celle-ci devient précisément mensonge « lorsqu’elle récuse sa relation avec la Vérité » [48], c’est-à-dire lorsqu’elle prétend ne plus rien dire d’autre que la Réalité : c’est alors qu’elle est rapidement distancée par l’image. Telle est notre condition moderne : inondés d’images, nous avons humilié la parole, et par conséquent la Vérité [49].
17Cette nette opposition entre image et parole, sur le registre du clivage entre Réalité et Vérité, permet d’étayer la thèse du fondement calvinien de la critique de la prolifération des images dans la société technicienne, mais elle ne suffit pas à rendre compte de la totalité de l’analyse que Jacques Ellul déploie à l’endroit de l’institution médiatique. Notre auteur n’est pas plus tendre avec la presse écrite, et le protestantisme dans son ensemble n’est nullement réfractaire à l’utilisation des images, y compris pour représenter la figure divine, à condition qu’elles ne soient pas objet de culte. La galaxie protestante est donc aussi plurielle sur cette question : il suffit pour s’en convaincre de relever la vive critique que Remy Hebding adresse à Jacques Ellul, et à la « confusion désastreuse » qui l’amène à « opposer de manière radicale et caricaturale parole et image » [50].
18Les ressorts de la critique ellulienne des médias doivent donc être cherchés dans une orientation théologique protestante bien particulière, d’inspiration barthienne, et dans son rapport dialectique à l’analyse sociale. L’œuvre du théologien de Bâle, Karl Barth (1886-1968), est en effet, avec celle du philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855), l’une des deux références majeures de Jacques Ellul. Or, l’un des axes de sa pensée et de ses engagements est le combat contre l’idole, qu’elle soit politique, économique, idéologique, technique ou culturelle. Au nom du Dieu transcendant, rien sur terre, et a fortiori aucune œuvre humaine, ne peut être exaltée, ni se parer d’une quelconque once de religiosité, sous peine d’être dénoncé comme objet d’idolâtrie.
19Jacques Ellul considère les médias comme l’un des outils majeurs de la recomposition du religieux dans le monde moderne. La technique est le principal vecteur de désacralisation du monde (qui ne respecte plus aucune sacralité, aucun interdit, aucune intimité). Or, au moyen de la propagande horizontale, cette technique toute-puissante opère une sorte de transfert sur elle-même du sentiment de sacré. Le JT est devenu la grand’messe obligatoire, le poste de télévision trône dans la principale pièce du foyer, exerçant sur tous un insigne pouvoir de fascination, et les yeux du présentateur vous suivent si vous vous déplacez, comme le regard d’une icône. La presse écrite, les médias audiovisuels comme les nouvelles technologies, ne cessent d’entretenir le culte de l’innovation technique, en glorifiant le dernier gadget à la mode, et ce faisant, en transgressant chaque jour un peu plus les limites entre information, publicité et propagande. Les médias sont la liturgie quotidienne des dévots du progrès que nous sommes.
20Mais la critique ellulienne des médias doit être resituée dans l’architecture globale de l’œuvre de Jacques Ellul. Les 58 ouvrages qu’il a publiés peuvent être répartis en deux versants bien distincts, et cependant reliés par un vigoureux mouvement dialectique : un volet sociologique, qui déploie une critique de la société technicienne et médiatique, et un volet théologique et éthique, qui aborde différentes thématiques à la lumière de la foi et de l’espérance chrétiennes. Et Jacques Ellul explicite clairement le rapport dialectique entre ces deux versants : la critique sociale lui a évité de construire une théologie désincarnée, et s’il a pu développer une analyse aussi radicale et corrosive de la société technicienne, c’est parce qu’il était chrétien, c’est-à-dire qu’en s’appuyant sur un Dieu transcendant au système des œuvres humaines, il a pu vivre d’une foi et d’une espérance qui vont au-delà de ce monde sans issue. Cela ne l’incitait nullement à mépriser ce dernier, mais au contraire à s’y engager pleinement et à déployer une éthique de profanation à l’endroit des mythes politiques et techniciens, à commencer par l’arôme médiatique qui les auréole. [51] [52] [53]
Bibliographie
Références bibliographiques
• Ellul, Jacques
- 1952, « Propagande et démocratie », Revue française de Science politique, vol. II, n° 3, juillet – septembre 1952, pp. 474-504.
- 1957, « Information et propagande », Diogène, n° 18, avril 1957, pp. 69-90.
- 1990 (1962¹), Propagandes, Paris, Economica, 362 p.
- 1963, « De la signification des relations publiques dans la société technicienne. Un cas de passage de l’information à la propagande », L’Année Sociologique, 3è série, p. 69-152.
- 1976 (1967¹), Histoire de la propagande, Paris, PUF, 128 p.
- 1981, La Parole humiliée, Paris, Le Seuil, 304 p.
- 2004 (1988¹), Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 752 p.
- 2007, Penser globalement, agir localement. Chroniques journalistiques, Monein, Éditions PyréMonde – Princi Negue, 286 p.
• Hebding, Rémy
- 2003, Le protestantisme et la communication. Fascination ou communion ?, Genève, Labor et Fides, 156 p.
Notes
-
[*]
Professeur de philosophie, Faculté de Théologie protestante, Université de Strasbourg.
-
[1]
Ellul, 1990 & 1976
-
[2]
Ellul, 1952, 1957 & 1963
-
[3]
Ellul, 1981
-
[4]
Ellul, 1990, p. 75
-
[5]
Ellul, 1976, p. 6
-
[6]
ibid., p. 18
-
[7]
ibid., p. 48
-
[8]
ibid., p. 104
-
[9]
Ellul, 1990, p. 18-21
-
[10]
ibid., p. 19-20, 107-116, 169-170
-
[11]
ibid., p. 29-31
-
[12]
ibid., p. 36-44
-
[13]
ibid., p. 134-135
-
[14]
ibid., p. 65-75
-
[15]
ibid., p. 179-180
-
[16]
ibid., p. 184-186
-
[17]
ibid., p. 191-200
-
[18]
ibid., p. 324-331
-
[19]
ibid., p. 258-265 ; aussi Ellul, 1952
-
[20]
Ellul, 1990, p. 152-157, 272-280 ; Ellul, 1952, p. 504
-
[21]
ibid, p. 474-476
-
[22]
Ellul, 1957, p. 71-74
-
[23]
Ibid., p. 74
-
[24]
ibid., p. 78
-
[25]
ibid., p. 82-83
-
[26]
ibid., p. 84-87
-
[27]
Ibid., p. 89
-
[28]
Ibid., p. 90
-
[29]
Ellul, 1976, p. 74
-
[30]
ibid., p. 72 ; aussi Ellul, 1990, p. 120-121, 137-140
-
[31]
Ellul, 1990, p. 75-94
-
[32]
ibid., p. 8-9 ; aussi Ellul, 1963 (dans cet article long de 84 pages, l’auteur s’intéresse au management et aux médias d’entreprise, comme à un cas d’école de l’adaptation de l’individu à un modèle social dicté par les intérêts de l’entreprise, et de ce fait de sa mise en conformité aux orientations de la société globale : « Dans un système démocratique, […] le gouvernement a d’autant moins besoin d’user de propagandes globales d’intégration que le travail est effectué […] dans chaque entreprise », p. 152).
-
[33]
Ellul, 1990, p. 24-25
-
[34]
Ibid., p. 31-32
-
[35]
ibid., p. 237
-
[36]
Ibid., p. 121
-
[37]
Ibid., p. 276
-
[38]
ibid., p. 163-166, 333-342
-
[39]
Ellul, 2004, p. 581,587-595
-
[40]
Ellul, 1990, p. 311
-
[41]
ibid., p. 341
-
[42]
Ellul, 2004, p. 621-639
-
[43]
ibid., p. 595-607
-
[44]
ibid., p. 644-653
-
[45]
ibid., p. 654-664 ; aussi Ellul, 2007
-
[46]
Ellul, 2004, p. 654
-
[47]
Ellul, 2007, p. 184
-
[48]
Ellul, 1981, p. 9-53
-
[49]
Ibid., p. 15
-
[50]
Ibid., p. 20
-
[51]
Ibid., p. 37
-
[52]
ibid., p. 9-53
-
[53]
Hebding, 2003, p. 96