Notes
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Sur les 31,2 milliards d’euros de dépenses de communication faites par les annonceurs en France en 2004, on constate que la répartition dépenses médias vs hors médias se fait toujours au détriment des premiers. En effet, selon l’AACC (l’Association des agences conseil en communication), les dépenses hors médias (annuaires, marketing, promotion, salons, foires, parrainage, mécénat et relations publiques) représentent 64,8 % du total des dépenses des entreprises, soit un montant total de 20,2 milliards d’euros.
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Traduction de l’auteur.
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Pour une application de ce concept aux entreprises médiatiques, il conviendra notamment de se référer à l’article de Ferrando et ali (2004). Soulignons que d’autres marchés possèdent cette structure duale de marché, tels que le marché des cartes bancaires, le marché du e-commerce… Voir notamment l’article de Rochet et Tirole (2003).
1Le secteur de l’information et de la communication occupe une place croissante dans la société. Les citoyens des pays développés consacrent une large part de leur temps de loisirs à la consommation des médias, notamment à l’écoute de la radio et de la télévision, mais aussi à la lecture de journaux et de magazines. Un Américain, en moyenne, consacre 4h par jour à regarder la télévision, tandis que ce temps est de 3h40 au Japon, et de 3h30 en France. Par ailleurs, même si ce second aspect est parfois relativisé, notamment par Rémy Rieffel en 2005 dans son dernier ouvrage, le contenu des médias peut exercer une influence non négligeable sur les valeurs sociales de nos démocraties. Une partie significative de la culture populaire d’aujourd’hui dérive des programmes de télévision. De la même manière, nouvelles et journaux d’opinion peuvent en partie orienter, voire influencer l’opinion publique.
2Les médias vendent leur contenu médiatique aux consommateurs. C’est aussi un moyen pour eux de vendre « l’attention » des consommateurs aux annonceurs : « When news outlets sell « eyeballs » to advertisers the question becomes, what content can attract readers or viewers rather than what value will consumers place on content ? » (Hamilton, 2004). Bien entendu, le contenu médiatique lui-même est « accessoire » du point de vue des annonceurs dans la mesure où il est souvent fourni gratuitement aux téléspectateurs. En Europe, mais aussi au Japon et aux États-Unis, les téléspectateurs ont accès gratuitement à la plupart des réseaux de télévision, tandis que les journaux gratuits envahissent les bouches de métro, jour après jour. Ainsi, la publicité s’est imposée rapidement comme une source de financement essentielle pour les entreprises médiatiques.
3Avant de mettre évidence les conséquences des relations entre les entreprises médiatiques et la publicité, qui fera l’objet de notre second point, il convient de rappeler brièvement les raisons pour lesquelles les médias ont fait appel à la publicité.
La publicité comme source de financement incontournable
4La première raison est liée à la structure de coûts des contenus médiatiques. Celle-ci se caractérise par des économies d’échelle considérables et des coûts variables de production relativement faibles. Dans le cas de la production de quotidiens, qui fait peu appel à une logique d’externalisation de coûts (sous-traitance) comme dans le cas des périodiques, cette structure est particulièrement évidente. Le coût du prototype est très élevé et s’apparente à un coût fixe. On dit souvent que « l’information est coûteuse à produire et peu coûteuse à reproduire ». Par ailleurs, les coûts fixes d’information sont souvent irrécupérables (sunk cost) : une fois l’investissement effectué, l’argent dépensé ne peut être recouvré. Cette structure de coûts est semblable à celle des médias audiovisuels, où la production d’un programme entraîne à son tour un coût fixe de production élevé. La production télévisuelle est elle aussi une industrie de prototype dont le processus de fabrication est long et engage des moyens importants (voir notamment l’article de Bourreau et ali, (2002) et les ouvrages de Mathien (2003), Toussaint-Desmoulins (2004), Le Floch et Sonnac, 2005).
5La deuxième raison du financement par la publicité est directement liée à la nature économique du produit « contenu médiatique ». Les médias sont des biens publics. La consommation d’un bien par un agent ne diminue pas la consommation de ce bien par un autre agent. Cette définition est celle d’un bien non rival. Les médias sont aussi des biens qui répondent parfois au critère de non exclusion, où les individus qui ne pourraient ou ne voudraient pas payer pour la consommation de ce bien, ne sont cependant pas exclus de leur consommation. Ainsi, on peut distinguer les biens publics purs, répondant aux critères de non rivalité et de non exclusion : c’est le cas des journaux gratuits ou de la télévision généraliste hertzienne ; des biens semi publics, qui répondent au principe de non rivalité mais, en revanche, admettent l’exclusion par le prix. C’est le cas de la presse payante ou encore de la télévision à péage.
6Plusieurs conséquences découlent de ces principes de non rivalité et de non exclusion. D’une part, le contenu médiatique est commun à tous les consommateurs des médias indépendamment de leurs préférences spécifiques. Or, celles-ci sont généralement hétérogènes, ce qui pose le problème de l’agrégation des préférences et de la satisfaction des goûts des minorités. La seconde conséquence, dérivant du principe de non exclusion est liée à la question du financement des biens publics lorsque ceux ci sont accessibles gratuitement aux usagers. Pour y répondre, les médias se sont tournés vers des sources de financement alternatives, comme par exemple, la redevance pour les industries publiques du secteur de l’audiovisuel, mais aussi bien entendu, vers la publicité, pour les industries médiatiques en général.
7Enfin, et il est aussi un des éléments essentiels d’explication de la présence de la publicité au sein des médias, les médias sont des biens sous-tutelle. Ceux-ci correspondent à une catégorie de biens pour lesquels l’État décide de manière « autoritaire » que la consommation d’un bien est « bonne » ou « mauvaise ». Les dépenses publiques encouragent souvent les premiers, tandis que la taxation ou l’impôt découragent les seconds. Par exemple, les programmes éducatifs diffusés à la télévision peuvent être subventionnés par l’État et le temps de diffusion publicitaire limité ou contraint puisqu’il est souvent perçu comme une nuisance par beaucoup de téléspectateurs. De même, un État démocratique souhaite généralement garantir l’accès libre à une gamme large de journaux afin de protéger le pluralisme d’opinions politiques. Dans cet objectif, il aide économiquement les entreprises médiatiques, et notamment les entreprises de presse à demeurer présentes au sein de ce secteur économique dans lequel il convient d’afficher un prix de vente suffisamment « attractif » pour ne pas décourager les lecteurs de consommer les titres de presse (l’élasticité prix de la demande de titres est relativement élevée), afin d’assurer la diffusion la plus large et dans le même temps, parvenir à couvrir des coûts fixes de production extrêmement élevés.
8Ces raisons justifient à la fois la présence de l’État au sein de ce secteur mais aussi celle des annonceurs.
9Regardons à présent du côté des entreprises industrielles. Ces dernières ont dépensé en 2005 près de 10 milliards d’euros dans les médias (télévision, radio, presse écrite, cinéma et affichage) afin d’assurer la promotion de leurs produits auprès des consommateurs potentiels. Il est évident que les secteurs de production de l’économie ont besoin des médias pour amener leurs produits et services à la connaissance des consommateurs. C’est ainsi que l’on trouve la présence de la publicité dans les différents médias, pour des montants plus ou moins importants ou des combinaisons distinctes. En effet, les modalités de financement diffèrent selon le type de médias. À une extrémité des possibles, il existe des médias qui ne perçoivent aucune recette de publicité, c’est le cas du Canard Enchaîné et de Charlie Hebdo pour les médias écrits et de Arte France, pour le secteur de l’audiovisuel. À l’autre extrémité de ces possibles, des médias écrits, tels la presse gratuite et certains médias audiovisuels, comme TF1 ou M6 ou encore de nombreuses stations de radio ne vivent que d’une seule source de financement : la publicité. Entre les deux, on retrouve la très grande majorité des médias, notamment les périodiques ou les télévisions thématiques qui fonctionnent sur la base d’un modèle économique mixte. Le double financement est assuré à la fois par les recettes publicitaires (qui comprend la publicité commerciale et les petites annonces) et par les recettes issues de la vente (ventes au numéro ou abonnements). Un autre modèle économique fondé lui aussi sur le double financement existe au sein des médias audiovisuels. C’est le cas des opérateurs publics, où le financement est assuré par la publicité et par la redevance, qui correspond à une taxe payée par les téléspectateurs. La proportion de cette contribution au financement total varie d’une chaîne à l’autre. Dans le cas des chaînes du groupe France Télévisions (France 2, France 3 et France 5), par exemple, la redevance représente près de 35 % en 2003 pour France 2, et environ 90 % pour France 5 du financement total des chaînes.
10Pour autant, selon une étude du Bipe réalisée en 2004, le marché publicitaire français semble relativement sous développé comparativement aux autres marchés européens (Allemagne, Royaume-Uni, Espagne et Italie). Depuis une vingtaine d’années, le marché publicitaire français a connu deux périodes. La première durant les années 1980 s’est traduite par une forte croissance des dépenses de communication par les entreprises, à la suite notamment du développement de la télévision. Après une première crise au début des années 1990, on observe ensuite une reprise des dépenses de communication des entreprises jusqu’à l’éclatement de la bulle Internet en date de 2001, marquant ainsi la fin de la seconde période [1].
11In fine, la plupart des entreprises médiatiques financent leurs activités par la publicité. Elles ont besoin des annonceurs pour faire de leur production un contenu profitable, tandis que les annonceurs ont besoin des entreprises médiatiques pour faire connaître leurs produits auprès des consommateurs. Par conséquent, l’industrie des médias fournit un produit joint à deux catégories différentes de clients : le support médiatique aux annonceurs (encarts, temps de diffusion…) et le contenu médiatique aux consommateurs (informations, divertissements, culture… aux lecteurs, téléspectateurs, internautes…).
Les médias comme plate-forme d’échange
12Dans ce marché « biface » le contenu médiatique peut être influencé en partie, par le désir des propriétaires des médias d’offrir un produit qui fait interagir le plus grand nombre d’annonceurs publicitaires et de consommateurs. Ceci peut créer un biais potentiel dans la sélection de programmes ou de nouvelles offertes aux consommateurs par les entreprises médiatiques. La concurrence que se livrent les entreprises des médias afin de maximiser la taille de leur audience et par voie de conséquence leurs recettes publicitaires « gouverne » en quelque sorte le fonctionnement du marché dans l’industrie médiatique : « La disponibilité à payer des annonceurs afin d’atteindre des consommateurs potentiels de leurs produits peut déterminer le type et la gamme de contenus offerts. Cet aspect entre en contradiction avec le marché traditionnel où c’est le goût des consommateurs qui oriente le type et la gamme de produits fournis par les entreprises. En effet, dans les marchés traditionnels, les consommateurs « votent » d’une certaine façon avec leur pouvoir d’achat pour les produits qu’ils souhaitent consommer. Ici, ce pouvoir est transféré aux annonceurs qui ont la possibilité de décider avec leur argent, du type de programmes et d’informations que les propriétaires des médias doivent offrir aux consommateurs, afin de livrer l’audience la plus large possible, l’« attention » maximale, à leurs messages publicitaires. Dans ce contexte, le pouvoir économique du consommateur est filtré, voire « manipulé » par la disponibilité des annonceurs publicitaires à promouvoir leurs produits » (Anderson et Gabszewicz, 2005) [2].
13Par ailleurs, le rôle de la publicité dans la production médiatique ne se réduit pas « uniquement » à l’influence qu’elle peut exercer sur le contenu intrinsèque du produit médiatique. Il crée aussi une interaction entre deux industries (médias et publicité), qui permet d’apparenter les industries médiatiques à des plates-formes d’échanges avec externalités de réseau croisées [3]. On parle d’externalité de réseau simple, lorsque l’utilité d’un consommateur pour un bien croît avec la taille de la demande pour ce bien. L’exemple le plus connu est celui du téléphone, où l’utilité pour un consommateur d’en posséder un croît avec le nombre d’individus qui en possède un eux aussi. On parle d’externalités de réseau croisées lorsque la satisfaction d’un consommateur pour un bien vendu sur un marché dépend de la taille de la demande pour un autre bien sur un marché différent, et vice versa. Ainsi, chacun des groupes a des gains potentiels à interagir et la plate-forme rend possible l’interaction.
14Par exemple, dans le contexte du secteur de la presse écrite, les plates-formes sont les propriétaires de presse et les deux groupes intervenant sur cette plate-forme sont les lecteurs et les annonceurs. Les annonceurs publicitaires achètent d’autant plus d’espaces publicitaires que la taille du lectorat sera grande, augmentant ainsi l’impact du message publicitaire. Les consommateurs de presse de leur côté, indépendamment du contenu intrinsèque de la publication, peuvent apprécier ou non la publicité dans leurs titres. Par conséquent, le volume de publicité génère une externalité positive (dans le cas de publiphilie) ou négative (dans le cas de publiphobie) sur les lecteurs, tandis que le nombre de lecteurs génère une externalité positive sur les annonceurs publicitaires. Ainsi, l’ensemble des médias (télévision, radio, presse d’opinion, presse magazine,..) peuvent être considérés comme des plates-formes d’échanges entre consommateurs et annonceurs. Dans le cas où il n’existe pas de transactions marchandes entre les consommateurs et les entreprises médiatiques, c’est le cas des journaux gratuits, de la radio ou encore de la télévision généraliste, cette structure reste identique. En effet, même si les consommateurs bénéficient gratuitement des services offerts par le média, pour autant, les annonceurs restent présents sur leur versant du marché et assument l’intégralité du coût de production du média dans le but d’atteindre une cible potentielle de clients, lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs.
15Cette structure de marché dual ou biface a des implications qui s’avèrent cruciales sur la nature de la concurrence que se livrent les entreprises médiatiques entre elles, notamment en matière de diversité et de pluralisme.
Les implications de cette structure de marché biface
16Prenons un exemple simple de concurrence entre deux chaînes de télévision sur le marché de la publicité. On suppose que chaque chaîne soit offerte gratuitement aux téléspectateurs et que leur objectif consiste, pour chacune d’elle, à maximiser la taille de son audience. De plus, on suppose que les goûts des téléspectateurs entre deux types de programmes sont distribués le long de l’intervalle unité, où chaque téléspectateur va choisir de regarder la chaîne qui diffusera le programme le plus proche de son programme idéal (point sur l’intervalle). La question qui se pose alors à la chaîne est la suivante : quel programme doit-elle choisir de diffuser afin de plaire au plus grand nombre de téléspectateurs ? Où doit-elle se situer sur cet intervalle ? Dans cet exemple très simple, il est évident que les deux chaînes se localiseront au même point de l’intervalle, celui situé au centre. En effet, si on suppose le contraire, alors chaque éditeur de télévision souhaitera augmenter son audience en se déplaçant au plus près de la chaîne rivale dans le but de capturer la moitié de l’audience située entre lui et l’autre éditeur. Ainsi, les deux chaînes, à l’équilibre, reproduiront le programme correspondant aux goûts idéaux du « téléspectateur médian », ce qui conduit à une réduction de la diversité puisque les deux chaînes produiront le même programme ! Cette première illustration met en évidence que la course à l’audimat peut avoir pour conséquence immédiate une réduction de la diversité des programmes offerts.
Financement publicitaire, monopole et diversité
17Steiner en 1952 a été le premier auteur à avoir étudié le lien entre la publicité et la diversité des contenus médiatiques. L’auteur américain compare la diversité des programmes offerts aux téléspectateurs, lorsqu’un bouquet de chaînes est géré par un monopole, avec celle qui résulterait d’une concurrence entre celles-ci. La réponse à cette question semble évidente a priori : davantage de diversité devrait résulter de la concurrence, où chaque chaîne se spécialiserait sur un programme ou sur une « niche » particulière (une cible) de téléspectateurs. Or, il montre à partir d’un exemple que la concurrence peut engendrer l’effet inverse, et conduire au contraire à une duplication des programmes offerts. Le monopole offrirait dans les mêmes conditions, deux programmes distincts aux téléspectateurs, proposant ainsi davantage de diversité que celle qui résulterait de la concurrence. Ce paradoxe apparent découle de l’objectif poursuivi par les chaînes : attirer l’audience la plus large pour satisfaire aux desiderata des annonceurs.
18L’exemple proposé par Steiner est le suivant. Il suppose que trois types de programmes peuvent être a priori proposés aux téléspectateurs par trois chaînes de télévision différentes. Le premier est un programme de divertissement pur (programme A), le deuxième un programme culturel (programme B) et, enfin, le dernier (programme C) se compose d’un mélange, à parts égales, des deux types de programmes précédents. De plus, il suppose qu’un téléspectateur ne regarde la télévision que lorsque son programme préféré est offert. Afin d’illustrer le raisonnement de Steiner, supposons que 5 000 téléspectateurs ont pour programme préféré le programme C, 2 500 le programme A et, enfin, 1 250 le programme B. Si les trois chaînes étaient sous le contrôle d’un propriétaire unique, en situation de monopole, celui-ci choisirait de diffuser les trois types de programmes lorsque son objectif est de maximiser l’audience et, par conséquent, sa recette publicitaire. Cette stratégie lui permet en effet de recueillir l’intégralité de l’audience (8 750 téléspectateurs) : tous peuvent alors choisir de regarder leur programme préféré, plutôt que de ne pas regarder la télévision. Supposons maintenant que les trois chaînes soient en concurrence et appartiennent à trois propriétaires différents. L’application du critère de maximisation de l’audience conduit alors à un éventail de programmes offerts moins diversifié. En effet, en situation de concurrence, deux chaînes parmi les trois préfèrent se partager l’audience du programme C, réalisant chacune une audience égale à 2 500 téléspectateurs. La dernière choisit quant à elle d’offrir le programme A, réalisant une audience égale à 2 500 téléspectateurs. Par conséquent, 7 500 téléspectateurs ont accès à leur programme préféré. En revanche, la minorité constituée des 1 250 téléspectateurs préférant le programme B sont privés, quant à eux, de l’accès à leur programme favori. D’un point de vue stratégique, la structure oligopolistique considérée n’incite aucune des chaînes à offrir aux téléspectateurs le programme B : la recette publicitaire obtenue en dupliquant le programme C excède celle que chacune d’elle obtiendrait en diffusant le programme favori de la minorité restante. Ainsi, paradoxalement, plus de concurrence conduit à une diminution de la diversité offerte. Le financement publicitaire peut ainsi affecter la diversité du contenu médiatique par l’incitation qu’il créé parfois à dupliquer ce contenu.
Financement publicitaire et concentration
19Une autre contribution importante fournit des éléments d’explication de la concentration dans le secteur de la presse écrite, à partir des effets de réseau croisés entre les deux industries. Elle revient à Lars Furhoff, dans un article publié en 1973 dans la Scandinavian Economic History Review. Selon l’auteur, il existe un mécanisme d’entraînement réciproque entre la diffusion du titre et les recettes publicitaires ; ce mécanisme est appelé « spirale de la diffusion ». Dans son approche, l’auteur suppose implicitement que les lecteurs tirent bénéfice de la présence de la publicité dans les journaux. Sous cette condition, le titre qui comprend le plus grand nombre de pages de publicité attire davantage de lecteurs, ce qui accroît sa diffusion aux dépens des concurrents. À son tour, cette diffusion accrue attire davantage d’annonceurs, et ainsi de suite, jusqu’à l’élimination du concurrent dont la diffusion était la plus faible au départ. Cette théorie de la spirale de la diffusion peut s’interpréter comme une représentation dynamique des effets de réseau croisés entre les deux industries. Elle consiste surtout à mettre en évidence le fait que, que si les lecteurs ne sont pas hostiles aux encarts publicitaires, la concurrence que se livrent les entreprises de presse sur le marché des lecteurs et sur le marché de la publicité, conduit à l’élimination de l’un des titres et, par conséquent, à une réduction de la diversité en raison de la concentration du secteur qui en résulte.
Financement publicitaire et image politique des journaux
20Le problème de l’incidence du financement publicitaire sur le contenu et la diversité des médias est particulièrement significatif quand il s’agit d’évaluer cette incidence sur le comportement des lecteurs de la presse d’information politique. Cette presse joue en effet un rôle crucial sur l’information du lectorat quant aux programmes politiques des partis et quant à la façon dont les hommes politiques qui les représentent les mettent en œuvre. Le « filtrage » des informations résultant du financement publicitaire mérite d’être analysé de façon approfondie car les distorsions qu’il peut introduire sont susceptibles d’affecter le résultat du jeu démocratique. Les lecteurs de journaux d’information politique achètent généralement ceux-ci pour leur contenu informationnel. De plus, leur choix se porte la plupart du temps vers le journal qui leur fournit une image politique la plus proche de celle qu’ils partagent. Ainsi, la taille du lectorat d’un titre correspond approximativement à la proportion de la population dont l’opinion politique est la plus proche de celle du journal. Mais les recettes du journal dépendent à la fois de ses ventes aux lecteurs, et des ventes d’encarts aux annonceurs. Comme, en raison de son impact publicitaire, la valeur économique de cet espace est liée à la taille du lectorat, il faut s’attendre à ce que les éditeurs fournissent à leurs lecteurs l’image politique la plus apte à accroître leur part de marché dans la population des lecteurs. Ceci est d’autant plus vrai en situation concurrentielle, quand le gain ou la perte d’un lecteur se réalise au profit ou au détriment d’un journal concurrent. Gabszewicz et alli (2002) tentent d’évaluer dans ce contexte si la concurrence entre éditeurs de presse politique en vue d’attirer les annonceurs conduit à une radicalisation des images politiques qu’ils présentent à leurs lecteurs ou, au contraire, à une édulcoration de celles-ci. Ceci revient à étudier comment la dépendance du tarif publicitaire vis-à-vis de l’audience peut influencer le contenu médiatique en situation de concurrence. Ces auteurs montrent que, plus la part des recettes publicitaires est importante dans la recette totale (recettes publicitaires et recettes éditoriales), plus les messages politiques proposés par les éditeurs sont proches l’un de l’autre et tendent à se fixer en conformité à l’opinion du lecteur médian.
21La question de la différenciation des opinions politiques dans les journaux avait déjà été évoquée à plusieurs reprises, notamment par des politologues spécialisés dans l’étude de la presse écrite. La réponse généralement apportée est conforme à la conclusion obtenue par ces auteurs : la publicité conduit à édulcorer l’image politique proposée par les journaux en vue d’appréhender le lectorat centriste, moins sujet à rejeter un journal sur la base de son image politique. Ainsi, dans son ouvrage The Media Monopolist, Bagdikian [1992, p.129-130] tire la conclusion suivante : « Quand l’usage du financement publicitaire s’est généralisé, les idées fortement libérales et radicales, n’ont plus eu droit de cité dans les éditoriaux. Quand un journal souhaite attirer un maximum de publicité, refléter des opinions politiques extrêmes n’est pas la solution optimale. Pour obtenir davantage de contrats publicitaires, il faut des lecteurs appartenant à tous les horizons politiques. La réponse donnée par les éditeurs fut de mettre au point une technique fondée sur la « doctrine de l’objectivité », ce qui a conduit à transformer la presse américaine en une expression neutre de l’idéologie de “l’Establishment” ».
22En conclusion, les médias ont fait appel à la publicité, dès 1836 dans le cas des journaux, dans le but de couvrir des coûts de production extrêmement élevés et de permettre aux lecteurs de s’informer à un prix rendu accessible au plus grand nombre. Cependant, le rôle de la publicité ne s’arrête pas là. Il peut conférer d’une part, un certain pouvoir aux annonceurs sur le contenu intrinsèque des journaux et créer d’autre part, une interaction entre les deux industries. Les externalités positives et négatives générées par cette structure de marché (marché biface) conduit à des spécificités particulières d’un point de vue économique au niveau de la formation des prix, de la structure de prix et du ratio publicité/contenu. De plus, cette structure typique de marché a des implications majeures sur la nature de la concurrence que les entreprises médiatiques se livrent entre elles, en termes de diversité des titres et de pluralisme d’opinions.
Références bibliographiques
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- BAGDIKIAN B.H., [1992] The Media Monopoly, Boston, Beacon Press.
- BOURREAU M., M. GENSOLLEN et J. PERANI [2002], « Les économies d’échelle dans l’industrie des médias », Revue d’économie industrielle, n° 100, 3e trimestre, 119-136.
- FERRANDO J., J.J. GABSZEWICZ, D. LAUSSEL and N. SONNAC [2004], « Two-Sided Network Effects and Competition : an Application to Media Industries », Paris, Lucarnes bleues.
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- GABSZEWICZ J.J., D. LAUSSEL and N. SONNAC [2002], “Press Advertising and the Political Differentiation of Newspapers”, Journal of Public Economic Theory, 4 (3), 249-259.
- FURHOFF L. [1973], “Some Reflections on Newspaper Concentration”, Scandinavian Economic History Review, 21, 1-27.
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- LE FLOCH P. ET SONNAC N. [2005], Economie de la presse, Paris, La Découverte, 2e édition, « Repères ».
- LEROY P., [2005], L’ouverture de la publicité télévisée aux secteurs interdits : quels équilibres entre déréglementation et pluralisme ?, Rapport du Sénat n° 413, session ordinaire de 2004-2005, Paris.
- MATHIEN M. [2003], Économie générale des médias, Paris, Ellipses.
- RIEFFEL R. [2005], Que sont les médias ?, Paris, Gallimard.
- ROCHET J.C., and J. TIROLE [2003], “Platform Competition in Two-Sided Markets”, Journal of the European Economic Association, 1 (4), 990-1029.
- TOUSSAINT-DESMOULINS N. [2004], L’économie des médias, Paris, Presses Universitaires de France, n° 1701, 4e édition.
Notes
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[1]
Sur les 31,2 milliards d’euros de dépenses de communication faites par les annonceurs en France en 2004, on constate que la répartition dépenses médias vs hors médias se fait toujours au détriment des premiers. En effet, selon l’AACC (l’Association des agences conseil en communication), les dépenses hors médias (annuaires, marketing, promotion, salons, foires, parrainage, mécénat et relations publiques) représentent 64,8 % du total des dépenses des entreprises, soit un montant total de 20,2 milliards d’euros.
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[2]
Traduction de l’auteur.
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Pour une application de ce concept aux entreprises médiatiques, il conviendra notamment de se référer à l’article de Ferrando et ali (2004). Soulignons que d’autres marchés possèdent cette structure duale de marché, tels que le marché des cartes bancaires, le marché du e-commerce… Voir notamment l’article de Rochet et Tirole (2003).