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Article de revue

De la fonction du futur en éducation. Pour une critique de l’éducation humaniste

Pages 149 à 154

Notes

  • [1]
    G. Lipovetsky, La société de la déception, Paris, Textuel, 2006.
  • [2]
    Ibid., p. 15-16.
  • [3]
    Ibid., p. 17.
  • [4]
    Ibid., p. 21-22.
  • [5]
    Ibid., p. 101.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid., p. 106.
  • [8]
    Ibid., p. 107.
  • [9]
    Ibid., p. 108.
  • [10]
    F. Neyrat, Homo labyrinthus. Humanisme, antihumanisme, posthumanisme, Paris, Dehors, 2015, p. 11.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Érasme, De pueris instituendis, 1519.
  • [13]
    S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, p. 289-290.
  • [14]
    H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1988.
  • [15]
    P. Foray, « Hannah Arendt, l’éducation et la question du monde », Le Télémaque, no 19, 2001, p. 79-102.
  • [16]
    F. Neyrat, Homo labyrinthus…, p. 31.
  • [17]
    Ibid.
English version

1Nous nous proposons ici d’identifier quelques dimensions critiques des sociétés contemporaines pour mettre en évidence les contradictions et limites des conceptions humanistes de la modernité. Nous allons mettre en lumière leurs présuppositions anthropologiques et herméneutiques et les défis qu’elles posent à l’éducation notamment à propos de la conception du futur et même du besoin de futur comme visée de leurs projets.

Une société hypermoderne : contraintes et opportunités

2Gilles Lipovetsky, dans le livre La société de la déception qui reproduit un long entretien mené par Bertrand Richard, interroge les contradictions et les perspectives de notre société qu’il considère être une société hypermoderne et de l’hyperconsommation [1]. Toutefois, en elle-même, cette société, au sein de ses multiples contradictions initiées par la « seconde modernité » qui a permis une pluralisation des goûts, est aussi celle qui a ébranlé l’ordre disciplinaire, autoritaire et moraliste de la modernité et qui a ouvert ainsi le chemin à la « seconde révolution démocratique ». De cette manière, Lipovetsky, à l’inverse des penseurs du soupçon relativement aux contours de cette société hédoniste et individualiste, prend le parti d’y valoriser « le processus d’affranchissement de l’individu à l’égard des impositions collectives », plutôt que le « contrôle totalitaire des existences » sous la manipulation de la démocratie libérale [2]. Mais, à cet optimisme se mêle une méfiance progressive car la mondialisation nous apporte en même temps insécurité et incertitude qui tempèrent la chaleur de l’enthousiasme libérationniste. D’où ce qu’il appelle le « bonheur paradoxal », un état psychologique entre le désir et la déception ou un bien-être qui cohabite avec un mal-être subjectif [3].

3De cet état découlera, à son tour, une « inflation déceptive » qui provient justement du décalage entre les attentes qui ne cessent pas de s’élever vis-à-vis d’une qualité de vie de plus en plus promise et exaltée, et les frustrations qui, d’emblée, se généralisent un peu partout. La cause de cet écart entre espoir et réalité vient du fait que « les sociétés de l’hypermodernité font monter comme contre-feux les stimulations perpétuelles à consommer, à jouir, à changer », en contraste avec les sociétés anciennes où « les hommes vivaient en harmonie avec leur condition sociale et ne désiraient que ce qu’ils pouvaient légitimement espérer » [4]. Pour cela les déceptions étaient plus rares et limitées, la résignation étant alors renforcée par la forte présence institutionnelle et personnelle des mécanismes de socialisation religieuse.

4L’homme contemporain est l’héritier des désastres sociaux et écologiques produits souvent à contre-courant des promesses faites au nom de la science et de la technique de la modernité. Avec ces accidents monte la perte de confiance dans le progrès et dans le futur. Situation plus grave quand les individus ont été éduqués pour la consommation et vivent l’échec de n’avoir pas accès aux moyens nécessaires pour l’obtenir.

5À présent, en même temps que les offres de la consommation se démultiplient, les goûts se diversifient et s’individualisent aussi. D’où la multiplication des chances d’accès à des nouveautés mais aussi la prolifération des déceptions. Finalement, comme synthèse critique qu’il fait de nos sociétés, Lipovetsky nous laisse un ensemble de propositions qu’il vaut la peine de retenir :

6

  • « La digestion systématique de la dissidence n’est pas le signal d’un néo-totalitarisme, mais plutôt d’une société du mouvement et d’invention accélérée qui a besoin d’écarts pour se renouveler et réinventer perpétuellement » [5].
  • « Aujourd’hui, la technoscience est plus subversive que le politique et le culturel : c’est elle le vrai moteur de la “révolution permanente” et elle le sera sans doute de plus en plus » [6].
  • « L’espérance augmente-t-elle les illusions et les déceptions ? Bien sûr, mais comment vivre sans espoir, sans l’idée d’un “autrement” ? Le degré zéro de l’espérance c’est vraiment l’horreur » [7].
  • « L’homme n’est pas seulement un acheteur, il est aussi un être qui pense, qui crée, qui lutte, qui construit » [8].
  • « Il est impératif de fournir aux enfants et aux individus en général des cadres et des repères intellectuels que la vie consommationniste ne fait que brouiller » [9].

7C’est dans cette société que, en conjonction avec les aspirations à l’autoréalisation et au bonheur, on assiste à l’accroissement du chômage, de la pauvreté, des solitudes, des inégalités sociales, des désastres écologiques ainsi qu’à l’ébranlement des systèmes éducatifs et de l’État-providence. Toutefois, c’est aussi dans cette société qu’ont lieu les contestations, les mouvements alternatifs, le volontariat solidaire, quelques ouvertures de réinvention de la politique… Ainsi, on vit de plus en plus le conflit entre une évidente fragilisation de notre quotidien et une importante volonté de faire et vivre autrement, ce qui signifie qu’on vit entre la frustration par rapport à nos motivations individuelles et visées collectives, et l’espérance à l’égard d’un avenir différent et meilleur. Notre époque est celle de l’émergence des ruptures réelles ou potentielles, cachées ou latentes, qui déclenchent soit des sentiments d’angoisse soit des enthousiasmes et surtout des perplexités qui jaillissent d’un mélange de ces attitudes devant un futur qui, en perspective, nous fait balancer entre les énigmes qui nourrissent notre curiosité et les mystères qui nous angoissent.

Pourquoi et pour quoi le futur ?

8La question existentielle du sens et la problématique anthropologique de son approche gagnent ainsi une importance accrue qui nous invite – ou oblige – à penser le temps comme un devenir où s’esquisse un horizon qu’on essaie de connaître, de dévoiler, ou même de construire à partir du présent, comme avenir de notre présent, ou comme l’occasion d’un futur que tout simplement on méconnaît, qui adviendra d’une rupture, mais qu’on scrute car il peut nous surprendre.

9Mais, pourquoi et pour quoi le futur ? Pourquoi s’inquiéter du futur ? Comment est-ce qu’on peut regarder ou être à l’écoute du futur ? À quoi sert le futur notamment en éducation ? Voilà les questions qui, à cause de leur radicalité critique, esquissent les dimensions projectives de nos vies individuelles et collectives, aujourd’hui toujours entre les aspirations à l’objectivité des futurologies, les impulsions militantes des idéologies, la force des utopies, les certitudes confessionnelles des croyances et les fragilités d’une société où on vit constamment entre les opportunités qui nous séduisent et les contraintes qui nous effraient.

10À ce propos, on pense qu’il serait important, avant tout, de faire une distinction entre avenir et futur en considérant l’avenir comme le devenir du temps présent – prévisible, continu – et le futur comme le devenir d’un temps autre – imprévisible et intempestif.

11On sait que l’éducation s’accomplit à travers des processus dont on espère toujours qu’ils soient progressifs, c’est-à-dire qui nous engagent dans les voies de la réalisation personnelle et collective d’un bonheur souhaité et, d’une certaine façon, d’un bien-être promis lorsqu’on s’engage dans leur réalisation. Le temps de l’éducation, d’une éducation réussie bien sûr, est ainsi toujours vectoriel. Les temps régressifs ou stationnaires, constatés ou subis, signifieront ou seront justement ressentis comme les symptômes de la faillite d’un projet éducatif parce que celui-ci s’entrecroise, dans sa substance, avec la recherche d’un futur ou d’un avenir qui condense dans son essence les aspirations des enfants et des jeunes. On attend pour cela, au départ, que ce futur ait de bonnes chances d’acquérir une visée anthropologique et non seulement institutionnelle.

12Mais, malgré cette légitimation, le futur, même dans un sens plus large, est source simultanée d’espérance et d’inquiétude. Pour cela il est, avant tout, un défi. Aussitôt, car je ne puis pas même avoir la certitude qu’il y en aura un futur quelconque pour moi-même et pour les autres.

13L’éducation sera-t-elle nécessairement un projet en vue d’un “bonheur paradoxal” ? Comment motiver alors les enfants et les jeunes ? Qu’est-ce qui reste d’une éducation humaniste qui promettait, par la réalisation de l’humain, justement le bonheur ? Souvent à travers l’opposition entre l’humain et l’inhumain…

14Frédéric Neyrat, dans son livre au titre très expressif Homo labyrinthus, apporte des considérations importantes pour notre réflexion lorsqu’il soulève quelques doutes fondamentaux en écrivant : « Il ne peut être question d’être humain sans énigme. Celle-ci n’est pas de l’ordre d’un mystère empêchant la réflexion, ou quelque “asile de l’ignorance” (Spinoza), elle est le nom d’une interrogation qui ne peut être que relancée face à l’existence improbable du monde, des êtres humains, des êtres vivants » [10]. Et l’auteur ajoute : « Plus que jamais, l’humanité fragilisée porte avec elle la contingence du monde » [11].

Un humanisme en crise

15L’importance de ces affirmations résulte de ce qu’elles synthétisent une mise en cause du rôle et de la légitimité d’un humanisme qui repose sur des raisonnements fallacieux qui permettent une construction autiste de l’Homme ou, peut-être mieux, d’une certaine idée d’Homme qui devient le seul horizon des projets éducatifs. Cette idée d’Homme – transcendante, abstraite, universelle et utopique – tend à refuser toutes les dimensions de l’altérité pour affirmer le soi-même toujours contre quiconque : les animaux, les peuples étrangers, les femmes, etc. D’où les phénomènes contradictoires d’inclusion / exclusion : inclusion des hommes versus exclusion des femmes, inclusion des blancs versus exclusion des noirs, inclusion des voisins versus exclusion des étrangers… Finalement, cet humanisme arrive contradictoirement à menacer la nature humaine qu’il a élue contre les autres. Comment ? En raison de l’ampleur des combats, des dominations et des utopies qui se tournent contre une telle nature. Les désastres écologiques et les guerres de grande ampleur se présentent comme des exemples tragiques d’une revanche historique au moins apparente qui fait émerger l’humanisme contre l’humanité.

16Ainsi, la phrase d’Erasmus « on ne naît pas homme, on le devient » [12], ou celle de Simone Beauvoir « on ne naît pas femme on le devient » [13], s’imposent comme des défis complexes – comme d’authentiques énigmes – pour les éducateurs car, au-delà des débats sur le sens des idéaux envisagés, si un projet peut réaliser cette aspiration, il peut aussi se traduire par sa faillite complète ou partielle ou par la révision de ses propos !

17Les apports d’Hannah Arendt sont ici d’une importance accrue. En effet, dans La condition de l’homme moderne[14], elle nous rappelle que le “travail” assure la survivance des êtres humains, la consommation dont il a besoin et leur subsistance vers le futur en tant que l’“œuvre”, notamment l’œuvre d’art, représente la recherche de l’immortalité symbolique et spirituelle, la volonté de laisser des traces depuis qu’on reconnaît notre condition mortelle, précaire et non éternelle. À son tour, l’“action politique” dans l’espace public, toujours dans le même sens, porte la responsabilité de l’organisation de structures collectives à travers les appareils institutionnels de l’État, qui allongent la mémoire des sociétés et offrent l’espérance du nouveau qui caractérise les nouvelles générations.

18Si, comme le suggère Philippe Foray [15], on rapproche les réflexions de La condition de l’homme moderne de la critique de l’éducation qu’elle développe dans l’article « La crise de l’éducation », on constate qu’en tant que le concept de travail se rapporte à la “vie”, les concepts d’œuvre et d’action visent le “monde”. La vie, où se déroule la sphère sociale (siège de l’économie), se caractérise par un besoin de régénération qui exige la consommation et leurs moyens fournis par le travail ; le monde, conçu comme un artifice humain, où les œuvres ont leur place, se présente comme un milieu stable qui nous précède et qui, en principe, continue après nous. De toute façon, il faut que l’éducation assure la responsabilité du sujet à l’égard de la continuité du monde à travers l’action politique et l’accueil des nouvelles générations pour que le renouvellement du monde prenne place.

19C’est dans ce cadre qu’Arendt envisage une éducation humaniste : une éducation de soi pour soi en relation avec un monde humain où le sujet sera toujours en relation avec ce monde qui ne peut pas être confondu avec la nature…

20Pourtant, aujourd’hui on interroge l’humanisme – ses présuppositions anthropologiques justement vis-à-vis de l’intégrité et la dignité de l’être humain dont il réclamait la paternité et le fondement éthique – et ses conséquences. Pour cela, comment accepter d’une manière sereine que l’éducation puisse être humaniste dans sa motivation et dans ses propos ? Car, d’autre part, on ne peut pas aussi ignorer que, devant la réalité incontournable des désastres sociaux et écologiques, la conscience de la faillite de l’humanisme tend à nous montrer un homme et un monde sans futur, ce qui est existentiellement insupportable.

Une éducation sans projet est-elle possible ?

21Le défi est grand. Dans l’immédiat, il nous pose la question du socle de beaucoup de nos convictions et d’une manière générale du sens commun sur lequel on a construit un sujet humain et un monde qui nous assuraient, d’après leurs promesses et représentations correspondantes, une souveraineté sécurisante mais qui maintenant se dégrade et s’écroule et, avec elle, plusieurs des grandes utopies. En partant des concepts d’Hannah Arendt, on pourra même conclure que la consommation et la vie ont pris le pas sur l’œuvre et l’action, condamnant la durabilité au profit de la précarité, en menaçant ainsi la vie elle-même et le monde par la destruction de l’équilibre fragile de la nature.

22Tels sont les risques de l’hypermodernité…

23D’emblée, l’indétermination se révèle partout où on a essayé d’imposer le déterminisme d’un futur fondé sur les certitudes imaginaires – idéologiques ? – du présent. En reprenant de nouveau les inquiétudes de Neyrat : « La figure de l’“homme” n’est que l’élément privilégié au sein de la composition globale orientée par le schème humaniste, qui fait du monde le résultat d’une “interprétation”, au sens nietzschéen du terme : nous “humanisons le monde à notre usage, nous le rapprochons de notre sentiment” » [16]. Et voilà les interrogations que Neyrat nous laisse : « Pourquoi avons-nous si peur de l’indétermination ? Pourquoi devenir ? » [17].

24Et notre question se pose à nouveau : une éducation sans futur est-elle possible ? Et notre réponse sera : non, si l’on ne réduit pas la complexité du futur, avec toutes ses marges ambiguës de prévision et d’incertitude, à la linéarité d’un avenir continu, meilleur ou pire, avenir décalqué sur les certitudes et doutes du présent du sens commun ou de la connaissance scientifique. En effet, souvent, les projets éducatifs représentent tout simplement l’essai de construction d’un monde individuel et collectif selon une normativité présente qu’on essaie d’imposer à travers la configuration d’un itinéraire à parcourir dans le temps, et en effaçant, à cet effet, les certitudes et les incertitudes négatives, probables et improbables. On nie ainsi finalement le devenir comme itinérance où les irruptions du nouveau et de l’imprévisible seraient toujours possibles. Tout cela précisément dans le champ historique de l’humanisme moderne, lorsqu’on prend comme finalité l’humanité et, comme outil anthropologique, la perfectibilité au sens des Lumières ou plus précisément kantien de ces termes.

25Avec la constatation contemporaine de la faillite de beaucoup des systèmes de prévision et planification de l’évolution du monde, il nous reste le projet, comme synthèse toujours dynamique et évolutive de la réalité qui nous dépasse et de la volonté d’agir qui devra nous animer, de la réussite qu’on recherche et de l’échec qui, malgré notre volonté ou ambition, nous saisit aussi toujours.

26Pour que le futur soit possible pour nous, il faut qu’on l’accepte dans son authenticité simultanément en ce qui concerne la visée et le ressort des projets éducatifs qui forment les compétences des individus. Compétences qui permettront qu’on parvienne à vivre l’instabilité et les contradictions du présent, en évitant le refus de l’authenticité du futur. L’éducation ne peut pas éviter le futur…

Notes

  • [1]
    G. Lipovetsky, La société de la déception, Paris, Textuel, 2006.
  • [2]
    Ibid., p. 15-16.
  • [3]
    Ibid., p. 17.
  • [4]
    Ibid., p. 21-22.
  • [5]
    Ibid., p. 101.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid., p. 106.
  • [8]
    Ibid., p. 107.
  • [9]
    Ibid., p. 108.
  • [10]
    F. Neyrat, Homo labyrinthus. Humanisme, antihumanisme, posthumanisme, Paris, Dehors, 2015, p. 11.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Érasme, De pueris instituendis, 1519.
  • [13]
    S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, p. 289-290.
  • [14]
    H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1988.
  • [15]
    P. Foray, « Hannah Arendt, l’éducation et la question du monde », Le Télémaque, no 19, 2001, p. 79-102.
  • [16]
    F. Neyrat, Homo labyrinthus…, p. 31.
  • [17]
    Ibid.
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