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Article de revue

Critique en acte, inachèvement et émancipation selon Georges Lapassade

Pages 123 à 128

Notes

  • [1]
    Georges Lapassade : une pensée critique en action, L. Colin, R. Hess (dir.), Pratiques de formation – Analyses, nº 56-57, 2009.
  • [2]
    S. Legrand, « Georges Lapassade est mort », Le Monde, 11 août 2011.
  • [3]
    G. Lapassade, Groupes, organisations, institutions [1965], Paris, Anthropos, 2005.
  • [4]
    J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1957.
  • [5]
    M.E. Giacomelli, « Ascendances et filiations foucaldiennes en Italie : l’opéraïsme en perspective », Actuel Marx, n° 36, 2004 / 2, p. 109-121.
  • [6]
    R. Fonvieille, « Éléments pour une histoire de la pédagogie institutionnelle », in Perspectives de l’analyse institutionnelle, R. Hess, A. Savoye (dir.), Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 40-41.
  • [7]
    R. Lourau, « L’autogestion et les managers », Autogestion, n° 2, 1967, p. 66.
  • [8]
    Ibid., p. 46.
  • [9]
    G. Lapassade, L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme [1963], Paris, Anthropos, 1997.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    G. Lapassade, Essai sur la transe, Paris, Éditions universitaires, 1976.
  • [12]
    E. de Martino, « Fureurs suédoises », L’Arc, n° 19, 1962, repris dans Gradhiva, n° 32, 2002, p. 21-22.
  • [13]
    J.-Y. Rochex, « Expérience scolaire et procès de subjectivation », Le français aujourd’hui, nº 166, 2009, p. ??.
  • [14]
    G. Lapassade, L’entrée dans la vie…, p. 207.
English version

1En 2009, la revue Pratiques de formation – Analyses consacrait un numéro spécial, coordonné par Lucette Colin et Remi Hess, à Georges Lapassade, né en 1924 et décédé en 2008 [1]. Ce numéro rassemblait des contributeurs parmi lesquels Renato Curcio, Francis Imbert, Gabriel Matzneff, René Schérer, Patrice Ville ou encore Alain Vulbeau. Plaçant l’œuvre et le parcours de Lapassade sous les auspices d’une « pensée critique en acte », elle donnait une idée de l’ampleur et de la polyphonie du personnage, infatigable agitateur “anti-mandarinal” de l’institution universitaire [2], défricheur de multiples territoires, de la dynamique des groupes à l’invention de l’analyse institutionnelle en passant par le rap, l’ethnographie de l’école, la transe, le tarentisme et les états modifiés de conscience. Un scrutateur du présent que ses dérives auprès des “gens de l’ombre” ont conduit, bien au-delà de la France et de l’université Paris 8, où il enseigna longtemps, du côté du Brésil, du sud de l’Italie ou du Maroc.

2La dimension critique de sa pensée a souvent été ramenée, non sans raison, aux interventions sauvages d’un “sociologue à plein temps”, dont le talent à se faire expulser des collectifs n’était plus à démontrer. Le Living Theatre, le FHAR, le groupe Socialisme ou barbarie, tout autant que l’administration de Paris 8, eurent à éprouver les effets de l’analyseur permanent que Lapassade savait être. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une provocation qu’il invente l’analyse institutionnelle au début des années 1960, associant à cette expression une signification à la fois proche et divergente de celle que lui associent au même moment Jean Oury et Félix Guattari. Dans le contexte d’un stage de dynamique de groupe à Royaumont organisé par l’UNEF en 1962, il demande simplement pourquoi les cadres syndicaux, contrairement aux autres étudiants, ne s’acquittent pas du paiement de la formation. À quoi les cadres, en guise de réponse, le jettent dans un canal, heureusement peu profond.

3Revenant sur cette intervention, Lapassade dira plus tard que celle-ci l’« avait conduit à constater et à démontrer, par des expériences instituées », que dans les groupes, « qu’ils soient réunis pour la formation des hommes ou pour l’expérimentation et la recherche des lois, il y a une dimension cachée, non analysée et pourtant déterminante : la dimension institutionnelle » [3]. La critique en acte qu’il propose ambitionne alors, de l’intérieur de la vie micro-sociale des groupes, de rendre visible les normes – la gouvernementalité ? – à partir desquelles ceux-ci conduisent leur activité, afin de les amener à envisager les contre-normes et la possibilité de leur propre transformation. L’action se mène à plusieurs niveaux de contraintes et de possibles : les institutions globales, externes, dira-t-on – argent, statut, rôle et fonction sociale – auxquelles le groupe s’affronte et qu’il reprend parfois à son compte et celles, internes, qu’il met en œuvre, et par le jeu desquelles il donne une orientation singulière à sa propre praxis.

4La critique lapassadienne porte ainsi une ambition à la fois performative et transformatrice. De René Lourau, qui pour une part avec et en continuité avec Lapassade, élabore sa propre conception de la sociologie d’intervention, à Jean Oury et Félix Guattari, dont le travail psychanalytique et politique prend ses distances avec la psychosociologie, l’analyse institutionnelle sera polyphonique. Mais ses différentes perspectives partageront, au-delà de leurs éventuelles divergences, un refus clair et net du fonctionnalisme, y compris lorsque celui-ci s’empare d’expérimentations dites critiques ou alternatives et quand fait retour, au nom d’une démocratisation des relations sociales, une autorégulation consensuelle qui évacue le conflit, le désir, l’inconscient, le politique.

5Au début des années 1960, Lapassade porte cette préoccupation avec obstination au cœur de nombreux collectifs. À la faveur du Plan Marshall, la psychosociologie des petits groupes se diffuse dans le secteur de la formation auprès de publics aussi différents que les cadres, les industriels ou les enseignants. Son projet de démocratisation des relations humaines et de travail est alors évalué, apprécié et approprié en des sens divergents. Le Training-Group lewinien et le psychodrame de Moreno sont loin de faire l’unanimité dans les milieux militants, en particulier ceux liés au Parti communiste, qui y voient avant tout une offensive de l’impérialisme culturel états-unien. Mais d’autres abordent ces problèmes et ces techniques à partir d’une tout autre perspective. C’est le cas notamment de Jean-Paul Sartre, qui rappelle que si la sociologie industrielle révèle son efficacité dans les mains des patrons, c’est une raison de plus pour la leur arracher et la retourner contre eux [4]. En Italie, dans les années 1950, le renouvellement de l’approche marxiste s’est appuyé aussi sur une version politisée de la recherche-action, avec les premières « enquêtes participantes » de Danilo Montaldi [5].

6Quant à Lapassade, s’il propose ses services comme psychosociologue et moniteur de Training-Group, le recours à la psychosociologie de la part des organisations étudiantes lui apparaît rapidement comme le signe d’une stratégie à interroger. En effet, si la lutte contre la guerre d’Algérie avait été un motif fort de mobilisation et de formation politique, une fois passés les accords d’Évian en 1962, l’UNEF est à la recherche de nouvelles manières de motiver l’adhésion syndicale. L’analyse institutionnelle commence ainsi à se penser comme une enquête sur les relations de pouvoir et les stratégies à l’œuvre dans l’utilisation des techniques de groupe. À partir d’un positionnement interne et participant, elle vient contester un certain discours moderniste et les plans d’une certaine bureaucratie de gauche, qui cherche avant tout à renforcer sa propre efficacité en s’appuyant sur les ateliers « démocratiques » de la psychosociologie. Des relations de travail plus conviviales et horizontales, que l’on oppose volontiers à une organisation pyramidale et bureaucratique, n’épuisent pas la question des normes de la division du travail et de l’activité, ni celle de l’orientation ou de la finalité qu’on leur donne. La critique de la bureaucratie peut servir les intérêts et le renouvellement de la subordination. Pour parler un langage plus récent, l’open-space ou la convivialité de la start-up peuvent servir très efficacement les normes de la division du travail capitaliste.

7Dès les années 1960, ce refus par Lapassade d’une récupération réformiste et moderniste des techniques de groupe se retrouve dans la manière très particulière dont il met au travail le thème de l’autogestion. Avec René Lourau, il accompagne de près l’éclosion du courant autogestionnaire de la pédagogie institutionnelle. Issu d’une scission du mouvement Freinet, ce mouvement avait au départ repris de la psychothérapie institutionnelle son orientation psychanalytique, en particulier sous l’impulsion de Fernand Oury, le frère de Jean Oury. Mais une scission intervient en 1964, qui donne naissance à un courant centré sur l’autogestion pédagogique, autour notamment de Raymond Fonvieille et de Bernard Bessière. Fonvieille a pu témoigner des apports de l’intervention lapassadienne à ce moment :

8

L’intervention de G. Lapassade dans nos classes va apporter un élément essentiel venant s’ajouter au processus d’autogestion déjà mis en place et à l’attitude d’écoute qui a permis son instauration : l’analyse. De la question : « quels phénomènes de groupe se sont fait jour pendant le conseil ? », on est passé assez rapidement à l’analyse de tous les moments significatifs du déroulement de la classe [6].

9À l’autogestion ajouter l’analyse, tel serait donc l’apport de Lapassade selon Fonvieille, à l’instar d’une psychanalyse qui développerait son attention à l’égard des déplacements de pouvoir et d’affects à l’intérieur d’un collectif. Cette analyse – institutionnelle – ne s’en laisse pas conter. Elle n’oublie pas, comme le remarque dès 1967 René Lourau, que certains voient « dans l’autogestion quelque chose qui peut accroître le rendement et pourquoi pas arranger bien des problèmes sur le plan social » [7]. Fonvieille ne cherche quant à lui en aucun cas à fonder une utopie autarcique. Il situe bien au contraire son action à l’intérieur d’établissements publics dont le fonctionnement est loin d’être autogestionnaire. Les institutions internes de la pédagogie institutionnelle entrent nécessairement en conflit avec les institutions externes de l’Éducation nationale, et cette confrontation est productive, tout à la fois sur les plans pédagogiques et politiques. Là réside en grande partie la différence entre la pédagogie institutionnelle et les expériences alternatives qui se développent à l’extérieur de l’école publique. La pratique de l’autogestion, loin d’être l’apanage d’un utopisme isolé, doit permettre au contraire de forger une « habitude de la contestation qui constituera un élément vital du comportement de l’individu dans sa profession et dans sa vie de citoyen, qu’il soit père-ou-mère-éducateur ou qu’il participe à la vie de la cité », afin d’« éviter à la société d’être constituée d’une majorité de passifs et d’aigris, d’une minorité de révoltés, pour faire place à une génération d’“évolutionnaires” » [8]. À la fois contestation de l’institué et praxis instituante, reliant apprentissage et démocratie radicale, l’autogestion est une pratique qui doit permettre à ses acteurs de se saisir de la conflictualité du monde social. Elle n’a pas pour visée de fonctionner selon les principes d’une autorégulation achevée, mais renvoie au caractère toujours inachevé de l’émancipation, et conteste toute idée d’un possible achèvement de l’organisation sociale.

10La thèse de Lapassade, soutenue sous la direction de Georges Canguilhem et publiée en 1963 aux Éditions de Minuit [9] sous la forme d’un livre intitulé L’entrée dans la vie, vient apporter en quelque sorte des arguments philosophiques à une telle orientation pédagogique. L’ouvrage met au travail l’hypothèse de la néoténie, telle qu’elle se trouve développée par Louis Bolk, et selon laquelle notre ancêtre anthropoïde serait devenu homme en se fœtalisant. Pour Lapassade, cette hypothèse permet de déconstruire le mythe de l’adulte. Y invite aussi le contexte de la société industrielle, qui a selon lui considérablement approfondi la crise identitaire de la jeunesse et sa difficulté à « entrer dans la vie », en accélérant la prise de conscience du caractère périssable de l’adulte-étalon. Il s’interroge notamment sur le phénomène de ce que l’on appelle alors les « révoltés sans cause ». Un épisode en particulier a marqué les esprits et les commentateurs de l’époque. Le soir du 31 décembre 1956, 5 000 jeunes, la plupart des salariés, fils d’ouvriers et d’employés, ont envahi Kungsgatan, l’artère principale de Stockholm. Ils ont tenu la rue pendant des heures, molesté les passants, renversé les voitures, brisé les vitrines et essayé d’ériger des barricades. Sans revendication précise, conduite par des « adolescents au visage fermé », cette révolte intrigue d’autant qu’elle a lieu dans un pays réputé stable et développé, où les affrontements violents sont donc censés se raréfier.

11Dans ces événements, Lapassade déchiffre une « volonté de détruire l’ordre social comme tel », « une conduite de refus absolu qui constitue la seule issue lorsque toute communication avec le monde est condamnée d’avance » [10]. Aucune solution technique, fût-elle issue des sciences sociales, ne pourra donc y remédier. La restauration d’une autorité adulte déchue est chimérique. Seule une pensée assumée de l’inachèvement permettra de rétablir la communication avec le monde, en générant des institutions ouvertes sur leur propre et permanente réinvention.

12Autour de l’interprétation de cet événement, l’analyse institutionnelle rencontre sur son chemin la pensée de l’anthropologue Ernesto de Martino, dont les travaux sur le tarentisme influenceront durablement le parcours ethnologique de Lapassade [11]. Commentant lui aussi les événements de Stockholm dans un texte paru en 1959, De Martino écrit en effet :

13

On a pu vérifier la crise qu’ont subie les croyances traditionnelles, mais les individus n’ont pas encore trouvé dans la société les moyens adaptés pour participer activement à l’expérience morale qui alimente la démocratie laïque et pour se sentir partie prenante de son destin. À une fausse liberté fondée sur la misère, on a trop souvent voulu opposer une démocratie fondée sur le seul bien-être, alors que le problème central reste celui de la participation à un certain ordre de valeurs morales, à un plan de contrôle et de résolution culturelle de la vie instinctive. Sans cette participation et en-dehors de ce plan, nous courrons toujours le risque que le premier de l’an babylonien se convertisse en premier de l’an suédois [12].

14Quelles seront les institutions de cette participation ? Cela, on peut penser que ni la nostalgie d’un adulte ou d’une autorité rétablie dans ses prétendus droits, ni la croissance économique, ni les institutions représentatives des démocraties instituées n’y répondront. L’inachèvement irrémédiable de l’être humain implique la contrainte d’éduquer [13] mais, comme nous le rappelle L’entrée dans la vie, elle signifie aussi au même moment que « quel que soit le degré de sa détresse, de sa solitude, de son aliénation, l’être humain, parce que toutes ses positions sont inachevées, reste capable de dépasser ses servitudes » [14]. En ce sens, la critique en acte de Lapassade n’a pas fini de nous interpeller.

Notes

  • [1]
    Georges Lapassade : une pensée critique en action, L. Colin, R. Hess (dir.), Pratiques de formation – Analyses, nº 56-57, 2009.
  • [2]
    S. Legrand, « Georges Lapassade est mort », Le Monde, 11 août 2011.
  • [3]
    G. Lapassade, Groupes, organisations, institutions [1965], Paris, Anthropos, 2005.
  • [4]
    J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1957.
  • [5]
    M.E. Giacomelli, « Ascendances et filiations foucaldiennes en Italie : l’opéraïsme en perspective », Actuel Marx, n° 36, 2004 / 2, p. 109-121.
  • [6]
    R. Fonvieille, « Éléments pour une histoire de la pédagogie institutionnelle », in Perspectives de l’analyse institutionnelle, R. Hess, A. Savoye (dir.), Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 40-41.
  • [7]
    R. Lourau, « L’autogestion et les managers », Autogestion, n° 2, 1967, p. 66.
  • [8]
    Ibid., p. 46.
  • [9]
    G. Lapassade, L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme [1963], Paris, Anthropos, 1997.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    G. Lapassade, Essai sur la transe, Paris, Éditions universitaires, 1976.
  • [12]
    E. de Martino, « Fureurs suédoises », L’Arc, n° 19, 1962, repris dans Gradhiva, n° 32, 2002, p. 21-22.
  • [13]
    J.-Y. Rochex, « Expérience scolaire et procès de subjectivation », Le français aujourd’hui, nº 166, 2009, p. ??.
  • [14]
    G. Lapassade, L’entrée dans la vie…, p. 207.
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