Notes
-
[1]
P. Verlaine, Poèmes saturniens [1866], in Œuvres poétiques, Paris, Garnier, 1969, p. 29.
-
[2]
J. Gallego, « L’hôte et l’ennemi sont-ils des étrangers comme les autres ? », in Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique (Actes du colloque international Antiquité méditerranéenne : à la rencontre de « l’autre » : perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 12-14 mars 2009), M.-F. Marein, P. Voisin et J. Gallego (éd.), Paris, Association Kubaba – L’Harmattan (Kubaba ; Actes), 2009, p. 329.
-
[3]
A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1959, p. 300-301.
-
[4]
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, p. 764-765.
-
[5]
Platon, Le Sophiste, trad. N.-L. Cordero Paris, GF Flammarion, 2007, 216a. Comme chez Homère, l’hospitalité est très présente chez Platon à travers de Zeus Xénios, protecteur des hôtes et garant des règles de l’hospitalité.
-
[6]
Homère, Odyssée, vol. 2 : Chants XI à XX, Paris, Firmin-Didot, 1833, chant XVII, vers 483-487.
-
[7]
H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 205.
-
[8]
M. Trédé-Boulmer, Kairos, l’à propos et l’occasion, le mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, Paris, Klincksieck, 1992, p. 71.
-
[9]
Pour Hannah Arendt, l’homme libre est un « faiseur de miracles ».
-
[10]
F. Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1991, p. 369.
-
[11]
A. Dalongeville, L’image du barbare dans l’enseignement de l’histoire : une expérience de l’altérité, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 56.
-
[12]
Pour de plus amples développements sur l’enseignement assez original imaginé par Isocrate, on pourra se reporter à l’article de L. Massey, « On the Origin of Citizenship in Education : Isocrates, Rhetoric, and Kairos », Journal of Public Affairs, 1997, p. 57-66.
-
[13]
Platon, Le Banquet, trad. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1999, 201d-e.
-
[14]
M. Briançon, Ces élèves en difficulté scolaire qui se disent d’abord curieux du maître, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 175.
-
[15]
L. Guillermit, L’enseignement de Platon, t. II : Gorgias, Phédon, Ménon, G.-G. Granger et A. Pigeaud (éd.), Nîmes, L’Éclat, 2001, p. 113 (nous soulignons).
L’être et l’effet de l’étranger
1Lorsqu’un étranger se présente, il suscite souvent des sentiments divers : un attrait, une curiosité peuvent naître avec “l’arrivée d’un nouveau”, mais parfois de l’appréhension ou de l’hostilité ; il est rare qu’il fasse l’unanimité dans l’un ou l’autre de ces sentiments. À la vérité, on ne sait que penser, de prime abord, de l’étranger. On sent bien que l’étranger est un autre “particulier” qui n’est ni le simple inconnu, ni l’anonyme et qui pourtant tient un peu des deux. Peut-être que ce qui nous marque chez lui, c’est qu’il n’a pas toujours été là. Or, l’étranger a toujours la même origine : il vient de l’ailleurs. L’ailleurs, ce n’est pas seulement le pays que l’on ne connaît pas parce qu’il est trop loin pour être visité, ce peut être le pays que l’on a toujours oublié de voir ou encore celui dans lequel on rêverait d’aller. Et si l’accueil que nous faisons à l’étranger était intimement lié à la perception de cet ailleurs dont il est le ressortissant et qui, d’une certaine manière, nous l’envoie ?
2Les sociétés antiques se méfient de l’étranger, parce qu’on ne sait pas d’où il vient, de quelle manière on vit en son pays et si ce qu’il amène avec lui ne risque pas d’être fatal au groupe devant lequel il se présente. Il porte en effet le bagage de ce qu’il a vécu dans d’autres espaces, là où l’on ne pense peut-être pas comme nous, et qui sait si la dague qui l’accompagne et le protège au détour de ses chemins ne nous est pas destinée ? Pourtant, les Grecs sont conscients que cet inconnu qui vient d’ailleurs descend peut-être de l’Olympe pour venir les éprouver et les récompenser, leur annoncer quelque chose auquel il pourra être vital de prêter attention.
3L’étranger est aussi celui qui s’invite – ou plutôt que nous invitons – dans notre rêverie. En choisissant de convoquer la figure de l’étranger, il arrive que nous recherchions une forme de dépaysement, en trouvant auprès de lui ce qui fait défaut autour de nous. C’est alors le Rêve familier de Verlaine :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend [1].
8Dans ce rêve, la femme idéalisée pourrait (devrait ?) être identifiée et unique ; or la seule chose qui ne varie pas dans ce songe répété est la qualité et la réciprocité des sentiments dans la relation, au contraire de la figure féminine qui « n’est, chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre ». Constance affective mais un regard toujours différent, renouvelé. N’est-ce pas également le cas lorsque l’étranger arrive dans notre village, sur le pas de notre porte, devant soi ? Comment expliquer l’angoisse des sentiments qui se bousculent ?
9Quand l’étranger arrive, il rejoint notre attente. Une attente qui n’est pas toujours verbalisée, dont le contenu n’est pas toujours connu mais qui veille, guettant une promesse, une nouveauté et nous fait espérer que peut-être avec elle viendra ce que nous attendions et que nous pourrons alors l’identifier ; de l’inattendu qui surprend, il peut redevenir celui qui exauce et comble. L’attente était donc un désir qui ne disait pas son nom et ce que l’on attend de l’étranger pourrait être, en somme, un regard autre par lequel une nouvelle réflexivité est possible, inaugurant un nouveau rapport à nous-même, une meilleure connaissance de soi.
10L’étranger peut donc porter une valeur et, selon les cas, en être une ; on sait en effet qu’en droit, le tiers est explicitement défini comme une personne “étrangère” à un différend et aux intérêts qu’il met en jeu ; comment une posture d’étranger peut-elle favoriser la relation, l’accueil et le regard sur soi ?
Les figures antiques de l’étranger selon ce qu’il enseigne
11Les vocabulaires latin et grec désignent l’étranger en fonction de ce qu’il est par rapport à la Cité ; ainsi,
le peregrinus n’est ni citoyen, ni Latin, ni barbare ; ressortissant d’une autre cité que Rome, il ne peut être automatiquement et pleinement citoyen car « la citoyenneté n’était pas associée, dans l’Antiquité, à un territoire ; elle consistait à appartenir à une communauté de droits, iuris societas [...]. En conséquence, l’étranger n’est pas celui qui réside en dehors de l’état, c’est l’homme libre qui ne bénéficie pas de toutes les prérogatives du citoyen » [2].
13Mais la façon de le définir est également fonction de la relation qui se noue avec lui ; cette sémantique favorise donc une définition de l’étranger comme figure d’autrui engagée dans une dualité. En latin, ce sont les termes d’hostis et d’hospes qui retiennent notre attention [3]. Hostis provient de l’Indo-européen g(h)ostis ; son sens premier est “l’étranger”, mais il connote un rapport polémique qu’exprime son deuxième sens, celui de rival ou d’ennemi – et qui a donné “hostilité”. Son troisième sens, celui de “pion de l’adversaire”, est tout aussi intéressant, car il dépasse la dualité en introduisant un tiers – certes rapporté à une forme de duel – et on ne sait de lui que son affiliation à l’autre joueur, dont il est l’adjuvant et le vecteur de l’intention. Hostis est donc l’étranger que l’on n’accepte pas, avec qui le conflit survient – sans que soit précisé si le conflit survient parce qu’on a rejeté préalablement l’étranger ou si son comportement a compromis son accueil – mais contrairement au barbarus, l’hostis partage les mêmes règles, cadres et valeurs que le citoyen romain ; on sait donc à quoi s’attendre avec lui. En revanche, l’hospes, qui partage le même radical qu’hostis, est littéralement l’étranger voyageur, qui vient d’ailleurs (hos-) et qui est sauveur (-spes). Il a donné les mots français “hospitalité” et “hôte” ; ce dernier étant ambivalent car il peut aussi bien désigner celui qui reçoit que celui qui est reçu, esquissant un rapport qui, parce qu’il peut s’inverser, rend possible une relation de réciprocité dans le soin et dans l’accueil. Qu’est-ce qui fait de cet étranger un autre qu’on accepte ? Est-ce sa disposition à accueillir ou bien à être accueilli ? La question demeure posée.
14Entre ces deux acceptions, le Grec propose une voie intermédiaire avec ξένος (xenos) [4], l’étranger à un pays comme à une chose, qui inspire une certaine neutralité et que l’on peut accepter, éventuellement accueillir. Ces éléments linguistiques sont éclairants : l’étranger n’est de fait pas un sédentaire, et il ne peut exister sans un regard autre qui ne le reconnaît pas – ou plutôt qui reconnaît en lui un inconnu. D’autre part, indépendamment de ce que peut demander l’étranger, ceux pour qui il est tel, dans l’Antiquité, s’interrogent sur la façon de le considérer et d’agir par rapport à lui, comme en témoignent les termes d’hostis, d’hospes ou de ξένος, qui en définissant plusieurs profils d’étrangers renseignent sur les perspectives d’interaction avec lui. Si l’étranger apparaît assez naturellement comme celui qui demande l’hospitalité, il y a donc un paradoxe évident, de prime abord, à considérer que l’étranger, ce voyageur, cet inconnu qui se déplace et rencontre une ou plusieurs personnes dans leur environnement familier et qui se connaissent déjà entre elles, pourrait ne pas être seulement celui qui est reçu mais aussi, d’une manière qui reste à élucider, celui qui accueille. Qu’est-il pour nous et que sommes-nous pour lui ? L’inversion des postures de l’accueillant et de l’accueilli, sémantiquement possible par l’ambivalence du mot “hôte”, invite à remettre en question ce que nous sommes par rapport à l’étranger.
15Chez Platon, dans les dialogues du Sophiste puis du Politique, l’un des deux protagonistes du dialogue est appelé “L’étranger” ; en l’occurrence, il s’agit d’un hospes, voyageur originaire d’Élée et accueilli pour la discussion qui s’annonce. Mais Socrate, au moment des présentations, vient subtilement rappeler que l’étranger peut être bien plus que celui qu’on pourrait imaginer : « Eh que sais-tu, cher Théodore, si, au lieu d’un étranger, ce n’est pas un dieu que tu nous amènes [...] ? » [5]. Cette plaisante remarque de Socrate paraphrase Homère dans l’Odyssée, où il arrive que l’étranger se révèle être une métamorphose divine, comme ce que reproche un jeune prince à Antinoüs :
οὐ μὲν κάλ᾽ ἔβαλες δύστηνον ἀλήτην,
οὐλόμεν᾽, εἰ δή πού τις ἐπουράνιος θεός ἐστιν.
Καί τε θεοὶ ξείνοισιν ἐοικότες ἀλλοδαποῖσι,
παντοῖοι τελέθοντες, ἐπιστρωφῶσι πόληας,
ἀνθρώπων ὕβριν τε καὶ εὐνομίην ἐφορῶντες.
« Il n’est pas bien d’outrager un infortuné voyageur, qui est peut-être une divinité du ciel ; car souvent les dieux par qui tout s’accomplit, semblables à des hôtes de pays lointains, parcourent les villes afin de connaître la violence ou la justice des hommes » [6].
L’étranger et le symbole
22L’Odyssée relate le périple d’Ulysse, après le siège de Troie, pour revenir chez lui, sur l’île d’Ithaque dont il est le roi. Alors qu’il est de retour, une troupe de prétendants installée dans son palais brigue sa succession et la main de la reine Pénélope. Hirsute, sale, méconnaissable et sur le conseil d’Athéna, c’est en tant qu’étranger qu’il demande à être reçu chez lui. C’est son domestique, Eumée, qui lui donne d’abord l’hospitalité, et ce qui est habituellement un dû pour Ulysse, maître des lieux, devient une faveur parce qu’il se présente comme un étranger. Lorsqu’il se révèle à son épouse, Pénélope ne se fie pas à la ressemblance : elle sait que les yeux peuvent tromper, que l’étranger peut être un dieu. Elle veut donc un signe car elle ne croit qu’à la (re)connaissance par des signes propres et secrets, c’est-à-dire « ignorés des étrangers ». Ulysse, l’homme aux mille tours, n’est plus étranger, une fois reconnu le symbole par la reine.
23L’hospitalité et la reconnaissance se donnent et se reçoivent sans que l’une ou l’autre posture soit définitivement propre à une même personne, ce qui explique que l’“hôte” puisse s’interpréter à la fois comme celui qui offre un accueil ou en bénéficie. Dans la perspective où l’étranger partage nos règles, on imagine qu’il peut nous surprendre, mais pas au-delà d’un cadre que l’on sait partagé et qui donc rassure ; cette sécurité permet d’accueillir non seulement l’étranger, mais ce qu’il a à nous dire. Grâce au symbole, qui permet une reconnaissance mutuelle, la relation peut (re)commencer et la confiance s’installer ; dans l’Odyssée, le signe indique, en renvoyant à un passé commun, que l’étranger n’en est pas un, mais en d’autres situations, comme la médiation, le signe vient montrer que l’on partage par exemple des valeurs communes avec ce nouveau venu. Cette reconnaissance de valeurs attendues (la neutralité, le respect de ce que les parties concernées (re)bâtiront et... qu’il s’en aille) peut convaincre qu’un partage est possible avec ce nouveau venu et inaugurer une relation avec le médiateur – cet étranger à la fois aux personnes et à leur différend – ce tiers à la fois accueilli et accueillant dont le regard neuf peut nous aider à prétendre nous-mêmes à quelque chose de différent. Le tiers, cet étranger, permet de revenir vers notre propre réalité après s’en être décentré, de manière à sortir de notre focalisation, qui, si elle est naturelle, n’en risque pas moins de devenir enfermante.
Un présent de l’étranger : du tiers, qui sépare et relie
24Lorsqu’on cherche à se représenter un “tiers”, on imagine assez naturellement une personne ; mais d’une manière générale, le tiers peut être de natures diverses. Pour rendre possible certaines coexistences, il faut parfois avoir recours à un artefact, un objet technique, par exemple dans le cas d’un milieu qui ne permet pas l’accueil du vivant ; le scaphandre du cosmonaute lui permet d’évoluer dans l’espace, et il est à ce titre, d’une certaine manière, ce qui sépare et relie deux réalités qui sans lui ne pourraient se rencontrer. On pourrait aussi dire, avec Hannah Arendt, que, d’emblée, ce qui sépare et relie les hommes entre eux est le monde. Espace de rencontre et d’individualisation, qui permet les interactions en conservant l’unicité des hommes, le monde représente pour eux ce qu’on appelle en géographie une interface. À ce tiers qu’on pourrait qualifier de donné ou immédiat, on peut ajouter une autre conception d’un tiers qui sépare et relie les hommes entre eux, un espace politique, à propos duquel Hannah Arendt écrit :
Il y a un entre-deux tout différent qui est fait d’actes et de paroles et qui doit son origine exclusivement au fait que les hommes agissent et parlent en s’adressant les uns aux autres [7].
26Cet espace est ainsi un lieu qui rend possible l’avènement des choses mais ne prescrit pas ce qui doit advenir ; de sorte que la triangulation, à laquelle donnerait lieu, de fait, la présence d’un tiers, se dissout car ce qui fait tiers devient un fond et ne doit donc pas être ou se présenter en surplomb. L’idée que la place du tiers, par ailleurs, soit celle d’un fond va de soi, par exemple, pour le langage, qui, tout à la fois, sépare et relie. En reprenant l’exemple de l’Odyssée, on peut noter que malgré la grande ressemblance physique entre l’étranger et son époux, Pénélope sollicite un élément tiers pour la mettre à l’abri de l’illusion ou de l’erreur, et l’élément convoqué est un symbole. Autrement dit, l’unité du couple va devoir passer par l’épreuve du tiers pour être reconstituée, qui seul peut valider la reconnaissance et rendre possible, à nouveau, le vivre ensemble. L’association de la coupure et de la jointure se retrouve de façon assez singulière en grec ancien. Dans son étude sur le kairos, figure de l’occasion opportune, Monique Trédé explore la racine du mot et découvre qu’un de ses homonymes est relatif au métier à tisser et désigne « la cordelette qui maintient séparés les fils de la chaîne sur le métier » [8]. En poussant l’analyse étymologique, on découvre que kairos et kaïrôma sont les deux mots employés pour désigner la corde tressée et enlacée à la chaîne pour que les fils ne s’emmêlent pas ; en filant la métaphore, quelque chose d’opportun peut ainsi être amené par l’objet qui permet à chaque élément de donner sa mesure et de contribuer à un fonctionnement global. Cependant, dans le métier à tisser, l’objet par lequel on sépare et relie fait partie intégrante d’un dispositif et n’est pas amovible, il n’a pas vocation à s’effacer ; la liberté des éléments du métier à tisser ne peut être satisfaisante pour les hommes, pour lesquels, d’après Hannah Arendt, la liberté correspond à la possibilité d’une virtuosité dans l’action, c’est-à-dire à la capacité de faire advenir l’improbable par son intervention [9] ; c’est la raison pour laquelle le but de l’éducation est de permettre à l’enfant de révéler sa capacité d’innovation ; pour l’aider à devenir un nouvel adulte libre, qui apportera quelque chose d’inédit au monde. Le rôle du tiers, enseignant ou médiateur, par exemple, pourrait alors consister à accompagner des personnes de manière à discerner ce qui fait sens pour elles et à exprimer ce qu’elles portent de neuf, et à disparaître pour laisser vivre cette originalité qui a pris conscience d’elle, comme l’étranger, qui, plus on le fréquente, va disparaître en tant que tel pour devenir autre chose, ami, oubli ou souvenir d’une rencontre.
Des différentes manières d’organiser une pédagogie de l’étrange
27L’étranger, c’est donc celui qui vient d’un ailleurs... ou peut-être de plus loin qu’un ailleurs. Si l’on peut penser un lien entre “L’étranger” de certains dialogues platoniciens et le vainqueur de Troie qui retrouve son palais sous les traits du mendiant, c’est peut-être le voyage lui-même. Par le voyage, on quitte ce que l’on connaît pour s’aventurer en des contrées inconnues, incertaines et, à ce titre, nouvelles. On va au-devant de l’étrange, ce qui est singulier en ce qu’il sort de notre ordinaire. Ce faisant, on côtoie des étrangers pour lesquels on en est soi-même un ; relativité d’une posture que la sédentarité géographique nous fait souvent considérer comme étant à sens unique. “Celui qui vient là où je me suis établi est un étranger”, puis-je penser, alors que je suis moi-même un étranger sur son chemin. Ainsi Ulysse revient-il en sa demeure en n’étant plus chez lui, alors qu’il y est plus légitime que ceux qui s’y trouvent alors ; ainsi l’Étranger de Platon est-il celui qui est plus au fait des questions débattues que ceux qui les posent. Dans Le miroir d’Hérodote, François Hartog décrit un positionnement de l’altérité selon la conception hellénique, où il y a
Eux et nous, les autres, (si divers soient-ils) et les ‘Grecs’. Fonctionnent ainsi la comparaison, l’analogie, mais aussi le thôma (je suis le réel de l’autre), la traduction, l’inversion également, qui représente la limite, s’il est vrai qu’ils sont notre envers, qu’ils ne sont que notre envers [10].
29L’existence même de l’étranger ouvre à une pensée – peut-être même à une didactique – de l’altérité. L’autre que moi, en tant qu’il est un étranger, doit-il être simplement ramené à un alter ego ? La perspective pourrait paraître humaniste ; elle l’est si par là on estime qu’il est digne des mêmes égards que moi. Elle risque néanmoins d’être insidieusement réductrice si elle mène à l’idée qu’il est moi, en nivelant ce qui fait sa différence, dont je pourrais peut-être apprendre quelque chose. Pour que l’alter ego ne se dissolve pas dans le connu ou présumé tel, il faut entretenir le “thôma”. Mais de quoi s’agit-il ? Le thôma est une capacité à s’émerveiller qui se manifeste notamment dans les récits de voyage par le fait de nommer ce que l’on a rencontré d’étonnant et d’édifiant. Alain Dalongeville précise :
Dans ce sens-là, nommer, c’est déjà dire l’altérité avant de la transposer dans le monde connu. Nommer produit également un effet de réel et donne au lecteur la garantie du sérieux du narrateur : si celui-ci est en mesure de nommer, c’est qu’il a vu. La nomination est aussi traductrice dans la mesure où elle désigne le réel de l’autre, elle a donc sa place comme figure d’une rhétorique de l’altérité [11].
31Par le récit de voyage, on cherche à s’étonner pour partager l’objet de cet étonnement et rapporter quelque chose d’une expérience qui est avant tout un “aller au-devant d’une altérité étrangère” dont on serait disposé à recevoir quelque chose.
32Le voyageur vit donc une sorte de réciprocité de l’étranger : ce qu’il traverse lui est étranger et lui-même le devient pour ceux qu’il rencontre. Il se montre plus attentif et prompt à s’étonner – éventuellement à s’émerveiller – parce qu’il se sait exposé à de l’inconnu. Cependant, le même type de curiosité peut se produire lorsqu’on demeure chez soi et que l’on nous annonce la venue d’un étranger à la compétence particulière. Parce qu’il vient d’ailleurs, on se plaît à croire plus spontanément – surtout quand sa renommée le précède – qu’il va amener quelque chose d’inédit et de rare, peut-être même de précieux. Si « Nul n’est prophète en son pays », comme dit l’adage biblique, ne serait-il pas plus aisé de l’être là où l’on est étranger ?
33Dans l’Antiquité grecque, on peut distinguer deux manières de mettre à profit cette posture de nouveau venu. La première serait celle des sophistes, qui se voulaient des maîtres “étrangers et itinérants” et dont la démarche peut recevoir plusieurs explications.
34En se déplaçant, très souvent sur invitation de ceux qui souhaitaient bénéficier de leurs leçons, ils cultivaient l’attente des gens en se faisant précéder par leur réputation. Souvent dans les dialogues de Platon, le maître sophiste est en visite, auréolé par la renommée d’un discours que d’aucuns promettent brillant : venir d’ailleurs, se déplacer à l’occasion d’une leçon, c’est lui conférer un caractère exceptionnel et consacrer une certaine importance pour ses hôtes. Le sophiste commence à se donner une importance en tant qu’étranger valeureux qui se déplace pour enseigner ; il est donc accessible mais rare, célèbre et pourtant attisant la curiosité. En somme, il se constitue – et ceux qui font appel à lui contribuent à entretenir cette posture – comme un “kairos”, une occasion à ne pas manquer quand elle se présente – et que l’on peut solliciter pour un certain coût.
35Ce n’est pas tout : si l’enseignement du sophiste se parait d’un caractère itinérant c’était aussi pour illustrer qu’il se situait dans la mobilité, selon un principe d’instabilité si l’on peut dire. Du point de vue de sa mise en pratique, cet enseignement alliait donc fond et forme ; les sophistes n’étaient pas sédentaires mais plutôt nomades et ils prônaient la puissance de la Mètis, la Ruse, en acte dans le discours pour opérer des renversements. Alors que ce qui est attendu serait plutôt de l’ordre d’un contenu de savoir, d’une réponse à une question – que faut-il enseigner ? En quoi consiste cette beauté que nous pouvons constater dans les choses ? Qu’est-ce que le courage, la vertu ? – le sophiste se met le plus souvent en scène et se donne lui-même comme objet de son enseignement, substituant ainsi un sujet à l’objet de l’étude.
36Il est aux antipodes du tiers-étranger, qui trouve tout son sens en le perdant, œuvrant à sa propre disparition et dont la réussite vient de ce que l’on arrive à se passer de lui. Le sophiste se veut un maître qui ne cherche pas à disparaître réellement, mais à réapparaître constamment, ici et là.
37Il cultive une position où il s’entretient comme étranger paradoxal, ne s’installant pas mais faisant en sorte d’être connu de manière à promouvoir un enseignement où les valeurs sont relatives et circonstanciées tout en entretenant à son égard la forme du désir.
38À l’inverse des sophistes, Isocrate a essayé de mettre en place un style d’enseignement comprenant une part de sédentarité – une “base institutionnelle” et une autre manière de valoriser l’étranger dans l’enseignement.
39Plutôt que le maître ne se déplace sans cesse, il est attaché à un lieu où il attend qu’on vienne le trouver, c’est à ceux qui souhaitent apprendre de lui de se déplacer vers l’école. Dans cette démarche, “à l’occasion” de cet enseignement, on retrouve à la fois un “mouvement” – celui des étudiants qui se mettent en route, parfois depuis des régions éloignées pour venir sur le lieu où il est dispensé – et une stabilité – du maître et de l’institution. Remarquons que dans cette rencontre, la stabilité du maître n’est en rien une inertie ; Isocrate déclare vouloir enseigner non pas l’insaisissable mais l’adaptation et la recherche de la mesure appropriée aux choses.
40Les étudiants de son école viennent de loin et de différentes contrées : ils se retrouvent sur le lieu de leur apprentissage en étant d’une manière originelle des étrangers les uns pour les autres. Ils ne se connaissent pas entre eux, et même s’ils convergent vers l’école animés par une certaine idée de ce qu’ils viennent y trouver, ils ne connaissent souvent pas le maître lui-même. Tout en étant sédentaire, Isocrate figure un étranger qui attire à lui d’autres étrangers venant chercher auprès de lui ce qu’ils n’ont pas chez eux [12]. Cette pédagogie s’organise donc selon une alternance de mouvement et de stabilité et une forme de réciprocité vécue, où chacun commence par être étranger à l’autre : ce qui les relie au début n’est pas une connaissance, puisqu’elle n’est pas encore advenue, mais un désir commun d’apprendre – décliné en chacun de manière différente – et une forme d’eunoia, cette bonne volonté, disposition à œuvrer ensemble selon un a priori sinon amical, du moins favorable.
L’étranger convoqué : un détour pédagogique
41Il est une ruse pédagogique qui peut inciter à pratiquer un détour opportun, lorsque les circonstances font, par exemple, qu’une discussion se transforme en opposition entre deux ou plusieurs conceptions. Pour rompre le caractère polémique de la conversation, il peut être fécond de convoquer la figure d’un tiers, dont on assure qu’on le connaît et qu’il pense telle chose. Ce personnage n’apparaît pas physiquement, il se situe dans un clair-obscur entre l’absence et la présence, puisqu’il est “convoqué” par une personne qui prétend le connaître et rapporter ses propos. Qu’il soit vivant ou imaginaire revient donc sensiblement au même dans ce cas : pour ceux qui en entendent parler pour la première fois, sa réalité ou sa fiction ne sont pas l’élément le plus décisif, car ce qu’il est avant tout, c’est un étranger : quelqu’un que l’on ne connaît pas en propre et qui apporte une pensée différente.
42Un des exemples les plus caractéristiques de ce recours – parmi d’autres – se trouve dans le Banquet de Platon. Alors que Socrate entreprend d’exposer ses idées sur l’amour, thème de la discussion, Agathon se montre un peu las et fataliste : il n’y a pas moyen de résister à Socrate, estime-t-il. À quoi ce dernier répond alors :
C’est à la vérité, mon cher Agathon, qu’il est impossible de résister : car résister à Socrate n’est pas bien difficile. Mais je te laisse, pour en venir au discours que me tint un jour une femme de Mantinée, Diotime. Elle était savante sur tout ce qui concerne l’Amour et sur beaucoup d’autres choses [...]. Je tiens d’elle tout ce que je sais sur l’Amour. Je vais essayer de vous rapporter de mon mieux, d’après les principes dont nous venons de convenir, Agathon et moi, l’entretien que j’eus avec elle ; et, pour ne point m’écarter de ta méthode, Agathon, j’expliquerai d’abord ce que c’est que l’Amour, et ensuite quels sont ses effets. Il me semble donc plus facile de vous rapporter fidèlement la conversation qui eut lieu entre ‘l’étrangère’ et moi [13].
44De sérieux doutes pèsent sur l’existence réelle de Diotime. Mais, plus important que le débat sur l’historicité de ce personnage, c’est le moment où il est sollicité et ce que Platon en fait qui importe véritablement. La convocation du tiers-étranger fictif ou fictionnel – selon que l’on considère qu’il est imaginaire ou seulement absent – donne à Socrate la possibilité de sortir de la posture de magister dont il ne veut point pour lui-même et dans laquelle la dernière phrase d’Agathon l’a installé (< pas moyen de te résister, Socrate >). En abordant la suite de la réflexion sous l’angle d’un récit, Socrate passe au discours indirect rapporté : il dit ce qu’il dit, et ce que Diotime lui dit. Il se met à égalité avec Agathon – « J’avais dit à Diotime presque les mêmes choses qu’Agathon vient de dire » – pour examiner avec lui le discours d’un maître absent. La réflexion pourra être ainsi délestée de l’opposition et d’une forme de verticalité dans l’échange, où il serait acquis que Socrate a par avance raison parce qu’il aurait la légitimité de l’enseignant. Ne soyons plus face à face, propose en quelque sorte Socrate par son recours à Diotime, mais côte à côte pour examiner le problème qui nous intéresse. Cette présence dans l’absence provoque la curiosité – qu’a dit cette étrangère que Socrate tient pour référence ? – et un surcroît d’attention grâce à la forme rapportée du discours ; en variant les registres, Socrate renouvelle les postures des participants au débat tout en maintenant avec originalité une dialectique avec un tiers que lui seul connaîtrait.
Diotime est l’‘Étrangère’ car ce terme est à prendre au sens propre comme au sens figuré : Diotime est à la fois une étrangère venue d’ailleurs (de Mantinée), mais aussi une prêtresse au service donc de l’‘étrange’ et de l’initiation aux petits et grands mystères,
46écrit Muriel Briançon [14]. Étrangère aussi, d’une certaine manière, par rapport au public exclusivement masculin qui figure dans le Banquet et dont elle aura pour ainsi dire le dernier mot : la pédagogue, dans ce dialogue, est bien une femme derrière laquelle Socrate s’efface.
Conclusion
47Nous ne chercherons pas à sortir de l’énigme de l’étranger ; la poser, c’est déjà montrer la possibilité d’un autre point de vue qui pourrait être d’abord de l’ordre de la promesse. Or, la promesse c’est l’attente qui patiente pour rencontrer sa forme et c’est peut-être cette vigilance à ce qui passe que nous apprendrait d’abord l’étranger.
48L’incertitude de ce qui peut venir de lui se traduit par une culture de la relation à l’étranger où incertitude, inquiétude et fascination se bousculent dans un débat intérieur qui nous met en demeure de nous demander ce que représente l’étranger pour nous. Cette question conduit par la suite à une réflexivité interrogative – et moi, quel étranger puis-je être ? – avant peut-être d’aboutir à la décision de l’accueil de l’étranger et de la mise à profit de cette posture, présente chez les sophistes mais aussi Isocrate.
49Il reste peut-être un enseignement à tirer de l’ensemble de ces considérations.
50À propos du Gorgias, Louis Guillermit formule ainsi l’opposition entre la philosophie et l’éducation entendue par le sophiste :
La philosophie rend ‘étranger’ celui qui la pratique à tout ce qu’il faut savoir pour devenir dans une cité un homme de valeur inspirant considération. Le philosophe ignore les lois de la cité, les discours à tenir à autrui dans les affaires publiques et privées, les plaisirs et les passions. Bref, rien ne lui est plus étranger que la vraie nature de l’homme [15].
52N’y aurait-il pas une manière de se rendre étranger à notre propre – ou supposé tel – savoir ? Et s’il y avait dans la philosophie une invitation à devenir étranger aux habitudes, aux idées reçues qui risquent de compromettre des découvertes pourtant essentielles à la vie bonne dont on se dit volontiers en quête ? “L’étrangeté” serait alors moins une réalité circonstanciée que le choix d’un regard qui voudrait rester neuf.
Notes
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[1]
P. Verlaine, Poèmes saturniens [1866], in Œuvres poétiques, Paris, Garnier, 1969, p. 29.
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[2]
J. Gallego, « L’hôte et l’ennemi sont-ils des étrangers comme les autres ? », in Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique (Actes du colloque international Antiquité méditerranéenne : à la rencontre de « l’autre » : perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 12-14 mars 2009), M.-F. Marein, P. Voisin et J. Gallego (éd.), Paris, Association Kubaba – L’Harmattan (Kubaba ; Actes), 2009, p. 329.
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[3]
A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1959, p. 300-301.
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[4]
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, p. 764-765.
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[5]
Platon, Le Sophiste, trad. N.-L. Cordero Paris, GF Flammarion, 2007, 216a. Comme chez Homère, l’hospitalité est très présente chez Platon à travers de Zeus Xénios, protecteur des hôtes et garant des règles de l’hospitalité.
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[6]
Homère, Odyssée, vol. 2 : Chants XI à XX, Paris, Firmin-Didot, 1833, chant XVII, vers 483-487.
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[7]
H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 205.
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[8]
M. Trédé-Boulmer, Kairos, l’à propos et l’occasion, le mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, Paris, Klincksieck, 1992, p. 71.
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[9]
Pour Hannah Arendt, l’homme libre est un « faiseur de miracles ».
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[10]
F. Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1991, p. 369.
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[11]
A. Dalongeville, L’image du barbare dans l’enseignement de l’histoire : une expérience de l’altérité, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 56.
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[12]
Pour de plus amples développements sur l’enseignement assez original imaginé par Isocrate, on pourra se reporter à l’article de L. Massey, « On the Origin of Citizenship in Education : Isocrates, Rhetoric, and Kairos », Journal of Public Affairs, 1997, p. 57-66.
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[13]
Platon, Le Banquet, trad. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1999, 201d-e.
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[14]
M. Briançon, Ces élèves en difficulté scolaire qui se disent d’abord curieux du maître, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 175.
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[15]
L. Guillermit, L’enseignement de Platon, t. II : Gorgias, Phédon, Ménon, G.-G. Granger et A. Pigeaud (éd.), Nîmes, L’Éclat, 2001, p. 113 (nous soulignons).