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Article de revue

Pédagogie et politique. Quelques réflexions à partir d'une remarque de Maria Montessori

Pages 107 à 116

Notes

  • [1]
    Cf. en particulier M.-C. Blais, M. Gauchet et D. Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Bayard, 2002.
  • [2]
    J.-C. Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984.
  • [3]
    É. Durkheim, Éducation et Sociologie [1922], Paris, PUF, 2003, p. 79.
  • [4]
    M. Montessori, L’Enfant, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 12-13.
  • [5]
    Cf. J. Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
  • [6]
    Dans l’ouvrage du même nom (Homo sacer, Paris, Seuil, 1997), l’homo sacer apparaît comme la figure paradoxale de l’homme qui est littéralement en dehors de toute communauté déjà donnée et par rapport auquel l’identité d’une communauté se renforce, l’exception au droit qui le légitime en négatif, l’homme abandonné à lui-même et exposé à tous les autres, qu’on peut tuer sans que cela soit un crime ; et il est, c’est du moins la thèse forte et provocatrice d’Agamben, la véritable figure « normative » du droit et de la politique modernes.
  • [7]
    Voir en particulier « Les barrières », in L’Enfant, p. 154-159.
  • [8]
    Voir « Les enfants privilégiés », ibid., p. 142 sq.
  • [9]
    J. Rancière, La Mésentente, p. 51 sq.
  • [10]
    Voir J. Rancière, Le Maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
  • [11]
    Voir J. Piaget, Où va l’éducation ?, Paris, Gallimard, 1969.
  • [12]
    Pour cela, je me contenterai de renvoyer à l’ouvrage lui-même, mais aussi au numéro de Le Télémaque, no 27, mai 2005 (Le Maître ignorant), entièrement consacré à Rancière et à sa philosophie de l’instruction.
  • [13]
    J. Rancière, Le Maître ignorant, p. 68 et 71.
  • [14]
    Pour la critique du pédagogisme des élites politiques, voir en particulier J. Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
English version

1 La revalorisation dans l’analyse philosophique de la dimension intrinsèquement politique de l’éducation s’accompagne souvent d’une dévalorisation inverse de la pédagogie. C’est à raison qu’on souligne que l’éducation est par excellence un objet de philosophie politique [1] ; les présuppositions normatives qui sous-tendent le système éducatif dessinent avant tout l’horizon d’une communauté des citoyens à venir ; l’école est le principal médium de l’intégration politique républicaine, par la transcendance des particularismes, comme d’une certaine intégration par le biais de la solidarité. Elle est aussi le prodrome de l’espace public, et l’éducation qu’elle dispense appelle à libérer le potentiel d’autoréflexion dont chacun peut disposer pour se ménager un accès critique à ses propres intuitions éthiques et politiques. On sait au moins depuis Durkheim qu’il n’y a pas d’éducation pure, que les valeurs de l’éducation relèvent d’attentes sociales et d’idéaux politiques. Au-delà de Durkheim, la philosophie politique de l’éducation doit aussi aujourd’hui se nourrir des apports de la critique sociologique et de la philosophie sociale susceptibles de mettre en lumière les effets pervers du principe méritocratique de l’égalité des chances à l’époque de l’école de masse… Pour toutes ces raisons, on en est alors vite conduit à dénoncer la naïveté de la pédagogie et les dangers qu’il y a à réduire l’éducation à la question pédagogique, ou du moins à en faire la forme dominante d’une pensée sur l’éducation, au prétexte de sa cécité politique et / ou sociologique. On le sait, la pédagogie envisage avant tout dans l’éducation le rapport interactif entre maître et élève, afin de comprendre ce que signifie pour celui-ci apprendre, et elle se nourrit principalement pour penser l’acte d’apprendre des apports d’une psychologie du développement. Elle semble ainsi envisager l’éducation par le petit bout de la lorgnette, non pas tant en ce qu’elle relègue au second plan la question du savoir, et avec elle l’instruction républicaine que parce qu’elle semble indifférente au contexte politico-normatif dans lequel vient s’insérer la relation éducative : tel est en substance l’argument qui a conduit à une relative défiance de la philosophie à l’égard de la pédagogie et plus encore à la polarité entre pédagogues et républicains. Cette opposition, aussi caricaturale qu’elle puisse être et même si elle est de plus en plus remise en cause ou nuancée, repose sur une présupposition moins souvent questionnée, celle d’une antinomie entre pédagogie et politique. Les quelques éléments de réflexion qui suivent n’ont d’autre prétention que de questionner cette antinomie entre pédagogie et politique pour faire apparaître quelque chose de leur lien originaire.

2 Disons d’emblée en quel sens nous entendons parler de pédagogie. On s’accordera avec Durkheim pour considérer la pédagogie comme située à égale distance de l’art et de la science. Elle ne se réduit en aucun cas à la dimension pratico-technique d’un système des manières de faire ajusté aux fins de la pratique éducative, et l’expérience et l’art des éducateurs ne constituent pas encore une pédagogie. Elle n’est pas non plus une science de la chose et des faits éducatifs, elle ne se confond pas en tant que telle avec la science de l’éducation, et quelles que soient les élucubrations d’un Milner à ce sujet, elle n’est pas la Scienza Nuova du système éducatif à l’époque du prétendu avènement du puérocentrisme et du jeunisme [2]. Elle constitue avant tout un ensemble d’idées par lesquelles « on réfléchit sur des procédés d’action, en vue non de les connaître et de les expliquer, mais d’apprécier ce qu’ils valent, s’ils sont ce qu’ils doivent être, s’il n’est pas utile de les modifier… » [3]. Par son souci de réflexivité et d’objectivation des formes de transmission des savoirs et de la pratique éducative, elle se rapproche de la science ; par sa dimension normative et programmatique dans l’orientation de l’action éducative, elle se rapproche de l’art. Elle ne peut donc prétendre trouver son fondement scientifique en elle-même mais uniquement s’appuyer sur les apports empiriques et théoriques de sciences extérieures comme la psychologie ou la sociologie. Pas plus qu’elle ne peut prétendre s’ériger directement en méthode d’enseignement mais uniquement informer indirectement la pratique à titre de critique, réflexive et normative, de l’art d’enseigner. Des deux côtés, on peut dire que si la pédagogie a un sens, c’est d’abord et avant tout comme pensée de la praxis éducative. La praxis n’est pas l’application dans l’action de règles méthodologiques préalablement données, elle est au sens d’Aristote la conclusion pratique de prémisses théoriques, qu’on ne saurait confondre avec la déduction de règles méthodiques pour l’action à partir de ces mêmes prémisses, et par là elle est une action qui a sa valeur en elle-même et non dans une finalité extérieure à elle ; elle suppose alors rien de moins que l’intelligence pratique, i. e. la capacité à inventer dans l’action ce que la seule déduction logique autant que l’application de règles ne suffisent pas à fonder. La pédagogie ne peut donc en aucun cas se substituer à une telle intelligence, et elle n’offrira jamais de solution pratique effective – de recette – pour remédier aux problèmes concrets rencontrés dans l’action quotidienne d’enseigner. Elle se met à délirer lorsqu’elle le prétend, et la théorie pédagogique risque de ne pas survivre aux recettes de pédagogie appliquée. En revanche, rien ne l’empêche d’informer l’intelligence pratique de l’enseignant en élargissant l’horizon critique et normatif dans lequel son action vient s’insérer.

Une praxis politico-normative

3 Mais au fond, de quelle praxis exactement la pédagogie nous parle-t-elle ? De l’instruction ? De la transmission des savoirs ? Du façonnement d’une génération par ses aînés ? De la socialisation ? De l’accompagnement de l’enfant dans son développement intellectuel ? De l’épanouissement de sa personnalité ? Ou d’une improbable synthèse de toutes ces dimensions ?

4 Nous avons là autant de finalités particulières de l’éducation en général qui peuvent se confronter et faire assurément l’objet d’âpres débats pédagogiques, mais pas encore l’unité de la praxis qui peut servir d’horizon commun à la pédagogie. Cette praxis, c’est avant tout un choix théorique relatif aux finalités de l’éducation, l’institution de la relation et pour tout dire du lien social à partir duquel des finalités éducatives peuvent être posées et éventuellement accomplies : l’institution du lien à partir duquel et sur fond duquel peut s’accomplir l’action éducative. C’est ce qui fait de cette praxis un problème philosophique que l’on n’a pas fini de traiter, car elle vise à instituer une sociabilité qui rend possible l’éducation, laquelle est censée socialiser l’enfant, produire la sociabilité qui lui fait défaut, que ce soit au regard d’une exigence morale et universelle d’humanité ou des attentes particulières d’une société donnée. Tel est le cercle à peu près incontournable de la praxis pédagogique.

5 L’horizon normatif de la praxis que la pédagogie se donne à penser, ce sont donc les conditions intersubjectives dans lesquelles un échange de paroles, une mise en discours, une attention, une activité, etc. sont à même de produire réellement un enseignement, c’est-à-dire la possibilité pour tout individu de se subjectiver dans le médium du savoir, et non une inculcation, un endoctrinement, une débilitation. Derrière les méthodes explicites de la pédagogie, il y a l’interrogation implicite et récurrente sur le fondement légitime de l’enseignement comme interaction sociale et socialisante. Elle sera donc bien sûr plus attentive à la forme de l’enseignement qu’au contenu des savoirs enseignés, mais ce n’est aucunement par mépris ou sous-estimation de l’instruction ; son objet est simplement en partie hétérogène à la didactique. Et penser les conditions intersubjectives de l’enseignement n’est pas possible sans un rapport critique à l’organisation de la société dans son ensemble, sans un certain nombre d’hypothèses fortes concernant la justice sociale et la répartition des biens sociaux primaires, concernant au moins les conditions sociales de la reconnaissance réciproque et la possibilité pour chacun d’être pleinement reconnu dans la dignité de recevoir un enseignement. La pédagogie ne peut se réduire à être une sous-application de la psychologie du développement, ou avoir pour objet l’intellect ou l’affectivité de l’enfant. Même comme psychopédagogie, elle a pour présupposition normative, explicite ou non, une idée de la justice qui doit servir de principe d’institution du lien social entre les hommes pris comme membres d’une même communauté politique. C’est en tant que tel qu’elle a un rapport éminent et originaire au politique : un rapport non pas au sens où elle ne pourrait être intelligible qu’en référence aux fondements normatifs d’une communauté politique dont les attentes déterminent nécessairement les formes institutionnelles – et même les formes plus spontanées – de la relation éducative, mais plutôt en ce qu’il y va avec elle de la capacité à produire et imaginer des liens dont les critères normatifs sont irréductibles à la normativité des attentes sociales et politiques, et qui pour autant favorisent la socialisation des enfants. C’est évidemment ce qui fait de la République de Platon un traité de pédagogie. Mais c’est surtout ce qui fait de la pédagogie, en son sens moderne, inspirée qu’elle est pourtant par la psychologie de l’enfant et souvent décriée pour sa prétendue indifférence aux rapports entre éducation et cité, une affaire éminemment politique. Aucune pédagogie ne vise sérieusement le seul bonheur de l’enfant, à moins que ce bonheur ne soit la condition de la reconnaissance sociale et que les conditions de la société réelle n’obligent à lutter pour pouvoir espérer une part de ce bien social primaire ; une pédagogie sérieuse du bonheur de l’enfant se joue sur fond de lutte sociale pour la reconnaissance de sa légitimité.

La radicalité montessorienne

6 L’une des grandes fondatrices de la psychopédagogie au XXe siècle, Maria Montessori, dont le nom est aujourd’hui exclusivement associé aux extravagances d’un puérocentrisme sans limites mâtiné de mysticisme chrétien, a très clairement posé la question pédagogique dans l’horizon politique des droits fondamentaux, et son attention à l’enfant et à son développement y apparaît alors comme intimement liée à la question politico-normative de l’institution par en bas d’une véritable communauté démocratique. Cette manière de poser la question pédagogique s’inscrit en faux contre les accusations de puérocentrisme, de pédagogisme ou de psychologisme dont elle peut vite faire l’objet. On sait que Montessori était critique à l’égard de l’ordre moral et social d’une société bourgeoise et adultocentrique éduquant ses enfants tout en méprisant leur spécificité, et l’on peut croire que cela suffit à justifier le recentrement de sa réflexion pédagogique sur les besoins vitaux, affectifs et intellectuels de l’enfant. Si l’on s’appuie sur la présentation qu’elle fait en 1935, dans son livre L’Enfant, de l’origine de sa théorie pédagogique, cela semble aller bien au-delà, puisqu’elle rallie d’emblée et explicitement la question de l’enfant à un mouvement social de fond, elle la présente même comme une question sociale avant d’être une question pédagogique. Et elle inscrit toute sa pédagogie dans le prolongement de ce mouvement d’émancipation sociale qui vise avant tout l’institution d’une communauté de droit élargie et la lutte pour la reconnaissance juridico-politique. La situation de l’enfant est très clairement envisagée du point de vue d’un ordre social dont le fondement moral et juridique est paradoxalement producteur de mépris et d’injustice :

7

Voilà donc la situation de l’enfant qui vit dans l’ambiance de l’adulte : c’est un dérangeur qui cherche, et ne trouve rien pour lui ; qui entre, mais qui est expulsé. Sa position est comme celle d’un homme sans droits civiques et sans ambiance propre : un extra-social, que tout le monde peut traiter sans respect, insulter, battre, punir, en exerçant un droit reçu de la nature : le droit de l’adulte [4].

8 L’analogie est remarquable : la question sociale de l’enfant met très clairement en jeu un mouvement d’émancipation visant l’institution par en bas, en amont des relations juridico-politiques instituées, du côté des sans-droit et des sans-pouvoir, d’une « part des sans-part » [5], d’une communauté de ceux qui ne prennent pas part au partage social ordinaire des biens, des droits et des libertés. Maria Montessori s’en étonne tout au long de l’introduction à l’ouvrage : comment une communauté peut-elle s’instituer selon le critère du droit et de l’égalité, et considérer une partie d’elle-même comme étant a priori des « dérangeurs » ou des perturbateurs qui ne peuvent être a posteriori intégrés que par l’action d’une force extérieure ? Tant que l’éducation est pensée comme l’action extérieure d’une communauté sur une partie d’elle-même au prétexte de son asocialité et que cette partie est laissée en tant que telle hors de la sphère du droit et de la dignité humaine, la pédagogie n’a même pas de raison d’être. Elle doit donc viser, par-delà toutes les prétentions scientifiques qu’on peut lui associer, le projet proprement politique « d’une nouvelle orientation à donner à notre vie sociale ».

9 La critique est en un sens comparable à celle que Hannah Arendt fera plus tard des droits de l’homme, en dénonçant le fait notable qu’ils ne peuvent paradoxalement pas protéger le réfugié ni l’apatride, celui qui n’est qu’homme et ne jouit pas des droits que lui alloue l’appartenance à une communauté déjà donnée : comment parler de droits de l’homme dès lors que celui qui n’est qu’homme se voit privé de tout droit ? Celui qui est plus homme du point de vue du fait l’est paradoxalement moins du point de vue du droit, au point qu’on peut imaginer un seuil à partir duquel celui qui est réduit à sa seule nudité d’homme peut être absolument traité comme un non-homme, ce pour quoi le philosophe italien Agamben a parlé d’homo sacer[6]. L’enfant, à lire Montessori, apparaît comme l’homo sacer d’une communauté qui ne s’institue dans ses limites juridiques et politiques qu’en excluant une part d’elle-même ; l’enfant comme infans est le sujet sans parole et sans droit qui n’accède à la communauté des êtres parlants que par le biffage de son expérience propre. Enseigner, c’est d’abord apprendre à cet enfant à prendre sa liberté au lieu de la recevoir d’ailleurs que de lui-même. Et mettre en cause la méconnaissance sociale de l’enfant, c’est jeter un regard critique sur la compréhension qu’une communauté politique a de ses propres limites et interroger les barrières qu’elle pose à l’accueil de ce qui lui est étranger. La question des barrières est d’ailleurs récurrente chez Montessori qui en plusieurs occurrences, compare les barrières que l’éducation met au développement de l’énergie spirituelle de l’enfant aux barrières qui séparent les nations, comme aux frontières entre les peuples [7] ; et il ne s’agit pas tant pour elle de filer une métaphore que de souligner un continuum dans la construction des barrières sociales. C’est donc, au-delà, interroger la construction même de l’ordre social, construction qui non seulement conduit à reproduire entre la communauté des adultes et le monde des enfants le même fossé que celui qui sépare les titulaires du droit des sans-droit, mais qui du même coup considère l’enfant pauvre comme doublement dérangeur de l’ordre social. Quand l’indiscipline est perçue comme le germe de la délinquance et quand l’intégration est conditionnée à la soumission à un ordre extérieur et à l’intériorisation de son infériorité, le mépris générationnel que subit l’enfant vient se doubler d’un mépris social qui rend les barrières éducatives d’autant plus difficiles à surmonter [8].

10 Dans ce cadre, la pédagogie s’intéresse avant tout à une forme de praxis émancipatrice articulée à l’exigence morale et politique de l’accueil, i. e. de la place – et de l’invitation à la liberté – faite à ceux que la reproduction de l’ordre social et de sa stabilité implique de laisser sur ses bords extérieurs : exigence qui peut s’adresser autant à une communauté de nationaux qui se réserve le droit de traiter selon ses seules et propres normes, avant même de lui reconnaître le moindre droit, la venue de l’étranger, du non-citoyen, comme à une communauté d’adultes qui ne traite la venue de l’enfant au monde social que du point de vue négatif de son intégration, de son adaptabilité et de sa conformité aux normes de l’univers adulte. Double modèle d’un accueil mensonger qui se réduit à aligner de force l’autre sur le même. La pédagogie est d’abord, comme pensée critique de la praxis éducative, déstabilisation de cet ordre qui se reproduit en s’immunisant contre la possible intrusion de l’étranger. Derrière la question pédagogique de savoir ce que signifient réellement apprendre et être enseigné, il y a la double question politique de l’accueil et de l’émancipation – qui apparaît plutôt, c’est vrai, chez Montessori dans les termes chrétiens d’une libération intérieure voire d’une « conversion », mais la dimension politique de la pédagogie ne doit pas être confondue avec les orientations doctrinales des grands pédagogues. Montessori apparaît donc dans L’Enfant comme une penseuse de l’accueil, de la confrontation d’une communauté particulière, de sa moralité concrète et de son droit à cette masse relativement menaçante d’étrangers que sont les enfants. Accueillir est ce geste paradoxal par où l’on se lie à l’autre en se déliant de soi-même, où l’on ne décide pas des conditions de sa venue à partir des seuls critères de notre appartenance et de notre immunité, où l’on ne soumet pas cette venue de l’étranger à la négation de son étrangeté ; accueillir suppose l’effort de décentrement par lequel l’autre est vraiment reconnu dans son altérité comme notre égal et non comme un possible intrus, c’est un geste qui vise à produire du commun par-delà toute communauté d’appartenance ou toute identité commune, par-delà toute exigence d’intégration ou d’assimilation. Les éthiques et politiques de l’accueil se voient confrontées à ce geste à peu près interminable que la pédagogie rencontre à titre d’exigence inaugurale.

Éducation et communauté politique

11 Loin d’être puérocentrique, la pédagogie, telle qu’une Montessori peut la présenter, implique au contraire un décentrement de la compréhension qu’une communauté peut avoir de ses propres fondements et limites. De ce point vue, il est en partie faux d’opposer une école dont la finalité serait l’accueil des enfants (centrée sur la pédagogie) à une autre qui viserait l’intégration républicaine (centrée sur l’instruction et les savoirs) et ne traiterait dans l’enfant que l’élève : ce schéma réducteur oublie que l’accueil des enfants vise une intégration au-delà des limites qu’y assigne par avance une communauté juridique et politique d’appartenance, une intégration qui soit en réalité émancipation et permette aux membres d’une communauté de cesser de se rapporter à eux-mêmes par l’exclusion d’une part prétendument inintégrable (les esclaves, le Tiers État, les prolétaires, les enfants, les femmes, etc.). Ou plutôt, au geste de l’intégration par en haut, la pédagogie montessorienne oppose celui de l’émancipation par en bas, l’ambiance de l’école et la praxis des enseignants travaillant de concert à la subjectivation de ces sans-part que sont les enfants. Si l’on reprend la dichotomie proposée par Jacques Rancière, le premier geste est affaire de police et de gouvernement, i. e. d’institution et de reproduction du partage social selon des critères (juridiques, ethniques, sociaux…) établis par avance même s’ils demeurent toujours modifiables selon des procédures elles-mêmes instituées, le second est véritablement affaire de politique (d’émancipation), i. e. de configuration d’un lien qui déborde le partage établi des parts d’une communauté [9].

12 Dans la pédagogie, police et politique se rencontrent et se heurtent, comme la question de l’ordre et celle de l’égalité, de la discipline et de l’émancipation. Car au fond, tout le problème de la pédagogie est là : comment, dans la praxis de l’enseignement, faire une part réellement égale à ceux dont l’intégration sociale implique de sélectionner, de classer et de discriminer, à ceux que l’école prépare de facto, et à même le savoir qu’elle enseigne, à un partage inégalitaire sur la base de présuppositions elles aussi inégalitaires ?

13 Ce qui est alors à l’œuvre dans la praxis que la pédagogie donne à penser, et qui est censé l’être dans l’intelligence pratique à laquelle elle s’adresse, c’est pourrait-on dire un schématisme de l’imagination politique par lequel s’invente une manière de prendre part à la communauté tout en ne cessant d’en déborder les limites : ainsi par exemple d’une Montessori qui fait de l’école le lieu d’un ébranlement de la communauté des adultes par la question sociale de l’enfant, d’un Jacotot qui fait de sa pédagogie une épreuve pour l’hypothèse, fondatrice à la fois de l’ordre social et scolaire, de l’inégalité des intelligences [10], d’un Piaget qui oppose au conformisme extérieur de la classe traditionnelle le modèle du self-governement pour repenser le cadre pédagogique de l’éducation morale [11], pour ne citer que ces trois noms. À chaque fois, l’imagination politique est à l’œuvre pour donner un sens réel, à même la praxis de l’enseignement, à cet idéal qu’on appelle émancipation ; les principes pédagogiques de l’accueil (Montessori), de l’égalité radicale des intelligences (Jacotot), ou de l’autorité démocratique (Piaget), sont autant de schèmes possibles de l’émancipation, comprise à la fois comme ce qui fait notre condition politique même et la condition même de la politique.

14 Si l’on exhume ainsi le fond politique de la pédagogie, alors les républicains sont moins politiques que les pédagogues. L’accusation de puérocentrisme ou de pédagogisme que lanceront les premiers aux seconds cache mal la faiblesse d’une imagination politique qui ne conçoit l’intégration à la communauté politique que par en haut, par le médium d’un État éducateur pour lequel la fonction émancipatrice de l’école se réduit à libérer les enfants d’eux-mêmes et de la tutelle des traditions et des particularismes afin de les intégrer à la communauté souveraine des citoyens. Mais que l’émancipation puisse être aussi libération par rapport aux présuppositions qu’implique la reproduction et la perpétuation d’une communauté d’appartenance et de citoyenneté comme d’une configuration subséquente des rapports sociaux, cela fait sans doute l’enjeu politique fort de la pédagogie. La seule réflexion pédagogique sur les conditions d’une distribution égalitaire du pouvoir linguistique au niveau des apprentissages fondamentaux est déjà un défi politique aux formes de distinction et de sélection sociales qu’exige la reproduction de l’ordre existant. Tout comme peut l’être la déconstruction de l’espace physique ou symbolique de la classe pour inventer un autre contexte d’interaction entre maître et élèves, comme un autre rapport de l’enfant à son environnement social et matériel, dans la filiation d’une pédagogie montessorienne centrée sur l’ambiance et le rapport autonome au matériel disponible.

La pédagogie comme théorie critique

15 On dira peut-être que cela est plus l’effet d’une imagination révolutionnaire ou utopique que politique. Oui, si l’on part de l’hypothèse que politique et émancipation sont radicalement incompatibles. Non, si l’on considère que l’émancipation est au contraire l’action qui est au fondement même de la politique, en particulier dans son accomplissement démocratique. Car la teneur politique des grandes théories pédagogiques est finalement d’être intéressées à l’émancipation. L’intérêt à l’émancipation est depuis Max Horkheimer le propre de ce qu’on peut appeler des théories critiques. Théories qui envisagent les relations sociales du point de vue négatif de leur limitation pathologique et de l’injustice qui les traverse pour mieux ouvrir l’horizon normatif de leur possible transformation pratique. Mais en aucun cas elles ne prétendent faire directement la théorie de ces transformations elles-mêmes qui ne dépendent que de la réalité des luttes sociales engagées par les intéressés ; les théories critiques ne sont donc pas théories révolutionnaires. De la même manière les théories pédagogiques ne prétendent pas révolutionner de l’intérieur les méthodes d’enseignement, mais uniquement donner à penser dans le prisme d’une critique du réel les conditions de l’enseignement comme praxis émancipatrice. Elles s’alignent plus sur le modèle d’une théorie critique qu’anime un intérêt à l’émancipation, et loin d’être utopiques, elles s’efforcent de repérer les lieux réels d’une possible transformation de la relation et de la pratique éducatives, pour autant que cette transformation engage en profondeur au-delà de l’éducation elle-même l’ensemble de nos principes de justice.

16 Cette vision de la pédagogie, déjà présente au moins en filigrane chez Montessori, a été sérieusement érodée par la forte polarisation contemporaine du champ de la pensée de l’éducation entre philosophie et sciences de l’éducation, et plus encore entre républicains et pédagogues. Il est difficile d’envisager le retour dans la sphère des théories pédagogiques d’une théorie critique inspirée de la philosophie mais nourrie par les sciences empiriques, en particulier la sociologie, comme de renouer le lien originaire entre pédagogie, nourrie des apports de la psychologie de l’enfant voire de la psychanalyse, et philosophie politique. La radicalité d’un Rancière en ce domaine, qui souligne avec force dans Le Maître ignorant à travers la figure singulière de Joseph Jacotot la dimension politique, s’entend émancipatrice, de la pédagogie (et d’ailleurs contre toutes les recettes de la pédagogie enfantine), peut apparaître aujourd’hui plutôt comme l’exception. Sans s’étendre ici sur cet ouvrage [12], précisons qu’il s’y agit, à l’encontre de la croyance socialement répandue et tout particulièrement fixée dans l’institution scolaire à l’inégalité intellectuelle, de penser la pratique de l’enseignement d’un point de vue radicalement critique comme vérification de l’hypothèse inverse de l’égalité des intelligences. Contre le principe méritocratique abstrait de l’égalité des chances qui offre une justification idéologique à la croyance en l’inégalité intellectuelle, Rancière donne à penser à travers les méthodes originales d’enseignement de Jacotot un véritable programme d’émancipation, comprise comme reconfiguration du partage des parts de la communauté au profit de ceux que ce partage disqualifie :

17

Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction mais la croyance en l’infériorité de son intelligence… L’enseignement universel est d’abord l’universelle vérification du semblable que peuvent faire tous les émancipés, tous ceux qui ont décidé de se penser comme des hommes semblables à tout autre [13].

18 Il y a là, évoqué avec une simplicité comparable à celle de Montessori, comme l’indication de l’essence politique de la pédagogie contre le pédagogisme des recettes d’enseignement. Et chez Rancière, cela ne saurait s’arrêter à l’accueil de l’enfant, l’enseignement doit concerner la société dans son ensemble pour autant que l’hypothèse de l’inégalité la constitue et la traverse en chacune de ses parties et générations ; c’est dans l’enfance que l’école la fixe pour la première fois, rien de plus. Penser l’enseignement, c’est penser la praxis, toujours fragile et infondable, en dehors de l’intelligence pratique de l’individu qui en est le sujet et l’acteur, par où s’invente une égalité et une communauté alternatives des êtres parlants que la société obère en son partage inégal des parts autant que ses membres de par leur croyance en la légitimité de ce partage. Un tel enseignement produit réellement un espace à part, et non une utopie, réservé à la vérification en acte de l’égalité possible des intelligences, contre la fiction sociale de leur inégalité. Fiction nourrie autant par la forme traditionnelle de l’enseignement que par le pédagogisme des élites politiques (c’est là d’ailleurs qu’est le vrai pédagogisme et non dans les théories pédagogiques) qui réduit la politique à n’être que l’explication par les gouvernants à un peuple ignorant ou mal informé du sens des mesures et des décisions prises pour lui [14]. La pédagogie se méfie du modèle explicatif, elle ne saurait donc en aucun cas donner de leçon, mais uniquement proposer, sur un fond théorique toujours critique, des schèmes de l’émancipation à notre imagination politique. Faut-il être naïf pour dire que sans cela, la pédagogie, aussi ingénieuse en ces méthodes qu’elle puisse être et nourrie par les apports les plus récents et les plus sérieux de la psychologie, ne vaut pas une heure de peine ? Et que cela, la philosophie politique ne saurait non plus l’ignorer ?


Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/tele.030.0107

Notes

  • [1]
    Cf. en particulier M.-C. Blais, M. Gauchet et D. Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Bayard, 2002.
  • [2]
    J.-C. Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984.
  • [3]
    É. Durkheim, Éducation et Sociologie [1922], Paris, PUF, 2003, p. 79.
  • [4]
    M. Montessori, L’Enfant, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 12-13.
  • [5]
    Cf. J. Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
  • [6]
    Dans l’ouvrage du même nom (Homo sacer, Paris, Seuil, 1997), l’homo sacer apparaît comme la figure paradoxale de l’homme qui est littéralement en dehors de toute communauté déjà donnée et par rapport auquel l’identité d’une communauté se renforce, l’exception au droit qui le légitime en négatif, l’homme abandonné à lui-même et exposé à tous les autres, qu’on peut tuer sans que cela soit un crime ; et il est, c’est du moins la thèse forte et provocatrice d’Agamben, la véritable figure « normative » du droit et de la politique modernes.
  • [7]
    Voir en particulier « Les barrières », in L’Enfant, p. 154-159.
  • [8]
    Voir « Les enfants privilégiés », ibid., p. 142 sq.
  • [9]
    J. Rancière, La Mésentente, p. 51 sq.
  • [10]
    Voir J. Rancière, Le Maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
  • [11]
    Voir J. Piaget, Où va l’éducation ?, Paris, Gallimard, 1969.
  • [12]
    Pour cela, je me contenterai de renvoyer à l’ouvrage lui-même, mais aussi au numéro de Le Télémaque, no 27, mai 2005 (Le Maître ignorant), entièrement consacré à Rancière et à sa philosophie de l’instruction.
  • [13]
    J. Rancière, Le Maître ignorant, p. 68 et 71.
  • [14]
    Pour la critique du pédagogisme des élites politiques, voir en particulier J. Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

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