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Article de revue

La politique du maître ignorant : la leçon de Rancière

Pages 81 à 88

Notes

  • [1]
    J. Rancière, El maestro ignorante, Barcelone, Laertes, 2003, p. 57.
  • [2]
    Ibid., p. 60.

1 Au carrefour de l’éducation institutionnalisée et de l’action politique progressiste, une des tâches fondamentales de l’éducation serait d’essayer de diminuer ou de modérer les oppositions de classe (ou de genre, de race, de religion, ou d’autres) propres à nos sociétés. Un postulat libéral consiste à dire que l’école devrait fonctionner comme régulatrice des inégalités sociales, en garantissant mécanismes ou stratégies qui convergent vers l’égalité des chances. L’acquisition de connaissances se présenterait comme une clé fondamentale pour la réalisation de la liberté de l’homme, et il reviendrait à l’instruction publique d’étendre ce bénéfice à tous, sans différences d’origine. Ces diverses considérations supposent que l’instruction éducative aurait la responsabilité politique de faire quelque chose pour rendre égal ce qui se présenterait au départ comme inégal.

2 Le Maître ignorant de Jacques Rancière est un livre de philosophie original qui, en ravivant la mémoire d’un personnage singulier de l’histoire de l’éducation – Joseph Jacotot –?, pose la question politique fondamentale de l’égalité.

3 Éducation, philosophie et politique tissent la trame complexe de ce texte enthousiaste et provocateur. Dans ce travail on essayera de montrer comment Rancière bouscule le ciment des interprétations qui font de l’égalité le point d’arrivée des politiques supposées émancipatrices et dans quelle mesure reste ouverte la question de comment réussir une politique égalitaire, non seulement dans le champ de l’éducation mais aussi et surtout en général.

Duplicité de l’éducation

4 Le Maître ignorant se construit dans un double registre, deux chemins parallèles qui s’entrecroisent et qui s’enrichissent mutuellement. Le premier se construit sur la figure de Joseph Jacotot et son expérience personnelle d’enseignement au XIXe siècle, occasionné par une série d’événements hasardeux qui ont conduit chez lui à un changement radical de son point de vue sur l’éducation traditionnelle. Le deuxième se déroule à partir de l’appropriation politique que Rancière fait de cette expérience, dans une sorte de parallèle constant. Dans ce double mouvement le livre va ajouter à la description d’une question, initialement pédagogique, la construction d’un problème éminemment politique, qui est le vrai centre de proposition de l’ouvrage.

5 À notre surprise, Le Maître ignorant, même dans ses premières pages, se change en une attaque foudroyante contre le recours classique et serein de toute éducation : l’explication. D’une façon abrupte on voit que l’explication n’est plus cet outil privilégié avec lequel les maîtres, de façon aride, essayent d’amener leurs élèves jusqu’à la connaissance et la culture, mais elle se convertit en une arme subtile d’imposition et de domination. Une série de circonstances ponctuelles de son expérience concrète d’enseignement a fait comprendre à Jacotot que l’explication (c’est-à-dire amener les élèves, par étapes, de l’ignorance jusqu’au savoir), contrairement à ce qu’a soutenu la pédagogie et à ce qu’il croyait jusque-là, n’était pas la voie éclairée et indispensable de l’enseignement, qu’il était possible de construire une autre relation entre maîtres et élèves que la traditionnelle verticalité, organisée à partir de la disjonction : qui a le savoir et qui ne l’a pas. Cet ébranlement issu de la pratique devient le point de rupture de toute une conception de l’enseignement et a orienté la vie de Jacotot vers un effort intense pour dévoiler, jusqu’à ses dernières conséquences, la nouveauté qu’il avait imaginée. Rancière se cantonne soigneusement dans ce processus et développe, à son tour, dans toutes ses conséquences, les implications politiques que cette rupture suppose.

6 Dans l’interprétation de Jacotot par Rancière, l’explication accomplit une tâche fondamentalement régulatrice. Dans la mesure où elle divise le monde en deux, en partageant ceux qui savent et ceux qui ne savent pas – ceux qui expliquent et ceux qui écoutent et apprennent –?, elle instaure une segmentation qui va plus loin qu’une simple distinction de champs de savoirs. Tout l’enseignement classique s’appuie sur cette idée supposée neutre de l’explication-transmission, dont la matrice soutient, avec de grandes caractéristiques, qu’il y a quelque chose (une connaissance, une dextérité) qu’une personne détient – le maître – et qui le transmet par l’intermédiaire d’une explication à quelqu’un qui ne l’a pas, l’élève. Celui qui ne sait pas va apprendre, peu à peu et, avec le temps, va acquérir les savoirs dont il avait besoin. Mais ce n’est pas seulement la reconnaissance de cette distinction entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas (qui est inhérente à l’existence même d’un quelconque magistère) qui définit la relation de chacun avec la connaissance ; mais, ce qui est le plus important, cela détermine une série de sédimentations. En effet, la prise de conscience de la segmentation que produit le domaine de certains savoirs fait que chacun intériorise la place qu’il occupe, et voit la possibilité d’ascension liée à la subordination – en principe, intellectuelle – à un explicateur. Si la personne pouvait le faire pour soi-même (seule) elle n’aurait pas besoin d’un maître. Selon Jacotot, l’institution éducative a comme fonction de reproduire cette distinction hiérarchique parce qu’elle vit de cela, c’est sa condition de possibilité. Le maître administre au nom de l’État un segment de pouvoir. Il contrôle la distance entre ce qu’on doit enseigner et ce qui s’apprend, entre l’enseignable et la compréhension de l’enseigné. Il constitue la supervision et la garantie de l’efficacité de la transmission. Celui qui explique quelque chose et donc contrôle la fidélité de l’?“appris” est, pour Jacotot, un destructeur de l’intelligence, quelqu’un qui n’émancipe pas mais qui installe l’autre dans un monde de statuts consolidés et “naturels”.

7 L’expérience inédite vécue par Jacotot lui a fait constater qu’il est possible d’apprendre sans quelqu’un qui explique, que si quelqu’un veut apprendre il peut être capable de disposer des relations avec l’autre d’une façon originale et propre. Apprendre sans un maître explicateur ne veut pas dire qu’on puisse se passer de tout maître. Mais qu’est-ce que cela veut dire, qu’il puisse ne pas y avoir d’explicateur et qu’on puisse néanmoins apprendre d’un maître ?

8 Qu’est-ce qu’enseigne un maître qui émancipe, qui est différent de celui qui explique et, donc, qui abrutit ? En quoi consiste cet enseignement ? Selon Jacotot, il est nécessaire de séparer les deux fonctions que la pratique du maître explicateur unit : celle du connaisseur ou spécialiste d’un savoir et celle de celui qui enseigne. Que pourrait signifier alors enseigner autre chose qu’un savoir, être autre chose qu’un connaisseur qui transmet sa matière ? Il ne serait pas alors question d’enseigner son propre savoir mais de mettre à jour que l’autre est capable d’apprendre tout ce qu’il veut. Il ne s’agirait pas d’enseigner le savoir (en toute rigueur, il ne faut même pas l’avoir : c’est cela justement la possibilité scandaleuse du maître ignorant) mais de l’expliciter. Ce qu’on enseigne quand on émancipe c’est l’utilisation de notre propre intelligence. La fonction du maître sera celle de poser à l’élève un défi qu’il relèverait tout seul. Il s’agira de l’interroger, comme entre égaux, et non comme un connaisseur qui sait déjà toutes les réponses en s’adressant à l’ignorant. Celui qui enseigne en émancipant sait qu’il est aussi en train d’apprendre et les réponses de l’autre sont de nouvelles questions pour lui. La parole circule parmi tous et non pas dans une seule direction. Le Télémaque de Fénelon est le vrai outil moteur de la « méthode » ; Jacotot permettait à chacun de dire ce qu’il pensait, permettait que chacun parle, non comme maître et élève mais comme homme et femme. C’est-à-dire, non comme celui qui est évalué entrevoyant une évaluation mais comme celui à qui on s’intéresse pour ce qu’il pourrait dire. Il n’est pas question d’expliquer ce que les scientifiques, les artistes ou les philosophes disent ou font, mais d’être, en quelque sorte, des scientifiques, artistes ou philosophes.

L’anti-magistère

9 Quelle est la lecture politique qu’on peut faire de cet “anti-magistère” de Jacotot, qui ne se fatiguait pas de répéter qu’il n’avait rien (aucun “contenu” spécial) à apprendre à ses élèves ? La possibilité d’émancipation dans l’acte d’enseigner est liée, pour Jacotot, à la potentialité d’un triple questionnement, qui est un appel libertaire dirigé vers l’intelligence et un impératif radical adressé à la volonté. Le maître ne cesse de demander : « et toi ?… qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu en penses ? qu’est-ce que tu ferais ? ». Les réponses, donc, cesseraient d’être un secret que garderait le maître pour se transformer en une conquête de chaque élève sur les savoirs, sur le monde et sur lui-même. Le seul impératif que le maître doit soutenir avec ténacité devant l’élève c’est « tu peux ». En partant de cette consigne, qui potentialise les possibilités de chacun avec les trois questions mentionnées, il est possible de déplacer la question éducative jusqu’à la politique et d’évaluer ses conséquences. En effet quelqu’un qui ne se soumet pas à un ordre hiérarchique construit à partir d’inégalités d’intelligence ou quelque autre référence, quelqu’un qui ne se voit pas comme inférieur mais qui reconnaît et qui valorise sa propre capacité et qui persiste dans sa ténacité pourra s’émanciper. Un ouvrier (ou un paysan, un artisan ou n’importe qui) va s’émanciper intellectuellement « s’il pense à ce qu’il est et pas à ce qu’il fait dans l’ordre social » [1]. On pourrait dire que, dans un sens strict, c’est là qu’il sera un sujet, quelqu’un qui se connaît lui-même comme voyageur intellectuel, comme quelqu’un qui pense et qui peut agir en conséquence. Comme quelqu’un qui s’interroge et qui peut interroger ceux qui sont supposés savoir et surtout, ceux qui sont supposés savoir et qui, en plus, gouvernent. Dans les termes de Jacotot :

10

Toute la pratique de l’enseignement universel se résume à la question : et toi, qu’est-ce que tu en penses ? Tout son pouvoir est enraciné dans la conscience d’émancipation qu’elle actualise dans le maître et qu’elle suscite dans l’élève [2].

11 Donc, il n’est pas question de transmettre la connaissance de ce que pourra être un maître émancipateur. Il se contente de faire sien le triple questionnement et le « tu peux ».

12 Cette condition de réunir l’enseignement et l’émancipation dans une même singularité – la construction de son propre chemin – entraîne une conséquence : l’impossibilité d’institutionnaliser une « méthode Jacotot ». Cette conséquence est catastrophique pour qui, par exemple, imagine que la libération des hommes et des femmes peut être conduite par une politique d’État, pour son caractère « progressiste ». Il n’est pas difficile d’entrevoir une veine anarchiste au cœur de la position politique et pédagogique que Rancière relève chez Jacotot : enseigner et apprendre est un lien direct entre les individus (sans médiations), l’impossibilité d’institutionnalisation, la relation conflictuelle avec l’État, etc. Mais l’éventuelle perspective de déscolarisation qui pourrait dériver de la position générale de Jacotot – puisque l’intention de Rancière est plus politique que pédagogique – n’est pas tellement intéressante. L’est, en revanche, la possibilité de penser, à partir de ce dernier, une politique nouvelle. En effet, le mouvement que force Rancière dans l’expérience pédagogique de Jacotot, d’un côté, met à découvert un des paradoxes de l’institution éducative (et, plus spécifiquement, de l’État) : qu’est ce qu’on impose ou doit imposer (c’est-à-dire, jusqu’où obliger) au nom de la liberté. Arrivent au centre de la scène les limites de l’exercice de l’autorité et la nécessité de la subordination (à l’État à travers l’école) avant la constitution de sujets (d’êtres libres). De l’autre côté il nous avertit qu’il n’y a pas une personne qui doive nous dire comment sont les choses et ce qu’on devrait faire ; il insiste seulement sur le fait qu’on est capable de penser et de faire. L’incapacité d’arriver à quelque chose par soi-même est comme une fiction structurante qui doit exister pour donner un fondement à l’explication, c’est la même capacité qui doit exister pour faire une politique de délégation.

13 C’est au nom d’une incapacité technique ou opératoire (méconnaissance / impossibilité de prendre pour soi-même des décisions) que se justifie la nécessité de médiateurs : les technocrates économistes, les politiques professionnels, etc. Le paradoxe du maître émancipateur, c’est qu’il émancipe sans se constituer ni comme un leader ni comme un guide, il le fait seulement en pariant que chacun peut le faire. Il pourrait aller plus loin encore. L’explication ne serait pas seulement une arme abrutissante employée par les pédagogues naïvement mais un moyen de structuration de l’ordre social même : l’explication dominante c’est celle qui « explique », manifestement ou implicitement, le pourquoi de la distribution de statuts existants et la nécessité de son maintien pour le bénéfice commun. Les distances que l’école (et l’État) prétendent réduire sont celles qui les font vivre et qui leur donnent sens et, en conséquence, ils n’arrêtent pas de les reproduire. À la limite, on garantirait l’intégration du lien social à partir de l’intégration pacifique des masses, guidées par les élites instruites. La très grande audace ou prétention d’insinuer qu’on peut « enseigner ce qu’on ignore », plus que manifester une absurdité didactique, a une intentionnalité philosophique et politique cruciale. Elle exprime la potentialité de la pensée et la possibilité que tous ont de construire du nouveau.

Le postulat de l’égalité

14 Pourtant rien de cela ne serait possible sans le présupposé constituant que « nous sommes tous égaux » qui, avec Rancière, présente un radicalisme inédit. Mais qu’est-ce que cela veut dire et quelle est la portée de cette affirmation ?

15 À la différence des analyses usuelles de la question égalitaire comme but à conquérir Rancière part de, ou postule l’égalité pour pouvoir ensuite extraire de ce pari toutes les conséquences possibles. La liberté ne sera donc pas quelque chose qui est à la fin du chemin, comme une finalité à laquelle il faudrait arriver et à propos de laquelle ce qui importe c’est de débattre et d’évaluer les méthodes pour l’atteindre. Pour Rancière, l’égalité est une affirmation qui a pour seul fondement la décision et la volonté conséquente. Dans cette optique, placer l’égalité à l’origine définit le point de départ pour toutes les actions humaines et pour une pensée vraiment libertaire.

16 Pour Jacotot, le thème de l’égalité se focalise dans l’égalité des intelligences. Rancière y prend appui, s’en sert et l’étend au plan général. Dans ce mouvement on peut voir comment le déplacement du pédagogique au politique prend forme une fois de plus. La décision de partir de l’égalité, même sans preuves, entraîne une série de commentaires ou d’illustrations qui se rapprochent d’une justification. En effet, Rancière se refuse à débattre de la triviale constatation empirique que ce qui existe c’est l’inégalité. Ainsi, partout on ne verrait que l’inégalité des intelligences, ou l’inégalité tout court. Quoi de plus naturel que de prouver l’évidence, ce que quiconque pourrait corroborer : qu’il existe des intelligents et des obtus, des capables et des incapables, des esprits ouverts et des cerveaux obscurcis. Quelques-uns réussissent mieux les examens que d’autres, il y a ceux qui progressent, d’autres qui redoublent, qu’ils soient ou non des élèves d’une même origine sociale, culturelle, etc. Quelques-uns savent et d’autres non. Quelques-uns peuvent, d’autres non. Mais, que pourrait-on extraire sous le nom de politique ou en faveur de la justice “en vérifiant” qu’on est tous différents ? Pourrait-on affirmer aussi qu’est évidente l’égalité du maître et de l’esclave, ou du dominateur et du dominé, dans la mesure où « il est évident » que les seconds doivent « comprendre » les ordres des premiers pour leur obéir ? Il ne serait pas question qu’une intelligence semblable les fasse rester dans la même structure de domination ? Pour Rancière, celui qui veut procéder à partir de l’inégalité doit présupposer l’égalité et c’est cette idée qui guide son livre.

17 L’éducation et la politique ne peuvent pas partir de l’inégalité et essayer de l’annuler par des actions correctrices, éducatives ou politiques, qui parviendraient à rendre égal l’inégal. Celui qui part d’une inégalité qu’il prend comme un fait l’admet évidemment. Cela signifie qu’il faut renoncer à ce qu’il y ait des inférieurs, qu’on aspire à rendre égaux (en faisant son possible pour promouvoir ces « inférieurs »), ou qu’il y ait des supérieurs qui consentent à aider les inférieurs à s’élever (puisque sinon ils ne seraient pas supérieurs et ils pourraient se suffire à eux-mêmes). Dans les deux cas, ce qui domine – et est la matrice de la lecture politique qui est faite dans Le Maître ignorant – c’est la méprise, soit de l’autre soit de soi-même. C’est vouloir fonder toute intention d’action dans l’impuissance, dans la faiblesse ou la médiocrité de chacun.

18 Il ne s’agit pas non plus d’essayer de réaliser une contre-épreuve scientifique empirique de l’inégalité des intelligences (qui, au fond, ne serait rien de plus qu’une question de principes, étant donné que ce qu’on va trouver c’est l’inégalité qu’on avait présupposée) ou d’essayer de constater qu’il serait possible (on ne pourrait jamais arriver à autre chose qu’au constat qu’on est tous différents) ou, pire encore, d’essayer de quantifier combien on est différent. Mais qu’est-ce que pourrait signifier « prouver » que deux intelligences sont égales ou différentes ? En effet, on peut reconnaître l’intelligence par ses effets et par l’exploration des effets d’un postulat égalitaire, ce qui est pour Rancière beaucoup plus significatif que le fait de partir d’une inégalité évidente.

19 Ce qui intéresse Rancière c’est de découvrir les potentialités de tout homme ou femme quand il se considère égal aux autres et quand il considère tous les hommes égaux à lui. La volonté sera le retour sur soi de l’être qui raisonne, qui se reconnaît capable de penser et d’agir. La reconnaissance de l’égalité horizontalise les relations de pouvoir et place le protagoniste dans chacun de nous. C’est une manière d’établir les relations entre les humains dans lesquelles on peut reconnaître, chez tous sans exception, la dignité de la parole (la parole c’est ce que partagent, par exemple, le riche et le pauvre, c’est ce qui les rend égaux). Ce qui diminue une personne ce n’est pas vraiment son manque d’instruction mais sa croyance dans l’infériorité de son intelligence, et ce qui diminue les « inférieurs » diminue en même temps les « supérieurs ».

Le défi de l’émancipation

20 Ce qui est vraiment émancipateur ne serait donc pas le parcours ou le chemin vers la réalisation d’une égalité (qui définitivement ne se concrétise jamais) mais la reconnaissance du principe d’égalité. L’égalité ne se donne et ne se revendique pas, elle se pratique, nous apprend Rancière. Et Jacotot nous montre que le plus “ignorant” sait aussi beaucoup de choses et c’est dans cela que doit se fonder tout enseignement. Instruire sera donc : ou abrutir, c’est-à-dire confirmer une incapacité en voulant réduire la distance au non-savoir, ou émanciper, c’est-à-dire pousser une capacité qu’on ignore ou qu’on nie avoir, pour en extraire toutes les conséquences.

21 Dans le siècle qui vient de finir, on a pu voir des changements dans la valorisation de la place et de la fonction des maîtres et professeurs. On a dépassé leur exaltation, avec leur rôle presque saint de missionnaires éducatifs ou libérateurs sociaux en les dénonçant comme des instruments pervers de la reproduction sociale et idéologique du capital. D’une manière très aiguë Rancière décentre l’attention et déplace cette critique. Dans ce changement de perspective, les maîtres (et tous les hommes et les femmes en général) ne libéreront et ne soumettront pas par leur seule fonction à l’intérieur de la forme institutionnelle de l’État, mais ils le feront à partir de leurs décisions sur les relations qu’ils établissent avec les autres. L’action émancipatrice sera la conséquence du soutien du postulat d’égalité entre les êtres humains et, à partir de cette décision, s’ouvrira un monde de possibilités inédites dans lequel la possession de savoirs ne sera pas le fondement voilé des hiérarchisations. C’est celui-là le message que Le Maître ignorant nous délivre. Mais il ouvre aussi les portes à d’autres défis.

22 À sa manière, le livre de Rancière rompt, dans un sens général, avec la notion de “victime” (du système, des conditions de production et de reproduction, de la pauvreté structurale, de la globalisation, etc.), vu que la supposée victime c’est quelqu’un qui pense et qui décide, et pas un simple corps qui doit être nourri ou un ignorant qui doit être éduqué. La combinaison conceptuelle entre “reconnaissance de l’inégalité à l’origine” et “victime” ne peut pas nous conduire plus loin qu’à la charité, au sentiment de pitié et de bienfaisance. Et cela parce que l’autre n’est pas considéré comme un égal mais comme un inférieur qui doit être aidé. Au contraire l’?“autre” est pour Rancière quelqu’un qui pense, et, dans le dialogue égalitaire des intelligences, il est possible de dire qu’un ignorant peut être émancipateur et un sage un abrutisseur.

23 On peut tirer une conclusion qui peut être pour beaucoup surprenante : l’égalité ne dépend pas du social (et n’est même pas le résultat d’une action juste) mais d’une décision et de rester cohérent avec elle. Mais ce n’est pas tout. Le Maître ignorant laisse entrevoir aussi une idée singulière : l’égalité est exclue du fonctionnement normal de tout ordre social, mais est, à son tour, sa justification et son objectif (on la place ailleurs et elle est, in fine, inaccessible). Le contrepoint pour l’éducation est aussi significatif : il y a toujours quelque chose à taire pour que l’éducation soit possible.

24 Jacotot a produit une perturbation, un bruit gênant dans l’ordre régnant, qu’il est impossible d’entendre à partir de la normalité. Le défi qu’assume Rancière, c’est d’être conséquent avec la radicalité de cette nouveauté, en principe pédagogique, pour commencer à parcourir des chemins politiques inédits. Le Maître ignorant met au centre de l’attention la tension que subit l’éducation comme reproduction de ce qui existe et de la possibilité d’apparition du nouveau. En ultime instance, il thématise ce que cela signifie qu’il existe, au sens strict du terme, le « sujet » de l’éducation, ou mieux encore, les « sujets » de leur éducation. Mais aussi, et surtout, qu’il existe des sujets politiques.


Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/tele.027.0081

Notes

  • [1]
    J. Rancière, El maestro ignorante, Barcelone, Laertes, 2003, p. 57.
  • [2]
    Ibid., p. 60.

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