Notes
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[1]
Pour des questions de lisibilité, nous écrivons « doctorants » et « docteurs », mais il faudra entendre « doctorant.e.s » et « docteur.e.s ».
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[2]
Arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat : « … Un comité de suivi individuel du doctorant veille au bon déroulement du cursus en s’appuyant sur la charte du doctorat et la convention de formation. Il évalue, dans un entretien avec le doctorant, les conditions de sa formation et les avancées de sa recherche. Il formule des recommandations et transmet un rapport de l’entretien au directeur de l’école doctorale, au doctorant et au directeur de thèse. » (mensr, 2016)
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[3]
La recherche a été conduite en février 2020 au sein du laboratoire des sciences de l’éducation qui compte 34 doctorants inscrits à l’école doctorale Abbé Grégoire au Conservatoire national des arts et métiers.
1La création de comités de suivi de thèse [1] (cst) dans l’enseignement supérieur français en 2016 [2] a introduit une nouveauté dans l’accompagnement doctoral, classiquement pensé autour du binôme constitué du doctorant et du directeur de thèse. Désormais, il s’agit de permettre un accompagnement tout au long du parcours doctoral avec des enseignants-chercheurs externes qui ont pour mission de faire le point avec l’étudiant sur la conduite de son parcours et, en particulier, de sa recherche dans le cadre de la thèse. Durant cet accompagnement, des réflexions et des conseils sur la dynamique du travail engagé sont au centre des échanges. Cette pratique d’accompagnement s’est progressivement installée dans l’enseignement supérieur, provoquant un certain nombre de difficultés organisationnelles (disponibilité pour constituer les comités de suivi, disponibilité des doctorants professionnels), voire de tensions quant à la charge de travail supplémentaire pour les membres des cst : travail important de lecture des productions des doctorants pour les enseignants-chercheurs. Les recherches sur cette nouvelle modalité d’accompagnement doctoral sont peu nombreuses (Pommier, 2018). Aussi, il nous paraît important de porter un regard spécifique du point de vue des apprentissages qui peuvent se développer à travers ce dispositif, qualifié d’innovant à la rentrée 2016 et aujourd’hui mis en œuvre dans l’institution universitaire [3], via les écoles doctorales et les unités de recherche.
2Dans le cadre d’une recherche conduite en 2018 au cnam, nous avons tenté d’identifier à partir des comptes rendus de comités de suivi et des productions de 30 doctorants accueillis dans un laboratoire de sciences de l’éducation et de la formation, les obstacles et les conflits épistémiques auxquels ces derniers sont confrontés (Jorro, 2019). Pour cet article, nous avons cherché à comprendre le vécu expérientiel des doctorants et à identifier quels pouvaient être, pour eux, les enjeux formatifs des cst. Les enjeux des cst seront tout d’abord précisés, puis le cadre théorique de la recherche explorera la question du vécu expérientiel des doctorants dans le contexte de l’accompagnement doctoral et d’apprentissages au sein de communautés de pratiques. L’enquête conduite auprès de 14 doctorants et de 3 docteurs sera ensuite précisée. Enfin, les analyses des entretiens seront présentées et mises en discussion.
Contexte de la recherche
3Le comité de suivi de thèse (cst) peut être considéré comme un dispositif d’accompagnement innovant dans la mesure où il introduit une rupture avec des pratiques d’accompagnement doctoral essentiellement resserrées sur la relation binaire doctorant-directeur de thèse. En ouvrant un espace de rencontre avec d’autres enseignants-chercheurs externes au travail de thèse, il permet l’instauration de relations dialogiques plus larges demandant aux différents acteurs de rendre explicite leur point de vue. Pour le doctorant, il s’agit de témoigner de la façon dont il vit son parcours doctoral, dont il organise son espace de travail et en particulier des questions qu’il peut se poser quant à la réalisation de sa thèse. Du côté des membres externes, une écoute bienveillante et une compréhension du cheminement du doctorant sont mobilisées. Le cst permet une relation dialogique ouverte à la réflexion et aux conseils.
4Cet accompagnement est particulier car il est structuré. Il repose sur la communication des écrits du doctorant aux membres du cst, un mois avant l’entrevue, sur l’entretien tripartite avec les chercheurs qui se déroule sur une heure et enfin sur la rédaction d’un compte rendu par les membres du cst et par le doctorant. Ce compte rendu est destiné non seulement au doctorant, mais aussi au directeur de thèse, à la direction de l’école doctorale et figurera sur le site de gestion informatisé de l’école doctorale. Lors de l’entrevue, une relation triadique s’instaure qui oblige chaque interlocuteur à clarifier son point de vue afin d’être compris et de permettre une co-construction de sens.
5Une inconnue dans ce dispositif concerne le point de vue des doctorants et notamment le sens qu’ils accordent à cette entrevue. Est-elle pertinente ? Contribue-t-elle à un développement de compétences professionnelles en lien avec la recherche ? Aucune recherche n’a, à ce jour, permis de comprendre le vécu expérientiel des cst et la manière dont les doctorants apprennent de ces moments inédits de rencontres avec des chercheurs extérieurs à leur travail en construisant des significations. Pour permettre une telle enquête, il nous semble utile d’en délimiter le cadre théorique.
Partie théorique
6Le fait de chercher à comprendre ce que font les doctorants des cst, ce qu’ils en pensent met l’accent sur l’expérience sensible qui est et sera la leur au moment de la rencontre avec les membres du comité de suivi. Il nous importe à ce stade de définir ce que représente le vécu expérientiel pour chaque auditeur avant de revenir sur la spécificité du processus d’accompagnement ainsi que sur les occasions d’apprendre au sein de communautés de pratiques.
Le vécu expérientiel des doctorants
7Le concept de vécu expérientiel caractérise une approche en trois dimensions de l’expérience : l’expérience vécue, l’expérience représentée et l’expérience communiquée (Barbier, 2013). L’expérience vécue ou Erlebnis est une dimension du vécu expérientiel qui renvoie à l’éprouvé du vécu, déclinable en éprouvé « cognitif, conatif, affectif et corporel » (Bourgeois, 2013, p. 17). Bien qu’elle corresponde au « rapport direct qu’un sujet entretient avec l’environnement physique et social dans lequel il agit » (Barbier, 2011, p. 69), son apport demeure : « Quelque chose devient Erlebnis dans la mesure où il n’a pas été seulement vécu, mais où le fait de l’avoir été a eu un poids particulier. » (Gadamer, 1996, p. 78) Ce vécu « qui peut n’être ni reconnu, ni identifié par le sujet » (Barbier, 2013, p. 69) peut peser et, comme l’a d’ailleurs montré la psychanalyse, laisser des traces sans que le sujet les identifie comme telles.
8C’est la seconde dimension de l’expérience, l’expérience représentée ou Erfahrung, qui correspond à une élaboration de cette expérience vécue par la mobilisation d’une pensée réflexive, réalisée par l’activité langagière (Vygotski, 2002), dans le cadre de la communication de l’expérience (troisième dimension). Cette communication peut se faire de soi à soi et prendre la forme d’un langage intérieur (Ibid.) et/ou dans le cadre d’une interaction avec (d’) autre(s) interlocuteur(s).
9Le vécu expérientiel du cst du doctorant se caractérise donc par son « immédiateté antérieure à toute interprétation, élaboration ou médiation » (Gadamer, 1996, p. 77) et par la mise en sens de ce vécu opérée dans le for intérieur ou dans une situation interlocutive (possible temps de débriefing avec le directeur de thèse, avec des pairs, des proches, etc.). Son interprétation est toujours contrainte par les multiples caractéristiques de la situation de communication (Carcassonne-Rouif, Salazar-Orvig & Bensalah, 2001), c’est pourquoi il est « fondamentalement inépuisable pour la détermination de son sens » (Gadamer, 1996, p. 84).
10Ce vécu expérientiel du cst n’est pas à concevoir comme un tout monolithique et l’usage du pluriel serait plus approprié. En effet, d’une part, le cst est source de vécus différenciés pour le doctorant : celui de son annonce, de sa préparation, de l’entretien avec deux enseignants-chercheurs et celui de son après ; d’autre part, chaque doctorant aura une cst par année de formation. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un processus continu, qui se conjugue avec d’autres vécus expérientiels du parcours doctoral (échanges avec le directeur de thèse, séminaires, sessions de formation, participation à des colloques, etc.).
L’accompagnement doctoral
11De nombreux travaux anglo-saxons ont analysé les enjeux interpersonnels de l’accompagnement doctoral en étudiant les styles de supervision, styles du laisser-faire / pastoral / directorial / interventionniste (Gatfield, 2005), ou encore styles de quality assurer / knowledge enthusiast / supportive guide / researcher trainer / mentor (Wright, Murray & Geale, 2007), qui déterminent un type de relation cognitive / sociale / conative / épistémique avec le doctorant. D’autres travaux ont mis en évidence la congruence ou non de ces styles avec les besoins des doctorants (Malfroy & Web, 2000), d’autres encore ont montré l’évolution des styles en fonction du développement de l’autonomie du candidat (Gurr, 2001).
12Dans la culture francophone, les travaux de Gérard et Daele (2015) soulignent un changement de paradigme dans la formation doctorale et analysent « l’ouverture encadrée » désormais instituée qui ouvre le lien directeur de thèse-doctorant. Dans le cadre de notre recherche, nous cherchons à comprendre ce que la relation avec les membres du cst peut apporter dans le parcours du doctorant. Nous faisons l’hypothèse qu’une médiation nouvelle est en jeu, qui nous conduit à questionner la spécificité de cette relation. Dans le champ de la formation et de l’éducation, certains auteurs insistent sur l’importance de la fonction de tiers (Paule, 2004 ; Xypas et al., 2011) sur la portée du « tiers éducatif » qui permet, dans les interstices d’une relation binaire (habituellement établie entre le directeur de thèse et le doctorant), d’instaurer un questionnement autre. Cette médiation du tiers est donc potentiellement à l’œuvre avec le comité de suivi de thèse puisque les membres extérieurs au travail de recherche peuvent susciter de nouvelles pistes, proposer un déplacement conceptuel qui pourrait engendrer un repositionnement du doctorant. Cette fonction, irriguée par la bienveillance, suppose une dimension intersubjective.
13Dans une précédente recherche sur l’accompagnement des professionnels de l’enseignement (Jorro, 2011), nous avions identifié 5 caractéristiques qui structurent l’accompagnement et qui seraient transposables aux cst. L’accompagnement impliquerait :
- une relation intersubjective au cours de laquelle le doctorant présente son projet de recherche et ses méthodes de travail et échange avec les membres du cst. Cette relation dialogale instaurée avec les membres du cst étant portée par des transactions de reconnaissance ;
- le positionnement secondaire de l’accompagnateur : les accompagnateurs « s’effacent » devant le doctorant pour lui permettre de faire l’état des lieux de son travail de recherche de telle sorte que l’échange puisse se greffer sur la parole du doctorant ;
- une situation définie dans son objet et dans sa durée : le processus d’accompagnement est défini dans un espace-temps et dans son objet, il n’a pas vocation à s’éterniser ou à se diluer dans le temps ;
- un cheminement à envisager en termes d’orientation et de progression : l’accompagnement nécessite la définition d’un cadre, suppose une projection du travail à accomplir ;
- une exigence éthique : les accompagnateurs mobilisent une compétence éthique dans le fait de valoriser le projet du doctorant, de maintenir une relation intersubjective dénuée de prise de pouvoir et donc de volonté de prise en charge, voire de jugement de valeurs.
14Ces composantes de l’accompagnement pourraient ainsi faciliter les processus d’apprentissage.
Apprendre dans des communautés d’apprentissage
15Le parcours doctoral ressemble à une offre large d’apprentissages dans des lieux de savoirs variés auxquels les doctorants accordent progressivement une attention plus grande. Ces passages d’un espace épistémique et social vers l’autre constituent autant d’opportunités de socialisation et de transformation de soi car l’enjeu est bien de savoir se présenter et d’interagir avec ces communautés de pratiques à partir de son propre objet de recherche. Le cst peut être considéré comme une micro-communauté de pratiques qui facilite les interactions entre un doctorant et des chercheurs confirmés et qui permet à ce dernier de s’exercer devant autrui en se présentant et en analysant sa démarche de travail.
16Le courant du situated learning (Lave & Wengers, 1991) souligne l’importance de la participation sociale à des communautés de pratiques et, en particulier, l’importance de la participation périphérique à ces communautés. Dans un même établissement d’enseignement supérieur, des communautés de pratiques cohabitent avec lesquelles le doctorant pourra tisser des liens de nature différente. Il s’agit donc de comprendre l’apprentissage du doctorant comme un processus de participation progressive dans des communautés de recherche. De repérer les transformations vécues et la part plus active du doctorant quant à son propre développement professionnel. Le cst constitue une micro communauté de pratiques qui incite le doctorant à communiquer autour de son travail de recherche, à présenter son questionnement devant des personnes extérieures à son propre cheminement scientifique. Dès lors, le cst peut susciter un, voire des apprentissages tant sur la méthode de travail que sur la manière de problématiser, conceptualiser son objet de recherche ou encore sur le cheminement dans l’écriture de recherche.
Méthodologie de la recherche
17La recherche se déroule au Conservatoire national des arts et métiers, grand établissement dédié à la formation continue tout au long de la vie, et concerne un laboratoire de sciences de l’éducation qui accueille 34 doctorants dans le cadre d’une école doctorale de shs.
18Le dispositif de recherche, mis en place d’octobre 2019 à mai 2020, prend appui sur la disponibilité des auditeurs du cnam en cours de formation doctorale ou d’anciens auditeurs ayant soutenu leur doctorat. Comme ces auditeurs sont des professionnels particulièrement engagés dans leurs activités professionnelles et peu disponibles, la recherche se déroule sur une période de 5 mois afin de rendre possible la rencontre entre le chercheur et les auditeurs.
Échantillon
19L’échantillon qui figure dans le tableau ci-dessous est composé de doctorants inscrits en doctorat comprenant plusieurs mentions (sciences de l’éducation, travail social, philosophie, didactique des langues). Les doctorants ayant accepté de témoigner de leur vécu expérientiel des comités de suivi de thèse sont :
- 6 à se préparer à leur premier cst : ils entrent en seconde année de thèse et connaissent la date de leur prochain cst ;
- 8 à avoir vécu au moins un cst ;
- 3 à avoir soutenu leur doctorat et à revenir sur l’expérience des cst.
20Dans la mesure du possible l’échantillon prend en compte le genre, l’âge et la durée du parcours doctoral.
L’enquête
21L’enquête a été conduite sur la base d’entretiens semi-directifs laissant la possibilité à l’interviewé de revenir sur les questions posées par le chercheur et d’élaborer sa pensée. Cette démarche qualitative nous paraît déterminante pour saisir les significations singulières des auditeurs, et parfois la sinuosité de leurs raisonnements. Pour permettre l’expression du vécu expérientiel de chaque auditeur, les entretiens ont tenu compte des modalités énonciatives des interlocuteurs. Certains auditeurs que nous pourrions qualifier de « directs » ont apporté un éclairage en 15 minutes, d’autres plus enclins à l’analyse se sont exprimés sur une durée plus longue (une quarantaine de minutes).
22Quinze entretiens ont été menés en direct, dans un bureau du laboratoire de recherche au cnam. Ils ont eu lieu sur plusieurs vendredis, d’octobre 2019 à février 2020, selon la disponibilité du doctorant ou du docteur qui était sur place pour participer à un séminaire et / ou à un temps d’accompagnement doctoral. Les autres entretiens, menés durant le temps de confinement, ont été effectués par Skype en avril 2020. Dans tous les cas, les interviewés ont été informés de l’enregistrement de l’entretien, de la finalité et des principaux enjeux de la recherche. Leur anonymat a été garanti par le choix (fait par chacun d’eux) d’un prénom autre que le leur, ce qui les a souvent amusés. Une relation de confiance s’est aisément établie avec l’intervieweuse qui ne participe ni de près ou ni de loin à la formation doctorale. Les personnes interviewées, ainsi placées dans une situation sécurisée, se sont senties libres de leurs propos.
GRILLE D’ENTRETIEN |
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Q.1- Pouvez-vous décrire comment se déroulent les CST au laboratoire FoAP ? Q.2 - Qu’attendez-vous de ces CST ? Q.3 - Quelle préparation est la vôtre pour le CST ? Q.4 - Comment qualifieriez-vous les échanges avec les enseignants chercheurs ? Q.5 - Ces CST sont-ils formatifs ? Si oui, en quoi le sont-ils ? Q.6 - Voulez-vous ajouter autre chose concernant votre expérience du CST au laboratoire ? |
23L’analyse de contenu des entretiens (Bardin, 2000) a permis de dégager 6 thèmes d’analyse qui nous permettent de comprendre aussi bien les représentations et significations relatives au comité de suivi de thèse que le vécu expérientiel des comités de suivi de thèse. Ces thèmes sont les suivants :
- les représentations initiales du dispositif par les 1ères années
- le vécu émotionnel
- les conceptions des comités de suivi de thèse
- l’engagement différencié dans les comités de suivi de thèse
- le rapport avec les membres des comités de suivi de thèse
- les apports des comités de suivi de thèse
L’éthique de la recherche
24Conduire une recherche sur le dispositif cst peut s’avérer délicat dès lors que les doctorants sont engagés dans le parcours doctoral et peuvent être intimidés par le fait de participer à une recherche qui permettra de mieux comprendre les ressentis, significations et représentations de ce qu’ils vivent en doctorat. Aussi, la présentation de la recherche auprès des étudiants devait prendre en compte de possibles réticences et oppositions. En précisant les objectifs de la recherche en séminaire doctoral, la base du volontariat comme mode de participation et la communication des résultats de la recherche, le groupe de 14 doctorants et 3 docteurs a été constitué.
25À cette première difficulté s’en ajoutait une seconde qui résidait dans la conduite des entretiens par un chercheur inconnu des doctorants. Pour éviter tout biais de proximité, un des auteurs du présent article qui n’intervenait pas dans la formation doctorale a conduit les entretiens.
Analyse des verbatim
26Comme nous l’avons précisé plus haut, nous cherchons à comprendre le vécu expérientiel des doctorants ayant participé à un, voire plusieurs cst. Une première analyse de contenu des matériaux recueillis ayant permis de dégager 6 thématiques, chacune d’elles sera ici étudiée avant une discussion générale.
Les représentations initiales du dispositif par les 1ères années
27Les doctorants de première année qui n’ont pas encore expérimenté le dispositif convergent vers l’idée que le dispositif apporte un étayage différent du colloque singulier entre le directeur de thèse et « son » doctorant. L’entrevue est perçue de façon positive puisqu’il s’agit d’échanger sur le travail de recherche et, qu’à ce titre, elle serait dotée d’une potentialité constructive. Une doctorante déclare : « je suis ravie d’avoir deux professeurs qui me donnent de leur temps » (Barbara).
28Échanger avec d’autres chercheurs constituerait une valeur ajoutée puisqu’il s’agit avec l’étayage pluriel offert par le cst « de s’oxygéner un peu… me préparer à la contradiction » (Laura). La dimension dialogale n’est pas redoutée mais recherchée. La même doctorante envisage de préparer l’entrevue en se renseignant sur les chercheurs : « savoir avec qui je vais échanger, me préparer à la contradiction, c’est un travail personnel » (Laura). L’altérité constitutive de l’échange est remarquée par Barbara : « Le regard extérieur peut aider à me questionner différemment » et par Charles pour qui « avoir un retour de quelqu’un d’extérieur cela nous aide à élaborer ».
Le vécu émotionnel
29Plusieurs doctorants et docteurs font part de la peur que la mise en place des cst a d’abord suscitée, comme Nize : « Les gens avaient peur ils disaient à partir de ça on pouvait être viré ou pas ». Une doctorante, qui n’a pas encore vécu de cst, parle d’une inquiétude partagée, dissipée après un temps d’information : « ça nous avait beaucoup inquiétées. […] Là, en fait, ça ne m’inquiète pas, pas du tout ». Un vécu tensionnel peut persister : « un peu d’anxiété » (Guy), un « stress » (Charlotte), « un peu de pression » (Laura), « ça tremble à l’intérieur » (Nize). Mais le partage du ressenti émotionnel à valence positive qu’est l’intérêt est unanime. D’autres émotions positives sont aussi très partagées ; par exemple celle de Cécile qui ne ménage pas les superlatifs : « j’en étais sortie très, très contente ».
30Le cst peut aider à améliorer un état de souffrance vécu par le doctorant. Pour Julien qui a eu un « démarrage douloureux et difficile de la thèse », le cst l’a « reboosté » en lui offrant un cadre. Il a « vraiment aimé avoir ces temps-là » et la suite a été « tout à fait OK et super agréable ». En revanche, les effets des cst ont été plus tardifs et plus ténus pour Hélène, manifestement en état de souffrance, avec « un carcan d’angoisses », et en passe de rupture avec son directeur de thèse. Elle n’a pas trouvé d’intérêt à ses deux premiers cst, vécus sur le mode « sympathique », mais sans suite. Son ressenti a évolué à son troisième cst : « je sors, je suis plutôt contente, enfin quelqu’un qui est, qui a quand même une envie de t’écouter et de te prendre pour ce que tu proposes […] Et donc là, je me sentais à l’aise ». Sa crainte des « représailles » s’estompe et, dans le rapport écrit, elle ose faire allusion à son problème : « Et là j’ai marqué dans ce petit bout de phrase […] ». Pour son cst à venir, l’espoir pointe : « On pourrait […] voir s’il y a des nœuds. Ce sera intéressant pour dire : « Voilà, ben il y a quelques difficultés. Qu’est-ce qui ne va pas » ? ».
Les conceptions des comités de suivi de thèse
31Certains doctorants ont pris la mesure des comités de suivi de thèse dans la durée et en ont construit progressivement une représentation, puisqu’ils ont été engagés dans cette innovation dès 2017. Par exemple, lors du premier cst, ils n’ont pas su quoi préparer bien que la consigne fût de partager l’état d’avancement du travail de thèse : « Donc, moi j’y suis allée (rires), joyeusement. Bon, joyeusement, positivement, je veux dire par là en me disant plutôt : Qu’est-ce qui va se passer ? Je n’avais pas très bien préparé les documents, c’était des documents à préparer, etc. Je me suis rendu compte que j’étais un petit peu légère là-dessus, etc. J’y allais un peu comme à un entretien. Et puis en fait au fil du temps, je me suis rendu compte qu’il fallait quand même un peu structurer les choses, voire même préparer ce qu’on pouvait ». (Anne). Pour Lucienne, « d’un point de vue authenticité, je laisse voir ce que j’ai produit… je cherche pas à produire quelque chose de particulier pour les comités de suivi de thèse… je ne produis pas un écrit spécifique pour le cst, je fais plutôt une réorganisation de l’ensemble des écrits que j’ai produits, je fais une petite synthèse… ».
32Une doctorante insiste sur le fait qu’au début ce qui prime c’est la présentation du processus de travail plus que la thèse, c’est-à-dire la dynamique de travail engagé. Après une première, voire une seconde expérience, d’autres doctorants, plus nombreux, mettent en évidence l’intérêt de préparer le cst pour obtenir des retours qui pourront les aider à cheminer dans l’écriture ou l’organisation de la méthodologie de recherche.
33Les doctorants ayant déjà vécu un cst sont en mesure d’identifier certaines dimensions structurantes pour leur activité au sein du dispositif. Ce sont moins des conceptions qu’ils énoncent que des fonctions et des caractéristiques qui répondent à leurs besoins singuliers. Ainsi, pour certains, la médiation peut être une occasion de travailler autrement en toute sécurité. L’importance du tiers est par deux fois évoquée par Anne lors de son entretien : « j’ai apprécié l’ensemble des comités de suivi de thèse, parce que je trouve que c’est vraiment un moment où on a le regard de tiers en qui on a confiance ». Cette médiation procure également une ouverture intellectuelle, « c’est éventuellement des contacts, des pistes, des mises en relations avec d’autres personnes, avec d’autres chercheurs, avec d’autres labos » (Jamal). Selon Cécile, l’éloignement disciplinaire des membres de cst constituerait un enrichissement des cadres de pensée lors de l’entretien.
34Pour d’autres étudiants, le cst revêt une fonction de cadrage qui incite à produire : « C’est bête, mais pour quelqu’un qui a un fonctionnement comme le mien, et je pense que l’on est de plus en plus nombreux à avoir un fonctionnement avec un peu de procrastination, le cadre, avoir un minimum de cadre, entre guillemets, scolaire, c’est hyper important, puisque tu te construis en fonction de ça, en fait. Et ça te donne un cap. Ça ne te dit peut-être pas à quoi ça va ressembler, mais en tout cas c’est une lumière que tu sais qu’elle arrive, elle arrive là. Et du coup, il faut être prêt à cette date-là » (Julien).
35Cette fonction de cadrage permettant à Anne de garder le cap et de ne pas se perdre : « En fait, moi, je voulais un peu vérifier si j’étais sur le chemin ou si j’étais en train de prendre des voies de traverse, quoi. En tout cas, c’est vraiment ce que j’attendais, une forme de recadrage. Je n’entends pas dans recadrage, mettre sur le chemin, j’entendais de reposer aussi des bonnes questions sur certains objets, etc. Voilà. Il y avait un peu les deux, j’ai envie de dire, et à la fois sur le fond et sur la forme »
36La dimension instituante du cst est reconnue, d’autant que c’est « un outil complètement intégré au parcours doctoral » (Lucie). Anne considère que le dispositif réunit des professionnels de la recherche dont l’avis est instituant : « Bon, voilà ces personne-là sont qualifiées en tant que chercheurs, ils vont nous donner quand même un avis éclairé sur notre manière de faire qui est complémentaire à celui de notre directeur de thèse et donc ça valide d’autant plus notre travail… ».
37Le cst peut offrir une aide précieuse grâce à sa fonction de dépistage des difficultés relationnelles rencontrées avec le directeur de thèse : « Si je pense à quelqu’un ici qui rencontre d’énormes problèmes avec son directeur de thèse, le cst est peut-être l’occasion, pour cette personne, d’évoquer cette difficulté de relation personnelle avec son directeur de thèse » (Jamal).
L’engagement différencié dans les cst
38L’engagement dans le cst des doctorants qui n’en ont pas encore vécu est fort, excepté pour deux d’entre eux qui craignent une fonction évaluative. Il se traduit souvent par une activité d’écriture, en amont du cst, qui peut viser à « retracer un peu chronologiquement le processus » (Elsa), à « structurer les choses et les synthétiser » (Barbara), à faire en sorte que « ce soit lisible pour les personnes du cst » (Charles). Une active préparation aux échanges peut s’y adjoindre : « avoir bien bien réfléchi les choses avant, et qu’au moment où je présente, je sois très au clair » (Elsa) ; « me préparer […] à la contradiction » (Laura) ou encore « trouver des mots qui correspondent à la fois à ma pensée scientifique mais aussi à ma pensée de personne » (Lucie).
39Entre les doctorants qui ont déjà vécu un cst, les écarts d’engagement sont très nets, puisque l’engagement de l’un d’eux est a minima : « je sais ce que j’ai à faire, je le fais comme je le peux. […] Je suis ouvert à toutes les remarques, mais je n’attends rien en particulier ». A contrario, la plupart des autres doctorants de troisième année (ou plus) entreprennent, en amont de leur cst, un travail complémentaire aux écrits de la thèse de « réorganisation » (Lucienne) et donnent à leurs documents « une forme abordable » (Julien). Leur fort engagement se mesure également dans la préparation aux échanges : « repeaufiner, avant ce rendez-vous, la façon dont on va en parler » (Guy). Plusieurs de ces doctorants, forts de l’expérience vécue d’un cst et de la prise de conscience de ses enjeux comme de leur responsabilité dans les échanges, se sont montrés plus exigeants avec eux-mêmes pour leur second cst, comme Charlotte par exemple : « je sais que ces personnes ont bloqué […] une heure pour discuter avec moi […] il ne faut pas la perdre. […] Le premier, bon, moyenne comme préparation. Pour le deuxième, préparer mes textes pertinents, en fait, qui vont nourrir la discussion. Et j’ai très foncièrement listé, en fait, les questions que j’avais ».
40L’engagement du doctorant dans les cst peut être analysé à partir du point de vue du rôle qu’il attribue à son directeur de thèse dans son travail. Pour Jamal, ce rôle prime : « Je ne prépare pas de questions, […], je les vois avec mon directeur ». Hélène, qui est proche d’une rupture avec son directeur, a une tout autre perception, puisqu’après avoir inventorié ce qu’elle retravaille pour son prochain cst, elle dit : « les gens qui sont dans le cst, ils représentent à ce moment-là l’institution. Ils ne sont pas là pour critiquer le directeur […]. Mais on pourrait quand même écouter la personne, pour voir s’il y a des nœuds. » Mais le plus souvent, directeur de thèse et comité de suivi sont mis dans un rapport de complémentarité ou sur un pied d’égalité dans la perception du bénéfice apporté relativement au gage de travail fourni ; l’avantage du cst, qui est d’apporter un éclairage extérieur, étant compensé par le travail régulier conduit avec le directeur : « Avec les apports du dt que je rencontre trois, quatre fois par an, c’est la grande contribution d’un regard aîné sur ma démarche » (Guy). L’engagement dans le cst peut aussi être soutenu par le désir de présenter à son dt un travail plus accompli : « tu vas pouvoir en discuter avec la directrice et pas tout le temps arriver avec du brouillard » (Charlotte) ou par le besoin d’entendre des arguments pour s’aventurer sur une piste non envisagée par le dt : « il [un membre du cst] me dit : ‘pour moi, tu peux, tu peux. T’es pas d’accord avec lui ? Ah c’est vrai, tu perds le recul, tu peux le gérer, ce n’est pas facile, mais tu vois à l’Z […] ça tourne’ » (Georges).
Le rapport avec les membres des cst
41Le climat des échanges est perçu comme « plutôt agréable » (Nize) avec une « bonne ambiance » (Cécile). Ces échanges peuvent être vécus sur le mode de la neutralité, tout en étant « très cordiaux » (Cécile) ou sur un mode plus ouvert, propice à la « confidence » (Julien). Mais, le plus souvent, ils sont appréciés comme « bienveillants » (Guy, Georges, Nize, Lucienne, Jamal, Caroline, Anne), « pas malveillants » (Hélène). Ce terme fait entendre en négatif la perception d’une vulnérabilité du doctorant que confirme la pratique des membres du cst d’un « prendre soin », décrite par des doctorants : Nize entend une « voix plutôt rassurante pour montrer qu’il n’y a aucun enjeu éliminatoire » ; Guy « n’a pas senti d’agressivité » ; Hélène trouve qu’il n’y a « pas vraiment de questions pièges », ce que Nize confirme : « aucun piège » ; Georges perçoit que « ce n’est pas un tribunal, ils ne sont pas là pour nous juger » tout comme Lucienne pour qui ce n’est : « pas jugeant ».
42Les « rapports de places » (Flahault, 1978) joués dans les échanges, ne sont pas vécus par les doctorants dans une relation asymétrique hiérarchique. En effet, ils perçoivent le membre du cst en référence à la figure de l’expert scientifique, « professionnel de la recherche » (Guy) qui, posant un regard « neuf » et « extérieur » (Cécile) sur leur travail, leur permet de « confronter [leurs] idées à quelqu’un d’autre que [leur] directeur de thèse » (Charlotte), dans le cadre d’échanges « constructifs » (Julien, Georges). Ils apprécient que ces personnes « comprennent qu’ils sont face à des adultes et qu’ils jouent le jeu » (Hélène). Plusieurs doctorants revendiquent la liberté de tenir compte ou pas des remarques faites : « j’ai eu, des remarques […] que je prends ou que je ne prends pas, d’ailleurs » (Lucienne).
43Au total, le cst est vécu comme une « opportunité » (Charlotte) de vivre « une réflexion collective » (Lucienne) avec des scientifiques qui, dans le cadre d’un « accompagnement » (Hélène), les portent vers l’adoption d’une posture de chercheur, comme le dit si clairement Georges : « On gère la communication avec des scientifiques. Même si ce sont des profs, on est obligé de rester scientifique […] en tant que chercheur, apprenti-chercheur ».
Les apports des comités de suivi de thèse
44Pour les 14 doctorants et les 3 docteurs interviewés, le comité possède une valeur formative qui est repérable au moins sur quatre plans. Deux premières dimensions sont souvent évoquées, celle de l’organisation du travail et celle du regard extérieur. Tout d’abord au plan de l’organisation du travail de thèse, la structuration est mise en avant par plusieurs doctorants : « les cst nous aident à revoir notre façon de travailler, à réajuster tant au niveau de la méthode que du cadre théorique » (Barbara, Elsa). L’engagement dans le travail de thèse correspond à un projet dont les doctorants découvrent progressivement les facettes. Cette entreprise savante suppose alors un processus organisationnel qu’ils apprivoisent chemin faisant. Une seconde caractéristique porte sur l’importance du regard extérieur : « ça me paraît fondamental d’avoir un regard d’enseignant chercheur… ça m’apporte d’avoir un regard extérieur » (Charles). La nouveauté d’un regard sur le travail accompli renvoie à la position de tiers déjà évoquée précédemment.
45Deux autres caractéristiques sont évoquées lors des entretiens par certains doctorants. L’accès au discours scientifique pousse Lucie à considérer le cst comme une occasion favorable pour apprendre à exprimer une pensée scientifique : « je n’arrive pas à parler de manière scientifique. Je suis trop vague, je n’utilise pas de terme assez précis. Je ne suis pas à un niveau de précision, je suis dans l’approximation ». Cette remarque repose sur une prise de conscience du poids de l’habitus professionnel de formatrice dont la doctorante essaie de se départir pour entrer dans une démarche scientifique. Le discours scientifique est aussi fonction des enjeux de communication analysées par Georges : « Déjà, les dimensions formatives que je vois comme ça à brûle pourpoint, c’est qu’on est obligé d’apprendre à gérer la communication scientifique, parce qu’on s’adresse à des scientifiques. Chose qu’on ne fait pas avant ». Ce doctorant, en tant que professionnel, énonce également un de ses apprentissages.
46Une autre caractéristique concerne l’élargissement de la culture scientifique du doctorant. Les membres extérieurs contribuent à l’élargissement de la culture scientifique et notamment par « l’éclairage des champs disciplinaires » (Barbara), en apportant « deux nouvelles visions sur son sujet » (Cécile). La culture scientifique implique des apprentissages linguistiques avec l’usage des langues étrangères tel que l’anglais qui est une source importante en sciences humaines et sociales. Le cst joue alors comme rappel de cette règle : « C’était de réentendre que je devais lire en anglais… » (Cécile).
47Nous avons pu présenter les éléments que les doctorants considèrent comme formatifs dans le cadre du comité de suivi de thèse. Toutefois, l’un d’entre eux, Julien, considère qu’« une chose est claire, non, ce n’est pas formatif, ça encadre, ça cadre un processus de formation sur trois à six ans ». En portant cette affirmation, Julien a probablement une représentation centrée sur des objets de savoir. Ce qui est certain, c’est que l’ensemble des autres doctorants et docteurs considère les dimensions méthodologique, épistémologique et sociologique comme formatives.
Discussion
48À l’issue de ces analyses, le cst apparaît bien comme un dispositif institutionnel qui semble vécu comme une micro communauté de recherche pour laquelle certaines représentations, craintes et envies s’expriment. Les doctorants ont intégré ce dispositif à leur parcours de formation et considèrent le moment de la rencontre avec les membres du cst comme un temps fort. Le cst offre non seulement un cadre institutionnel mais aussi la possibilité d’aller, par le dialogue constructif établi, vers une altérité scientifique attendue. Les doctorants participent au cst avec l’espoir de trouver des ressources pour continuer le cheminement long de la thèse. L’accompagnement instauré avec les membres du cst est vécu comme une occasion de réfléchir et d’apprendre à revisiter sa démarche de recherche. La fonction de tiers présentée précédemment joue pleinement son rôle.
49La plupart des doctorants attribuent au cst une fonction complémentaire à celle du directeur de thèse. La question se pose de savoir si l’institutionnalisation du cst a modifié les attentes réciproques des doctorants et des directeurs de thèse et dans quelle mesure la posture de ces derniers a évolué vers « l’ouverture (en) cadrée » (Gérard & Amaury, 2015) attendue de l’institution. Le cst est venu rompre le colloque singulier doctorant / directeur de thèse qui pouvait, dans certains cas, se révéler peu ou pas facilitant (Gérard, 2014 ; Haag, 2018 ; Raybaud, 2019). Dans la recherche ici menée, la plupart des doctorants interviewés, même lorsqu’ils jugent les contacts avec leur directeur de thèse très satisfaisants, garde à l’esprit l’existence de relations délétères doctorant / directeur de thèse et attribue au cst un rôle de garde-fou contre de possibles dérives.
50Les aspects émotionnels surgissent avec la dimension évaluative sous-jacente aux cst. En effet, le cst est perçu par les doctorants, dans un premier temps, comme une nouvelle évaluation génératrice d’anxiété ; cette impression est souvent tempérée, voire éliminée, par un travail de présentation du cst et/ou par le vécu de la situation d’entretien. Lorsque les doctorants (en l’occurrence de première année) n’ont pas pu être rassurés, il apparaît clairement qu’ils envisagent de développer des stratégies « d’occultation » (Barbier, 1985, p. 79) telles que présenter seulement le travail déjà validé par le directeur de thèse ou encore en biaisant les documents produits : « Alors que là, si je sais qu’ils font partie du jury final […] tous mes envois seront biaisés. » (Laura). Il ne s’agit pas de masquer cette fonction évaluative. En effet, celle-ci n’est pas contestable, puisque le cst « évalue, dans un entretien avec le doctorant, les conditions de sa formation et les avancées de sa recherche » (mensr, 2016, art.13) et donne son avis sur le bien-fondé d’une réinscription en thèse, à partir de la troisième année (Ibid., art.11). Les doctorants de notre échantillon qui ont vécu un cst ne thématisent pas négativement la dimension évaluative du cst mais soulignent les qualités d’écoute et de bienveillance de ses membres ainsi que les apports formatifs de cette expérience, on peut donc penser que cette recherche confirme l’hypothèse déjà avancée dans d’autres travaux (Jorro, 2006, 2007) selon laquelle l’adoption d’une posture d’« ami critique », qui allie « la bienveillance et l’exigence » (Jorro, 2006, p. 7), est porteuse de développement professionnel.
51La micro communauté de recherche que représente le cst constitue un étonnement pour les doctorants. Certains d’entre eux semblent étonnés de la posture d’« ami critique » adoptée par les membres du comité (sans utiliser cette image) et s’interrogent : relève-t-elle d’un ethos professionnel, de la qualité intrinsèque du doctorant ou encore d’une connaissance mutuelle comme membre d’un même laboratoire (séminaires, cours, etc.) ? Cette connaissance mutuelle est d’ailleurs reconnue par tous les doctorants comme facteur sécurisant mais aussi, pour certains d’entre eux, comme garantie d’une connaissance du travail du doctorant (régulièrement présenté lors des séminaires doctoraux du laboratoire).
52En outre, plusieurs doctorants se questionnent sur la dimension organisationnelle des cst et en particulier sur les critères de choix des membres du jury, mais une seule regrette de pas pouvoir constituer son comité tout en reconnaissant que le cst doit rester un espace d’exercice à et de la controverse scientifique. En définitive, une grande majorité de doctorants se sont exprimés sur la question multiforme de la composition, du rythme, de la durée du cst ou encore des textes à communiquer aux membres du comité avant l’entretien. Comme cette question ne figurait pas dans la grille d’entretien, on peut, d’une part, supposer qu’elle est importante pour les doctorants qui la soulèvent et, d’autre part, s’interroger sur la manière de l’interpréter. Désir de bénéficier de l’accompagnement d’un cst tout à fait ajusté à leurs besoins respectifs ? Désir d’élargir leur communauté de pratique d’ancrage ?
53L’expérience vécue des cst s’est avérée constructive pour l’ensemble des étudiants de notre échantillon de recherche. En effet, à chacune de ses différentes phases (préparation, entretien, après-coup), le cst est susceptible de provoquer un retour réflexif du doctorant sur ses activités de recherche et de formation, sur leurs résultats et sur leurs effets (cognitifs, affectifs et sociaux). Nous pourrions avancer l’idée que l’expérience d’une « confrontation dialogique » (Denoyel, 2014, p. 164) présente « un potentiel d’apprentissage et de formation […] suffisants pour entraîner des transformations « vers le haut » de formes de pensée et d’action » (Mayen, 2014, p. 124) et modifier ainsi positivement le vécu expérientiel de recherche et de formation à venir du doctorant.
Conclusion
54Cette recherche tente de comprendre le vécu expérientiel des doctorants ayant effectué des comités de suivi de thèse durant leur formation à la recherche. Nous avons pu saisir la double dimension des cst : d’une part, la force institutionnelle de ce dispositif qui est un espace de dialogue et, d’autre part, la dynamique de la fonction de « tiers » investie par les membres du cst et qui aide le doctorant à porter un regard distancié sur son travail de recherche.
55Le vécu expérientiel de cette instance est fait de crainte et de satisfaction, de questionnement et de réassurance. Les attentes des doctorants puisent dans les registres épistémiques, cognitifs et culturels. Le désir d’adopter une posture de recherche s’exprime différemment mais traduit une volonté d’appartenir à une communauté de recherche. Si le vécu expérientiel relève du « principe de la continuité de l’expérience [qui] signifie que chaque expérience, d’une part, emprunte quelque chose des expériences antérieures et, d’autre part, modifie de quelque manière la qualité des expériences ultérieures » (Dewey, 2018, p. 473), on pourrait penser que la dynamique réflexive ressentie lors d’un cst prépare le doctorant à prendre sa place dans les communautés de recherche. Cet effet postulé reste cependant à vérifier.
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Mots-clés éditeurs : vécu expérientiel, enquête qualitative, formation doctorale, comités de suivi de thèse
Date de mise en ligne : 25/01/2021
https://doi.org/10.3917/lsdlc.010.0175Notes
-
[1]
Pour des questions de lisibilité, nous écrivons « doctorants » et « docteurs », mais il faudra entendre « doctorant.e.s » et « docteur.e.s ».
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[2]
Arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat : « … Un comité de suivi individuel du doctorant veille au bon déroulement du cursus en s’appuyant sur la charte du doctorat et la convention de formation. Il évalue, dans un entretien avec le doctorant, les conditions de sa formation et les avancées de sa recherche. Il formule des recommandations et transmet un rapport de l’entretien au directeur de l’école doctorale, au doctorant et au directeur de thèse. » (mensr, 2016)
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[3]
La recherche a été conduite en février 2020 au sein du laboratoire des sciences de l’éducation qui compte 34 doctorants inscrits à l’école doctorale Abbé Grégoire au Conservatoire national des arts et métiers.