Notes
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[1]
Christine Delory-Momberger est professeure émérite en sciences de l’éducation à l’Université Paris 13, directrice de la revue Le sujet dans la Cité. Revue internationale de recherche biographique et présidente du Collège international de recherche biographique en éducation (cirbe).
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[2]
De Richard Sennett à Christopher Lasch et Alain Erhenberg, d’Antony Giddens à Ulrich Beck et François de Singly, d’Axel Honneth à Alain Touraine et François Dubet, etc. Pour des points de vue synthétiques qui sont en même temps des mises en débats, voir l’ouvrage collectif dirigé par P. Corcuff, C. Le Bart, F. de Singly, L’individu aujourd’hui (2010) ainsi que D. Martuccelli et F. de Singly, Les sociologies de l’individu (2012).
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[3]
Ces liens sociaux de type communautaire marquent encore largement la première modernité, y compris dans les liens « modernes » à la nation ou à la classe sociale. Voir de Singly, 2010.
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[4]
Socialité au sens où l’entend Philippe Malrieu, soit « le système de régulations qui organise les conduites propres à chaque domaine de vie ou d’activités ; qui définit les fins et les ressources à mettre en œuvre, les relations à établir entre les socius et avec les autres socialités » (Malrieu, 2003, p. 65).
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[5]
« Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative. » (Ricœur, 1983, p. 17).
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[6]
Ce sont ces médiations que Paul Ricœur a décrites comme relevant de « la structure pré-narrative de l’expérience temporelle » : « Il n’y a pas d’expérience humaine, observe-t-il, qui ne soit déjà médiatisée par des systèmes symboliques et, parmi eux, par des récits […] Nous n’avons pas d’accès aux drames temporels de l’existence en dehors des histoires racontées à leur sujet par d’autres ou par nous-mêmes. » (Ricœur, 1983, p. 113.)
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[7]
« La personne, comprise comme personnage de son récit, n’est pas une entité distincte de ses “expériences”. Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée. Le récit construit l’identité du personnage qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. » (Ricœur, 1990, p. 175)
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[8]
Le livre de Christophe Niewiadomski, Recherche biographique et clinique narrative (2012), offre le cadre théorique pour penser cette dimension clinique et en développe d’éclairantes illustrations.
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[9]
Sur ce thème éminemment kantien, voir le beau livre de Cynthia Fleury, Les irremplaçables : « S’individuer, devenir Sujet, nécessite de sortir de l’état de minorité dans lequel on se trouve, naturellement et symboliquement. » (2015, p. 16)
1Montrant l’interdépendance des formes de la science avec l’ordre des représentations et des discours propre à une époque, Michel Foucault désignait sous le concept d’épistémè « une façon de penser, de parler, de se représenter le monde » définissant les « conditions de possibilité » de production du savoir (Foucault, 1966). Dans cet esprit, une des manières de cerner les questions auxquelles la recherche biographique en éducation cherche à répondre est d’interroger la relation entre le contexte sociétal dans lequel ce courant de recherche développe son projet et les objets et formes de savoir qu’il se donne.
2Au cœur du projet de la recherche biographique, la reconnaissance et l’exploration du biographique comme dimension constitutive des processus d’individuation, d’éducation et de socialisation répondent en effet à une configuration socio-historique des rapports de l’individu au social, et pour le dire en termes à la fois éthiques et politiques, du sujet à la Cité. Cette configuration nouvelle a pour conséquence d’accorder une centralité sociale et politique aux opérations de biographisation et en particulier aux figures de langage dans lesquelles les individus produisent les formes de leur existence pour eux-mêmes et pour les autres au sein du monde social.
3La prégnance et les effets de ce tournant biographique (biographical turn) sur les représentations et les conduites individuelles et collectives créent les conditions d’une approche spécifique en sciences humaines, fondée sur le paradigme du biographique, approche que la recherche biographique en éducation veut contribuer à construire et à explorer. Dès lors les questions qui se posent à la recherche biographique en éducation sont de nature épistémologique et méthodologique et concernent au premier chef la spécificité du savoir auquel elle prétend et les voies, les démarches selon lesquelles elle construit ce savoir : À quel savoir prétend la recherche biographique ? Comment la recherche biographique construit-elle ce savoir ?
4Pour jouer avec le titre général de notre symposium, j’articulerai mon propos en me demandant successivement de quelle « société », de quel « savoir » et enfin de quelle « recherche » la recherche biographique en éducation est-elle le nom ?
De quelle « société » la recherche biographique en éducation est-elle le nom ?
Un changement de régime dans le rapport de l’individu et du social
5L’émergence de la recherche biographique est contemporaine d’une nouvelle configuration du rapport de l’individu à la société, dans laquelle la biographie, en tant que processus de construction de l’existence individuelle, devient le centre de production de la sphère sociale. Le temps et la place manquent ici pour décrire dans le détail cette « société de l’individu individualisé » qui a fait l’objet de travaux nombreux et convergents, au-delà des différences de « tonalité » qu’ils peuvent présenter [2]. On se limitera donc à quelques éléments saillants mettant en avant ce paradigme du biographique.
6L’importance croissante du biographique dans les sociétés de la modernité est très directement liée aux mutations sociales, économiques, technologiques que connaissent les sociétés contemporaines et à celles qui affectent en retour les modes de vie individuels et collectifs. Ces mutations et ces changements se traduisent pour les individus par l’amoindrissement des repères institutionnels traditionnels et par une délocalisation des univers d’appartenance ; par l’abaissement des liens sociaux de type communautaire [3] au profit de liens noués de plus en plus sous la modalité du contrat ; par la mobilité et la flexibilité professionnelles et sociales qu’entraînent les évolutions de l’entreprise et du marché dans l’économie libérale ; par la complexification et la démultiplication des espaces sociaux dans la société de l’information et de la globalisation, etc. : l’ensemble de ces facteurs venant générer une moindre prévisibilité dans les parcours personnels, une plus grande incertitude quant aux événements venant jalonner le cours de la vie.
7À cette société complexe et foisonnante de la modernité avancée correspond une offre biographique infiniment plus ouverte et diversifiée, mais aussi moins stable et prévisible que celle que proposaient des formes d’organisation sociale structurées de façon plus verticale. La diversification des mondes sociaux auxquels participent les individus les confronte à une multiplicité de curricula, parcours institués ou standards biographiques présents comme autant de trajectoires possibles dans la conscience individuelle. Dans la mesure où ces espaces sociaux ont perdu de leur centralité et ne s’organisent plus en un ensemble ordonné et hiérarchisé, les modèles biographiques de référence entrent en concurrence et ne font plus apparaître de façon distincte de schème biographique dominant. Si, dans les sociétés industrielles à forte structuration économique et sociale, les opérations de socialisation-individuation pouvaient consister pour une grande majorité d’individus en une actualisation des patterns biographiques des milieux sociaux et des catégories socioprofessionnelles d’appartenance, dans la société de la deuxième modernité l’individu est contraint d’établir par lui-même des liens et des modèles de coordination entre les « possibles biographiques » multiples et multiformes des mondes sociaux auxquels il participe. Chaque individu, tenu de se faire l’acteur de sa propre vie, est ainsi renvoyé à un travail biographique intense pour tenter de rétablir de la continuité et de la cohérence entre des figures et des histoires plurielles de soi-même répondant aux multiples domaines de vie et d’activité – aux multiples socialités [4] – dans lesquelles il est engagé. Le paradoxe de la société biographique (Astier & Duvoux, 2006) est d’avoir remis à l’individu le soin de faire société par lui-même, d’être à lui-même son propre médiateur dans le rapport à un monde social complexe et différencié.
La centralité sociale du récit biographique
8Dès lors, les formes biographiques selon lesquelles les individus travaillent à la construction d’eux-mêmes au sein de l’espace social se chargent d’une signification nouvelle (Delory-Momberger, 2009). En particulier, la parole tenue sur soi, le récit de la vie connaissent une révolution de leur statut et acquièrent une centralité sociale qu’ils n’avaient jamais eue jusqu’ici. Ils ne sont plus seulement le lieu d’un usage « privé » et d’un enjeu d’expression et de construction personnelles mais se chargent d’enjeux nouveaux en relation tant avec une fonction sociétale d’élaboration de l’expérience individuelle et collective qu’avec ses usages dans l’espace public. Chacun est sommé d’affirmer sa subjectivité et sa singularité, d’être l’auteur et l’acteur de sa vie, de développer un projet de vie, en se fixant à soi-même ses principes d’action et d’évaluation de sa conduite. Le récit biographique passe résolument dans la sphère publique, il devient un instrument essentiel de la médiation et de la reconnaissance sociale, il entre dans un système contractuel où il acquiert un statut de contrepartie et de monnaie d’échange (Astier, 2007).
9Cette centralité prise par le biographique est ainsi la marque d’un état de société où les individus sont enjoints de trouver en eux-mêmes (et/ou de montrer qu’ils trouvent en eux-mêmes) les ressources de la conduite de leur vie, où ils doivent médier et d’une certaine manière produire le monde social à partir des constructions biographiques singulières selon lesquelles ils travaillent à donner forme à leurs expériences.
De quel « savoir » la recherche biographique en éducation est-elle le nom ?
10Si tel est le contexte sociétal dans lequel la recherche biographique trouve son champ de validité et d’investigation, il lui incombe de s’interroger sur la spécificité de son approche et sur l’objet de savoir auquel elle prétend. S’engager dans cette interrogation, c’est reposer fondamentalement la question du projet épistémologique de la recherche biographique en éducation. Si la recherche biographique peut partager avec d’autres courants disciplinaires (sociologies de l’individu, sociologie clinique, psychosociologie, etc.) l’étude compréhensive des processus de constitution individuelle saisis dans les interactions qu’ils engagent avec le monde social, le focus qu’elle se donne et le savoir spécifique qu’elle poursuit concernent le fait biographique considéré en lui-même. En quoi consiste-t-il ? Dans quelle mesure sa compréhension amène-t-elle à dépasser (ou à faire jouer toutes ensemble) les catégories disciplinaires du social et du psychique, du cognitif et du discursif ? En un mot, qu’en est-il d’un savoir du biographique ?
Reconnaître le fait biographique
11La recherche biographique se distingue d’autres courants de recherche en ceci qu’elle introduit la dimension du temps, et plus précisément de la temporalité biographique dans son approche des processus de construction individuelle. Les êtres humains inscrivent leurs actions et leurs pensées dans des histoires, qui organisent et construisent l’expérience selon une logique de récit [5]. La perception et l’intelligence de leur vécu passent par des médiations qui prêtent une figure narrative aux événements et aux situations de leur existence [6]. La dimension du biographique doit être ainsi entendue comme une façon de mettre en forme, de comprendre, d’interpréter l’expérience.
12Le savoir poursuivi par la recherche biographique consiste ainsi à explorer l’espace et la fonction du biographique dans les processus d’individuation et de socialisation, à en interroger les multiples dimensions – anthropologique, sémiotique, cognitive, psychique, sociale, politique – afin de mieux comprendre les liens de production et de construction réciproque des individus et des sociétés. La catégorie du biographique donne en effet accès au travail de construction socio-individuelle par lequel les individus ne cessent conjointement de se produire eux-mêmes en produisant des représentations du monde social et de produire le monde social en produisant des représentations d’eux-mêmes.
Saisir l’expérience biographique
13C’est à ce travail de construction de soi et du monde social que la recherche biographique tente d’atteindre. Il ne peut l’être que dans une saisie de l’expérience individuelle et plus précisément dans la manière dont les acteurs singuliers construisent les formes et les significations de leurs expériences, autrement dit dont ils exercent leur activité biographique.
14Selon leurs appartenances, leur âge, leur catégorie socio-professionnelle, leurs activités de socialité, les individus traversent successivement et quelquefois simultanément un grand nombre d’espaces sociaux : famille, école et institutions de formation, marché du travail, profession et entreprise, institutions sociales et culturelles, associations, et réseaux de relations familières, amicales, etc. Or, ces données sociales « objectives » ne sont pas perçues comme telles dans l’expérience individuelle et singulière qu’ils en font. L’individu vit l’espace social comme une succession temporelle de situations et d’événements. Pour l’individu, le monde social se constitue au fur et à mesure de ses expériences comme un ordre sensé d’actions (Schütz, 1981).
15Dès lors les réalités sociales n’existent pas pour l’individu comme elles peuvent exister pour le sociologue : elles prennent pour lui l’aspect d’expériences qu’il rapporte à lui-même. Dans la conscience individuelle, les faits sociaux, tout ce qui fait que la vie d’un individu est traversée par le social, relève de la logique des expériences accumulées et de la forme singulière que chacun donne à ces expériences. L’individu ne peut saisir le social autrement qu’en rapport avec son histoire et ses expériences, en construisant « le monde intérieur du monde extérieur » (Alheit & Dausien, 2000, p. 276).
16Ce que fait apparaître cette logique de subjectivation et d’appropriation, c’est la dimension à la fois individuante et socialisante de l’activité biographique, le rôle qu’elle exerce dans la manière dont les individus se comprennent eux-mêmes et se structurent dans un rapport de co-élaboration de soi et du monde social, se produisant à la fois et indissociablement comme êtres singuliers et comme êtres sociaux.
17Le biographique pourrait être ainsi défini comme une catégorie de l’expérience qui permet à l’individu, dans les conditions de son inscription socio-historique, d’intégrer, de structurer, d’interpréter les situations et les événements de son existence.
Analyser le processus de biographisation
18La recherche biographique analyse les processus conjoints d’individuation et de socialisation comme des formes d’appropriation et de configuration biographique. C’est pour désigner ce processus d’appropriation/configuration par lequel l’individu produit, pour lui comme pour les autres, les manifestations, le sens et la forme de son existence que la recherche biographique a recours au néologisme de biographisation. Nous ne cessons de rapporter à nous-mêmes les situations auxquelles nous sommes mêlés et de faire de ces situations notre expérience ; chaque moment, chaque espace que nous vivons, nous en faisons le moment et le lieu d’une histoire singulière qui est notre histoire : nous ne cessons de nous biographier, c’est-à-dire d’inscrire notre expérience dans des schémas temporels orientés qui organisent mentalement nos gestes, nos comportements, nos actions selon une logique de configuration narrative.
19Nous appelons ainsi biographisation l’ensemble des opérations et des comportements par lesquels les individus travaillent à se donner une forme propre dans laquelle ils se reconnaissent eux-mêmes et se font reconnaître par les autres. Dans ce sens, la biographisation apparaît comme une herméneutique pratique, un cadre de structuration et de signification de l’expérience s’exerçant de façon constante dans la relation de l’homme avec son vécu et avec son environnement social et historique.
20Quelles sont les formes que prend cette construction biographique de l’expérience ? La parole de soi, sous la forme en particulier du récit de la vie, oral ou écrit, est une modalité privilégiée de ces opérations de biographisation. Mais il faut lui adjoindre bien d’autres formes mentales et comportementales, à commencer par l’apparence physique que nous donnons à voir de nous-mêmes (tenue du corps, vêtements, parures), nos manières d’être publiques et privées, nos manières de parler, nos façons d’« habiter », nos modes de socialité et de relation, etc. Ajoutons encore que, dans le domaine symbolique, le récit biographique n’est pas le seul medium de cette construction de l’expérience individuelle et que d’autres formes discursives (fiction, poésie, etc.) et non discursives (images, technologies modernes) peuvent y concourir.
21Toutes ces manifestations de soi, implicites ou explicites, conscientes ou inconscientes, participent du sentiment unitaire et intégré que nous avons de nous-même en relation avec la continuité identitaire de notre existence à travers le temps, et contribuent à forger notre « identité narrative » (Ricœur, 1990 [7]), c’est-à-dire cette image que nous construisons de nous-même dans l’histoire que nous nous racontons, incorporée dans une façon d’être au monde.
De quelle « recherche » la recherche biographique en éducation est-elle le nom ?
Une « science » de la parole singulière
22Si tel est le savoir auquel vise la recherche biographique, comment y atteint-elle, en quoi la constitution de ce savoir requiert-elle des modes d’investigation particuliers ? Le chercheur en recherche biographique ne peut accéder à un « savoir du biographique » que par les entrées que lui donnent les sujets dans les procès de biographisation auxquels ils se livrent. Ceux-ci, nous l’avons dit, peuvent prendre une pluralité de manifestations – mentales, comportementales, gestuelles – mais la médiation privilégiée pour accéder aux modalités singulières selon lesquelles le sujet biographie ses expériences est l’activité langagière, la parole que le sujet tient sur lui-même.
23Le recours au récit biographique pose un problème épistémologique et méthodologique particulier (Delory-Momberger, 2014). Dans et par le récit, le sujet accomplit un travail de configuration et d’interprétation – de mise en forme et en sens – de l’expérience vécue. Le récit a donc une dimension performative : il n’est pas seulement le produit d’un « acte de raconter », il agit, il a un pouvoir d’effectuation et de transformation sur ce qu’il raconte et sur celui/celle qui le raconte. C’est ce qui fonde l’intérêt premier de la recherche biographique pour le récit, puisque celui-ci, par les opérations de configuration qu’il met en œuvre, est un puissant moteur de biographisation.
24Dès lors, lorsque le chercheur (le chercheur en recherche biographique) met en place un espace dans lequel des récits vont pouvoir être tenus et entendus est-il dans une tout autre situation et dans une tout autre disposition que le sociologue (ou l’historien, le démographe, le géographe de l’humain, etc.) lorsque celui-ci « recueille des récits » : pour le sociologue, les récits sont des matériaux qui vont lui permettre de dégager et de constituer des données y compris qualitatives sur les comportements, les conduites, les pratiques, les représentations, les valeurs des catégories de populations qu’il étudie. Ces éléments composent l’arrière-fond social et culturel qui informe et traverse les existences et les expériences individuelles, et à ce titre ils ne sont pas étrangers au chercheur en recherche biographique. Mais l’intérêt de recherche de ce dernier est ailleurs : il est dans ce que fait le récit, il le porte à tenter de comprendre comment le récit à la fois produit et donne à voir la construction singulière qu’un individu fait d’une existence et d’une expérience elles aussi singulières qui intègrent et s’approprient ces éléments collectifs.
La construction partagée d’un savoir de l’humain
25Or cette compréhension ne peut être le fruit que d’une construction partagée. Le savoir du singulier auquel tend la recherche biographique ne peut s’édifier que dans une démarche de recherche impliquée dans laquelle sont engagés ensemble les chercheurs et les personnes avec lesquelles ils enquêtent. La recherche biographique a ceci de singulier qu’elle ne peut être qu’une quête partagée, qu’elle ne peut s’édifier que sur le travail mené ensemble de personnes ou de groupes qui sont simultanément enquêteurs et enquêtés et qui vivent, agissent, parlent, construisent en commun ce qui constitue entre eux l’entreprise de connaissance. Comme l’écrit très justement Anne Dizerbo dans un travail non publié :
La recherche biographique est donc le lieu d’un double espace heuristique : celui du chercheur et de l’objet de sa recherche, mais aussi celui de l’acteur-narrateur appelé, à travers le récit auquel il est invité, à mettre en œuvre un travail d’investigation et de mise en forme de son expérience. À ce titre, l’espace de recherche de la recherche biographique ne peut être qu’un espace de relation et même un espace clinique, si l’on entend par là l’espace d’une relation où se déploient un soin et une écoute de l’autre attentifs (attentionnés) à ce qui se joue pour la personne d’une quête des formes et du sens de ses expériences [8].La recherche biographique est par essence collaborative puisqu’elle implique un travail du sujet avec lequel le chercheur entre en relation, en même temps qu’un travail du chercheur. Mais ce travail n’est pas de même nature pour l’un ou pour l’autre. Pour faire simple : les sujets travaillent à mettre en sens leur expérience ; les chercheurs travaillent à mettre en sens le travail que font les sujets en mettant en sens leur expérience.
Conclusion
26C’est tout ce qui fait « l’établissement humain », c’est, pour reprendre les mots de Lucien Sève, « l’ensemble des processus biographiques à travers lesquels l’individu de l’espèce humaine devient psychiquement sociétaire du genre humain » (Sève, 2008, p. 105) qui constitue l’espace dévolu à la recherche biographique, dès lors que celle-ci se donne pour tâche d’en appréhender l’expérience subjective. Traduit dans le langage éthico-politique du sujet et de la Cité, ce long processus d’individuation/socialisation, qui est la marque du développement humain et qui traverse tous les espaces de l’action et de l’expérience humaine, n’est pas autre chose que le mouvement d’éducation par lequel l’être humain sort de sa minorité [9]. Dans ce sens, la recherche biographique conçoit « l’éducation » comme une des dimensions constitutives du fait et du devenir humains : dans l’espace social et dans le temps de l’existence, il s’agit toujours de comprendre comment se forme et se construit l’être social singulier.
27De par la définition même de son projet, la recherche biographique se trouve presque toujours du côté de formes de recherche qui, menées ou co-construites avec les acteurs, poursuivent selon les cas et à des degrés divers, des objectifs individuels et collectifs de formation, de valorisation des ressources et des potentialités, de production et de partage des savoirs, d’émancipation, de pouvoir d’agir, de transformation sociale et politique.
28Cette préoccupation de « l’éducation humaine » donne à la recherche biographique une responsabilité particulière, qui n’est pas seulement d’ordre scientifique mais aussi éthique et politique. Si la « parole de soi », sous tous ses registres et dans toutes ses variétés, constitue le matériau privilégié d’un savoir du biographique, elle est aussi le vecteur par lequel les êtres humains accèdent à un savoir et à un pouvoir d’eux-mêmes qui les mettent en capacité de se développer et d’agir en tant que « sujets » au milieu des autres et au sein de la cité. La recherche biographique ne peut manquer d’être interpellée par la très inégale répartition sociale et géographique des ressources directement liées à la capacité des personnes d’élaborer et de faire entendre sur elles-mêmes un langage recevable, d’accéder aux moyens d’expression et d’affirmation qui les feront socialement et politiquement reconnaître. De telles questions renvoient la recherche biographique à ce qui constitue la dimension éthique de sa démarche, à savoir la préoccupation d’éclairer les conditions sous lesquelles la parole de soi peut constituer pour le sujet un vecteur d’appropriation de son histoire et de son projet et contribuer ainsi à une perspective « émancipatrice » des personnes et des groupes humains.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Astier, I. (2007). Les nouvelles règles du social. Paris : Presses universitaires de France.
- Astier, I. & Duvoux (2006). La société biographique. Une injonction à vivre dignement. Paris : L’Harmattan.
- Corcuff, P., Le Bart, C. & Singly, F de (dir.) (2010). L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
- Delory-Momberger, C (2009). La condition biographique. Essais sur le récit de soi dans la modernité avancée. Paris : Téraèdre.
- Delory-Momberger, C (2014). La recherche biographique. Projet épistémologique et perspectives méthodologiques. In De la recherche biographique. Fondements, méthodes, pratiques (p. 73-94). Paris : Téraèdre.
- Fleury, C. (2015). Les irremplaçables. Paris : Gallimard.
- Foucault, M. (1966). Les mots et les choses. Paris : Gallimard.
- Martuccelli, D. & Singly, F. de (2012) Les sociologies de l’individu. Paris : Armand Colin.
- Niewiadomski, C. (2012). Recherche biographique et clinique narrative. Entendre et écouter le Sujet contemporain. Toulouse : Érès.
- Ricœur, P. (1983). Temps et récit I. Paris : Seuil.
- Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.
- Schütz, A. (1981). Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt [La construction sensée du monde social]. Frankfurt/M. : Suhrkamp.
- Sève, L. (2008). Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2 : « L’homme » ? Paris : La Dispute
- Singly, F. de (2010). Opérationnaliser l’individu « individualisé ». In P. Corcuff, C. Le Bart & F. de Singly (dir.) (p. 349-357) L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
Notes
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[1]
Christine Delory-Momberger est professeure émérite en sciences de l’éducation à l’Université Paris 13, directrice de la revue Le sujet dans la Cité. Revue internationale de recherche biographique et présidente du Collège international de recherche biographique en éducation (cirbe).
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[2]
De Richard Sennett à Christopher Lasch et Alain Erhenberg, d’Antony Giddens à Ulrich Beck et François de Singly, d’Axel Honneth à Alain Touraine et François Dubet, etc. Pour des points de vue synthétiques qui sont en même temps des mises en débats, voir l’ouvrage collectif dirigé par P. Corcuff, C. Le Bart, F. de Singly, L’individu aujourd’hui (2010) ainsi que D. Martuccelli et F. de Singly, Les sociologies de l’individu (2012).
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[3]
Ces liens sociaux de type communautaire marquent encore largement la première modernité, y compris dans les liens « modernes » à la nation ou à la classe sociale. Voir de Singly, 2010.
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[4]
Socialité au sens où l’entend Philippe Malrieu, soit « le système de régulations qui organise les conduites propres à chaque domaine de vie ou d’activités ; qui définit les fins et les ressources à mettre en œuvre, les relations à établir entre les socius et avec les autres socialités » (Malrieu, 2003, p. 65).
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[5]
« Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative. » (Ricœur, 1983, p. 17).
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[6]
Ce sont ces médiations que Paul Ricœur a décrites comme relevant de « la structure pré-narrative de l’expérience temporelle » : « Il n’y a pas d’expérience humaine, observe-t-il, qui ne soit déjà médiatisée par des systèmes symboliques et, parmi eux, par des récits […] Nous n’avons pas d’accès aux drames temporels de l’existence en dehors des histoires racontées à leur sujet par d’autres ou par nous-mêmes. » (Ricœur, 1983, p. 113.)
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[7]
« La personne, comprise comme personnage de son récit, n’est pas une entité distincte de ses “expériences”. Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée. Le récit construit l’identité du personnage qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. » (Ricœur, 1990, p. 175)
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[8]
Le livre de Christophe Niewiadomski, Recherche biographique et clinique narrative (2012), offre le cadre théorique pour penser cette dimension clinique et en développe d’éclairantes illustrations.
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[9]
Sur ce thème éminemment kantien, voir le beau livre de Cynthia Fleury, Les irremplaçables : « S’individuer, devenir Sujet, nécessite de sortir de l’état de minorité dans lequel on se trouve, naturellement et symboliquement. » (2015, p. 16)