L’étude des modèles réduits
1L’ambition du présent article n’est pas de présenter les différents corpus iconographiques qui s’échelonnent dans le temps, depuis les figures nées de la « révolution des symboles » – terme que l’on doit à J. Cauvin (1997) pour désigner la nouvelle donne graphique qui, au neuvième millénaire av. j.-c, annonce le passage de la prédation à la production – jusqu’aux expressions contemporaines de ce qu’on enferme dans l’expression globalisante du street art. La diachronie est sollicitée ici pour évoquer des faits récurrents, transversaux, pour comprendre ce que le graphisme impose comme stratégies spatiales et sémantiques et peut induire en termes de comportements physiologiques et culturels. La compréhension des actes graphiques est censée découler d’une analyse interne, ontologique, au sens d’une analyse qui n’admet, a priori, aucun argument comparatiste, et de l’étude de leur contexte historique, économique et social. Cependant, on constate souvent la réutilisation graphique des mêmes environnements, des mêmes sites et/ou des mêmes supports, sur le court et le long terme, c’est-à-dire au sein de la même ambiance culturelle ou à des époques différentes. De même, on observe parfois des processus graphiques et spatiaux ressemblants pour des corpus iconographiques et des contextes diversifiés. Il semble alors que la chronologie n’est peut-être pas aussi rédhibitoire qu’elle paraît et que d’autres mécanismes président au choix des lieux et des symboles.
2Ces mécanismes ou plutôt certains d’entre eux sont présentés ici après que chaque corpus iconographique est esquissé à grands traits de façon à démontrer sa valeur heuristique. Certains, comme les expressions graphiques pariétales et rupestres du Néolithique ou du Moyen-Âge s’apparentent à ce que P. Déléage (2013) appelle des « écritures sélectives » : des écritures qui ne codent qu’une partie du discours, qui ne permettent pas de tout dire et qui d’ailleurs ne sont pas faites pour reproduire les subtilités de la pensée mais simplement pour mémoriser un fait, un concept. Ce terme désigne surtout les écritures pictographiques inventées par certains groupes humains pour mémoriser des rituels et partant, pour fixer ces derniers. On peut donc y inclure les corpus qu’on qualifie souvent de schématiques. Ce schématisme porte tant sur la forme que sur le fond, c’est-à-dire que les motifs sont ramenés à leur plus simple expression en même temps qu’ils représentent l’essence d’une idée. Ils sont des « modèles réduits » selon C. Lévi-Strauss (1961) puisqu’en peu de traits, ils expriment un événement aussi important et étalé dans le temps qu’un rite de passage, par exemple, « puisque le tout de l’œuvre figurée est appréhendé dans l’instant » (Lévi-Strauss, 1961, p. 37). Tags et graffs peuvent être également considérés comme du domaine des écritures sélectives. Les graffitis de bergers, ceux qu’on trouve dans les établissements carcéraux ou à proximité des sanctuaires, tous corpus utilisés dans cet article, s’apparenteraient plutôt à des écritures intégrales. L’usage d’écritures alphanumériques permet en effet de diversifier les messages. Pourtant, les thématiques sont restreintes, ramenées à quelques éléments récurrents, ubiquistes, à des sujets incessamment répétés. En quelque sorte, quels que soient les corpus iconographiques considérés, le réservoir symbolique n’est jamais très étendu, d’une part parce que le choix des motifs n’est jamais aussi extensible qu’on le suppose, d’autre part parce qu’il correspond au contexte précis dans lequel les motifs sont exprimés.
Le transculturel et le transchronologique
3La pulsion graphique est un phénomène universel si l’on en juge par la multiplicité des manifestations graphiques dans le monde. Toutefois, chaque culture et chaque contexte représentent une conception du graphisme et une limitation des thématiques. On peut donc s’interroger sur l’existence de relations entre des corpus iconographiques éloignés dans le temps ou différenciés dans leur contexte culturel.
4La « tradition graphique » et la « longue tradition graphique » participent de cette réflexion. La différence entre ces deux expressions est le court et le long terme, le fait qu’on s’exprime sur le même support, dans une ambiance culturelle proche de celle des premiers motifs ou bien à des époques très éloignées dans le temps.
5Sur le court terme, la communication entre les scripteurs est patente : repeints, ajouts, réplications des mêmes motifs par besoin d’imitation, etc., mais elle peut aussi être effacement, caviardage, détournement, toyage comme disent les graffeurs, etc., qui sont autant de positionnements en fonction du ou des messages initiaux. L’imitation entraîne souvent l’impression d’une spécificité iconographique du site. Elle n’est pourtant jamais dénuée d’une certaine distinction. En fait, si le message est imité, reproduit, la forme donnée à ce message est individualisée, propre à chaque scripteur.
6Ainsi, à la Bergerie des Maigres (Var), abri peint au Néolithique (Hameau, 2009), nous observons trois versions du doublement imparfait de l’homme : deux personnages côte à côte différenciés dans leur forme (fig. 1).
Le « doublement imparfait » dans les peintures du Néolithique
Le « doublement imparfait » dans les peintures du Néolithique
Exemples à la Bergerie des Maigres (Var) : trois versions graphiques du même thème7Ces doublements imparfaits expriment vraisemblablement la transformation sociale des individus qui passent sur les sites : un avant et un après rite de passage en quelque sorte. Sur cet abri, les personnages sont tracés selon une version formelle peu commune. Ils présentent des détails anatomiques et vestimentaires (mains, doigts, visage, oreilles, chaussures, canne) qu’on observe rarement sur d’autres sites contemporains où l’homme est fait d’un axe vertical tête-tronc-sexe avec quatre appendices pour les membres. Dans le même temps, les trois doublements sont diversifiés. De gauche à droite, on observe un grand personnage accompagné d’un plus petit, deux personnages dont un seul s’appuie sur une canne, deux personnages dont l’un est droit et l’autre couché, toutes versions qui existent ailleurs, avec des personnages plus schématiques, mais qui ne sont pas nécessairement réunies sur une même paroi. Le message est donc identique mais les formes prises dénotent tout à la fois un besoin d’imitation réciproque en même temps qu’une volonté de différenciation par les trois auteurs de ce thème.
8L’univers carcéral offre lui aussi de nombreux exemples de messages convenus, incessamment reproduits, parfois par dizaines dans la même cellule, du type « la prison c’est dur, mais la sortie c’est sûr » ou bien « je garde le moral, on est tous un jour libérable », mais qui adoptent les graphies et les mises en scènes les plus diversifiées : en grand, en petit, dans un cartouche, entouré d’autres figures, etc.
9Le long terme induit d’autres stratégies. D’abord les lieux, leur configuration, leur emplacement dans un paysage particulier sont sélectionnés sur des paramètres culturels mais aussi en fonction de raisons plus « sensibles ». Ceci est évident lorsqu’on observe qu’un seul abri est orné dans une même barre rocheuse percée d’une multitude d’abris. Ces divers lieux ont donc été diversement ressentis et l’un d’eux a été sélectionné, conçu comme plus apte à l’ornementation. Les supports, parois, rochers ou murs, sont parfois choisis en fonction d’une « empathie visuelle » de leur visiteur, pour reprendre les termes de R. Vischer (1873). Ces supports sont perçus en fonction des images que les visiteurs portent en eux, dans leur inconscient. Qu’elles soient des images latentes, des métaphores visuelles, « des rêveries de la pierre habitée » selon G. Bachelard (1957), elles sont autant de légitimations données au choix de tel site et de tel support. Le regard porté à la microtopographie du support est souvent et à toutes époques à l’origine de l’emplacement de telle figure ou de tel texte, depuis l’ « idole » des Néolithiques jusqu’aux fresques du street art. Les surréalistes ont beaucoup joué de ce concept des images latentes en les recréant dans des tableaux (Dali, Magritte, etc.). Les murs des cellules de prison sont très souvent scrutés pour y placer le chignon de telle femme sur une protubérance du plâtre ou le visage de tel personnage autour d’un petit trou du mur qui devient son œil.
10Ceci n’est pas sans rappeler les observations du photographe Brassaï (1960) et de l’ethnologue F. Laplantine (1993). Le premier signale qu’un cercle gravé sur un mur a été nanti, quelques années plus tard, de deux trous pour les yeux : le cercle en lui-même appelait à la figuration du visage. Le second a tracé lui-même des traits verticaux sur les murs de sites cultuels pour s’apercevoir qu’on y avait ajouté, ultérieurement, des traits horizontaux pour représenter des croix latines, inhérentes à de tels contextes.
11On observe effectivement une relation entre des corpus iconographiques éloignés à très éloignés dans le temps. N. Magnardi (2005) rappelle que, depuis qu’ils connaissent l’importance que les archéologues portent aux figures piquetées sur les pentes du Mont Bégo (Alpes-Maritimes), des bergers placent leur propre production graphique entre les cornes des motifs de bovidés. Le motif préhistorique valorise leur message. Ce dernier est pris en compte par les chercheurs au même titre que les figures préhistoriques et il naît de ce rapprochement des corpus l’idée d’une vocation graphique des lieux.
12Cependant, les diverses réutilisations signalées ici jouent sur les formes, celles de l’espace, celles des motifs et celles des motifs dans l’espace. Or, les réutilisations peuvent aussi porter sur l’intrication de corpus iconographiques sémantiquement différents mais syntaxiquement équivalents. C’est le cas pour les peintures néolithiques et les gravures médiévales qui très souvent occupent le même abri. Les visiteurs du Moyen-Âge n’occultent pas les motifs plus anciens mais les intègrent à leur nouveau corpus. Il s’agit en fait de deux corpus iconographiques dont l’organisation des signes entre eux est assez voisine. En effet, chaque corpus compte des figures principales, humaines ou animales, des signes à valeur ajoutée, c’est-à-dire des motifs qui confèrent un statut particulier à ces figures principales, et des motifs périphériques dont la forme semble se dégrader à mesure qu’ils s’écartent des formes principales.
13L’herméneutique des deux corpus est différente. Celui du Néolithique exprime des individus uniquement masculins, des quadrupèdes, principalement des cerfs, et une figure anthropomorphe de statut « supranaturel » que l’on appelle l’ « idole » (au sens générique, une figure qui est le reflet de l’homme sans être celui-ci) ; tandis que le corpus médiéval met l’accent sur des couples d’individus masculins et féminins, sur les chasses au cerf ou sur le thème du guerrier avec ou sans monture. Dans les deux cas, les signes à valeur ajoutée sont le motif soléiforme (à partir de la figure solaire) et la ligne brisée. Dans le corpus médiéval s’y ajoute la palmette. Enfin, les motifs périphériques sont dans les deux cas, mais surtout pour le corpus médiéval, des grilles ouvertes ou fermées.
14Les signes à valeur ajoutée sont donc identiques, ils ne signifient sans doute pas la même chose (ils ne sont pas des synonymes) mais ils ont la même forme (ils sont plus ou moins homonymes). Ils sont simplement des motifs à forte valeur expressive susceptibles de convenir au plus grand nombre de situations symboliques (Lévi-Strauss, 1958). Ce sont ces signes que les Médiévaux rajoutent quand ils ne sont pas présents dans l’iconographie néolithique. Ainsi, à la Bergerie des Maigres, un signe soléiforme gravé, médiéval, a été ajouté à un personnage peint, néolithique.
15Enfin, les motifs périphériques qui entourent les thématiques principales signifient une organisation spatiale des motifs mais aussi du temps, le temps long où le message principal est accepté, le temps long de la fréquentation du site dans l’acceptation de l’herméneutique initiale.
16Les mécanismes décrits ici semblent donc régir les deux expressions graphiques qui donnent aux lieux leur concrétude : un usage des mêmes sites, des mêmes supports, des mêmes motifs et de la même syntaxe reliant deux corpus iconographiques pourtant éloignés dans le temps et dans leur contenu. Ces mêmes mécanismes sont observés jusqu’à des périodes récentes où l’expression graphique pariétale intègre aussi les écritures alphanumériques. La schématisation des motifs est toujours la règle et les initiales des scripteurs et les expressions abrégées sont récurrentes. On observe ces expressions abrégées lorsqu’il s’agit de sites à vocation cultuelle où se multiplient les am pour « ave Maria », les ppn pour « priez pour nous » ou les opn pour « ora pro nobis ». Pour renchérir « le courrier du ciel » de M. Albert-Llorca (1993) sur les cahiers de prières à Notre Dame ou à certains saints et saintes, ces invocations abrégées, gravées sur la paroi, deviennent de véritables « sms du ciel ».
Déréliction et désœuvrement
17S’il existe une réutilisation des mêmes lieux et une interaction de corpus iconographiques faits de motifs identiques agencés selon des règles identiques en dépit de contextes culturels diversifiés, d’autres analogies existent qui sont induites par d’autres mécanismes. Au nombre de ces processus sont le désœuvrement et le sentiment de déréliction.
18La vocation graphique des lieux telle qu’elle est souvent invoquée pour les pentes du Mont Bégo n’est peut-être que le résultat d’une ambiance générale du site et d’une condition particulière des personnes qui le fréquentent. L’isolement plus ou moins prolongé de ces individus, leur inactivité ou du moins leur activité non ordinaire, leur sentiment d’être plongés dans un autre espace et dans un autre temps sont des éléments qui peuvent entraîner l’acte graphique.
19Cette hypothèse a été proposée pour les gorges du Carami (Var) (Hameau, 2000 ; 2009), espace restreint et confiné, de 4 km de long, où se sont succédé diverses activités : des pratiques d’initiation et des actes sépulcraux (Néolithique), des inhumations (Âge du Bronze), la mise en place d’un ermitage dédié à Saint-Michel (Moyen-Âge), le confinement des lépreux (Moyen-Âge), l’isolement d’un revendeur clandestin de poudre de chasse (xixe siècle), la cachette de résistants (xxe siècle), des pratiques de transformation sociale de la jeunesse locale (xxe siècle). Les lieux n’abritent aucun habitat pérenne avant le xve siècle et ne servent aux deux communautés limitrophes de Tourves et de Mazaugues que pour des activités ponctuelles de prédation (chasse, cueillette, récupération de matériaux de construction comme le sable de rivière, etc.). Or, ces gorges sont régulièrement investies par l’acte graphique depuis le Néolithique jusqu’à nos jours. Elles apparaissent comme un espace où les visiteurs, ponctuels, ressentent profondément leur solitude et leur abandon, déréliction et désœuvrement entraînant leur besoin de signaler leur présence.
20Une comparaison entre les gravures liées à la pratique pastorale, notamment autour du Mont Bégo, et les graffitis en milieu carcéral semble appuyer cette proposition. Dans les alpages éloignés, le berger présent depuis de nombreuses semaines est pratiquement inoccupé au mois d’août si ce n’est à la garde du troupeau. La traite des bêtes est arrêtée puisque brebis et chèvres ne produisent plus de lait. Un regard introspectif l’amène souvent à exprimer sa solitude et ses angoisses, ce qu’il ne faisait pas auparavant.
21Le prisonnier est dans un état similaire. On aurait tort de croire que le terme de « graffitis de prison » exprime un ensemble homogène d’actes graphiques. En fait, ces graffitis prennent une tonalité différente en fonction de l’itinéraire interne du détenu, selon qu’il est enfermé dans la cellule des entrants, qu’il est prévenu ou détenu et condamné à une « peine à temps », qu’il a été placé au quartier disciplinaire pour faute grave ou qu’il passe ses derniers jours dans la cellule des sortants. En règle générale, les graffitis font leur apparition dès l’enfermement mais sont particulièrement abondants du moment que la peine a été prononcée et que l’individu n’a plus l’espoir d’être élargi. Quand la durée de l’emprisonnement est connue, l’individu entre complètement dans le groupe des détenus. S’il ne met pas en place un certain nombre d’ « adaptations secondaires » pour reprendre le terme d’E. Goffman (1979) (parloirs, salle de gymnastique, cuisine, bibliothèque, ateliers, douche), il est condamné au désœuvrement et s’exprime sur les murs de sa cellule.
22Or, bergers et prisonniers éprouvent les uns et les autres le besoin d’exprimer leur solitude, celui de signaler le début et la fin de leur séjour, celui de s’approprier l’espace en multipliant les mêmes mots, en réitérant les mêmes expressions, les premiers sur des rochers qui délimitent leur aire d’investigation, les seconds autour de leur cellule, tous éprouvant la nécessité de confier qu’ils écrivent par désœuvrement.
23Toutefois, « dans l’alpage des Merveilles, perçu comme un lieu d’exclusion, l’écriture comble les quêtes d’identité » (Magnardi, 2005, p. 109). Le berger P. Palma dit à l’ethnologue qu’il a gravé « comme un souvenir pour nous », c’est-à-dire pour la communauté des bergers. Le berger N. Cavallo lui explique : « quand je m’ennuyais, j’en faisais ». Il dit aussi qu’il a gravé ses textes « parce que je me croyais patron », signifiant qu’il appartenait ainsi à la caste pastorale, à ceux qui gouvernent le troupeau : en fait, qu’il n’était plus seul mais se considérait comme l’élément d’un groupe social.
24Le détenu qui laisse des graffitis sur les murs de sa cellule s’affiche aussi comme l’élément de son nouveau groupe social (un prisonnier doit faire des graffitis) et en perpétue les formules consacrées (« la prison, c’est dur mais la sortie c’est sûr », etc.). En quelque sorte, le sentiment de déréliction entraîne une certaine compulsion graphique qui elle-même, par ses termes, comble l’isolement de l’individu et le rattache au groupe. « L’écriture est une messagère solitaire, tracée par un être qui assume sa solitude dans son lien à l’autre. » (Giraud, 2011, p. 120)
25Le besoin, même virtuel, de rattachement à un groupe est effectivement très fort car l’acte graphique est souvent et paradoxalement conçu comme un acte magique, qui ramènera l’individu dans les mêmes lieux. En effet, en prison ou au bagne, court un dicton qui veut que si l’on laisse son nom sur un mur, on reviendra immanquablement pour le lire : comme si laisser son nom poussait à la récidive. Lors d’enquêtes auprès d’anciennes détenues, celles-ci ont systématiquement prétexté que les femmes ne font pas de graffitis en prison de peur d’y revenir. En revanche, elles s’expriment, abondamment, dans des carnets intimes. La visite d’une prison de femmes permet de constater que les murs n’y sont effectivement pas leur support d’expression sauf au quartier disciplinaire où les injures ne sont plus du tout genrées au point qu’on peut croire être dans la partie hommes de l’établissement.
26Le sentiment de déréliction est donc tout autant lié à une condition particulière de l’individu qu’à un contexte spatial d’isolement. De fait, les femmes écrivent beaucoup en situation d’esseulement (divorcées, célibataires, femmes isolées sur le point d’accoucher), souvent dans le but de positiver leur état (Fine, 2000). Dans ce cas comme dans les précédents, l’acte graphique apparaît bien comme le moyen d’une construction de soi.
Passage et transformation
27Cette construction de soi répond souvent à la notion de passage et de transformation (Hameau, 2002). Cette expression sous-tend l’existence d’un lien entre les pratiques en contexte de rites de passage et l’espace, ce qui, depuis le travail pionnier d’A. Van Gennep (1909), est souvent négligé. Pourtant cet auteur exprime bien le lien entre l’action sociale et la configuration des lieux, en mettant l’accent sur la notion de seuils en tant qu’éléments concrets et incontournables lors des rites de passage. Les lieux de la transformation ne sont jamais anodins. Dans beaucoup de cas, leur découverte suscite l’émerveillement et ils sont le lieu d’une subjectivation de l’esprit autant que du corps. Les lieux sont d’ailleurs à considérer dans leurs multiples dimensions, dans le cadre d’une mise en abyme où territoire, site et support ont respectivement leur importance dans l’expression des faits de transformation sociale.
28Deux terrains personnels apportent quelques arguments à cette hypothèse, celui des peintures du Néolithique et celui, contemporain, des tags et graffs (Hameau, 2002 ; 2005). Pour les peintures, l’hypothèse d’actes graphiques liés à des rites de passage s’appuie sur de nombreuses données qualitatives et quantitatives : sélection des abris selon une conjonction de critères précis, mise en scène du paysage et de ses accidents naturels, présence de dispositifs de réclusion, mobilier domestique attestant des séjours de courte durée, maladresses patentes dans le débitage in situ de matériaux siliceux locaux, façonnage tout aussi malhabile des armatures de flèche, sacrifice d’animaux domestiques, etc. Ces abris sont des lieux très épisodiquement fréquentés, au niveau desquels sont réalisées certaines pratiques inhabituelles au sens de non quotidiennes. Les peintures ne constituent donc que l’une de ces activités exceptionnelles, la plus immédiatement ostensible certes mais ne sont peut-être pas l’unique finalité de la visite du site. Ces abris seraient donc plus marqués qu’ornés.
29Les pratiques tags ont souvent été considérées comme des « inscriptions de la jeunesse », selon l’expression d’A. Vulbeau (2002), comme un processus long et souvent difficile pour « passer » avec des mots. Le crew dtz dont j’ai suivi les pérégrinations graphiques dans l’arrière-pays toulonnais était effectivement le lieu de confrontation d’une vingtaine d’individus où l’ancienneté, le charisme et la séduction, les qualités scripturaires, les liens d’amitiés et les conflits de genres avaient leur part dans la réalisation des « chromes parties » et l’emplacement des œuvres graphiques.
30Dans les deux cas, celui des peintures préhistoriques et celui des tags et graffs, la notion de territorialisation est particulièrement prégnante. Les abris peints au Néolithique marquent les limites du territoire des communautés agropastorales, au même titre que les dolmens et autres mégalithes, et sont placés à l’interface de zones contrastées : entre ubac et adret, entre versant et plateau, sur des cols, etc. La tradition graphique montre qu’ils sont régulièrement réinvestis (nouvelles peintures, repeints) selon différentes logiques d’apposition des figures (centre vers périphérie, emplacements propices vers emplacements moins propices, différenciation des phases graphiques par la teinte des figures, etc.). Les pratiques tags s’accompagnent aussi d’une réaffirmation périodique des limites de la zone investie. Ainsi, les cabanons qui constituent la limite orientale du territoire de dtz ont été graffés les uns après les autres, à intervalle annuel, des plus proches des voies de communication aux plus éloignés et partant un peu moins visibles. Quelques membres du crew ont bien outrepassé ces limites et se sont exprimés autour de Grasse ou d’Arles mais ont alors systématiquement assorti leurs tags de la mention « de Toulon », comme pour rattacher, symboliquement, la nouvelle zone investie au territoire d’origine.
31Si la pratique de ces graffeurs est le « vandal » (apposer son tag sur le plus grand nombre de supports), ils distinguent ces « petits » actes graphiques des compositions graffées plus amples. Ils le font souvent selon une progression graphique et spatiale (fig. 2a). Ainsi, plusieurs centaines de mètres avant le site graffé sont apposés les premiers tags. Ceux-ci sont plus nombreux à mesure qu’on s’approche du site. Enfin, le graff, œuvre d’un ou de deux membres du crew, est entouré des graffs des comparses de l’expédition. L’appropriation des lieux et la multiplication des signatures font penser à un acte officiel, à un contrat, où chacun apposerait ses initiales au bas des différentes pages avant de mettre, en grand, son paraphe sur la dernière feuille.
32Les groupes de sites peints au Néolithique sont parfois organisés selon la même logique et la même progression (fig. 2b), avec des abris à décoration minimaliste (quelques ponctuations, des traits) par lesquels on ne peut que passer pour atteindre des abris à décoration exubérante où personnages, signes à valeur ajoutée et motifs périphériques sont figurés en grand nombre et constituent les thèmes véritables. Dans le cas des tags et graffs comme dans celui des peintures néolithiques, les supports sont divisés en sites par lesquels on passe et sites vers lesquels on va. L’espace est utilisé comme processus de transformation.
La progression graphique vers le site à marquera,b
La progression graphique vers le site à marquera,b
a. distribution du marquage des lieux au Pont de la Candélone (Brignoles, Var) par le crew dtzb. distribution du marquage des abris peints au Néolithique dans le rio Vero (Aragon, Espagne)
33Enfin, dans les deux cas aussi, une partie des motifs est placée aux limites de l’accessibilité du support. Au niveau des abris peints, on peut observer des figures sur des parois placées au-dessus du vide. Parfois, ces figures ont été tracées au pinceau, ce qui a permis à leurs auteurs de les placer un peu plus loin qu’ils ne l’auraient fait en utilisant les doigts. Sur d’autres sites, des traits courts ont été laissés dans des zones surbaissées, qu’on ne pouvait atteindre qu’en tendant le bras, sans voir ce que l’on marquait. Pour les tags et graffs, tout le monde a pu, un jour ou l’autre, observer des productions graphiques en des lieux pratiquement inaccessibles : sur le toit en pente d’une maison de six étages ou sur les piles des viaducs du tgv, par exemple. Du Néolithique à aujourd’hui, l’inabordable de tels supports suscite le défi, devient épreuve, tous éléments qui participent de la construction physique et sociale de soi, tous éléments qui sont une écriture de soi.
Coïncidence de lieux, convergence d’intérêts
34L’hypothèse d’une relation entre des expressions graphiques éloignées dans le temps et placées dans des contextes culturels diversifiés a été possible parce que l’acte graphique n’était ni premier, ni unique mais conçu comme une des composantes d’un processus complexe de passage et de transformation ou qu’il était un élément né du ressenti de ses auteurs dans une situation particulière.
35L’espace a représenté une donnée incontournable. Le primat du support (Christin, 1995) a été envisagé comme le vecteur d’une communication plus élargie que ce que les seuls motifs peuvent exprimer. La configuration du support permet aux différents scripteurs d’exprimer la plus grande part du contenu de leur message et de légitimer leur acte graphique. « Le message n’est pas dans le tag, c’est là où on écrit qui compte » dit un tagueur de Toulon (Fleury-Tassel, 1998).
36Toutefois, cet espace n’est pas une donnée globalisée. Dans un emboîtement d’espaces, une stratégie identitaire différente et complémentaire des autres s’élabore à chaque niveau. Ces différences et complémentarités se traduisent par une diversité d’actes graphiques.
37Ainsi, la teneur des graffitis de prison varie selon les différents espaces et c’est la somme de ces différents actes graphiques qui permet d’évoquer la situation d’incarcération. De même, pour les tags et graffs du crew dtz, c’est l’analyse de leurs contenus et de leurs emplacements qui a permis d’évoquer les multiples tensions qui sous-tendent les actes graphiques. Dans les deux cas aussi, la compréhension du temps long a suppléé l’analyse spatiale.
38Par leur configuration, par la façon qu’ils ont de participer à la subjectivation des individus, certains lieux entraînent inéluctablement le besoin de s’exprimer. L’émerveillement perçu devant des formes naturelles particulières ou bien l’isolement du lieu amène les visiteurs à décliner leur identité et leur mal être par une sorte de réflexe de compensation. Ainsi, les inscriptions liées au pastoralisme représentent en certains cas une tentative pour se réagréger au groupe.
39Toutefois, la première des configurations propre à entraîner une longue tradition graphique des lieux est le marquage des lieux lui-même. Les graphies antérieures amènent à un positionnement de la part des nouveaux visiteurs, qu’ils réfutent les anciennes inscriptions ou qu’ils fusionnent les différents corpus. La fusion est d’autant plus aisée que certains ensembles graphiques fonctionnent de manière semblable. C’est le cas des corpus appelés « schématiques », de la Préhistoire à nos jours. Ce schématisme n’est d’ailleurs pas qu’une affaire de motifs géométriques. Du Paléolithique à nos jours, les raccourcis graphiques ont toujours existé, qu’ils soient une stylisation des figures, des procédés métonymiques de représentation, l’apocope ou autres abréviations, etc. L’écriture est elle-même un réductionnisme graphique.
40Ces stratégies de simplification de l’expression graphique sont partagées par le plus grand nombre d’individus, au sein de la même culture mais aussi par-delà celle-ci. Le dialogue qu’induit une communication écrite s’opère à plusieurs niveaux, du groupe des scripteurs du moment à la communauté tout entière. Les actes graphiques parlent de l’individu et de ses rapports au groupe. Ils sont des éléments dynamiques permettant aux individus de se dire et de se construire socialement. C’est dans cette dialectique que l’on peut parler d’un processus auctorial. L’individu se trouve dans un système de distinction personnelle, distinction qui a valeur de signature, et dans un processus social de communication et de rapport au groupe. Cette écriture de soi n’est pas aussi égocentrique qu’il paraît puisqu’on se présente à la fois comme « je » et comme représentant de son groupe, apte à dialoguer avec celui-ci.
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