Notes
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[1]
Thierry Bouchetal est doctorant en sciences de l’éducation à l’Université Lumière-Lyon 2, Laboratoire « Éducation, Cultures, Politiques ».
Françoise Lantheaume est sociologue, professeure en sciences de l’éducation à l’Université Lumière-Lyon 2, directrice du Laboratoire « Éducation, Cultures, Politiques ». Dernier ouvrage paru : F. Lantheaume & J. Létourneau. (dir.) (2015). Quand les élèves racontent l’histoire nationale, en France et ailleurs. Lyon : Presses Universitaires de Lyon. Courriel : francoise.lantheaume@univ-lyon2.fr -
[2]
La Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 précise notamment : « Pour favoriser l’égalité des chances, des dispositions appropriées rendent possible l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes et de ses besoins particuliers, aux différents types ou niveaux de la formation scolaire. » (Article L111-2) <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647>
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Regroupement pédagogique intercommunal.
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Réseau d’éducation prioritaire.
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atsem : « Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles », chargés d’assister les enseignants dans les classes maternelles ou les classes à section enfantine.
Introduction
1L’École primaire française et ses maîtres bénéficient d’un regard volontiers nostalgique, en référence à un soi-disant âge d’or finalement mal daté, puisant selon les avis aussi bien du côté de l’engagement mythifié des « hussards noirs » des débuts de l’École républicaine que du côté de la « forteresse enseignante » des années 1950-1970. Le métier a été pourtant fortement questionné, entre autres par l’évolution des curricula (introduction d’une première langue vivante étrangère, usages du numérique, multiplication des « éducations à la santé, la prévention routière, au développement durable … ») mais aussi du fait de la transformation des publics (par exemple avec l’intégration des élèves en situation de handicap [2] ou bien encore des enfants allophones). La principale réponse, instiguée par les décideurs publics, plus que par les professionnels eux-mêmes, a été celle de la professionnalisation des acteurs, misant particulièrement sur les nouvelles générations recrutées plus tardivement (désormais à niveau master) et formées dans le cadre d’un référentiel de compétences commun à tous les niveaux d’enseignement.
2Les connaissances, cumulées sur les mutations du groupe professionnel (plus féminisé, aux origines sociales plus élevées) ou focalisées sur certains segments de l’enseignement primaire (les pratiques scolaires en zone urbaine difficile, les revirements de la formation initiale), ont parfois délaissé la complexité de l’activité au quotidien des professeurs des écoles, particulièrement caractérisée par la polyvalence d’enseignements et des formes scolaires variées (la maternelle, les classes multiniveaux). La prise en compte de la différence des territoires, soulignée par des politiques éducatives décentralisées (le projet d’école, les rythmes scolaires), a, depuis une trentaine d’années, renforcé la dimension locale de l’école, traduite de surcroît par des organisations diverses : école à classe unique, écoles mises en réseau (rpi [3], rep [4]), écoles « primarisées », établissements spécialisés, etc.
3Au cœur de ce paysage éducatif, les trajectoires professionnelles des enseignants du premier degré, ne peuvent plus s’envisager comme un « phénomène social total » (Geay, 1999), cohérent, du fait des cursus universitaires variés, des premières socialisations professionnelles en dehors de l’enseignement, ou bien encore des premiers postes sous le signe de l’aléatoire, initiant en définitive des logiques d’individuation. Ainsi plusieurs questions se posent : quels sont aujourd’hui les traits significatifs pour caractériser les parcours professionnels des professeurs des écoles ? Quel sens est donné à la pluralité des expériences par les acteurs eux-mêmes ? Existe-t-il une permanence de la figure enseignante de l’École républicaine primaire ? Quelles dynamiques identitaires sont éprouvées par les sujets tout au long de la carrière professionnelle ?
Cadre théorique
De l’approche sociohistorique des maîtres du premier degré …
4L’histoire des enseignants du premier degré est intimement liée à la volonté récurrente des représentants de la nation, depuis presque deux siècles, de relever les défis de l’éducation et de l’instruction du peuple. Pour autant, cette intention a dû s’accommoder au fil du temps de nombreux soubresauts socioéconomiques (exode rural, industrialisation, chômage de masse mais aussi place du travail des femmes, évolution des formes de conjugalité). En interne, le groupe professionnel s’est tantôt appuyé sur l’ambition de décisions politiques pour légitimer son existence et son action (les Lois Ferry de 1881-1882 ou les Lois Jospin de 1989-1991), tantôt il s’est autonomisé de cette tutelle avec la mise en réseau de structures collectives (associations, amicales, syndicats), modelant de la sorte une figure enseignante empreinte de valeurs morales et civiques, célébrée autour d’un engagement vocationnel (Lang, 2011). Ce « style de vie enseignant » s’est pourtant progressivement étiolé, depuis la massification de l’École, obligeant les maîtres du primaire, d’une part, à se ménager une nouvelle place vis-à-vis de ceux du secondaire, et d’autre part, à intégrer de nouveaux profils d’enseignants recrutés en dehors des cursus de formation institués et prétendant à « des manières d’être au métier » plus diversifiées qu’auparavant (Peyronie, 1998 ; Farges, 2010).
… À une nouvelle approche de l’activité enseignante
5Les différentes dénominations successives pour ce métier – « maître d’école », « instituteur », « professeur des écoles » – témoignent, au-delà de l’historicité des statuts, de permanences et de transformations dans « l’effectuation du travail » (Marcel, 2005). De façon schématique, le maître d’école exerce le plus souvent dans une commune rurale, au sein d’un bâtiment « école-mairie », conçu pour respecter la séparation garçons-filles mais faisant fi des différences d’âges. Assez isolé professionnellement, il s’inscrit dans une certaine proximité sociale des élèves et des familles. L’instituteur, avec les mouvements démographiques et l’urbanisation, travaille plus souvent dans le cadre de groupes scolaires mixtes. Assigné désormais à préparer ses élèves au collège, il revendique une approche plus pédagogique de l’enfance, que facilitent les progrès techniques permettant par exemple de dupliquer les supports d’apprentissage. Enfin, le professeur des écoles, défini comme un expert au même titre que son collègue du secondaire, est sollicité dans son activité pour participer à une réponse collective à l’échec scolaire : temps de travail entre enseignants institutionnalisé, partenariats multiples avec d’autres acteurs éducatifs (selon les disciplines et les élèves). Le numérique, en particulier dans la préparation de la classe, modifie les pratiques. Plus globalement, sous l’influence des sciences du travail, la « multifinalité » de l’activité enseignante (Tardif & Lessard, 1999 ; Goigoux, 2007) a été pointée comme caractéristique récurrente : vers les élèves, dans leur singularité et comme entité classe ; vers les autres membres de la scène scolaire : pairs, hiérarchie, parents, aux attentes parfois divergentes ; vers l’enseignant lui-même, pleinement mobilisé intellectuellement, physiquement, psychologiquement. En contexte(s), ces interactions peuvent se muer en « conflits de critères », occasionnant pour les professeurs « dilemmes » et « épreuves », et les obligeant à faire des choix pour se développer et/ou se préserver.
La subjectivation comme moteur de l’identité enseignante
6Ainsi, les professionnels de l’éducation doivent effectuer une diversité d’actions nécessitant d’aller au-delà des rôles qui leur sont confiés. Dans un contexte de délitement institutionnel relatif, construire le sens de cette expérience est en soi un véritable travail (Dubet, 2012). Cette subjectivation s’incarne davantage en situation que dans l’héritage d’une panoplie d’idéaux et de valeurs faisant consensus sur la définition du métier d’enseignant. Construire son identité de professeur des écoles relève donc d’une dynamique, caractérisée par des « transactions » au sens de Dubar (1992) et précisée par Perez-Roux (2011) : conserver ses valeurs et s’engager dans un métier, prendre en compte ou non les commentaires sur sa pratique, maintenir une unité interne et rester disponible à une diversité de ressources. En définitive, les sentiments d’autonomie et d’efficacité éprouvés paraissent conditionner un certain épanouissement dans l’enseignement (Coste, 2014). Pour autant l’emprise de l’activité éducative, finalement jamais achevée, tend à envahir les autres sphères de la vie, encouragée en cela par une culture de métier qui incite à transférer la part « non postée » de l’activité (préparation, correction, approfondissement, formation à distance) au domicile, selon des temporalités quasi invisibles (Lantheaume & Hélou, 2008).
Problématique et repères méthodologiques
7En somme, les jalons institutionnels (réussite au concours, formation, titularisation) ne semblent pas établir entièrement « l’identité enseignante » : la dimension biographique (parcours personnel, motivations et représentations par rapport au métier, éléments des sphères familiales) et la dimension située (environnement de travail des différents postes occupés, effets croisés des politiques nationales et locales d’éducation) ont des conséquences sur l’identité professionnelle des maîtres du premier degré. Nous nous interrogeons ainsi sur les évolutions identitaires vécues tout au long du parcours professionnel, faisant l’hypothèse d’un processus dynamique entre permanence et reconfigurations. L’accès à ces « figures du sujet » est notamment possible grâce au récit de vie (Bertaux, 2010), car celui-ci permet, dans un cadre de recherche, de « […] saisir les univers sociaux qui façonnent les identités, la manière dont ils se sont construits et le sens que leur attribue le narrateur » (Orofiamma, 2008, p. 73). La mise en mots du récit se structure autour d’épreuves, qui agissent comme des révélateurs de positions et de justifications du sujet (Baudouin & Frétigné, 2013), remettant en cause la linéarité de trajectoires déterminées à l’avance. À ces considérations nous ajoutons la préoccupation d’une approche située, prenant en compte l’environnement du professionnel, ses conditions concrètes de travail et son activité en contexte. À partir de ces notions, nous avons analysé vingt-deux récits de vie professionnelle, recueillis auprès de professeurs des écoles. Notre corpus s’est constitué progressivement, en sollicitant des enseignants sur des postes variés, en milieu de carrière, et en excluant des maîtres ayant fait le choix d’une bifurcation définitive vers la formation ou l’enseignement spécialisé. Nous illustrons notre propos avec des extraits des récits de Caroline (41 ans, 15 années d’ancienneté), Florence (39, 17) et Nadine (43, 21).
Résultats
Du projet revendiqué à la réalité de l’activité : hésitation, adaptation, ajustement
8Quel que soit le point d’ancrage biographique du projet d’enseigner (souvenir d’enfance, décision d’orientation au lycée, choix professionnel au cours des études supérieures, voire reconversion), le parcours qui conduit jusqu’à l’obtention du diplôme n’est pas sans embûche ni hésitation, loin d’une vocation qui déterminerait tout. L’analyse des récits de vie professionnelle montre chez les enseignants un attrait ancien pour les métiers de l’enfance et/ou de la relation (éducateur, orthophoniste, travailleur social) parmi lesquels l’enseignement est une option plus ou moins affirmée. Les futurs candidats s’essayent parfois d’abord à d’autres concours, ils mettent également à profit de premières expériences professionnelles dans l’animation ou le soutien scolaire pour vérifier une certaine compatibilité. Après un échec à l’oral d’un capes (« c’était violent »), Caroline envisage le professorat des écoles avec la préparation du cned et multiplie les vacations pour des cantines, des surveillances d’études : « Là je me suis rendu compte que finalement cela me correspondait mieux, d’une part parce qu’on change de matière et ça c’est assez intéressant, et puis parce que finalement les enfants correspondaient mieux à mon tempérament. » D’autres compromis sont pointés : privilégier une insertion professionnelle plus rapide et plus sûre que la poursuite d’études dans un domaine pourtant apprécié, anticiper une conciliation a priori plus aisée avec la vie familiale à venir, opter finalement « pour ce qui semblait être un beau métier » par rapport à ses origines sociales (Florence) ou au regard de l’épanouissement professionnel d’un proche.
9Dans les discours, les années de formation laissent une empreinte mitigée de découvertes professionnelles, souvent supplantées par des exigences évaluatives qui confèrent aux professeurs stagiaires une posture estudiantine. La formation n’empêche pas l’écart avec la réalité des premiers postes occupés, qui constitue un premier « choc » mémorisé comme étape importante du parcours. En effet, les premières affectations se font dans les marges délaissées par la profession (postes fractionnés, postes dans les périphéries urbaines et rurales, enseignement spécialisé), ce qui n’aide pas toujours à « trouver sa place ». Nadine a d’abord dû s’adapter à une classe multi-niveaux, où il fallait « jongler entre les 24 élèves, du ce1 au cm2 », puis, nommée sur sa demande à proximité de son domicile, elle « complète deux mi-temps en cm2 avec deux anciens, deux ténors de l’éducation locale [rires] … là je me suis retrouvée un petit peu dans la position de stagiaire, j’ai passé deux années en recul. » Pour Florence, les premières années se succèdent avec « des postes à titre provisoire » : l’occasion de rencontrer des « collègues sympas qui soutiennent les débutants » mais aussi des classes « où c’était dur, où je pleurais à la fin de mon jeudi- vendredi ». Schématiquement, cette première tranche du parcours professionnel (jusqu’à une dizaine d’années parfois) correspond à une multiplication d’expériences, plus ou moins souhaitées, également scandée par des choix plus personnels (rapprochement du domicile ou du conjoint, naissance et éducation de jeunes enfants).
10Lorsque la situation apparaît plus installée, résultant d’une tension à l’issue positive entre le choix d’un niveau de classe, une implantation géographique satisfaisante et une organisation de vie personnelle, d’autres épreuves occasionnent des réajustements professionnels et identitaires. L’évolution du public, de nouvelles prescriptions, une mesure de carte scolaire (ouverture ou fermeture d’une classe), des mouvements au sein de l’équipe enseignante, la détérioration du climat scolaire ou bien encore le constat de certains aspects routiniers du travail sont aussi des causes possibles d’une remise en question de soi comme enseignant. Pour sa part, Caroline exprime, dans son parcours, à deux reprises ses « peurs » lorsqu’il s’est agi de prendre en charge des classes de maternelle, puis la direction d’une école. À chaque fois, elle a su mettre en place des stratégies lui permettant de s’essayer à ces nouvelles activités, en faisant le choix d’effectuer des remplacements courts en maternelle ou en prenant un poste dans une classe unique, devant de fait assurer la direction de l’école. Ces épreuves se sont révélées qualifiantes puisqu’elle est devenue directrice d’une autre école, plus grande, depuis maintenant sept ans : « …au niveau de la confiance en soi ça t’aide beaucoup […], c’est un poste où tu es le premier repère et puis tu peux lancer plein de choses … » Ces moments de rupture dans le déroulement d’une carrière, Nadine les évoque également : le passage d’une classe de cm2 à des élèves de cp (« au départ je n’arrivais pas du tout à me mettre à la place d’un enfant de cp … je me posais à nouveau des questions basiques … je me suis beaucoup investie … »), conjugué à une reprise du travail à temps complet (suite à plusieurs congés parentaux partiels) et au déménagement de son école dans le cadre d’une fusion entre deux établissements, l’ont conduite à vivre « un gros passage à vide ». Des échanges nourris avec une collègue plus chevronnée en cp, puis le recours, dans une démarche personnelle, à la sophrologie lui ont permis de vivre par la suite différemment son travail. Le cheminement, depuis l’élaboration du projet à la réalité du métier et au sentiment d’avoir construit un compromis acceptable pour la qualité de sa vie professionnelle et personnelle, n’est donc en rien linéaire. De multiples ajustements dans le temps et l’espace, des interactions positives avec l’environnement de travail y contribuent.
Une reconnaissance du travail défaillante et construite
11Au cœur de ces récits revient comme un leitmotiv le sentiment d’un manque de reconnaissance, vécu individuellement en certaines circonstances, et repris collectivement dans l’expression d’une plainte latente. La relation à l’autre, dans cette activité, rappelonsle, « multifinalisée », semble constitutive de l’évolution identitaire : elle renforce aussi bien l’image de soi comme professeur des écoles qu’elle la fragilise. Dans des situations de travail nouvelles ou incertaines, qui exacerbent de fait la solitude de l’enseignant, seul adulte six heures durant avec ses élèves, la recherche d’un appui s’impose, comme c’est le cas avec Florence lors de ses premiers pas en maternelle. Elle parle alors volontiers du « soutien » indirect de l’atsem [5] :
C’était plus avoir quelqu’un dans cette classe … qui me mette en confiance aussi, qui me … en fait à travers son regard je me sentais bien, enfin je me sentais à ma place … j’étais … j’étais valorisée on pourrait dire … oui ça m’a donné confiance d’avoir des atsem qui appréciaient ce que je faisais au quotidien … même si voilà ce n’est pas notre supérieur hiérarchique … au quotidien c’est important je trouve.
13À ce sujet, Florence aborde, à la fin de son récit, ses inspections :
J’en ai déjà eu quatre depuis que j’ai commencé … les deux premières se sont bien passées, l’inspecteur content, valorisant, encourageant avec un bon rapport … et puis les deux dernières … beaucoup de reproches … alors pas sur la vie de classe mais plus sur … le contenu et la programmation, progressions et fiches de préparation que je fais moins évidemment maintenant, et que je devrais de leur point de vue faire encore … du coup l’impression d’avoir été prise un peu en défaut alors que j’ai quand même l’impression de faire le mieux possible mon travail …
15Si cette professeure des écoles conçoit qu’elle doit sans doute plus expliciter ses choix et pratiques, « qu’elle a dans la tête », elle s’est dite « bouleversée » par son dernier rapport (« ça casse quand même, le fait qu’ils écrivent des choses »). Le sentiment de reconnaissance obtenu dans son école se révèle donc fragile quand sa hiérarchie ne lui accorde pas le jugement d’utilité attendu (Dejours, 1993).
16Comment alors reconnaître la qualité de son travail ? À cette question, Nadine semble avoir trouvé un indicateur imparable lié à son niveau d’enseignement, qu’elle garde depuis presque dix ans :
… je m’éclate toujours en cp […] j’avoue que leur apprendre à lire, je trouve que c’est à la fois une source de stress parce qu’on ne veut pas en laisser sur le carreau […] mais à la fois il y a ce côté on leur apprend à lire … des fois je m’amuse à compter tous les enfants à qui j’ai appris à lire depuis neuf ans de cp … à peu près vingt par an … c’est une certaine fierté, c’est un gros boulot, les parents arrivent avec le stress en début d’année, il faut les rassurer aussi …
18Ainsi la classe de cp, difficile de prime abord dans ses attributs, offre, pour tous ceux qui l’ont pratiquée, des repères tangibles d’efficacité professionnelle. Pour asseoir leur connaissance du métier mais aussi leur appartenance au groupe, ces maîtresses d’école se sont nourries du travail de pairs, voire revendiquent une certaine filiation avec des collègues devenus référents au fil du temps. Caroline nomme deux personnes qui l’ont marquée :
20et puis, lors d’un autre stage,
un enseignant qui travaillait en pédagogie Freinet et ça m’avait vraiment épatée de voir une classe qui était tout le temps en activité et en même temps des élèves heureux d’être là … je pense que c’est de là que j’ai toujours recherché un peu ce contexte …
22Se reconnaître dans la pratique d’un autre, c’est assurément une balise fortifiante, aux conséquences bénéfiques pour les deux parties, comme l’explique Nadine :
J’ai eu la chance, j’étais avec une instit, ma collègue de cp, qui elle faisait le cp depuis vingt ans et c’est elle qui m’a tout appris … je me souviens que je passais toutes les récréations à lui poser des questions et elle me dit encore parfois que les questions que je lui posais, ça lui permettait de réfléchir, ça lui permettait de se questionner, pourquoi elle faisait les choses … et quand je vois les filles qui maintenant font des remplacements en cp, je vois aussi les mêmes questions que je me posais et je vois le chemin parcouru.
24Les ressources et la reconnaissance trouvées auprès de ses collègues, ce qui n’est pas le cas de tous les enseignants, sont des points d’appui décisifs pour pouvoir bien travailler, pour construire son identité mais ne remplacent pas la reconnaissance de la hiérarchie.
25La multiplication de défaillances dans la reconnaissance du travail des professeurs des écoles, à l’occasion d’épisodes litigieux (avec les parents, les élus, voire la hiérarchie), altère l’engagement dans le métier et re-questionne alors le sens de l’activité.
Discussion
26Les reconfigurations identitaires mises à jour dans ces résultats relèvent à la fois de l’ajustement à une grande diversité de situations éducatives (encore sous-estimées) dans le premier degré et de la maturation d’un style enseignant personnel (ce qui n’est pas toujours perçu au démarrage du métier où le fait d’avoir réussi le concours est parfois considéré comme le sésame absolu). Au carrefour de ces transactions, la possibilité de mobiliser des ressources, issues des expériences personnelles et des contextes, est un gage de maintien, voire de développement dans le métier. Concernant les parcours professionnels, trois dimensions méritent d’être mises en exergue. Premièrement, les dynamiques identitaires sont fluctuantes et elles ne s’apparentent pas en totalité avec des cycles successifs d’une trajectoire qui conduirait de débutant à expert. Elles se caractérisent par « des pertes et des reconquêtes de sens » (Lantheaume & Hélou, 2008) selon des temporalités très variables. Deuxièmement, la profusion de commentaires disparates sur le travail enseignant nuit à la qualité du travail et atteint le professionnel dans sa personnalité. La psychodynamique du travail développée par C. Dejours (1993) a mis en avant la nécessité des « jugements d’utilité » (attribués par la hiérarchie) et des « jugements de beauté » (conférés par les pairs). Chez les enseignants, l’inadéquation des uns et la rareté des autres laissent la place à un contrôle social envahissant. Ainsi, troisièmement, les identités sociales et professionnelles des enseignants du primaire apparaissent parfois en décalage : par exemple, le travail en dehors du face à face avec les élèves est mal perçu, y compris par les proches qui s’étonnent de ce manque de disponibilité, ou bien encore l’image du « bon professionnel » peut faire l’objet d’un jeu de dupes, comme c’est le cas avec le fait de donner des devoirs à faire à la maison (Rayou, 2009). Comme le souligne A. Jorro (2009), la reconnaissance professionnelle ne se satisfait pas d’une simple inspection de conformité, elle englobe les différentes strates d’une pratique professionnelle : l’ethos (identité, valeurs), le genre (compétences du métier) et le style (singularité de l’agir professionnel).
27En conclusion, il nous semble qu’une approche biographique et située permet au chercheur d’appréhender la complexité d’un métier, le professorat des écoles, dans toute son épaisseur (activité, identité, culture, histoire), et au sujet de prendre conscience des reconfigurations de son engagement dans le travail. Pour R. Orofiamma,
l’acte narratif permet de se déterminer en tant que sujet qui s’exprime à la première personne, mais aussi comme individu inscrit dans une histoire collective. Il se déploie comme travail de la subjectivité, effort de mise en mots d’un vécu qui attend d’être élaboré pour faire sens, moyen de figurer un réel toujours opaque et, parfois, difficilement supportable.
29Rares sont, en effet, pour ces professionnels, les moments ou les cadres offerts à la reprise de leur(s) expérience(s), à la possibilité d’une parole libre et organisée sur le parcours d’une vie d’enseignant.
Références bibliographiques
- Baudouin, J.-M. & Frétigné, C. (2013). La question des épreuves et la recherche en formation d’adultes : quelques éléments prospectifs. Savoirs, 33, 95-104.
- Bertaux, D. (2010). Le récit de vie. L’enquête et ses méthodes. Paris : Armand Colin.
- Coste, S. (2014). S’épanouir dans le travail enseignant. Réalité, normes, stratégies. État de l’art. Conférence de consensus de la Chaire Unesco « Former des enseignants au XXIe siècle », 25 mars 2014.
- Dejours, C. (1993). Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail. Paris : Bayard.
- Dubar, C. (1992). Formes identitaires et socialisation professionnelle. Revue française de sociologie, 33/4, 505-529.
- Dubet, F. (2012). La construction de l’expérience. Entretien. Recherche et Formation, 70, 119-123.
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- Jorro, A. (2009). Évaluation et développement professionnel. Paris : L’Harmattan.
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- Lantheaume, F. & Helou, C. (2008). La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Paris : Presses Universitaires de France.
- Marcel, J.-F. (2005). De l’évolution socio-historique du travail de l’enseignant du primaire. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 38/4, 31-57.
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- Perez-Roux, T. (2011). Changer de métier pour devenir enseignant : transitions professionnelles et dynamiques identitaires. Recherches en Éducation, 11, 39-54.
- Peyronie, H. (1998). Instituteurs : des maîtres aux professeurs des écoles. Formation, socialisation et « manière d’être au métier ». Paris : Presses Universitaires de France.
- Rayou, P. (2009). Faire ses devoirs. Enjeux cognitifs et sociaux d’une pratique ordinaire. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
- Tardif, M. & Lessard, C. (1999). Le travail enseignant au quotidien. Expérience, interactions humaines et dilemmes professionnels. Bruxelles : De Boeck Université.
Mots-clés éditeurs : professeurs des écoles, identité professionnelle, biographie professionnelle, sociologie des groupes professionnels
Date de mise en ligne : 12/01/2016
https://doi.org/10.3917/lsdlc.006.0081Notes
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Thierry Bouchetal est doctorant en sciences de l’éducation à l’Université Lumière-Lyon 2, Laboratoire « Éducation, Cultures, Politiques ».
Françoise Lantheaume est sociologue, professeure en sciences de l’éducation à l’Université Lumière-Lyon 2, directrice du Laboratoire « Éducation, Cultures, Politiques ». Dernier ouvrage paru : F. Lantheaume & J. Létourneau. (dir.) (2015). Quand les élèves racontent l’histoire nationale, en France et ailleurs. Lyon : Presses Universitaires de Lyon. Courriel : francoise.lantheaume@univ-lyon2.fr -
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La Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 précise notamment : « Pour favoriser l’égalité des chances, des dispositions appropriées rendent possible l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes et de ses besoins particuliers, aux différents types ou niveaux de la formation scolaire. » (Article L111-2) <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647>
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Regroupement pédagogique intercommunal.
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Réseau d’éducation prioritaire.
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atsem : « Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles », chargés d’assister les enseignants dans les classes maternelles ou les classes à section enfantine.