Notes
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Joël Zaffran est sociologue, professeur à l’Université de Bordeaux, membre du Centre Émile Durkheim (UMR-CNRS 5116). Il est notamment l’auteur de : Quelle école pour les élèves handicapés. Paris : La Découverte, 2007. Courriel :joel.zaffran @ u-bordeaux.fr
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D’un point de vue quantitatif, le nombre d’élèves handicapés scolarisés à l’école ordinaire en France n’a cessé de croître depuis quelques décennies. Il est passé de 73 000 à la rentrée 1998-1999 à 239 160 à la rentrée 2013-2014 (intégration individuelle et collective confondue). Dans le premier degré, les intégrations individuelles ont été multipliées par deux environ entre la rentrée 2004-2005 et la rentrée 2013-2014, et ont été multipliées par trois environ dans le second degré. Voir ministère de l’Éducation nationale (2014). L’école inclusive. Une dynamique qui s’amplifie en faveur des élèves et des étudiants handicapés. En ligne : <http://cache.media.education.gouv.fr/file/12_Decembre/11/7/ecole_inclusive _dossier_complet_376117.pdf>
Francfort, 2009
Francfort, 2009
1Succédant aux orientations européennes qui, dans la déclaration de Salamanque de 1994, considèrent l’école comme un moyen efficace de combattre les discriminations, la Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, votée en France en février 2005, stipule que les établissements scolaires ont vocation à accueillir les enfants et adolescents handicapés. Adoptée à l’Assemblée nationale le 5 juin 2013, la Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République prolonge la loi de février 2005 en soulignant qu’
il convient aussi de promouvoir une école inclusive pour scolariser les enfants en situation de handicap et à besoins éducatifs particuliers en milieu ordinaire. Le fait d’être dans la classe n’exclut pas de bénéficier d’enseignements adaptés et est, pédagogiquement, particulièrement bénéfique. Cette scolarisation au sein de l’école ou de l’établissement permet aussi aux autres élèves d’acquérir un regard positif sur la différence.
3L’enjeu politique de l’inclusion scolaire que recèlent ces deux cadrages juridiques est moins le refus de l’exclusion des élèves handicapés de l’école ordinaire – ce refus étant acté dans des textes de loi et des circulaires précédents – que l’acceptation de leur différence dans un environnement ouvert à l’autre (Zaffran, 2015 ; Rousseau & Prud’homme, 2010). Le paradigme de l’inclusion scolaire, actuellement dominant [2], incarne donc la volonté du législateur de ne pas (plus) enfermer les élèves handicapés dans des filières spécialisées distinctes des voies ordinaires, et de ne plus se contenter d’une inscription administrative qui se limiterait à les placer « dans l’école » sans leur permettre de devenir des membres à part entière « de l’école » (Ebersold, 2009, p. 71). De plus, il désigne les élèves ordinaires comme les acteurs d’une citoyenneté qui renforce la tolérance et permet de gommer les préjugés. L’argument est que « la fréquentation d’enfants "différents" favorise le développement de chaînes de solidarité […] préfigurant des comportements citoyens » (Gaüzere et al., 1999, p. 37). En somme, l’inclusion scolaire interpelle la place de l’école dans une société démocratique plus ouverte aux différences et capable de conduire les adultes de demain dans une communauté des citoyens où les liens d’appartenance sont tissés par des valeurs partagées.
4Toutefois, si l’on ne se penche plus sur les grands principes qui organisent ce paradigme, mais sur la manière dont les acteurs (ordinaires et handicapés) la vivent et lui donnent forme, on est amené à traiter de la biographie de l’enfant handicapé à l’école ordinaire. En effet, comment se déroule l’inclusion dans les faits et dans les actes ? Quelle trajectoire l’enfant handicapé prend-il et quelle orientation est donnée par les autres ? En d’autres termes, la question centrale qui organise cet article porte sur les enjeux biographiques de l’inclusion scolaire que l’on aborde par la notion d’épreuve puisqu’il s’agit, sans excès de sens et de cohérence (pour reprendre la mise en garde de Jean-Claude Passeron sur l’analyse biographique), d’envisager l’inclusion par le sens que les personnes donnent aux situations vécues, et qui contribue à se construire soi autant qu’à construire les autres. Louable sur le plan des principes de justice qui organisent notre société, le paradigme inclusif amène quelques réflexions sur un plan biographique puisque, si les enjeux de l’inclusion sont moraux, ils sont aussi subjectifs du fait des épreuves auxquelles elle soumet les personnes.
Inclusion scolaire et épreuve à l’école
5L’inclusion scolaire est une épreuve identitaire, car contrairement à la scolarité dans un établissement spécialisé où l’enfant handicapé côtoie d’autres enfants handicapés et où la maladie est le terme commun du mandat généralisé des professionnels, l’inclusion scolaire brise les évidences institutionnelles et oblige l’enfant handicapé à faire sa place parmi les autres ou à occuper la place qu’ils lui concèdent. Autrement dit, l’inclusion scolaire est un processus dont l’orientation dépend de la manière dont l’élève handicapé « fait partie » des autres. Elle soumet l’enfant à des expériences identitaires irréductibles à un registre strictement scolaire, car elles proviennent des mécanismes sociaux d’attribution des places et des rôles à l’école ordinaire, et donc agissent directement sur son cycle d’affiliation (Goffman, 1975).
6En abordant l’inclusion scolaire de la sorte, on adopte une perspective conventionnaliste attentive à la manière dont les individus confrontés à des situations marquées par l’incertitude décident du comportement qu’ils vont adopter. L’observation « au ras des acteurs » est un palier complémentaire à l’approche surplombante de l’école puisqu’il permet de voir la manière dont la trame de l’inclusion scolaire se tisse par l’interprétation que font les acteurs des règles qui organisent leurs activités quotidiennes ainsi que leurs façons de regarder l’ordre scolaire à l’intérieur duquel ils se meuvent et sur lequel ils agissent. Les typifications et les procédures cognitives auxquelles ils ont recours ajoutent aux dimensions objectives de l’école inclusive les dimensions subjectives qui président aux accords mutuels entre les élèves ordinaires lorsqu’ils saisissent le handicap puis le construisent à partir d’informations sociales dont ils disposent. Ce faisant, l’expérience scolaire de l’élève handicapé en inclusion à l’école ordinaire est dépendante des croyances partagées ainsi que des règles explicites et des normes implicites, toutes contextualisées, qui organisent les échanges dans l’école.
7Cette épreuve est due à la nature de l’école inclusive qui n’est ni une forteresse imperméable aux ingrédients de la vie en société, ni une boîte étanche aux logiques d’ouverture et de fermeture présentes dans la société. L’école est une microsociété, écrivait Émile Durkheim à la fin du xixe siècle, pour souligner les interdépendances de la chose scolaire et de la chose publique. Vue sous cet angle, l’école est un espace de socialisation verticale dont l’objectif est de réduire chez l’enfant la distance entre ses caractéristiques personnelles et l’individu autonome et socialisé attendu de lui. Or, la socialisation est aussi horizontale. Elle transite par les relations à autrui et les relations qu’autrui établit avec soi, donnant lieu à des apprentissages et des émotions qui contribuent, au même titre que les autres sources de socialisation, à la construction de l’individualité. La cour de récréation et les classes des écoles sont des lieux d’apprentissage informel et d’un rapport aux autres qui échappent au regard et à l’emprise des adultes (Arleo & Delalande, 2010). Néanmoins, l’élève handicapé s’y construit au même titre que les autres élèves, selon qu’il appartient à l’endogroupe ou à l’exogroupe, puisque les enfants, dès leur plus jeune âge, sont capables d’assigner un statut particulier aux membres de groupes stigmatisés (Guimond & Dambrun, 2003, p. 194). À titre d’exemple, on peut citer l’expérience sur la catégorisation sociale menée avec des élèves âgés de 5 à 11 ans. Invités à dire avec qui ils aimeraient jouer, il leur est demandé de classer des photos d’enfants avec un handicap et des photos d’enfants « normaux ». Les résultats montrent que les enfants préfèrent à une majorité écrasante jouer avec les seconds (Aboud, 1988).
8Toute vie sociale se fonde sur une évaluation de soi et d’autrui. Les enfants agissent les uns sur les autres et se construisent dans un jeu de comparaison sociale réciproque. Ce phénomène est constitutif de la vie en société. Il n’a donc rien de préjudiciable, à la condition que l’évaluation des traits de ressemblance parmi le groupe d’appartenance (autofavoritisme) et des traits qui marquent les différences avec autrui (allofavoritivisme) ne conduise pas au renforcement des différences. Une observation in situ des interactions entre élèves ordinaires et élèves handicapés dans les salles de cours et la cour de récréation a montré que les seconds sont plus isolés que les premiers. En outre, le niveau d’agressivité (verbale et physique) des élèves ordinaires envers les élèves handicapés est plus élevé que lors des interactions des élèves ordinaires entre eux (Zaffran, 2007). Un élève handicapé peut donc réussir sur le plan des apprentissages scolaires mais vivre sa scolarité comme une expérience douloureuse. Il peut a contrario stagner voire régresser sur le plan scolaire tout en ayant trouvé sa place dans l’endogroupe, en particulier lorsque les situations de coopération sont nombreuses. Certes, l’enfant handicapé en inclusion scolaire n’est pas un groupe au sens de la psychologie sociale. On peut penser toutefois que le principe de discrimination positive qui compense le handicap par l’attribution de moyens techniques et humains favorables, pour ne pas dire indispensables, à sa réussite scolaire marque de facto une différence sociale avec autrui, quand bien même cette attribution participe d’une égalité des chances. La différence de traitement, parfaitement légitime sur le plan de l’égalité des chances, présente le risque de la catégorisation sociale par laquelle se construit le stigmate à l’école.
La dérive du mérite
9Outre la compensation sociale, l’inclusion scolaire est soumise à l’épreuve du mérite individuel qui agit comme l’instrument d’une justice scolaire (Dubet, 2004). Les élèves handicapés peuvent pâtir de la conception courante selon laquelle une école juste est une école qui travaille à la réussite de tous malgré les difficultés dues à l’origine sociale ou au handicap, mais qui pointe les différences de chacun par la fonction première de l’institution scolaire de classement et de répartition des élèves. Bien que revendiquant un principe d’égalité républicaine, l’école rend les élèves inégaux par la croyance selon laquelle les ressources personnelles sont l’unique moyen de franchir les obstacles scolaires et sociaux. Cette fiction nécessaire (Dubet, ibid.) vulnérabilise les élèves porteurs de handicap, car elle laisse la méritocratie organiser la tension entre le traitement égal de tous et le classement de chacun. Comme une sorte d’« effet Matthieu », on en viendrait à encourager et à accompagner plus fortement les enfants handicapés qui, par leurs efforts et leurs ajustements aux attentes de l’école, se rapprochent le plus du rôle de l’élève ordinaire, mais à scolariser autrement, voire à délaisser ceux que le handicap éloigne des autres du fait d’un rapport plus ténu aux disciplines, d’un engagement scolaire plus faible ou d’un comportement inadapté aux normes scolaires.
10De cette manière, l’école fabrique des « exclus de l’intérieur » contraints de revoir leur mode d’affiliation. Elle les amène à reconsidérer leur expérience scolaire par les voies de l’inclusion plus difficiles à atteindre, et par les modes d’élaboration d’une subjectivité fondée sur les écarts aux normes attendues. À ce titre, le témoignage d’une élève sourde est saisissant (Lavigne & Matsuoka, 2014). Elle décrit une accessibilité scolaire rendue incertaine par la succession de situations pédagogiques tantôt satisfaisantes ou maladroites tantôt inexistantes. Cette incertitude la place dans une position de vulnérabilité par rapport aux autres élèves et nourrit en elle le sentiment d’une différence irréparable. Par ailleurs, elle met au jour la difficile collaboration entre les professionnels de l’Éducation nationale et du secteur spécialisé. Elle souligne enfin les effets néfastes de la prédominance du soin au détriment du pédagogique dans les instituts spécialisés. Du reste, ce témoignage ressemble aux témoignages d’autres élèves porteurs d’autres types de handicap, qui tous décrivent l’inclusion scolaire comme un corridor de cristal qui laisse voir toutes les bifurcations scolaires possibles, mais en obstrue l’accès. Le risque de l’inclusion scolaire est donc l’expérience de l’enfermement dans une boîte de cristal dans laquelle les murs de verre laissent discerner le large spectre des biens disponibles et des trajectoires biographiques possibles, mais sans offrir les moyens de pouvoir les saisir et les vivre (Zaffran, 2011).
L’inclusion scolaire, et après ?
11Les traces de la socialisation scolaire sur la biographie de la personne handicapée peuvent être accentuées dans la tranche de vie qui succède à l’école. En l’espèce, le monde du travail peut conduire à des situations identiques. Prolongement de l’inclusion scolaire, l’accès à l’emploi des personnes handicapées est un axe d’intervention publique qui se traduit par une politique incitative présente dans la Loi du 10 juillet 1987 en faveur de l’emploi des personnes handicapées. La Loi de février 2005 maintient le principe d’un quota de 6 % de travailleurs handicapés dans une entreprise dont l’effectif atteint ou dépasse vingt salariés mais durcit certaines dispositions, notamment l’augmentation du montant de la contribution à l’Association de gestion du fonds pour l’insertion des personnes handicapées (agefiph) et la modification du mode de calcul du taux d’emploi qui devient proportionnel à l’effectif.
12Malgré cela, les personnes handicapées sont exposées à un risque deux fois plus élevé que les personnes valides d’une exclusion du marché du travail (Amrous, 2011 ; 2013). Plusieurs facteurs interviennent pour expliquer ce difficile accès au marché du travail : une méconnaissance du handicap, une représentation tronquée de la maladie et un mode d’accès aux offres d’emploi inadapté aux personnes handicapées. Il reste que ces biais ont des effets concrets sur l’accès à l’emploi mais aussi sur les parcours professionnels des travailleurs handicapés. Ce que démontrent bien les enquêtes du Centre d’études et de recherches sur les emplois et les qualifications (cereq) et les travaux de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail (dares).
13Menées tous les trois ans, les enquêtes Génération du cereq se penchent sur le parcours des jeunes sortis la même année du système de formation initiale. Elles reconstruisent leur parcours durant les trois années de vie active et les analysent en fonction du diplôme scolaire. L’enquête sur la génération 2010 interrogée en 2013 comporte un chapitre spécifique lié au handicap permettant de cibler 3 056 jeunes handicapés ou personnes ayant un problème de santé durable, soit 9 % de la génération 2010. Cette même partie de la génération 2010 présente un taux de chômage de 30 %, soit un taux supérieur de 7 points à celui de l’ensemble de la génération. Les travaux de la dares mettent en lumière quant à eux les effets négatifs de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (rqth) sur l’accès aux carrières, suggérant que les politiques publiques doivent continuer à se concentrer sur l’accès à l’emploi des personnes handicapées, sans occulter les freins invisibles qui empêchent les évolutions professionnelles. Ces entraves sont d’autant plus fortes que les personnes en situation de handicap présentent un faible niveau de qualification et de scolarisation.
14Dans un autre domaine, les établissements et services d’aide par le travail (esat) peinent à remplir leur mission d’accompagnement des travailleurs handicapés vers l’emploi en milieu ordinaire (Lucas, 2015). Malgré les mesures incitatives de la Loi de 2005, le taux de sortie vers l’emploi ordinaire des travailleurs handicapés des esat reste encore très faible, toutes choses égales par ailleurs. Le problème de l’emploi des personnes handicapées est donc double puisqu’il porte d’une part sur l’accès au travail en milieu ordinaire, d’autre part sur l’accès aux carrières une fois franchi le seuil de l’entreprise ordinaire. Dans ce cas, les parcours des personnes handicapées restent rectilignes (Blanc, 2006), et les biographies cantonnées dans un ordonnancement justifiable d’une analogie balistique (Passeron, 1990).
Inclusion sociale et reconnaissance
15Le paradigme inclusif est juste, car il incarne les valeurs d’une République soucieuse de compenser les inégalités que la nature ou les accidents de la vie ont provoquées. En cela, il est un principe à défendre. Du reste, il devrait être appliqué avec mesure pour que les trajectoires, scolaires et professionnelles, ne portent pas les traces, parfois indélébiles, des affres de l’affiliation contrariée. L’inclusion scolaire peut donner le sentiment aux élèves porteurs de handicap de ne pas être à leur place, et les obstacles à l’accès au travail condamneraient à rester à la place occupée. Les mesures politiques visant à mettre les personnes handicapées à égalité avec les « valides » doivent s’assurer que les coûts subjectifs de cette égalité ne sont pas trop élevés. En effet, en dépit d’un accès formel à l’école ordinaire, les élèves concernés peuvent se percevoir comme des individus à qui est refusée une relation d’égal à égal et souffrir d’une image dégradée d’eux-mêmes. Les mesures incitant les employeurs à recruter des travailleurs handicapés assurent l’ouverture du marché du travail en milieu ordinaire mais n’agissent pas sur le plancher collant qui interdit aux salariés handicapés d’avoir une évolution de carrière identique aux salariés ordinaires.
16L’inclusion n’empêche pas que des frontières invisibles se tracent entre les groupes et qu’une fois ces frontières tracées, la distinction entre « eux » et « nous » entraîne des procédés plus ou moins subtils et inconscients de mise à la marge, ces derniers devenant plus vifs dès qu’un groupe est en passe d’égaler l’autre sur un plan statutaire. Elle ne prévient ni des murs de verre qui s’érigent entre les individus ni du repli d’un groupe sur lui-même dans un entre soi avantageux d’un point de vue subjectif, mais dont les effets sont préjudiciables à l’inclusion, précisément à cause des barrières symboliques et matérielles derrière lesquelles il se protège. Ainsi, le mode par lequel les uns se saisissent d’eux-mêmes achoppe sur le mode d’objectivation selon lequel les autres les saisissent et les dessaisissent en conséquence. L’inclusion ouvre à tous les portes de toutes les sphères sociales, mais peut en laisser certains à leur seuil. Elle permet à chacun de prendre sa place avec les autres, mais peut se limiter à une simple présence parmi les autres. Le véritable enjeu de l’inclusion scolaire est que les personnes handicapées participent pleinement à toutes les sphères de la vie sociale (scolaires, professionnelles, culturelles, etc.) et, ce faisant, contribuent au même titre que les personnes valides à la structuration de la société.
17L’action publique, aiguillonnée par les orientations éducatives prises à l’échelle de l’Europe, a fait évoluer la législation liée au handicap. Celle-ci a accru la visibilité des personnes handicapées dans l’espace public en réduisant les barrières administratives qui empêchent son accès. L’inclusion scolaire représente un moyen de sortir l’enfant handicapé des voies qui enferment les parents dans une image de soi dégradée voire culpabilisante (Richier, 2011), et offre aux enfants une possibilité de construire leur trajectoire dans un cadre commun. Toutefois, d’autres barrières demeurent, plus sociales que juridiques dans la mesure où l’inclusion prend sa forme à partir du sens que les acteurs attribuent aux situations et aux événements. De ce fait, le paradigme inclusif est un effort salutaire d’abaissement des clôtures sociales et symboliques. Il est un principe de justice qui, pour être vertueux, se doit de prendre la mesure de ses propres incidences sociales et subjectives sur tous les acteurs qu’il implique. Contrairement à la vision bourdieusienne de la biographie qui attribue au groupe une antériorité sur l’individu, l’expérience de l’inclusion, scolaire et professionnelle, de la personne handicapée procède d’interactions avec les autres personnes ainsi que des manières qu’elle a d’agir et de réagir envers autrui. Le paradigme inclusif est une épreuve qu’il convient d’analyser pour saisir la part de subjectivation qu’elle met en jeu.
Conclusion
18L’action publique, d’une part, résout des problèmes, d’autre part construit des cadres d’interprétation du monde (Muller, 2000). C’est en regardant ce qui se passe dans le monde de ceux qui vivent le réel et qui s’y débattent que l’on saisit les conséquences d’une politique publique sur les conditions de la vie individuelle et collective. En cela, l’inclusion se mesure à l’aune des formes de reconnaissance auxquelles elle donne lieu, et des effets qu’elle produit sur la biographie de chacun. Promouvoir l’inclusion scolaire suppose donc d’être attentif à la participation sociale de l’enfant handicapé en classe ordinaire et à un spectre commun d’activités récréatives dans l’école et hors de l’école, aux relations d’amitié qui débordent le cadre de l’institution scolaire, et à tous les signes qui permettent de savoir ce qu’être inclus veut dire. Sans un regard porté sur ces signes, sans une grille de lecture pour en mesurer les effets sur la fabrique de soi, et sans le recours aux instruments conjoints de la pédagogie et des sciences sociales pour, sinon gommer ces effets à l’école, du moins les contrôler, l’inclusion est un paradigme tronqué.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Blanc, A. (2006). Le handicap ou le désordre des apparences. Paris : Armand Colin.
- Dubet, F. (2004). L’école des chances. Paris : Seuil.
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- Goffman, E. (1975). Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris : Minuit.
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- Lavigne, C. & Matsuoka, E. (2014). L’enfant sourd scolarisé : entre discours et réalité. Inclusion ou mise en situation d’inégalité et de vulnérabilité ? In M. Piot (dir.). Vulnérabilités, handicaps, discriminations : On en parle ! (p. 71-102). Paris : L’Harmattan.
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- Passeron, J-C. (1990). Biographies, flux, itinéraires, trajectoires. Revue française de sociologie, 31/1, 3-22.
- Richier, J.-Y. (2011). Croire à la normalité. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
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Notes
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[1]
Joël Zaffran est sociologue, professeur à l’Université de Bordeaux, membre du Centre Émile Durkheim (UMR-CNRS 5116). Il est notamment l’auteur de : Quelle école pour les élèves handicapés. Paris : La Découverte, 2007. Courriel :joel.zaffran @ u-bordeaux.fr
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[2]
D’un point de vue quantitatif, le nombre d’élèves handicapés scolarisés à l’école ordinaire en France n’a cessé de croître depuis quelques décennies. Il est passé de 73 000 à la rentrée 1998-1999 à 239 160 à la rentrée 2013-2014 (intégration individuelle et collective confondue). Dans le premier degré, les intégrations individuelles ont été multipliées par deux environ entre la rentrée 2004-2005 et la rentrée 2013-2014, et ont été multipliées par trois environ dans le second degré. Voir ministère de l’Éducation nationale (2014). L’école inclusive. Une dynamique qui s’amplifie en faveur des élèves et des étudiants handicapés. En ligne : <http://cache.media.education.gouv.fr/file/12_Decembre/11/7/ecole_inclusive _dossier_complet_376117.pdf>