« Imaginons quelques instants l’existence d’un exclu anonyme. Fragilisé par cet état, il lui faut se re/construire, tout en essayant d’amener l’autre à changer son regard sur lui. Mais cet autre prisonnier du “modèle” de pensée à l’origine de l’exclusion ne le voit pas. Il lui faut encore remonter la pente, sans garantie de réussite, car le terrain gagné la veille peut se perdre en un instant le lendemain. Et s’il lui reste un peu de force, essayer de reprendre confiance en lui. C’est Sisyphe au travail… Et comme lui, il est condamné à la solitude »
« Parce que si je te regarde, alors là, je sais que tu existes »
1 En ma qualité d’administrateur délégué pour la direction de l’établissement de formation des travailleurs sociaux de Picardie (APRADIS Picardie ex IRFFE) j’ai été amené à participer – dans le cadre des États généraux du travail social – à l’atelier sur la pauvreté intitulé « Comment passer d’une logique de dispositif à une logique de projet de vie ».
2 Ainsi, lors du tour de table de l’atelier 3 du 16 avril, j’avais défendu l’idée que la « gratuité » pensée, voulue et offerte au « Pauvre » avait pour effet de le déposséder de sa citoyenneté, que celui-ci devait être « Sujet au cœur du système » et qu’il nous fallait changer de paradigme…
3 Voici donc mon propos. Il s’adresse au travailleur du social, il peut aussi s’adresser à chacun d’entre nous dans notre relation à l’Autre.
4 Le texte qui va suivre est ma contribution écrite à ces États généraux du travail social côté pauvreté. Si celui-ci est référencé dans le pré-rapport de la Normandie, il n’a pas fait l’objet à ce jour de publication. En voici une mouture originale. Elle concerne une réflexion sur une posture éthique, celle que nous pourrions avoir face à l’Autre…
5 Pourquoi parler du « Pauvre et de ses besoins » ? Et non pas des besoins du pauvre ? Parce que ce n’est pas du tout la même chose. Dans ce propos, je vais tenter de démontrer pourquoi et expliquer en quoi cela est pour moi différent.
6 J’avais en effet défendu l’idée que la « gratuité » offerte au « Pauvre » avait pour effet de le déposséder de sa citoyenneté, que celui-ci devait être
7 « Sujet au cœur du système » et qu’il nous fallait changer de « paradigme ».
8 Je vais donc revenir sur cette idée, la développer et tenter de répondre à la question « Comment passer d’une logique de dispositif à une logique de projet de vie », objet de cet atelier.
Les besoins du « Pauvre » [1]
9 Cette formulation laisse entendre de manière affirmative que le « Pauvre » a des besoins : se loger décemment, avoir du travail, manger à sa faim, nourrir sa famille… certes, mais encore ?
10 Cette vision des besoins que nous pourrions développer avec précision reste cependant la nôtre, celle de non « Pauvre », ayant un logement correct et un travail plus ou moins épanouissant de « travailleur social [2] » dont une des fonctions est justement de répondre au « Pauvre » et à ses besoins.
11 Mais, sommes-nous sûrs de les connaître ? Sommes-nous au clair sur ce que met ce « pauvre » dans ceux-ci ? Sa vision de ses propres besoins est- elle identique à notre propre vision concernant ses besoins ?
12 Tentons une approche sur un besoin vital, celui de manger à sa faim.
Il rêvait de pâtes, il repart avec du riz
13 Imaginons un « Pauvre », l’exclu anonyme de l’exergue. Il a fait la queue à la « banque alimentaire » avec d’autres comme lui venus aux heures d’ouverture. Il avait un projet, plutôt une espérance. Ramener à la maison, ces pâtes qu’il avait déjà eues à plusieurs reprises et que — selon une formule consacrée – ses enfants trouvent « trop bonnes ». Il les aimait aussi ces pâtes, cuisinées par son épouse…
14 Dans cette queue de « misère », il en sentait déjà l’odeur et en avait le goût à la bouche.
15 Ce midi, il y aurait un peu de joie à la maison, se disait-il…
16 Quand ce fut son tour, il n’y avait pas de pâtes… Alors — féculent pour féculent – ils – ces bénévoles anonymes – lui donnèrent du riz…
17 Ce midi, le repas allait être chagrin…
18 Ainsi, un pauvre ne peut rêver de pâtes ! Il doit accepter la queue régulière à heures programmées et prendre ce qu’on lui donne, sans discuter. Un pauvre ne peut donc pas désirer…
19 Ce petit propos n’est pas gratuit, vous l’avez compris. Pas gratuit comme ce paquet de riz qu’une « âme bien intentionnée » lui donne avec le sentiment d’avoir fait œuvre utile. Elle l’est en effet. Au-delà du rêve, au- delà du désir et de l’espérance, ce pauvre, cet autre pauvre et tous les autres pauvres de cette même condition ne meurent pas de faim. Mais ils « meurent à petit feu » d’un autre mal, un mal insidieux, vecteur de la perte de citoyenneté.
20 Est-il, ce pauvre, encore citoyen quand il ne peut même plus ramener des pâtes à ses enfants quand il le veut ?
21 Ce mal insidieux a un nom : gratuité. Et celle-ci amène progressivement le « Pauvre » à utiliser le « système » en place qui – par la voie de l’habitude – le rend dépendant…
22 Pourquoi acceptons-nous, revendiquons-nous parfois cette gratuité ? Et la défendons sur le mode « c’est normal, le pauvre est pauvre… » ? Nous connaissons le « pouvoir » que donne l’argent, alors pourquoi retirer celui-ci à ce dernier qui en possède peu ? N’a-t-il pas le droit — comme tout un chacun – de choisir ce qu’il veut manger et de payer le prix demandé ?
23 Pourquoi acceptons-nous cette zone de non-droit ? Alors que dans une « épicerie solidaire » il peut exercer ce pouvoir, de façon naturelle. Pourquoi accepter aussi comme une fatalité cet « état artificiel », aujourd’hui codifié par le seuil de pauvreté ?
24 Une question encore, accepterons-nous, nous qui ne sommes pas pauvres, de ne pas trouver (régulièrement) et après une longue attente notre aliment favori en magasin ?
25 Voilà, pour la nourriture. Qu’en est-il pour le travail ?
Il espérait trouver du travail il repart désespéré
26 Quand il vient nous voir qu’attend le Pauvre ? Du travail pensons-nous, sans doute… Et alors ! Avons-nous du travail à lui offrir, nous qui avons – bien souvent – du mal à vivre le nôtre ? Non, et au fond de nous, nous le savons.
27 Mais notre conscience professionnelle nous amène à essayer de « répondre à – ce que nous croyons être – ses besoins ». Nous lui disons alors que peut-être il y aurait une solution, que nous allons y réfléchir, voir ce que l’on peut faire, ce qu’il peut faire de son côté…
28 Nous lui disons aussi, en substance, qu’il n’a pas les diplômes requis, la compétence nécessaire, qu’il est trop vieux, trop jeune et que de toute façon… aujourd’hui, hélas, la conjoncture est mauvaise et que…
29 Mais au-delà de tout cela, de cette vérité profonde – que nous portons souvent malgré nous – et de cette douloureuse conjoncture qui voit le nombre de chômeurs augmenter chaque jour, l’avons-nous écouté ? Avons-nous essayé nous dégageant des dispositifs existants – aussi complexes que les horaires de la SNCF, les abonnements téléphoniques ou les produits offerts chaque jour par notre Banque – de le comprendre. Qu’est pour lui son attente de travail ? Faire 35h00, être bien payé ?.. Ne l’écoutant pas – en avons-nous conscience ? – nous l’enfermons dans une complexité qui n’est pas la sienne et dont il ne peut se « dépêtrer ».
30 Il venait chercher du travail avec l’espoir qu’il serait écouté, entendu… et, peut-être compris. Mais il repart désespéré, un peu moins citoyen et plus dépendant… encore.
Et pourtant !
31 Contre cette perte de citoyenneté, contre la chute progressive du « Pauvre » dans la « pauvritude » – cet état de quasi-non-retour – nous sommes un des derniers remparts.
32 Car comme l’exclu de l’exergue « il ne peut se sortir d’une situation qui chaque jour devient pour lui de plus en plus difficile à vivre. À moins que quelqu’un portant sur lui un “regard nouveau” l’accompagne (Rosset, 2013) ». C’est en cela que chacun d’entre nous est – au-delà de ce que nous avons et que l’autre n’a pas [ou n’a plus] – ce dernier rempart… Notre présence est déjà en effet pour le « pauvre », ce « pauvre-là, précisément en face de nous », rassurante.
33 Il se voit en nous, se rêve en nous qui avons un logement, un travail, de l’argent… Écoutons-le, redonnons-lui de l’espérance…
34 Il y a longtemps, j’ai été amené à faire la clôture d’une journée sur l’écoute. Dans celle-ci je disais : « S’il est vrai que l’écoute appelle un support, une méthode (…) il me semble que celui-ci, celle-ci n’auraient pas grande valeur sans réelle générosité, sans le souci de donner, plus que dans celui de recevoir (Rosset, 2000) ».
35 Je pense ce propos toujours aussi fort dans sa véracité, car dans celui-ci, il s’agit de l’Autre dans notre rapport avec lui et de notre éthique. Et j’ajoutai alors : « Il me semble aussi, au risque de tomber dans les dangers d’un charisme démagogique [qu’est pour moi la gratuité], que la générosité ne peut exister sans cette petite voix venue du fond de nous qui – quand nous pensons avoir fait le nécessaire – nous dit : « As-tu eu raison ?... », « As-tu bien agi ?... ». C’est en effet cette petite voix – si faible que nous pouvons ne pas l’entendre, car elle remet en question notre propre écoute – qui ouvre pour moi la question de l’éthique et définit son exigence.
36 Que se passerait-il en effet si le doute n’existait pas ? Pourrait-on parler encore d’éthique ? Ne serions-nous pas soumis, comme les héros du roman “1984” d’Orwel, au jugement du ministère de la conscience ? Ne serions-nous pas alors dans un système totalitaire régissant celle-ci ? Certainement, car le doute – par son existence même – nous protège des écrasantes certitudes.
37 L’autre n’est pas, ne peut être identique, ni à nous-mêmes ni à quelqu’un d’autre... L’autre est un et unique, le doute nous permet aussi de ne pas l’oublier...
38 C’est là, je pense, qu’il donne à l’écoute sa véritable dimension éthique en l’amenant à prendre sens dans une démarche qui a pour objectif de rendre l’autre plus libre et plus responsable. Peut-être aussi plus heureux ».
39 Il me semble encore que ce propos vieux de bientôt 15 ans, reste plus que jamais d’actualité, car l’autre enfermé dans sa solitude ne peut rien tout seul…
Un face à face dans lequel s’écrirait la « musique »
40 C’est dans ce face à face, où l’autre serait entendu que – portant un regard nouveau (ce changement de paradigme évoqué au début de ce texte) sur lui comme Sujet et Citoyen à part entière – nous pourrions l’aider à construire son projet de vie…
41 Si nous avons les outils (textes de lois, mesures d’aides financières…), IL a de son côté – au-delà de son parcours personnel, de son histoire, de ses compétences – l’espérance d’une vie nouvelle.
42 Libérons-nous de « cet arsenal » aux effets bien souvent pervers. Ne le mettons pas entre l’Autre et nous, c’est un obstacle à la rencontre. Transformons-le en tiers médiateur [3] de cette dernière, en espace de négociation, vecteur d’une écriture commune dans laquelle ce « Citoyen » – au-delà d’une logique de dispositif – participerait de manière active à la construction de son projet de vie.
43 L’essentiel n’est pas en effet cette « logique de dispositif » dans laquelle et avec laquelle nous nous démenons et où l’autre doit trouver une place, mais cet autre lui-même, Sujet au cœur de la relation.
44 Alors, telle ou telle loi prendra, le moment opportun, sens avec l’Autre qui gardant sa citoyenneté y trouvera une réponse. Sa réponse, l’aidant à ce moment précis à la construction de son projet de vie.
45 Écoute, regard différent… et considération pour l’Autre, Sujet capable d’être « acteur de son projet de vie ».
46 Mais aussi « accueil », cette attitude (disposition à agir) et manière (façon d’être, d’agir et de procéder) qui « met en jeu une problématique de l’altération (Redeker, 2001) ». Il est donc nécessaire que chacun en tant qu’accueillant se prépare à cela, qu’il se prépare à accueillir en effectuant un travail sur lui-même « qui institue en lui une disposition cultivée à l’accueil (Redeker, ibid) ».
47 Voilà un défi à relever pour le travailleur du social, dernier rempart vers la déchéance, la dépendance, la perte de citoyenneté et sans doute, vers la « pauvritude ».
48 Qu’importe donc le dispositif, qu’importe aussi le « piano » !.. L’essentiel n’est-il pas d’écrire ensemble cette « unique partition » qu’un piano – même mal accordé– saura jouer au-delà des aléas de la vie. Celle-ci étant déjà suffisamment compliquée pour nous-mêmes sans que nous ayons – par le jeu d’une « rencontre ratée » dont nous serions l’acteur principal – à complexiser davantage celle de l’autre.
49 Enfin, sachons ouvrir le dialogue et oser – en quelques mots – lui demander simplement : Que puis-je faire pour vous ?
50 Puisse cette modeste contribution aider chacun d’entre-nous à la réflexion.
51 C’est tout ce que je peux – de la place qui est la mienne aujourd’hui–espérer.
Bibliographie
Bibliographie
- Orwel, Georges, 1984, Paris, Folio, 1983.
- Redeker, Robert, Qu’est-ce que l’accueil ?, Conférence prononcée à la clinique Joseph Ducuing de Toulouse, le 9 décembre 2001. http://redeker.fr/wa_files/L_27acceuil_Ducuing.pdf
- Rosset, Pierre, Des démêlés avec l’institution d’un ancien cancre… texte présenté lors de la table ronde animée par Zay, Danielle, L’éducation inclusive : une démarche refondatrice de la fonction éducative et sociale de l’École ?, Université d’été PRISME/FGPEP 9/10 juillet 2013, www.prisme-asso.org
- Rosset, Pierre, « Quand l’activité devient médiatrice. L’impact de l’autre dans la relation éducative », in VST, n° 115, In-éducables, In- curables, In-vivables - Que faire de tous ces z’in ?, mars 2012, pp. 98-103.
- Rosset, Pierre, « L’accueil, “la” d’une partition pédagogique ? De la création du sens à une dé- marche créatrice incitatrice au “voyage” », in Houssaye Jean (dir.), Colos et centres de loisirs : Institutions et pratiques pédagogiques, Vigneux, Matrice, 2010, pp. 287-311.
- Rosset, Pierre, « L’exigence éthique à l’aube du troisième millénaire… Quelques éléments de réflexion personnelle » in Actes de la 3e journée départementale de promotion de la santé : l’Écoute, CODES (02)/DRASS de Picardie, Chauny (02), 27 avril 2000, pp. 51-53.
- Rosset, Pierre, Regards (Assises de la psychiatrie), Arras, CFPEI/CEMEA, 1980, (inédit).
Mots-clés éditeurs : besoins, pauvreté, posture éthique, Accueil, projet de vie, travail social, écoute
Date de mise en ligne : 25/07/2016.
https://doi.org/10.3917/graph.054.0066