Notes
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[1]
Notion mise en avant par Kourilisky, à laquelle réfère Lerbert-Sereni, 2004, p. 18.
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[2]
Ériger un État, une institution, une université ou un département en « royaume » (métaphore), c’est en faire un espace non démocratique puisqu’il y a un « roi » qui détient de façon absolue tous les pouvoirs. Cela crée une tension forte entre liberté de pensée et justice administrée de la « bonne façon » ou de la « mauvaise façon ».
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[3]
Ce terme et l’anglicisme « politiquement correct » proviennent de l’expression anglaise récente politically correct et désignent la façon acceptable de s’exprimer ou d’agir. Son corollaire français est la « langue de bois ». La rectitude politique, on la promeut et on la revendique comme légitime ou on la dénonce explicitement comme contrôle social de la libre expression qui empêche toute contestation.
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[4]
Cf. http://recifs.ca/ et https://www.youtube.com/watch?v=xaazjs2h1gQ
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[5]
Distinction entre « sujet de droit » et « objet de droit », utilisée dans la défense des droits des enfants (International Tribunal for Children’s Rights, Global Report. International dimensions of the Exploitation of Children, 2000, p. 16).
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[6]
Alain Touraine pose le sujet comme acteur social (1992).
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[7]
Gibbs et Gambrill (1999) : courant anglophone des best practices.
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[8]
Lajoie (2009) dénonce les politiciens qui décident des cibles de recherche en sciences humaines et sociales au Québec et accordent les subventions publiques en conséquence. Les chercheurs qui choisissent leur sujet de recherche et leur méthodologie sans aucune contrainte font de la recherche libre.
- [9]
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[10]
Discipline pratique qui vise l’amélioration des conditions de vie des individus, des familles, des groupes et des collectivités en facilitant l’appropriation du pouvoir individuel et collectif (empowerment) afin de soutenir le respect des relations humaines, des droits humains, de la dignité humaine, d’une citoyenneté responsable et de la justice sociale. Cette définition prend appui sur celle du Regroupement des unités de formation universitaire en travail social du Québec (Pour une éducation renouvelée en travail social, 1980, p. 22) et celle adoptée par l'Assemblée générale de la Fédération internationale des travailleurs sociaux (2000).
1 Actuellement, au Québec, il y a une convergence de différents facteurs : le projet de loi 21 modifiant le Code des professions dans le domaine de la santé et des services sociaux afin de réserver des titres et des activités à des professionnels spécifiques ; les pressions accrues de différents ordres professionnels afin que l’enseignement universitaire se fasse par compétences ; l’exigence gouvernementale de performance économique des universités selon un modèle managérial importé du secteur privé. Cela crée une conjoncture où l’accent est mis sur une professionnalisation de l’enseignement universitaire et sur une prise en charge managériale des universités. Pour arriver à cette finalité, il faudra transformer en profondeur la traditionnelle mission universitaire de formation générale qui vise à rendre des citoyens responsables de leur pensée et capables d’analyser, de synthétiser, de penser critiquement et d’agir lors de la multitude de situations individuelles et sociales qu’ils rencontrent dans leur vie. Cet achèvement humain serait tout aussi essentiel dans notre société de plus en plus complexe qui s’entremêle dans l’ampleur de multiples crises. Or, on nous demande de faire le contraire, soit d’offrir une formation spécifique.
2 Comment saisir cet ensemble de faits que plusieurs d’entre nous vivent comme dynamique totalisante qui industrialise les universités pour produire des diplômés et des recherches à la chaîne ? Quel seront les effets de ce « monde universitaire totalement administré » sur l’autonomie des universités et sur la liberté académique des professeurs ? Les données probantes produites ainsi peuvent-elles ou doivent-elles remplacer la conscience éthique et la responsabilité sociale du chercheur et de l’enseignant ?
3 Pour illustrer ma réflexion, je prends comme exemple la discipline du travail social et son contexte interactionnel [1]. D’où la question de départ qui relie quatre concepts et reconnaît des rapports de tension entre eux : pensée critique, travail social, « royaume » [2] et « rectitude politique » [3]. Ces quatre concepts forment une configuration ayant un effet politique parce qu’elle s’immisce dans des rapports sociaux de force. Elle pourrait alors nous éclairer sur comment nous participons ou non à la construction de sens dans le milieu universitaire. D’où l’importance de la question suivante : ce pouvoir de définir une situation que nous vivons est-il laissé à chaque acteur concerné – qu’il soit enseignant, étudiant, administrateur ou université – afin que chacun puisse négocier sa propre compréhension de ce qui se passe et en fonction de ce qu’il veut construire comme sens ? Cette question pose l’enjeu de la liberté de conscience de définir nous-mêmes ce que nous vivons. Cet enjeu est essentiel pour l’être humain et un droit humain à garantir dans une société démocratique. Il ne doit pas être exclu du milieu universitaire. Il requiert l’égalisation du pouvoir de définir notre contexte de travail entre, d’un côté, grands récits ou discours du gouvernement (lois, politiques) et des ordres professionnels (référentiels de compétences), et de l’autre côté, petits récits ou discours des autres acteurs (enseignants, étudiants, etc.).
4 Prendre ce pouvoir de définir ce que nous vivons nous permettrait-il de débloquer la mainmise actuelle de l’idéologie managériale – une lecture de la réalité qui se fait uniquement par la rectitude politique et exclut ainsi les trois autres ? Peut-on choisir de vivre avec plusieurs façons de voir, dans une réalité multidimensionnelle, donc plus complexe et de faire ainsi prendre en considération la « multiplicité de nos regards » (Lerbert-Sereni, 2004, p. 11). Les quatre concepts mis en avant posent un espace de dialogue. En choisir seulement l’un d’entre eux serait se doter d’une vision partielle.
5 Je regarderai de plus près les rapports formés comme tensions entre « royaume » et travail social et entre rectitude politique et pensée critique, ainsi que le rapport spécifique entre pensée critique et travail social. Ensuite, je proposerai une modélisation possible pour l’enseignement du travail social.
La tension essentielle entre « royaume » et travail social
6 Dans une institution publique qui offre des services sociaux, si certains travailleurs sociaux ne peuvent pas « travailler le social » (Bertrand, 2009, p. 2) à travers leurs interventions, alors ils le font habituellement « dans les interstices » bureaucratiques et ceux de la rectitude politico-gestionnaire. Souvent, ces êtres humains essayent d’abord de faire face à leur résistance passive devant les contradictions qu’ils vivent aux plans professionnel et humain et ensuite, ils prennent conscience qu’ils sont murés dans un « royaume ».
7 Un exemple de « contradiction prescrite », selon François Bertrand (2009, p. 1) est le traitement de la pauvreté par le travail social, ce qui permet au système de se consolider et de reproduire cette inégalité. Ainsi, le travailleur social doit agir en agent de contrôle social (Bertrand, 2009) et le travail social devient gestion de la pauvreté en tant qu’exclusion sociale. C’est là, dans sa perspective, qu’il faut que le travail social ne soit pas seulement « reconstruction des exclus sur le plan psychique (l’estime de soi), sur le plan social (l’intégration ou [l’insertion]), mais aussi… sur le plan de leurs capacités à se positionner de façon critique dans la société et donc à devenir des acteurs à part entière (la participation) » (Bertrand, 2009, p. 7). C’est de cette façon que se forge au sein même du « royaume » une ligne de rupture entre travail social et « royaume ». Celle-ci divise et démobilise à moins d’exercer sa pensée critique et de choisir de faire une autre analyse [4] de la situation que celle qui est officielle et politiquement correcte. Sinon, on travaille à rendre l’illusion parfaite : l’institution publique répond aux besoins de ses « bénéficiaires ». Le roi n’est pas nu !
8 La résistance passive de certains travailleurs sociaux peut également devenir conflit de valeurs qui dénonce la normalisation des comportements selon un modèle unique non questionnable. Autrefois, la figure de l’ouvrier était posée au centre du conflit social. Depuis, elle a été remplacée dans nos sociétés par la figure de l’exclu, justifiée par une analyse de la dynamique des identités sociales. L’exclu, il est tantôt femme, tantôt chômeur, tantôt étranger et tantôt enfant. Il faut se conformer à ce paradigme.
9 Le « royaume » comme cadre de travail peut ainsi devenir oppressif pour certains « bénéficiaires » qui ne se reconnaissent pas dans la normalisation exigée, mais tout autant pour certains travailleurs sociaux qui la prennent en charge. En 2005, le film choc Les Voleurs d’enfance de Paul Arcand nous en disait long sur l’énorme système, lourd et lent de protection de la jeunesse, et sur certaines de ses pratiques de normalisation face à la montée en flèche des signalements d’enfants maltraités, victimisés à nouveau, selon lui, par l’application d’une loi supposée les protéger ! Dans ce contexte interactionnel, qu’on soit d’accord ou non avec sa perspective, exercer son libre arbitre est un choix éthique de dire ou de ne pas dire, de poser certains gestes prescrits ou non.
10 Comment les décisions concernant les « bénéficiaires » sont-elles prises ? Le travailleur social travaille-il avec ou pour eux ?
11 « L’enjeu [du travail social] n’est donc pas seulement l’exploitation et la privation [de droits], il est également le développement de la capacité à penser, à agir, à exister, à poser une parole, à être entendu » (Bertrand, 2009, p. 8). La personne à qui on administre des traitements normalisateurs, des services automatisés et des purges idéologiques, trop souvent sans le faire participer aux décisions le concernant n’est plus qu’un « objet de droit » qu’on protège avec autorité au nom de ses droits. Il est non plus un « objet d’intervention » (Couturier, 2003). Il est un « sujet de droit » [5]. Le sujet dans l’intervention, dont il faut prendre en considération la perspective subjective, peut prendre sa place de citoyen, qui désire agir ou non sur son monde et prendre en charge ou non ses besoins. L’enseignement universitaire dispensé en travail social doit-il soulever ces questions et préparer l’étudiant à devenir un penseur critique qui assumera consciemment son rôle dans un carrefour démocratique et qui choisira de mettre l’humain comme sujet au cœur des « royaumes » ? Serait-ce là une « activité désignée » au travailleur social qui le rendrait singulier et qui pourrait établir sa cohérence et sa reconnaissance professionnelle ?
12 En conséquence, la finalité du travail social n’est pas l’assistance publique elle-même mais de rendre la dignité humaine (Ion, 2006, pp. 38-40) au sujet [6] qui a été objectifié de façon efficace et efficiente par le « royaume ». Ainsi, il est devenu soumis, confus et effacé. Le travail social se mettra-il en tension par rapport au « royaume » pour privilégier l’humain en tant que sujet ?
Quel est le rapport entre pensée critique et travail social ?
13 De quelle critique parle-t-on lorsqu’on parle de pensée critique dans le cadre du travail social ? Que tient-on pour acquis dans notre enseignement ? Que remet-on en question et que critique-on ? Ou bien ne doit-on rien tenir pour acquis, surtout pas notre objet d’étude qui doit être questionné à son tour ? Cela est-il en opposition ou en continuité avec ce que demandent les milieux de pratique, une exécution axée sur l’administration des besoins de l’institution ?
14 Au Québec, nous enseignons en travail social trois modes d’intervention sociale : l’intervention individuelle, l’intervention de groupe et l’intervention collective. C’est surtout à la base de l’intervention collective que se trouve une vision critique de la société, basée sur des valeurs d’équité, de solidarité et de justice sociale, ce qui permettait de faire un travail de conscientisation des citoyens par rapport au « royaume » et aux « princes » qui font du « bruit antibruit ». Cette vision critique peut-elle être une compétence parmi d’autres dans un référentiel de compétences ou doit-elle plutôt avoir comme finalité de nous conscientiser sur comment ces compétences participent ou non à la gestion, à l’administration de l’exclusion et de questionner ainsi le référentiel de compétences lui-même et l’usage que l’on peut en faire ? Que devient la pensée critique en intervention individuelle ou en intervention de groupe ? Est-elle assimilée à l’acte institutionnel posé comme intervention ou indépendant de celui-ci ? À quel degré peut-on être autonome dans une institution qui place la rectitude politique comme unité de mesure de l’intervention ?
15 Par ailleurs, comment faire face aux demandes des milieux de pratique qui doivent aussi faire plus avec moins et qui souhaitent des travailleurs sociaux formés à l’université, capables d’intervenir dans des situations de plus en plus complexes, pour lesquelles il n’y a pas de prescription préalable ? Ceci exige d’ailleurs d’utiliser une pensée qui questionne ces situations pour mieux les comprendre ? Nos finissants en travail social devront-ils être formés pour être les gardiens de la rectitude institutionnelle et en même temps pour exercer librement une pensée critique, mais seulement dans certaines situations autorisées à l’avance ? N’y a-t-il pas là une opposition irréconciliable, une impossibilité de la conscience ? Doit-on préserver en tant que professeurs un enseignement qui construit l’équilibre entre le développement d’une analyse axée sur la pensée critique et l’acquisition d’une qualification professionnelle axée sur des compétences politiquement correctes ? Est-ce le rôle de l’université d’être gardienne de cet équilibre ? En même temps, comment agir en tant qu’enseignant pour préserver une distance critique par rapport aux conditions de la pratique du travail social si on restreint notre liberté académique par des exigences ordonnées par des ordres professionnels ?
16 Il me paraît essentiel en tant que professeure de positionner la pensée critique comme fondement de l’enseignement en travail social et d’identifier des liens significatifs entre celle-ci et les nécessités actuelles des milieux de pratique, des employeurs mais aussi des travailleurs sociaux employés, et surtout de ceux pour qui nous prétendons être là, les « bénéficiaires », et cela, au-delà de tout clientélisme et interventionnisme.
17 J’ai identifié en travail social quelques perspectives d’enseignement de la pensée critique, chacune établissant sa propre valorisation de ce qui est pertinent :
- la pensée critique qui est opposée à la pensée naïve et qui procède par conscientisation à des conditions de vie inacceptables (Freire, 1974 et Alinsky, 1976). On chemine de l’une à l’autre à l’aide de l’éducation et de l’action. C’est un combat pour la cohérence qui utilise la stratégie de la « pédagogie du dialogue». On devient ainsi un penseur engagé.
- la pratique réflexive qui se pose en méthode d’apprentissage de sa propre perspective d’intervention en faisant l’aller-retour entre sa réflexion et sa pratique. Ce cheminement va de la compréhension de son intervention à l’intervention elle-même, pour se regarder agir, en développant une nouvelle compréhension de celleci. On devient un praticien réflexif.
- la pensée critique dialogique qui questionne et se questionne, se situant par le doute et l’autocritique pour faire « l’analyse et l’évaluation de la pensée en vue de l’améliorer » (Richard et Elder, 2008, p. 4). Cela permet, par le dialogue avec les autres, la mise en débat de la multiplicité des regards sur un même contexte interactionnel. On devient ainsi un libre penseur.
- la pensée critique qui s’exerce comme éthique professionnelle facilitant la réflexion, à l’intérieur même de la profession, sur l’effet de l’intervention sur l’être humain concerné en établissant des pratiques exemplaires [7] pour la prise de décision, sur comment croire en quelqu’un (sa crédibilité), etc. On devient un professionnel éthique.
19 Madeleine Beaudry exposait plusieurs dimensions de la pensée critique en travail social : « comprendre le fondement des connaissances et les développer », « améliorer ses capacités d’observation et d’analyse », « savoir regrouper et réorganiser les résultats de recherche souvent contradictoires de façon à former un tout compréhensible », « établir les critères sur lequel se fonde le jugement » et « porter un jugement critique sur sa pratique » (1993, p. 4). Ces dimensions peuvent-elles questionner la rectitude politique dans un « royaume » donné avec ses frontières posées comme certitudes ou bien facilitent-elles son exercice dans les limites de l’acceptabilité institutionnelle ?
20 L’École de Francfort oppose théorie traditionnelle et théorie critique (Horkheimer, 1996) en tant qu’autre démarche de réflexivité, ce qui conforte notre questionnement. La théorie traditionnelle se veut une méthode scientifique « neutre » qui procède, à partir de Descartes, du simple au composé et pose « un ensemble de propositions concernant un domaine de connaissance déterminé » (Assoun, 1990, p. 35). Par contre, la théorie critique met en avant une réflexion sur la pensée afin qu’elle se connaisse elle-même en tant que « conscience » de l’activité intellectuelle (Bertrand, 1986, p. 102) et révèle les rapports entre position intellectuelle, appartenance sociale et contexte politique de forces en présence, ainsi que ses propres orientations et les raisons de ses choix. En conséquence, on rend l’objectivité (positiviste) positionnelle (Assoun, 1990, p. 3) en la reliant historiquement à la position d’observation et de réflexion de la personne qui la met en avant. On « “[s’immunise ainsi] à la séduction démagogique, celle du pouvoir officiel mais aussi celle des militants” » (Horkheimer, cité in Bertrand, 1986, p. 101). Marie-Andrée Bertrand, criminologue québécoise, évoque des « perspectives plutôt que des positions théoriques » (1986, p. 102), ce qui est également très pertinent dans le travail social. Ceci a un effet direct sur la compréhension du comment on enseigne et pourquoi on choisit d’enseigner telle méthodologie d’intervention ou de recherche plutôt qu’une autre.
La tension entre rectitude politique et pensée critique
21 L’idéologie managériale en place dans les universités est-elle bien positionnée comme rectitude politique qui s’exerce notamment par la censure économique ? Est-ce qu’on vous demande : quel montant d’argent amènerez-vous à l’université par vos subventions de recherche et est-ce qu’on vous jauge en fonction de cela ? Mais quelles subventions pour quelles recherches ? Qui paye et pourquoi, pour promouvoir quels intérêts ? Y a-t-il encore des recherches libres [8] ? Le recrutement des professeurs se fait-il en fonction du montant des subventions qu’ils amèneront à une université ? Les universités sont-elles financées par l’État en fonction du nombre d’étudiants qui y sont inscrits ou qui graduent ? Pour cela, se retrouvent-elles dans la situation où, pour faire graduer le plus d’étudiants possible, elles doivent abaisser les critères nécessaires pour l’obtention d’un diplôme ou pour l’admission dans un programme ?
22 Ces faits participent-ils à une censure économique qui oriente les contenus à l’œuvre dans une université ? Est-elle efficace au point de faire obstacle à la liberté d’expression des professeurs et des chercheurs et cela, d’autant plus si leur parole questionne ou dénonce le « royaume » en place, critique pourtant justifiable par leur formation et par leur expertise ? Or, la fonction professorale doit se construire dans la liberté académique sans entraves. Mais s’exprimer sans être pris en considération n’est-il pas futile comme dans le cas au Québec du projet de la loi nº 38 (Assemblée nationale, 2009) sur la gouvernance universitaire ? Et, si les professeurs exercent cette liberté d’expression sans être pris en considération, en vertu de quoi peuvent-ils prétendre enseigner la pensée critique ?
23 « On est passé de la Révolution tranquille à la régression tranquille ». Ces propos sont recueillis au Québec par Frédéric Deschenaux et Nathalie Dyke lors d’une enquête sur le corps professoral québécois (2008) impliquant 1328 professeurs d’université. Elle montre qu’un professeur sur deux a déjà songé à quitter son poste et plus d’un professeur sur trois (36,2 %) « est insatisfait de la vie intellectuelle de son institution » (Deschenaux et Dyke, 2008, pp. 13-14) et d’être perçu simplement comme un fournisseur de services. Ce qui est mis en relief, c’est « un schisme entre les professeurs et les administrateurs de leur établissement. L’université utilitariste, axée sur le marché du travail bien souvent au détriment de l’avancement des connaissances et d’un enrichissement de la diversité des disciplines, est un modèle dans lequel la majorité des professeurs ne se reconnaissent pas et qu’ils ont abondamment dénoncé » (Deschenaux et Dyke, 2008, p. 38). On parle d’anti-intellectualisme et de clientélisme. Antoon De Baets, professeur de l’Université de Groningen, parle même de « McUniversités » lors d’une intervention au colloque intitulé « Faut-il reconstruire l’université québécoise ? » et organisé par la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU) [9] en 2008.
24 Dans ces conditions de rectitude politique, comment les enseignants en travail social seront-ils en mesure de construire de la connaissance par la pensée critique en action et non pas par la reproduction automatique d’un corpus théorique unique ? Devrons-nous enseigner seulement la gestion de l’exclusion sociale et les règles de performance des services publics ? Comment nous organiser pour construire interactivement du sens par la pensée critique et dépasser cette tentation totalitaire de tout définir à l’avance par d’autres sans pouvoir et savoir le questionner ? Comment contourner ce contrôle de la pensée et donc de l’enseignement du travail social ? Comment positionner le rapport entre travail social et « royaume » au plan de l’enseignement universitaire sans tomber dans le piège de l’idéologie de la rentabilité et de l’efficacité à court terme, et pour cela se contraindre au silence de la rectitude politique ?
Une modélisation pour l’enseignement du travail social
25 Le travail social, par sa définition [10] même, doit se mettre en tension par rapport au « royaume » et devenir ce contre-pouvoir qui construira la contradiction ample entre rectitude politique et pensée critique. C’est le « travail du social » qui doit façonner l’équilibre dans ce système pour privilégier l’être humain comme sujet au centre du système et non comme « objet » de son intervention. Le « royaume » produit sa rectitude politique comme idéologie et procède par manipulation de masse. Plus le rapport entre ces deux concepts, celui de rectitude politique et celui de « royaume », est serré au point qu’ils se superposent dans une seule unité totalisante, plus le rapport entre pensée critique et travail social peut être nourri d’un maximum de résistances et de révoltes, développant davantage de nuances et d’hétérogénéité. Les réactions viscérales des individus s’accumulent devant les contradictions inhumainement flagrantes, les effets se font ressentir et des résultats concrets de la faillite idéologique apparaissent comme autant d’évidences, dont le vide de sens est le plus palpable. C’est un ajustement humain et historique. Mais comment réconcilier le besoin d’un ordre établi et le besoin de liberté ?
26 Pour dépasser cette perspective binaire, je propose une modélisation à quatre éléments – rectitude politique, royaume, travail social, pensée critique – afin de nous permettre de saisir l’angle de vision de chacun comme perspective. Ne plus viser l’exclusion des autres perspectives différentes de la sienne, mais leur prise en considération afin de bâtir un équilibre système-humains. Cette modélisation offre aussi une orientation cardinale au sujet se retrouvant au cœur du système et de l’enseignement en travail social. Elle lui permet de construire et positionner sa propre pensée critique comme fondement de sa subjectivité unique et de l’articuler.
27 Un autre scénario axé sur cette modélisation est celle où, au « royaume » qui coïncide avec la rectitude politique s’adjoint le travail social, renforçant ainsi le message totalisant et abandonnant le sujet à patauger dans sa propre objectification. La pensée critique devient alors strictement une vision de l’esprit de quelques dissidents ! Quelles sont les démarches à faire pour ne pas en arriver à ce glissement en travail social ?
28 Un exemple, illustrant ce dérapage organisé, concerne la médicalisation de l’alcoolisme présenté socialement comme une maladie par le discours politiquement correct du « royaume » médical nordaméricain et du travail social. Selon Amnon Jacob Suissa, on crée ainsi, les conditions nécessaires pour faire place à des comportements de déresponsabilisation puisque les individus apprennent à se voir comme des victimes n’ayant pas d’emprise sur leur dépendance et adoptent ainsi une « identité de malade » (2009, pp. 1-3).
29 « Ils sont les objets d’une substance qui devient sujet » (Bourdon, 2007). On renverse ainsi le rapport, on réduit la multitude des causes à une seule et on uniformise les trajectoires individuelles. Cette approche est aussi le propre du mouvement anonyme d’entraide des alcooliques anonymes (AA) que Suissa remet en question, puisqu’il pose « sur les gens une étiquette de malade à vie » et exige avant toute démarche d’assistance que l’individu alcoolique « reconnaisse son impuissance » (2009, p. X). Il voit ce processus d’intervention dans une perspective foucaldienne comme une modalité de contrôle social qui produit des « citoyens dociles et utiles », en leur permettant avant tout d’« augmenter leur niveau d’acceptation sociale » par la construction d’« une plus grande désirabilité de la condition de malade » (Suissa, 2009, p. X). Il questionne même la définition du terme de « dépendance » qui loin d’être neutre, alimente la perte de contrôle en la normalisant. Dans cette perspective d’aide, la pensée critique devient futile puisqu’elle ne facilite pas l’intégration sociale ! C’est ce modèle médical qui nous interroge mais aussi, surtout, le fait qu’il soit mis en avant comme modèle unique, le seul valable au détriment de tous les autres.
30 En conclusion, dans cette réflexion, la pensée critique est située comme le talon d’Achille du « royaume ». Celle-ci met en avant un acte individuel de compréhension et un acte collectif de construction interactive de sens par rapport à des contenus qu’on enseigne à l’université en travail social. Elle œuvre à trouver des moyens pour différencier le vrai du faux, le réel du virtuel, la subjectivation de l’objectivation. Ainsi, la réalité même devient enjeu politique et c’est primordial, à mon avis, de le reconnaître et de le savoir.
31 Construire la connaissance par la pensée critique en action n’est pas propre au travail social et concerne toutes les disciplines d’enseignement à l’université. L’éviction de la pensée critique a d’ailleurs été le fait d’autres régimes du XXe siècle. Questionnons-nous continuellement sur ce qu’il en est de la pensée critique comme pensée antitotalitaire à l’université et sur comment pallier l’absence ou l’impuissance du paradigme actuel de la « science » de faire face à la rectitude politique et à l’emprise centralisatrice du « royaume » ! Quelle pensée critique voulons-nous nous donner dans le « royaume » de la rectitude politique et en vue de quel travail social ?
Mots-clés éditeurs : travail social, rectitude politique, Pensée critique, Québec
Date de mise en ligne : 25/01/2016
https://doi.org/10.3917/graph.hs07.0019Notes
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Notion mise en avant par Kourilisky, à laquelle réfère Lerbert-Sereni, 2004, p. 18.
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[2]
Ériger un État, une institution, une université ou un département en « royaume » (métaphore), c’est en faire un espace non démocratique puisqu’il y a un « roi » qui détient de façon absolue tous les pouvoirs. Cela crée une tension forte entre liberté de pensée et justice administrée de la « bonne façon » ou de la « mauvaise façon ».
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[3]
Ce terme et l’anglicisme « politiquement correct » proviennent de l’expression anglaise récente politically correct et désignent la façon acceptable de s’exprimer ou d’agir. Son corollaire français est la « langue de bois ». La rectitude politique, on la promeut et on la revendique comme légitime ou on la dénonce explicitement comme contrôle social de la libre expression qui empêche toute contestation.
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[4]
Cf. http://recifs.ca/ et https://www.youtube.com/watch?v=xaazjs2h1gQ
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[5]
Distinction entre « sujet de droit » et « objet de droit », utilisée dans la défense des droits des enfants (International Tribunal for Children’s Rights, Global Report. International dimensions of the Exploitation of Children, 2000, p. 16).
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[6]
Alain Touraine pose le sujet comme acteur social (1992).
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[7]
Gibbs et Gambrill (1999) : courant anglophone des best practices.
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[8]
Lajoie (2009) dénonce les politiciens qui décident des cibles de recherche en sciences humaines et sociales au Québec et accordent les subventions publiques en conséquence. Les chercheurs qui choisissent leur sujet de recherche et leur méthodologie sans aucune contrainte font de la recherche libre.
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[10]
Discipline pratique qui vise l’amélioration des conditions de vie des individus, des familles, des groupes et des collectivités en facilitant l’appropriation du pouvoir individuel et collectif (empowerment) afin de soutenir le respect des relations humaines, des droits humains, de la dignité humaine, d’une citoyenneté responsable et de la justice sociale. Cette définition prend appui sur celle du Regroupement des unités de formation universitaire en travail social du Québec (Pour une éducation renouvelée en travail social, 1980, p. 22) et celle adoptée par l'Assemblée générale de la Fédération internationale des travailleurs sociaux (2000).