Notes
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La 4acg est l’Association des anciens appelés en Algérie et leurs amis. Son site internet est : http://www.4acg.org
1 Revenu fin août 1961 des Aurès où j’avais été muté disciplinairement, l’ex-appelé du contingent que je fus eut beaucoup de difficultés à se réadapter à la vie civile. Je trouvai néanmoins rapidement un emploi de petit cadre dans une usine fabriquant des meubles.
2 Les ex-appelés du contingent étaient nombreux parmi les 250 employés de cette entreprise. Ainsi savions-nous qu’Untel était un ancien biffin, l’autre un ancien para et celui-là cuistot dans une compagnie d’artilleurs. Mystérieusement, sans commentaires, nous nous reconnaissions. Parfois, un mot, une courte phrase nous ramenaient à notre triste passé. Jamais plus. Instinctivement, nous avions compris que la société française nous avait enjoint de « la fermer ». Cependant, bien que non-spécialiste de la psychologie à l’époque, j’avais remarqué que certains ex-appelés étaient carrément à côté de leurs baskets. Nous étions en Normandie et l’alcool faisait des ravages. Nous apprenions que tel autre battait sa femme. J’appris également qu’un de nos ouvriers s’était suicidé. En pleine ligne droite, il avait jeté sa voiture sous un poids lourd. Aucune trace de freinage. Ancien d’Algérie. Y avait-il un rapport entre ce suicide et cette guerre ? Nous ne le saurons jamais.
Silence et culpabilité
3 Mais si la France nous avait, par une injonction insidieuse, intimé l’ordre de nous taire, il faut reconnaître que la majorité des ex-appelés du contingent y avait obéi avec soumission. En effet, si la guerre d’Algérie se révélait peu glorieuse, les pages sombres de ce conflit (meurtres, vols, viols, tortures) incitaient certainement les protagonistes à se faire oublier. Car si notre génération fut celle du silence, il ne faut pas perdre de vue que la guerre d’Algérie fut aussi celle de la généralisation de l’utilisation de la torture. Et ce simple mot allait poursuivre pendant des décennies tous les participants à la sale guerre coloniale. Sur un plan politique d’ailleurs, il y eut un double discours : toutes tendances confondues, les responsables n’avaient aucune envie de s’expliquer sur leur attitude, souvent très ambigue, lors de ce conflit. Les appelés, dans leur grande majorité, allaient souffrir en silence, l’estomac noué par une grande culpabilité d’avoir participé à cette guerre. Lorsque je parvenais à discuter avec d’ex-appelés, la plupart admettaient que la lutte des algériens pour leur indépendance avait été une cause juste ; d’où cette culpabilité redoublée du sentiment d’avoir été « cocufiés » dans cette affaire. Quant à moi, dès mon retour, j’avais fait le choix un peu volontariste de tourner la page. Ainsi, je reçus des lettres de copains de régiment comme on dit et je ne répondis à aucune. Mais même si je voulais oublier cette sale guerre, elle restait présente, ne serait-ce que par ma rencontre en 1963 avec le grand historien helléniste Pierre Vidal-Naquet, parmi les premiers à dénoncer l’utilisation de la torture par l’armée française. Nous devînmes amis et pendant des décennies, nous eûmes un compagnonnage intellectuel, indispensable pour moi. Nous savons aussi depuis des décennies que le fait de revenir vivant d’une guerre ou d’une catastrophe entraîne chez celui-ci une sourde culpabilité. « Pourquoi suis-je là, vivant, alors que mon meilleur ami est resté là-bas, sur le champ de bataille ? » En effet, la culpabilité est au cœur des sentiments de l’être humain. Elle fait partie de notre univers mental, comme la jalousie, la colère ou l’amour. La guerre d’Algérie rejoignit donc le « purgatoire » pendant des décennies. Une somnolence allait recouvrer la mémoire des appelés du contingent. Mais cet assoupissement n’était qu’un leurre, car des cauchemars, telles des flèches, allaient régulièrement nous tourmenter.
Algérie : le retour 1
4 Je ne me souviens plus du prénom de ce jeune homme qui travaillait dans le parc à bois de l’usine et que j’appellerai Christian. Un ancien d’Algérie. Par contre, je me souviens avec une grande exactitude de notre histoire commune, car elle allait, en quelque sorte, changer ma vie. Étant responsable syndical, son chef d’équipe vint me dire qu’il le trouvait bizarre. Celui-ci parlait à des personnes inconnues bien qu’il fût, ce jour-là, le seul ouvrier présent dans son service. Son chef l’avait surveillé discrètement et, à sa grande stupéfaction, avait découvert qu’en fait il parlait à des fantômes, enfin c’est ainsi qu’il me rapporta ces faits étranges. Ne sachant que faire de cette information, je lui conseillai d’avertir le chef du personnel qui, en l’occurrence, était un homme avec qui j’avais fait mes études. Donc, lui aussi, ancien d’Algérie. Le temps passa et l’étrangeté du comportement de Christian s’accrut. Maintenant, il parlait aux avions qui passaient dans le ciel. Le chef d’équipe revint me voir et, de nouveau, je le renvoyai vers le chef du personnel. J’appris que celui-ci avait conseillé à l’ouvrier de consulter un médecin, qui l’arrêta pour huit jours. Cependant, le lendemain matin, Christian était au travail dès six heures et tenait un discours de plus en plus incompréhensible. Son chef d’équipe était de plus en plus inquiet, car son ouvrier refusait de quitter l’usine. Le chef du personnel, lui, ne savait plus quoi faire. Il vint me demander conseil. Je restai coi. La situation était délicate, moi dans mon rôle de responsable syndical et lui dans son rôle de responsable du personnel, avec un ouvrier en arrêt de travail, mais bien présent dans l’usine. Après avoir téléphoné à son médecin, l’urgence d’une hospitalisation en hôpital psychiatrique devint une priorité pour tous, chef d’équipe, chef du personnel, et même « chef » du syndicat. Cependant, Christian continuait son job de cariste. C’est au moment du casse-croûte du matin que l’ouvrier, retrouvant un semblant de lucidité, accepta d’être hospitalisé si je l’accompagnais. Le chef du personnel vint m’avertir de cette volte-face. Je lui répondis que ce n’était pas dans mes attributions. Mais, sentant confusément combien cet homme devait souffrir, j’acceptai cette mission. Nous voilà donc partis, l’infirmière et moi, pour ce lieu étrange qu’était alors un hôpital psychiatrique. Il fallut montrer patte blanche à la conciergerie. On nous dirigea vers un pavillon où un surveillant nous ouvrit la porte. La chance voulut que je connaisse très bien ce surveillant, en effet il était comme moi un responsable CGT sur le plan local. Il me demanda ce que je venais faire dans ces tristes lieux, je lui répondis en désignant l’ex-appelé du contingent. Il comprit immédiatement la situation et confia Christian à un infirmier. J’eus le temps de dire à celui-ci que je reviendrais le voir dans quinze jours. Je sortis un peu ébranlé par ce premier contact avec la psychiatrie. Deux semaines plus tard, je le découvris pâle, amorphe, le regard vide. Je ne connaissais pas encore le pouvoir des neuroleptiques à forte dose. J’en profitai pour saluer mon ami surveillant et celui-ci, d’un air désolé, m’apprit que Christian souffrait de schizophrénie. Ce fut le premier terme psychiatrique que j’appris. À la mimique de mon ami syndicaliste, j’avais compris que c’était grave. Ensuite, tout s’accéléra. Un second ancien d’Algérie voulut se faire hospitaliser, mais toujours accompagné par moi. Puis un troisième. Souvent pour des problèmes d’alcoolisme. Puis, peut-être, un quatrième ou un cinquième. Toujours dans le même service. Le personnel s’était habitué à ma présence. Enfin, à la quatrième ou cinquième hospitalisation, alors que j’attendais dans la salle d’attente du médecin psychiatre, je vis sortir de son bureau une femme encore jeune et souriante. Le médecin se dirigea vers moi et me demanda si je ne voulais pas venir travailler avec elle. Cette proposition me laissa sans voix, je tentai de répliquer que je n’y connaissais rien. Elle m’examina quelques instants puis me répondit que j’avais l’air solide et bien dans ma peau. Et elle me donna rendez-vous pour passer des tests, me demandant de réfléchir à sa proposition. Quinze jours plus tard, elle me reçut en compagnie de son adjoint. J’étais embauché et j’allais prendre les cours d’infirmier en cours d’année, car ils estimaient que j’étais capable de rattraper mon retard. Reçu parmi les premiers au concours d’infirmier psychiatrique, je trouvais un but à ma vie en entrant dans cet univers où l’empathie vis-à-vis des patients prend une grande place. Je me sentais utile pour la première fois. À l’hôpital, les ex-appelés du contingent étaient nombreux, aussi bien du côté des soignants que du côté des patients. Cependant, pas question de PTSD (Post traumatic syndrom disorder), tout au plus un cours sur la névrose traumatique suite à des deuils, accidents ou guerres. Donc l’on peut dire que, même d’un point de vue théorique, rien n’était prévu pour soigner des soldats revenus traumatisés d’un conflit. D’ailleurs, lors de la prise en charge d’un patient, il n’était quasiment jamais question de la guerre d’Algérie. Oubliée, perdue dans les limbes de la psychiatrie. Cette spécialité n’était-elle pas l’exacte réplique de la société française ? Pourtant, pour avoir assisté de nombreuses fois à des diagnostics différentiels, je peux dire que les médecins étaient de bons psychiatres, attentifs au devenir de leurs patients. La participation de certains d’entre eux à la guerre coloniale se perdait parmi de nombreux autres symptômes et la nosographie de l’époque accordait la priorité à un syndrome d’où le stress post-traumatique était absent. Plusieurs raisons à cette absence d’interrogation. La théorie du PTSD était encore à construire, ensuite les jeunes internes en psychiatrie, pour la plupart, n’avaient pas participé à la guerre d’Algérie, au mieux en avaient-ils vaguement entendu parler. Enfin, il était évident que la société française avait décidé de jeter un voile pudique sur cette guerre et les souffrances qu’elle avait pu entraîner. Mais ce sommeil léger pouvait brusquement être interrompu d’une manière brutale.
Algérie : le retour 2
5 Nous avions dans le service nombre de patients alcooliques, Normandie oblige. Nous abordions ce problème avec discernement, car nous estimions qu’il y avait différentes sortes d’alcoolisme. Mais, là non plus, il ne me semble pas me souvenir que la guerre d’Algérie ait été prise en compte. Un de ces patients revenait régulièrement dans le service pour se faire hospitaliser et le temps passé chez lui raccourcissait de plus en plus. Il faisait peur aux infirmières, dont certaines nous avaient rapporté qu’il leur montrait des photos pornographiques. En réunion d’équipe, après discussion et après avoir enfin compris qu’il avait fait la guerre d’Algérie, il fut décidé que je serais son référent. Funeste erreur. J’acceptai cette proposition, car c’était peut-être la première fois que j’étais reconnu comme thérapeute. Cependant, cela faisait moins de dix ans que j’étais revenu des Aurès et j’étais encore un peu inexpérimenté. Je pris contact avec ce patient, d’abord certainement avec beaucoup d’empathie. Lui ai-je dit que j’étais également un ancien d’Algérie ? Je ne m’en souviens plus, mais il a dû faire le rapprochement, étant donné mon âge. Pensant avoir avancé dans ma prise en charge, j’ai dû lui dire avec précaution que les infirmières appréciaient moyennement qu’il leur montrât ses photos. C’est alors, presque avec fierté, qu’il sortit de son portefeuille ces fameuses photos. J’en eus le souffle coupé. En fait, il s’agissait de jeunes algériennes nues, encadrées par de jeunes soldats français hilares. Certainement torturées et violées ! Abasourdi, je passai du vouvoiement habituel au tutoiement et lui lançai avec hargne : « Je veux que tu déchires ces photos de merde et que tu les jettes dans les chiottes, OK ? » Et, malheureusement, je tournai les talons. Grosse bourde de ma part. Erreur également de l’équipe, car, dans l’après-midi du vendredi, il avait son bon de sortie. Il revint le dimanche suivant alors que j’étais de garde. Il voulait à tout prix une nouvelle hospitalisation. J’en référai, selon la marche à suivre habituelle, à l’interne de garde. Celle-ci, malgré mes demandes, refusa de le recevoir. Elle m’enjoignit de le foutre dehors. J’essayai de tergiverser, expliquant que le patient me semblait mal en point. Rien à faire, elle me donna l’ordre de refuser l’hospitalisation de ce patient. La mort dans l’âme, je tentai d’expliquer la situation au malade et lui suggérai de revenir en début de semaine. Il partit, l’air accablé. Le lendemain, nous apprîmes qu’il s’était pendu dans sa grange en rentrant de l’hôpital. En plusieurs décennies de carrière, c’est la seule fois où je me suis senti en partie responsable de ce fiasco collectif. Huit ans plus tard, la guerre d’Algérie continuait de tuer.
Un diplôme de psychologue
6 Rapidement, je m’étais aperçu que si je voulais devenir thérapeute, il fallait que j’obtienne un autre diplôme que celui d’infirmier. J’arrivai à m’inscrire à la faculté de Paris 7 en psychologie clinique. Pour me rapprocher, j’avais réussi à trouver un poste d’infirmier dans un hôpital de jour du Marais. Dans un premier temps, j’ai pu penser que j’étais loin de la guerre d’Algérie, cependant la situation géographique de l’hôpital me ramena à la réalité. Le Marais avait une forte communauté juive et ce, de deux sortes. La première était composée de juifs séfarades, des rapatriés originaires de Tunisie ou d’Algérie. La seconde regroupait des juifs ashkénazes. Mes relations avec les rapatriés dépassèrent rarement le stade du soin, même si certaines patientes essayèrent d’aller plus loin lorsqu’elles surent que j’avais participé aux « événements ». Je pense aujourd’hui que c’était souffrance contre souffrance. Nous en restâmes aux civilités de circonstances. Quant aux ashkénazes, la plupart étaient des rescapés de l’Holocauste, certains sortis vivants des camps de la mort par miracle. Je pense en particulier à celui que nous surnommions affectueusement Davido, sauvé par l’armée rouge de la triste fin des Sonderkommando. Ma rencontre avec ces femmes et ces hommes, revenus de l’enfer nazi, me réconforta certainement et je pris mon rôle de thérapeute encore un peu plus au sérieux. Juste leur tenir la main. J’ai dû me sentir tout petit face à ces victimes de la barbarie totalitaire. Je pense que c’est vers 1973 que le concept de syndrome post-traumatique fut inventé par les Américains pour leurs soldats rentrant du Vietnam. Toujours très efficaces, ils mirent en place les Vets Centers où les anciens combattants, mais aussi leurs familles, pouvaient venir consulter des psychiatres ou des psychologues. C’est certainement par l’intermédiaire d’un de mes professeurs que j’appris l’existence du PTSD. Il avait le même âge que moi et lui avait pris la tangente vers le Canada, donc il avait été insoumis. Il ne revint en France qu’après la fin de la guerre. Je l’admirais pour cela et nous devînmes amis par la suite. Mais la guerre d’Algérie était malgré tout toujours présente dans la société française et parfois d’une manière assez inattendue. Les grèves étudiantes étaient très fréquentes au cours des seventies. À ma grande surprise, je devins le responsable du service d’ordre de Censier. C’est lors de la préparation d’une manifestation que je découvris un fait absolument étonnant. Avec les responsables du service d’ordre des autres facultés, nous avions pris nos consignes pour le lendemain et nous découvrîmes que nous étions tous des anciens de la guerre d’Algérie. Curieuse trajectoire qui faisait que les gauchistes allaient chercher d’ex-appelés pour organiser leurs services d’ordre ! Mais tout a une fin. Il me fallait préparer mon Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) de psychologie clinique. Plutôt que recracher Freud ou Lacan, je me devais de choisir un thème plus original et l’idée me vint d’appréhender les problèmes liés à la torture. Abandonnant la guerre d’Algérie, je choisis comme sujet l’utilisation de la psychologie et de la psychiatrie à des fins d’isolement sensoriel.
Une séance au cours d’une psychanalyse
7 Parallèlement à mes études, j’avais entrepris une analyse personnelle, avec une femme, qui allait durer dix ans. J’étais donc très loin de la guerre d’Algérie. Rien en effet ne semblait me relier un tant soit peu à la douleur d’avoir participé à cette sale guerre. Une phrase, un simple mot plutôt anodin de mon analyste, déclencha chez moi une foudroyante sidération. Incapable de prononcer une phrase. Pris d’un tremblement incoercible, je me réfugiai dans la sensation que le divan, lui, restait stable. Je ne fus capable que de désigner de mon bras droit le mur face au divan. Mais en même temps, je ressentais les odeurs, les bruits de la foule de ce 30 août 1960 sur ce marché de Batna où j’avais échappé à un attentat qui fit des dizaines de blessés et huit morts. J’étais retourné quinze ans en arrière. Quelques mois plus tard, lors de discussions avec des amis psychiatres ou psychologues, je fus obligé d’inventer le terme d’hallucinose pour différencier ce que j’avais alors ressenti des hallucinations ordinaires. Tout au long de la séance, j’étais resté très conscient de l’immatérialité de mes sensations. Retrouvant la parole, c’est en hoquetant que je pus me remémorer cette matinée de mes 20 ans dans les Aurès. C’est par effraction que ce souvenir avait surgi dans mon analyse, à un moment où je m’y attendais le moins. Le souvenir que je conserve de cette séance est lié à cette violence émotionnelle extrême qui m’agita alors. Vingt ans plus tard, lorsque j’entrepris d’écrire mon témoignage sur la guerre d’Algérie (2004), je commençai par ce chapitre de l’attentat et je crois avoir choisi la métaphore d’un enfant qu’on aurait introduit par inadvertance dans une machine à laver en marche pour décrire mon état d’esprit lors de cette séance. Pour la première fois, je racontai à mon analyste la terreur, la peur de l’anéantissement que j’avais dû ressentir dans ces quelques secondes où la bombe avait traversé mon champ visuel avant de tomber à terre et d’exploser. Plus tard, en lisant un livre du professeur de psychiatrie Louis Crocq (1990), j’appris que j’étais un trembleur, terme désignant un patient atteint d’un syndrome post-traumatique.
8 Cette séance reste le pire souvenir de toute mon existence. Elle fut aussi le début d’une symbolisation de ma souffrance.
Mon métier de thérapeute
9 J’ai pu croire quelques secondes, minutes, mois ou années, que la guerre d’Algérie m’avait quitté. Hélas, il n’en fut rien. J’avais quitté Paris pour rejoindre le midi de la France. J’avais trouvé un emploi de psychologue clinicien dans un Institut médico-professionnel et concomitamment j’avais ouvert un cabinet de psychanalyste dans la bonne ville d’Arles. Dans l’institution où je soignais des adolescents, je découvris le drame des Harkis. En effet, toute une communauté s’était installée en Camargue et un certain nombre d’enfants et de petits-enfants de ces supplétifs de l’armée française avaient besoin d’un suivi médico-psychologique. Au cours de ces relations thérapeutiques, je compris combien la France avait été injuste envers ces gens qui avaient cru en sa parole. Ils étaient devenus français, mais ils avaient été parqués dans des baraquements insalubres, coupés du reste de la population, sujets au racisme ordinaire, bref ils étaient devenus invisibles, comme si leur présence risquait de rappeler l’abomination de la guerre. Ils étaient en quelque sorte le summum du déni de la France vis-à-vis de cette guerre coloniale : « Cachons-les et oublions cette période peu glorieuse ! » Je n’eus quasiment aucun contact avec les Harkis eux-mêmes, par contre leurs descendants, enfants et petits-enfants, firent partie de mes patients. Les services sociaux m’apprirent les problèmes d’alcool, de violence et de drogue qui, très rapidement, avaient fait leur apparition au sein de cette communauté. Avec le recul du temps, je peux dire que celle-ci souffrait d’un manque de reconnaissance et était atteinte d’une dépression chronique. La plupart de mes analysant(e)s me consultaient pour des névroses ordinaires. Je fus donc surpris lorsqu’Ali (prénom d’emprunt) prit rendez-vous. J’appris rapidement son histoire. En 1962, fils de Harki, il avait débarqué en France avec ses parents. Parqué dans un petit village de Camargue, il put pour la première fois aller à l’école à 11 ou 12 ans. Il rattrapa rapidement son retard et put faire des études jusqu’en troisième. Au moment où il me consulta, il travaillait comme cadre dans une usine de la région, réussite due à son opiniâtreté et à son intelligence. Il fit une analyse avec moi d’environ 5 ou 6 ans. Je voyais Ali deux à trois fois par semaine et son analyse avançait bien. Un lundi soir, je le vis arriver avec une mine renfrognée. Il était allé se promener à Marseille le samedi précèdent, jour où Jean-Marie Le Pen tenait un meeting dans cette ville, et ses partisans, histoire de « rire » un peu, avaient entamé une ratonnade de grande ampleur. Ali avait été poursuivi, insulté et molesté par ces fanatiques. Il avait essayé de discuter, disant à ces imbéciles qu’il était fils de Harki. Rien à faire, ces abrutis continuaient de le frapper. Il ne dut son salut qu’au fait qu’il se réfugia chez un coiffeur qui le protégea. Il avait eu très peur et semblait bouleversé, car il ne pouvait comprendre que les néo-fascistes aient continué à le frapper malgré ses dires : « je suis français comme vous et je vote pour le Front national ». Manipulée par les politiques, la communauté harki votait en effet comme un seul homme pour l’extrême droite Ce qui me sembla le plus urgent était de lui faire prendre conscience de son identité de Français et d’homme d’origine maghrébine. Je lui demandai alors ce qu’il voyait dans la glace le matin lorsqu’il se rasait. Après m’avoir dit qu’il voyait un homme, puis un Français, puis le cadre d’une usine voisine, il mit un certain temps avant de me dire qu’il avait « une tête d’Arabe » et que c’était son apparence physique qui avait déclenché la fureur des autres crétins. Je crois me souvenir que je lui ai alors rappelé un passage de la Déclaration universelle des droits de l’homme, puis j’ai dû lui suggérer qu’il valait beaucoup mieux que ces pauvres types qui l’avaient humilié et frappé. Cette séance fut importante pour Ali, elle lui permit de se construire enfin une identité propre et de quitter celle qu’il avait jusqu’ici, à mi-chemin entre un fils de Harki et un sous-homme, un sous-Français. Quelque temps plus tard, il m’annonça avec fierté qu’il avait rompu avec les hiérarques de sa communauté et que désormais il ne voterait plus comme eux ! De mon côté, je me souviens que cette histoire me remua pas mal. Ainsi la guerre d’Algérie, une fois de plus, avait-elle surgi dans mon quotidien de psychanalyste, vingt ans après mon retour.
Des dégâts collatéraux
10 D’un point de vue déontologique, je ne suis pas sûr de m’être intéressé plus que cela à la guerre d’Algérie, ou du moins à ce que mes patient(e)s m’en disaient. Certainement une défense de ma part. Et pourtant, au détour de certaines histoires, ce conflit resurgissait parfois. Ainsi de cette jeune femme qui désirait entamer une analyse avec moi. Après les entretiens préliminaires, elle s’allongea sur le divan pour une période de plusieurs années. Au bout de quelques mois, l’analyse sembla déraper. Je ne comprenais plus rien à ce qu’elle me racontait. Ce n’est qu’au bout de 18 mois que mon analysante me confia que son père l’avait violée alors qu’elle avait 12 ou 13 ans. Ancien appelé en Algérie. Que dire face à ces deux mots : viol et Algérie ? Nous atteignions ici la limite de notre travail de thérapeute. Cet homme était-il déjà un pervers avant de partir à la guerre ou était-ce une conséquence de sa participation à celle-ci qui l’avait poussé à cet acte ignoble ? Difficile de répondre à cette question. Si je n’ai jamais vu d’ex-appelés en cabinet, par contre j’ai eu assez souvent leurs épouses ou leurs enfants à prendre en charge, souvent pour des problèmes de violence et d’alcoolisme de leurs maris et/ou de leurs pères. Plus surprenant, j’ai eu en consultation un nombre assez important « d’enfants cabossés » dont les pères étaient des militaires de carrière. De tout grade : de l’adjudant au colonel en passant par des enfants de généraux. Que penser de ce pourcentage important d’adultes en souffrance dont les géniteurs étaient des guerriers ? La violence se transmet-elle au fil des générations ?
La culpabilité des appelés
11 Après la participation à un grand nombre de débats et colloques sur la guerre d’Algérie, je fus contacté en 2005 par quatre paysans du Larzac qui avaient pris l’initiative de toucher leurs pensions d’anciens combattants et de les mettre en commun pour ensuite promouvoir des actions d’aide à des populations victimes de la guerre. Je trouvai cette idée formidable et je participai à la première assemblée générale à Albi. Nous étions seize, remplis d’enthousiasme et d’espérance. Plusieurs centaines d’ex-appelés et d’amis nous ont rejoints depuis. Notre association, la 4acg [1] soutient des projets de développement dans les pays suivants : Algérie, Maroc et Palestine. La constitution de cette association est liée à l’énorme culpabilité que ressentent les ex-appelés du contingent d’avoir pris part à cette guerre coloniale. Si la plupart d’entre nous n’ont pas commis de saloperies, il n’en reste pas moins qu’il y a un goût amer à avoir participé un tant soit peu à cette entreprise de mort. Peu politisés lors de leur incorporation, les appelés ont parfois compris, des décennies plus tard, comment ils avaient été floués dans cette affaire. La naissance de cette association est une façon de se racheter et d’adoucir la culpabilité que nous pouvons éprouver. Mais la réalité est là : des centaines de milliers d’appelés ont fait la guerre à des Algériens qui ne demandaient finalement qu’à être libres de leur destin. J’ai des regrets en ce qui me concerne : ne pas avoir eu le courage de fuir à l’étranger, et pire, ne pas avoir eu le courage de déserter. Côté positif, je milite pour transmettre aux jeunes générations que, quel que soit le contexte, guerre ou situation extrême, il est toujours possible de dire non !
Bibliographie
Bibliographie
- Crocq, Louis, Les traumatismes psychiques de guerre, Paris : Odile Jacob, 1999.
- Inrep, Jacques, Soldat, peut-être… tortionnaire, jamais !, Jouaville : Scripta, 2004
Mots-clés éditeurs : souffrance, appelé, silence, guerre
Mise en ligne 16/06/2014
https://doi.org/10.3917/graph.046.0021Notes
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La 4acg est l’Association des anciens appelés en Algérie et leurs amis. Son site internet est : http://www.4acg.org