Notes
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[1]
F. Rabelais, Gargantua, Paris-Genève, Slatkine, 1995, p. 83.
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[2]
Platon, La République, livre VII, Paris, GF, 1986, p. 275.
-
[3]
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1985, p. 613.
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[4]
Platon, La République, livre VII, Paris, GF, 2002, p. 362.
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[5]
Ibid., p. 362.
-
[6]
Ibid., p. 362.
-
[7]
Ibid., p. 360.
-
[8]
Ibid., p. 360.
-
[9]
Ibid., p. 390- p. 391, 535 b, « Il faut, bienheureux homme, dis-je, qu’ils possèdent une grande ardeur à l’étude des sciences, et qu’ils n’aient pas de difficulté à apprendre. […] ». 535c « Il faut aussi rechercher quelqu’un qui ait de la mémoire, qui ne se fatigue pas facilement et qui soit porté vers l’effort en toute circonstance ».
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[10]
Ibid., p. 391, 535c. « Or, l’erreur actuelle, dis-je – et c’est la raison du mépris qui s’abat maintenant sur la philosophie […] –, c’est qu’on s’attache à la philosophie sans la mériter : ce ne sont pas des bâtards, en effet, qui doivent s’y attacher, mais seulement des fils légitimes ».
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[11]
Ibid., p. 361, 516c-516d. « Et s’ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s’ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’œil le plus vif le passage des ombres (…) Ou bien comme le héros d’Homère, ne préfèrera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ? ».
-
[12]
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p. 422. Dans son chapitre, « De l’homme supérieur » situé en quatrième et dernière partie de l’ouvrage, Nietzsche écrit « J’ai consacré le rire ; vous, hommes supérieurs, apprenez donc à rire. »
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[13]
Ibid., p. 417.
-
[14]
V. Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion. Coll. « Champs », 1964, p. 129.
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[15]
Platon, Protagoras et autres discours, Paris, GF, 1967, 333d-334d, p. 65.
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[16]
F. Nietzsche, Humain, trop humain (1878), Paris, Gallimard, 1987, § 162 p. 142-143.
-
[17]
A. Deneault, La médiocratie, Montréal, Lux éditeur, 2015, p. 11.
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[18]
Ibid., p. 11.
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[19]
Ibid., p. 6.
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[20]
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 411-412.
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[21]
Ibid., p. 406.
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[22]
L.J. Peter, R. Hull, Le principe de Peter, ou pourquoi tout va toujours mal, Paris, Le Livre de Poche, 2011.
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[23]
A. Deneault, La médiocratie, op. cit., p. 7.
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[24]
C. Javeau, Éloge de l’élitisme, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2004. Le sociologue Claude Javeau dénonce à cet égard, « l’université de masse, l’école rénovée », la médiacratie…
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[25]
Ibid., p. 20.
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[26]
Ibid., p. 26.
-
[27]
F. Héran, « Pour en finir avec sociétal », Revue française de sociologie, 1991, 32-4, p. 615-621.
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[28]
Ibid., p. 615-621.
-
[29]
Ibid.
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[30]
Ibid.
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[31]
A cet effet, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage, Portraits de maîtres, les profs de philo vus par leurs élèves, paru aux CNRS Éditions en 2008, sous la direction de Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons. Les témoignages et hommages apportés par les élèves et étudiants à leurs professeurs « illustres ou inconnus » – dont certains sont, à leur tour, devenus professeurs de philosophie eux-mêmes – permettent d’interroger et de prolonger notre réflexion sur l’élitisme, à travers la notion de « maître ». Si l’on s’en tient notamment, à la distinction entre le « magister » et le « dominus », que rappelle à juste titre Gilbert Pons à la page 24, on retrouve les conceptions platonicienne et nietzschéenne de l’excellence élitiste, par opposition à un élitisme où le pouvoir importe plus que l’exigence du savoir en acte chez le maître, potentiellement toujours disciple.
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[32]
Dans le domaine de la littérature, il faudrait se reporter à plusieurs œuvres (Langue Fantôme, Solitude du témoin…) de Richard Millet qui dénoncent ce qu’il appelle « la post- littérature ». Dans Solitude du témoin, paru aux éditions Léo Scheer en 2015, Richard Millet écrit à la page 162 : « À une jeune femme qui s’inquiète de la médiocrité des livres couronnés par le prix Goncourt, je dis que les jurés, pour la plupart médiocres, eux aussi, font en sorte que les livres qu’ils couronnent rentabilisent le prix – le dernier prix Goncourt notable ayant été Le rivage des Syrtes, refusé par son auteur qui rappelait par là que la littérature n’a rien à voir avec l’idée de récompense. »
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[33]
Platon, La République, Livre VII, op. cit., p. 275.
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[34]
A. Deneault, La médiocratie, op. cit., p. 5.
Appartenir à l’élite, cela ne dépend pas de la fonction mais du caractère, de la valeur spirituelle de l’homme
1 Au nom d’une culture populaire qu’il voulait rendre accessible à tous par son comique décapant, l’humaniste François Rabelais fustigeait en son temps l’élitisme sorbonnard. Cet élitisme du savoir érudit, scolastique, conforme et officiel eu égard au Moyen Âge, était constitué d’hommes de droit, médecins... et théologiens, avec lesquels principalement Rabelais eut maille à partir. Si l’on s’en tient à la définition du Larousse, l’élitisme est cette attitude ou politique visant à former et à sélectionner les meilleurs éléments d’un groupe sur le plan des aptitudes intellectuelles ou physiques, aux dépens de la masse. On comprend dès lors ce que François Rabelais ait pu, au nom d’un certain bon sens populaire, lui reprocher un corporatisme hautain et dédaigneux, de même qu’un pédantisme rhétorique filandreux, peu ouvert au développement et à la diffusion du savoir. Doit-on rappeler à cet égard, l’exemple de maître Janotus de Bragmardo, représentant de la Sorbonne, envoyé auprès de Gargantua pour récupérer les cloches de Notre Dame que ce dernier a volées ? Ainsi parle-t-il lorsqu’il vante « la substantifique qualité de la complexion élémentaire qui est intronifiquée en la terrestréité de leur nature quidditative » [1]. En guise de réponse, c’est à un éclat de rire gargantuesque auquel a droit Janotus qui lui-même s’y associe. La raillerie rabelaisienne montre donc le ridicule d’une certaine intelligence élitiste qui s’y croit et qui, par ailleurs, aujourd’hui, provoquerait tout autant son rire s’il entendait par exemple le jargon utilisé pour exercer des élèves-maîtres à « une pédagogie diachronique » dans les premiers IUFM mis en place en France : « Une action de remédiation des messages iconiques mal perçus afin que, par une opérationnalisation pertinente on puisse cohérer les informations pour en percevoir la dimension pragmatique » (Instructions pédagogiques officielles, IUFM d’Aix-Marseille, 1992). Le rire apparaît dès lors nécessaire pour cultiver un esprit critique, vis-à-vis de soi-même d’abord. Il est surtout marque de sagesse et devrait être une des qualités intellectuelles et morales requises dans la sélection des élites, quelle que soit l’éminence à laquelle on appartient. Nonobstant ce pédantisme rhétorique, sans doute propre à l’élitisme de chaque époque, de quelle éminence Rabelais pourrait-il bien rire en notre siècle ? Car, si à la Renaissance, l’éminence grise témoignait encore d’une certaine élévation de l’esprit, justifiant le sens premier du terme élite — celui qui est choisi parce qu’il est jugé le meilleur, du moins en son domaine s’il est expert — aujourd’hui, il semble que l’élitisme ne soit le plus souvent, qu’un élitisme de la médiocrité, un élitisme du nivellement, un élitisme normal et normatif, un élitisme fonctionnel, quels qu’en soient les domaines : artistique, intellectuel, politique. En France notamment, même François Hollande, appelé à représenter l’élite politique suprême, celle de président de la République, avait déclaré : « Je serai un président normal, pas un président ordinaire ». Si l’un des ressorts du rire consiste à faire chuter de sa hauteur, tout individu imbu de lui-même qui peut néanmoins avoir les moyens ontologiques de l’être, de quelle hauteur pourrait bien tomber la majeure partie de l’élite actuelle, dont la petite ambition est d’être orthonormé, de se maintenir à tous les niveaux dans la moyenne, mais à laquelle le système politique donne une importance et un pouvoir fondamentaux ? Sans doute Rabelais lui-même, à son époque, railla-t-il une certaine petitesse conforme du prêt-à-penser de l’époque, une petitesse où on se congratulait entre soi comme aujourd’hui d’ailleurs, intellectuels et énarques ont coutume de le faire. Pourtant, la comparaison semble s’arrêter là (à moins qu’il en fût toujours ainsi et que l’on soit victime d’une illusion rétrospective). Il faudrait alors proposer de renverser la pensée rabelaisienne, du moins déplacer l’objet de son rire. En ce sens, il faudrait rire de la médiocrité, de la complaisance dans l’ignorance, de l’élitisme qui ne tient que par ses critères arbitraires et sa fonction, non par ses capacités. Il faudrait rire de la culture de masse, de la revendication démagogique d’un élitisme pour tous, rire d’un élitisme de droit. En contrepartie, il faudrait revaloriser l’excellence dans le savoir et la culture, excellence dont l’éminence grise devrait être porteuse et qui devrait servir de critère.
2 Qu’est-ce donc que cette nouvelle forme d’élitisme médiocratique accessible à tous ? Qu’est-ce qui la caractérise ? Pour ce faire et à défaut d’en rire, on envisagera son analyse sous l’angle du savoir et du pouvoir, plus précisément du lien entre savoir et pouvoir. On sera amené à le comparer à ce qu’on nommera d’emblée un élitisme méritocratique, par opposition à un élitisme médiocratique. Pour le premier, le savoir, dont on se demandera ce qui le qualifie, prime sur le pouvoir. Pour le second au contraire, seul semble compter le pouvoir. Peut-on, du reste, encore parler d’élitisme pour ce dernier sans tomber dans des contradictions insolubles conduisant à penser à un pur sophisme, à visée démagogique ? Il s’agirait donc d’accepter cette aberration d’un élitisme inversé, pour ne pas dire perverti, en admettant d’une part qu’on peut à la fois en faire partie et être médiocre. D’autre part, si l’élitisme ne vise plus l’excellence, tout le monde peut y accéder sous certaines conditions et selon certains critères. Quels sont-ils ? Si pour l’élitisme méritocratique, le critère reste factuellement et ontologiquement ancré dans les réelles potentialités, les aptitudes et le caractère du sujet, faisant de l’élu un être exceptionnel par nature, pour l’élitisme médiocratique, le critère n’est-il pas en partie arbitraire et artificiel ? Il ne dépendrait donc pas nécessairement des aptitudes mais il serait recherche de pouvoir motivé par l’ambition sociale et politique de la prétendue élite. Ce nouvel élitisme de masse ne signe-t-il donc pas la disparition des rares élites, du moins leur camouflage et ostracisation au nom d’un élitisme de parade, un élitisme du paraître et de l’illusion qui se prend au sérieux ? C’est celui-là même que vise Platon dans l’allégorie de la caverne lorsque l’homme qui en est sorti, choisi pour sa disposition à accueillir cette épreuve de l’ascension vers le monde intelligible, est sur le point d’y revenir : « Et s’ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s’ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’œil le plus vif le passage des ombres (…) Ou bien comme le héros d’Homère, ne préfèrera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ? » [2] Ainsi, Platon ne nous invite-t-il pas d’emblée à considérer qu’il ne saurait y avoir un élitisme d’apparence, sans être dans la contradiction et l’imposture ? Ou bien l’élitisme par l’excellence admet une inégalité de fait, ou bien la médiocrité sans élitisme suppose un égalitarisme de droit dont l’ambition est de se maintenir à un stade moyen, mais peut néanmoins permettre l’accès à la reconnaissance sociale et/ou au pouvoir. Tel est d’emblée l’enjeu de nos propos qui visent moins les élites en elles-mêmes que le système et les contradictions intrinsèques à ce nouvel élitisme qui n’en serait pas un. On peut parier qu’au nom du progressisme les tenants du discours médiocratique n’hésiteront pas à le juger passéiste et réactionnaire.
L’élitisme méritocratique : L’exigence de l’excellence
3 Qu’est-ce que l’élitisme méritocratique ? Sur quels critères sélectionne-t-il les élites ? En fonction de quelle (s) exigence(s) ? Selon la définition du Larousse donnée dans l’introduction ou selon celle du Petit Robert : « l’élitisme est ce qui caractérise l’élite comme le petit groupe (par rapport à la masse) des meilleurs, des plus distingués, des plus remarquables d’une communauté ». Le mérite, quant à lui, est le caractère de celui ou de ce qui est digne d’une appréciation avantageuse par ses qualités morales ou intellectuelles. L’élitisme est donc méritocratique lorsqu’il fonde son pouvoir, c’est-à-dire ses capacités réelles, sur les qualités intrinsèques qui définissent le mérite, à savoir : la moralité et l’intellectualité. On pourrait d’emblée parler de qualités de caractère, voire de qualités ontologiques, relevant du sujet lui-même et non de sa simple fonction ou de son titre. Ceux-ci pourraient d’ailleurs servir de faire-valoir, alors même que les qualités requises n’y sont pas. Se trouve par conséquent justifiée, la pensée de l’ingénieur et homme politique français, Raoul Dautry : « Appartenir à l’élite, cela ne dépend pas de la fonction mais du caractère, de la valeur spirituelle de l’homme. » En d’autres termes, le pouvoir de l’élitisme méritocratique n’est pas un pouvoir factice, de simple titre ou de fonction. Il ne relève pas du désir de puissance et de domination mais repose sur le savoir comme valeur intellectuelle et morale, savoir qui sert d’unique critère pour accéder au rang des meilleurs, appelés à l’exigence fondamentale de l’excellence. Dans l’élitisme méritocratique, le savoir est donc premier par rapport au pouvoir qui en découle. On pourrait ainsi parler d’un élitisme de l’intelligence, d’un élitisme intelligible, ontologico-politique, celui-là même que conçoit Platon à un double niveau : d’abord, l’ascension intellectuelle du philosophe dans l’allégorie de la caverne, puis, son élection en tant que philosophe-roi. Mais de quelle intelligence, de quel savoir s’agit-il, notamment dans le livre VII de La République, contribuant à former l’élite de l’excellence, élite aristocratique hissée au sommet de la cité ? Quelle exigence incarne-t-elle ? Comment la former, la réformer ?
4 L’élitisme méritocratique platonicien repose sur la valeur des hommes et non sur leur fonction sociale et politique. Il suppose de juger et de former la future élite sur le double critère d’une intelligence rationnelle et morale. Chez Platon, le savoir rationnel de l’élite philosophe est mis au service de la morale, c’est-à-dire de la recherche du bien et est renforcé par une réflexion de nature métaphysique. À cet égard, on trouve dans le dictionnaire de Lalande une des possibilités de la définir : « La métaphysique est la connaissance des vérités morales, du devoir-être, de l’idéal, considérés comme formant un ordre de réalité supérieur à celui des faits et contenant la raison d’être de celui-ci » [3]. En tant que connaissance de ce que doit être l’être, de l’idéal de l’être, de la valeur de l’être par rapport à ce qui est, l’orientation métaphysique constitue d’emblée ce modèle d’excellence, de perfection à viser pour tout être appelé à faire partie de l’élite. Donner le meilleur de soi-même en fonction de ce qui pourrait être idéalement exigible, telle est donc l’élévation épistémologique et morale à laquelle doit s’exercer la future élite. Dans l’allégorie de la caverne, est mise en évidence cette conversion de l’intelligence élitiste par rapport aux hommes de la caverne. Elle est orientée vers la recherche de l’un symbolisé par la source lumineuse du soleil en tant qu’idéal du vrai et idéal moral. Dans le champ ascensionnel de la connaissance, on passe donc du monde sensible au monde intelligible, puis, dans ce monde intelligible, de l’idée pure à l’au-delà de l’être, c’est-à-dire à l’idée de bien comme valeur suprême de l’être. C’est donc cette dernière qui « dans le connaissable » [4] se trouve « au terme » [5], c’est-à-dire à l’extrémité du monde intelligible nous rapprochant le plus du divin. « C’est elle qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est droit et beau, elle qui dans le visible a engendré la lumière et le seigneur de la lumière, elle qui dans l’intelligible, étant elle-même souveraine, procure vérité et intellect ; et que c’est elle que doit voir celui qui désire agir de manière sensée, soit dans sa vie privée, soit dans la vie publique » [6]. L’enjeu est triple pour la future élite dont l’orientation morale concerne à la fois le savoir, la conduite individuelle et la vie politique. La philosophie comme amour de la sagesse et la métaphysique comme recherche des causes premières doivent diriger leur regard vers le bien, la cause suprême de toute chose dans ce monde.
5 Mais cette conversion de l’intelligence philosophique n’est pas possible pour tous. D’où, chez Platon, une différence de nature entre les hommes, une différence de niveau en fonction des capacités réelles de chacun et une reconnaissance de cette différence ontologiquement enracinée qui suppose une inégalité de fait et ne permet donc pas de penser à un élitisme pour tous. Dans l’allégorie de la caverne, un seul homme est libéré parmi tous les hommes susceptibles d’être détachés du monde sensible. Si toutefois, Platon envisage une possible libération collective, laissant entendre que tous les hommes puissent prétendre au savoir et être élus, un seul est jugé apte à sortir de ce monde sensible. Comment interpréter cette sélection d’un seul homme ? Et qui est ce « on » [7] qui le juge, qui le force « à regarder en face la lumière elle-même » [8] ? Sont-ce potentiellement d’autres élites qui voient en lui toutes les caractéristiques intellectuelles, morales et ontologiques requises pour être élu ? Capacités naturelles à endurer plus qu’un autre la solitude et la souffrance, résultant de l’effort fourni pour changer de regard ? Capacité à faire des efforts ? Capacité à accéder à la vérité, à voir lucidement le réel et le connaitre rationnellement ? L’apprentissage des mathématiques, de l’astronomie, de l’harmonie, de la dialectique et science du bien s’avère à cet égard nécessaire. Capacité à mémoriser ? [9] Capacité ontologique à se ressouvenir de ce que l’âme aurait jadis contemplé dans le monde divin avant sa chute dans le monde sensible ? L’élitisme platonicien implique par conséquent une éducation et une formation adaptées aux potentialités de chacun. Elles sont plus rigoureuses et difficiles pour les âmes appelées à l’excellence, c’est-à-dire à être à la tête de la cité en tant que philosophes-rois. Platon s’intéresse donc davantage à l’excellente formation des meilleurs, qu’à la masse. De ce point de vue, tout le monde ne peut gouverner parce que la condition première du pouvoir politique est le savoir, inaccessible à la majeure partie des hommes représentés dans la caverne, qui en restent aux opinions et à l’immédiateté du monde sensible. Par conséquent, contrairement à une pensée démocratique défendant l’idée d’un pouvoir accessible au peuple, Platon conçoit sa cité sur le modèle aristocratique où seuls les meilleurs, intellectuellement et moralement formés, peuvent gouverner. Dès lors, le caractère sélectif de l’éducation platonicienne n’a rien d’arbitraire puisqu’il est fondé sur les potentialités et la valeur morale du sujet. Il vise ainsi des chefs désintéressés, c’est-à-dire des sages, n’ayant que faire du pouvoir, de l’ambition, de la reconnaissance.
6 Le contexte historique dans lequel de manière concomitante mais divergente, naissent la philosophie et la démocratie, donne de surcroît une raison supplémentaire de justifier l’élitisme méritocratique platonicien. En effet, sa critique de la démocratie athénienne décadente se justifie après le règne de Périclès, mort en -429, dont Thucydide dira dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « mais ceux qui vinrent après lui, plus égaux entre eux, et voulant tous avoir le plus grand crédit, étaient réduits à flatter le peuple, et à lui abandonner les affaires. » Platon dénonce donc à juste titre le relativisme des opinions qui se valent et qui ne favorisent pas cet élitisme méritocratique de la pensée philosophique. En effet, la valeur intellectuelle de la philosophie elle-même – dont le mérite est dans l’exercice même d’une pensée critique libre qui doute et qui cherche la vérité par l’art d’argumenter et de convaincre – peut d’autant plus être menacée que s’instaure avec le règne des opinions, la norme d’une rhétorique persuasive. Cette dernière n’a d’autre fondement que le déploiement de sa force démagogique et séductrice, soumettant ainsi non seulement le peuple mais aussi l’élite philosophique à la tentation d’y adhérer et de se laisser prendre, dans sa pratique philosophique même, aux filets d’un discours sophistique trompeur. Le beau parleur, à cet égard, quels que soient l’époque et le domaine, artistique, littéraire, politique… n’est souvent pas en reste lorsqu’il s’agit de jouer sur les apparences d’une parole savante et d’abuser de termes techniques sophistiqués qui n’en sont pas moins filandreux, pour épater l’auditoire. (Rappelons à ce propos la raillerie Rabelaisienne). Elle pourrait enfin déchoir de cet élitisme méritocratique fondé sur la valeur intellectuelle et morale [10] et lui préférer l’ascension sociale et politique plus facile d’un élitisme où le pouvoir comme puissance de reconnaissance [11] et de domination compte davantage que le savoir, où le paraître prime sur l’être et l’exigence vertueuse du devoir-être. Une élite peut donc en cacher une autre. Comment se préserver des sirènes du pouvoir par lesquelles l’élitisme sophistique du paraître pourrait prendre le dessus et cacher, voire ostraciser l’élitisme méritocratique ? Quelle serait en dernière instance cette dernière qualité fondamentale exigible pour concevoir en sa totalité ce qu’est le vrai élitisme, un élitisme exigeant et méritoire, qui vise l’excellence mais qui n’en reste pas moins modeste ?
L’excellence du rire : un critère doublement nécessaire
7 L’ironie socratique, mais plus généralement le rire, celui dont use Rabelais à la Renaissance mais aussi plus tard Nietzsche qui le consacre comme qualité de l’élite suprême, [12] de l’homme supérieur, pourraient définir la dernière exigence pour accéder à l’excellence élitiste, une exigence qui s’adresse avant tout à soi-même : « Plus une chose est haute de nature, plus rarement elle réussit. Vous, hommes supérieurs, ici, n’êtes-vous pas tous-manqués ? Ayez courage, qu’importe ! Combien de choses sont encore possibles ! Apprenez à rire de vous-même, comme il faut rire » [13]. Le rire témoigne, en effet, d’un esprit critique et libre qui se prémunit de la tentation séductrice de tout pouvoir, par conséquent, de toute soumission à une idéologie dominante. Il est l’expression de la lucidité et de la sagesse. Si l’ironie socratique n’est pas le rire, elle est du moins « le sourire de l’esprit » [14] qui peut le provoquer. Ainsi, l’ironie socratique dans les dialogues platoniciens joue, elle aussi, un rôle fondamental, celui de garde-fou du savoir critique, nécessaire au seul véritable esprit élitiste méritocratique. Elle permet, de surcroît, de débusquer cet élitisme de pacotille, cet élitisme de l’apparence uniquement intéressé par les avantages du pouvoir (ce vers quoi tendent la démocratie naissante et les sophistes de la Grèce Antique, mais aussi d’aujourd’hui. Etait-elle déjà productrice de cet élitisme médiocratique ? Elle semble du moins le contenir en germe). En effet, l’ironie socratique fait partie du processus intellectuel. Elle est méthode d’interrogation, d’abord adressée à soi-même – « Je sais que je ne sais pas » pour laquelle Socrate ne répond jamais, feignant l’ignorance et la naïveté jusqu’au bout. Il s’oblige ainsi lui-même, mais aussi ses interlocuteurs, à remettre en cause leurs convictions et croyances. Si rire il y a, celui-ci est donc un rire pédagogique que Socrate provoque toujours consciemment, quand bien même il en serait la cible. Sa méthode consiste donc à délivrer l’intelligence de l’obsession dogmatique d’un prétendu savoir, celui qui définit en partie l’élitisme médiocratique pour lequel le savoir est second. L’ironie et le rire qui en découlent parfois sont donc de véritables instruments au service du savoir intellectuel et moral. Se déployant notamment à travers la dialectique, l’ironie permet cet exercice de l’esprit critique, non seulement avec les choses et les autres mais tout d’abord avec soi-même. S’il n’y a que l’homme pour ironiser et rire, c’est qu’il est capable d’opérer avec lui-même un détachement qui finalement pose cette relation introspective particulière débutant avec l’ironie, premier trait du logos critique. Du reste, chez Platon, l’ironie que l’on pourrait considérer comme une des qualités essentielles à la formation de la vraie élite, est aussi mise au service du politique parce qu’elle est un élément du discours mettant en œuvre un style particulier qui consiste à réfuter définitivement le discours démagogique et souvent trompeur des sophistes. Ainsi par l’ironie socratique, s’affirme la supériorité du logos philosophique définissant l’élite méritocratique, comme art de convaincre et comme vrai modèle du discours politique. Le sophiste Protagoras, qui vient de répondre à une question de Socrate, se voit menacé par ce dernier de rompre la discussion s’il ne limite pas l’étendue de ses réponses, car « la nature, Protagoras, m’a donné peu de mémoire, et quand on me tient de longs discours, je perds de vue le sujet de la discussion » [15]. Ironiquement, Socrate prétexte des problèmes de mémoire pour déjouer le discours sophistique utilisé par Protagoras qui ne sert qu’à créer la vraisemblance. Ainsi, persuader sans démontrer crée l’illusion de la vérité. C’est ce que fait Protagoras en noyant dans une mer d’informations son auditoire à propos de la distinction entre les choses bonnes et les choses utiles, auditoire qui n’a pas le temps d’examiner toutes les idées avancées par Protagoras mais qui reste épaté par son éloquence. C’est pourquoi Socrate, feignant l’amnésie, amène Protagoras à répondre simplement, sans artifices de style, afin que la vérité, du moins un accord commun, jaillisse d’une discussion rigoureuse. Il pose les jalons méthodiquement en pratiquant la maïeutique jusqu’au moment où son interlocuteur est contraint de se livrer tel qu’il est, ayant épuisé toutes se défenses, et qu’enfin la discussion philosophique puisse advenir. On voit donc à quel point la pensée doit être en alerte dans ce jeu de l’intelligence qui joue par conséquent le rôle de garde-fou comme maîtrise de sa propre pensée contre l’éloquence sophistique et ses contradictions.
De l’élitisme méritocratique à l’élitisme médiocratique : Le renversement des vraies élites
8 Ce sont ces contradictions sophistiques, déjà à l’œuvre dans la démocratie naissante de la Grèce antique qui fondent pourtant en partie, cette forme moderne de l’élitisme médiocratique dont Nietzsche observe déjà, d’un œil critique, les premiers signes. Son analyse des travers démocratiques, symptômes de la décadence de l’Occident, nous amène à comprendre, à la suite de Platon, ce passage de l’élitisme méritocratique à l’élitisme médiocratique et les reproches que pourraient bien lui adresser les détracteurs, partisans de l’égalitarisme et de l’élitisme pour tous. Elle nous permet donc de cerner davantage comment une élite peut en cacher une autre, voire l’ostraciser, de définir et de relever, in fine, les contradictions sophistiques propres à cet élitisme médiocratique. Ainsi, sur ce problème de l’élitisme, la pensée nietzschéenne n’est pas, stricto sensu, anti-platonicienne. Elle la prolonge au contraire et corrobore la pensée de Platon sur l’émergence d’un élitisme démagogique, lorsque les civilisations déclinent. Elle confirme aussi l’excellence élitiste induite par les capacités réelles du sujet, le travail et les efforts fournis pour les développer. On retrouve, par exemple, dans Humain, trop humain ce qui caractérise en propre l’élite – pour Nietzsche, il s’agit présentement du génie – dont on ne voit ni ne vante le travail acharné et les efforts fournis, mais duquel on retient de toute évidence l’image de sa brillante position : « Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d’une grande intelligence et où, d’autre part, ils ne veulent pas éprouver d’envie. Dire quelqu’un “divin” signifie : “Ici, nous n’avons pas à rivaliser.” Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire ; or, personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son avantage car, partout où l’on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi (…) » [16] Il y a donc chez l’un et l’autre une conception aristocratique similaire de l’élitisme, si l’on s’en tient d’une part à l’étymologie du terme : l’aristocratie (du grec aristos, meilleur, excellent, et kratos, le pouvoir, l’autorité) est une forme de gouvernement dans laquelle le pouvoir souverain est exercé par les meilleurs, les plus méritants, les plus aptes. D’autre part, dans son sens extensif, il désigne aussi une élite dans un domaine quelconque.
9 Cet élitisme semble néanmoins plus prégnant chez Nietzsche qui parle d’hommes supérieurs, plus rares encore par leur caractère et leur nature, que les élites platoniciennes. Ainsi, l’élitisme nietzschéen dépend sans doute davantage de la puissance instinctive et naturelle de l’homme que de sa valeur intellectuelle et morale, de la formation pédagogique et politique de l’élite dont nous parle Platon, dans La République, au livre VII. L’élite nietzschéenne suppose donc d’être une sorte de force de la nature, un surhomme, un créateur, tel Zarathoustra, d’autant plus qu’après l’annonce de « la mort de Dieu », l’homme sans transcendance, ni monde intelligible, se trouve seul, face à lui-même et à ses exigences. L’excellence ne dépend que de lui, de sa puissance d’être et de vouloir. De ce point de vue, l’homme supérieur en quête de ce surhomme, est un solitaire qui, contrairement à Platon s’affirme à l’écart du champ social et politique. Sans doute, Nietzsche est-il sur ce point aux antipodes de l’idéalisme platonicien, ne concevant guère la réalisation possible d’une cité idéale, trop conscient des rapports de force et désir de pouvoir entre les hommes. La conception nietzschéenne de l’homme supérieur est apolitique. (A cet égard, on peut penser que ses détracteurs se sont, à tort, emparés de ce concept en lui conférant d’emblée un sens politique, alors que Nietzsche entend par surhomme, l’homme créateur, désengagé de toute citoyenneté). Mais il est également vrai que dans l’Antiquité grecque, au contraire de l’individualisme moderne, on ne peut guère envisager (hormis les épicuriens) un homme en dehors de la cité.
10 Toutefois, l’élitisme platonicien implique tout autant que chez Nietzsche une aristocratique distinction et, par conséquent, une distance naturelle de l’élite avec le peuple. Or, si l’élitisme est ce qui caractérise l’élite comme le petit groupe (par rapport à la masse) des meilleurs, des plus distingués, des plus remarquables d’une communauté », on peut comprendre que les idéologues égalitaristes, partisans d’un élitisme pour tous, rendu possible par une norme médiocratique, pratiquent la « moraline » en portant un jugement de valeur dépréciatif qui n’en est pas moins sophistique. En effet, ils concluent à partir de la définition même de l’élitisme, qu’affirmer l’existence d’une élite évidemment minoritaire et bien au-dessus de la moyenne, revient nécessairement à dévaloriser le reste de la population. Ils semblent donc confondre distanciation de l’élite et dévalorisation. Ils ne tolèrent pas que le « vivre ensemble », expression reflétant particulièrement cette mièvre mitoyenneté médiocratique, souffre encore quelques distinctions, dérogeant à l’idéologie collectiviste héritée du socialisme soviétique dans lequel tout individu doit impérativement se fondre dans la masse. Le philosophe Alain Deneault, dans l’introduction à son essai critique sur La Médiocratie, écrit à juste titre : « La médiocratie désigne donc l’ordre érigé en modèle. En ce sens, le logicien russe Alexandre Zinoviev a décrit les aspects généraux du régime soviétique en des termes qui le font ressembler à nos démocraties libérales » [17]. A cet effet, il cite un extrait du roman satirique de Zinoviev, Les hauteurs béantes :
je parle de la médiocrité comme d’une moyenne générale. Il ne s’agit pas du succès dans le travail, mais du succès social. Ce sont des choses bien différentes (…) Si un établissement se met à fonctionner mieux que les autres, il attire fatalement l’attention. S’il est officiellement confirmé dans ce rôle, il ne met pas longtemps à devenir un trompe-l’œil ou un modèle expérimental-pilote, qui finit à son tour par dégénérer en trompe-l’œil expérimental moyen [18].
12 Une élite peut décidément en cacher une autre, surtout par des détours sophistiques. Elle confirme ainsi son intérêt pour le pouvoir de la masse au détriment du savoir.
13 Si donc, le meilleur est bien « supérieur à la moyenne », comme le suggère l’expression courante, il ne peut être son égal. D’où l’idée de décapiter l’élite, disons de la rendre égale à la masse tout en gardant le concept d’un élitisme pour tous, soit un élitisme médiocratique dans lequel, à défaut de devenir le meilleur, il s’agira de répondre au nouveau critère de la médiocrité qu’Alain Deneault définit ainsi :
médiocrité est en français le substantif désignant ce qui est moyen, tout comme “supériorité” et “infériorité” font état de ce qui est supérieur et inférieur. Il n’y a pas de “moyenneté”. Mais la médiocrité désigne le stade moyen en acte plus que la moyenne. Et la médiocratie est conséquemment ce stade moyen hissé au rang d’autorité. Elle fonde un ordre dans lequel la moyenne n’est plus une élaboration abstraite […] mais une norme impérieuse qu’il s’agit d’incarner [19].
15 Toute la question est donc de savoir comment être à la fois meilleur et médiocre, élite donc supérieure mais égale au stade moyen de la masse ? Examinons ce sophisme permettant de faire admettre comme force évidence, une telle contradiction. On pourrait ainsi le comprendre : l’élitisme est le système des meilleurs. Or, les meilleurs sont supérieurs, donc par leur supériorité, les meilleurs dévalorisent, ne considèrent pas, s’opposent à la masse. On induit passivement dans les esprits que le meilleur par sa différence, instaure une inégalité dépréciative entre lui et les autres. Il ne pourrait par conséquent être différent, qu’en affichant nécessairement une supériorité hautaine et inhumaine tout en profitant de sa puissance. C’est sur ce point précis, que la pensée nietzschéenne a été mal interprétée, concernant notamment les concepts de « surhomme » et de « volonté de puissance ». En effet, le concept de « surhomme » suppose les conditions premières qui définissent l’élitisme méritocratique : la capacité d’autodépassement de soi par l’exercice constant de l’effort. Ils requièrent tous deux, la force déterminante et déterminée du vouloir, la puissance même de la volonté dans cet autodépassement et non la volonté de puissance, c’est-à-dire la volonté de domination et de pouvoir sur autrui. Nietzsche la qualifierait d’ailleurs de volonté faible puisque finalement prise dans le lien à l’autre. L’élite nietzschéenne, l’homme supérieur, tient donc davantage de la distance, de la solitude, de l’indépendance de l’esprit face au pouvoir, au pouvoir de la masse, que d’une réelle volonté de puissance et de domination insatiables, prête à la pire démagogie pour tromper autrui et se tromper soi-même :
Tâchez de ne rien vouloir au-dessus de vos possibilités : il y a une terrible fausseté chez ceux qui veulent au-delà de leurs possibilités. Surtout quand ils veulent de grandes choses, car ils incitent à la méfiance à l’égard de grandes choses, ces délicats faux-monnayeurs et comédiens : « – jusqu’à ce qu’enfin ils soient faux à l’égard d’eux-mêmes […] drapés de paroles puissantes, d’œuvres brillantes et fausses. Soyez là bien prudents, vous les hommes supérieurs ! Rien en effet ne me parait plus précieux aujourd’hui et plus rare que la loyauté » [20].
17 On peut donc mesurer l’écart entre l’exigence valeureuse de l’élite nietzschéenne : être loyal, c’est-à-dire finalement soi-même, et tous les sophismes à l’œuvre dans cette prétendue affirmation d’un élitisme médiocratique pour tous, cet élitisme du paraître, dont on doit examiner en dernier ressort, les contradictions portant sur le problème épineux de la sélection, étape nécessaire pour désigner les élites. Là encore, pour les partisans de l’égalitarisme aux antipodes de la pensée nietzschéenne, le mot est d’emblée connoté négativement, voire censuré, du moins tu. S’il faut certes admettre certaines de ses dérives immorales suivant les critères arbitraires établis (par exemple esthétiques) et les fins visées – l’eugénisme, disons que certaines de ses pratiques, le justifierait – pour autant, la sélection est nécessaire et juste lorsqu’elle permet de reconnaître les aptitudes et valeurs singulières de l’individu qui mérite une distinction à l’égard des autres. Mais l’égalitarisme ne souffre ni distinction, ni nuance et pour ses défenseurs, toute sélection est donc nécessairement injuste, partiale et mauvaise. Aujourd’hui, ils lui associent systématiquement celle de « discrimination positive » au nom de « l’égalité des chances ». Mais rien de plus aléatoire et inégalitaire que la chance si l’on s’en tient à ce qui la définit : un heureux hasard, la possibilité que quelque chose se produise, la circonstance favorable. « L’égalité des chances » participe encore de ce prêt-à-penser médiatico-politique séducteur mais contradictoire qui stipule un élitisme pour tous. Si l’on entend en effet par sélection, le processus (opération volontaire et méthodique, phénomène inconscient ou automatique) par lequel, à l’intérieur d’un ensemble donné, certains éléments (personnes ou choses) sont choisis, retenus à l’exclusion des autres, en fonction de caractéristiques déterminées, non seulement l’égalité des chances n’est pas envisageable, du moins pour ceux qui ne sont pas sélectionnés, mais on est aussi amené à relever la contradiction ou l’évidente ambiguïté de l’expression « élitisme pour tous ». Comment, en effet, à la fois opérer une sélection et choisir tout le monde, comment élire tout le monde ? La sélection suppose un choix selon le critère des potentialités, physiques, intellectuelles et morales, qui plus est un choix graduel et proportionnel à l’élévation du niveau à atteindre. La sélection est donc d’autant plus rigoureuse et restrictive qu’elle exige l’excellence, du moins la possibilité d’être le meilleur. Elle est fondée sur le critère d’une distinction de fait et non de droit. On peut ou on ne peut pas. Dans cette optique, il est toujours théoriquement envisageable de poser une égalité des conditions, d’un point de vue naturel et social mais, concernant l’élitisme, cette égalité des conditions, certes légitime, devient rapidement caduque car elle doit passer par le goulot d’étranglement de la sélection, sans laquelle on ne peut parler d’élitisme. Cette distinction entre le droit et le fait, oblige à reconnaître une inégalité naturelle entre les hommes et leurs différentes capacités qui ne leur permettent pas d’être tous égaux et de prétendre, de facto, être les meilleurs. Rejeter cette distinction, empêcher la nécessaire sélection qui la permet en prétextant son caractère immoral et injuste, conduit à une injustice tout aussi grande : La non reconnaissance de la différence, celle de l’élite, de son excellence, de son travail, de ses potentialités. La discrimination positive se voit ainsi rattrapée par son égale : La discrimination négative. L’élite est dès lors, soit ostracisée, soit rendue inexistante et noyée dans la masse qui ne peut ni distinguer le meilleur, ni le pire, au nom d’une égalité de droit devenue fait. Cette confusion du droit et du fait, n’a pas échappé à Nietzsche qui y voit une négation du réel : « Vous hommes supérieurs, laissez-moi vous apprendre ceci : sur la place du marché, personne ne croit aux hommes supérieurs. Et, voulez-vous y parler, allez-y ! Mais la populace clignera des yeux en disant : Nous sommes tous pareils et égaux. » [21]
18 Par conséquent, les meilleurs s’imposent d’eux-mêmes, naturellement, leur sélection ne se décrète pas de l’extérieur et arbitrairement, sauf à nier une certaine réalité et à fabriquer un élitisme médiocratique artificiel, uniquement fonctionnel, sans véritables compétences affirmées ou appropriées. Alain Deneault reprend à cet égard les thèses développées dans les années d’après-guerre de J. Peter et Raymond Hull [22] : « Les processus systémiques encouragent l’ascension aux postes de pouvoir des acteurs moyennement compétents, écartant à leurs marges « les super compétents » tout comme les parfaits incompétents » [23]. Quels pourraient être les critères d’évaluation de cet élitisme médiocratique ? Y en -a-t-il finalement toujours, pourrait-on se demander, si l’on suppose un élitisme pour tous qui verrait disparaître toute forme de sélection ? [24] N’est-ce pas effectivement déjà le cas pour l’obtention du baccalauréat en France, rendue accessible au plus grand nombre, en négligeant progressivement la sélection liée aux critères d’apprentissage, aux réelles potentialités, à la capacité de travail, au réel niveau attendus ? Idem pour l’université qui devient l’université de tous les pouvoirs par les diplômes et titres obtenus, à défaut d’être l’université de tous les savoirs. A vrai dire, globalement tous les domaines, politique, intellectuel, artistique sont touchés par cette démocratisation idéologique généralisée, hormis peut-être certains sports, où la compétition reste de mise, où l’excellence est requise.
19 Pourtant, qu’en est-il concrètement de cet élitisme médiocratique ? N’opère-t-on pas une sélection insidieuse qui ne reposerait plus sur les réels talents et compétences de l’individu mais sur des finalités et orientations politiques ? Le philosophe Alain Deneault analyse quelques-uns de ces critères, sous l’angle principal de l’idéologie politique rendue d’autant plus réalisable par les moyens techniques, moyens de communication, efficaces de la modernité. Par exemple, dans le chapitre premier du livre portant sur « l’expertise et le savoir », il examine notamment, la perte de toute autocritique dans le milieu universitaire (Canada, USA et Europe) qui « est devenue une composante du dispositif industriel, financier et idéologique contemporain, ni plus ni moins » [25] avec des étudiants eux-mêmes devenus des produits de consommation et « des savants faiseurs d’opinion » [26]. L’université est également tenue à la production de masse où le quantitatif, soumis aux statistiques — il faut des résultats quel que soit le travail — prime sur le qualitatif et risque à la longue d’évincer l’idée d’excellence, définissant le vrai élitisme. La rhétorique sophistique y a également sa place (de ce point de vue, on peut penser que le problème n’est pas tout à fait nouveau si l’on s’en tient à la raillerie rabelaisienne), notamment dans l’usage abusif de termes techniques, de plus en plus abscons et parfois vides de sens mais, à la mode. Pour s’en convaincre, il faut se reporter à l’article du sociologue François Héran, « Pour en finir avec « sociétal » [27] qui, s’interrogeant sur la genèse et la formation linguistiques des néologismes, remarque que certains mots sont mal formés. C’est précisément le cas du terme « sociétal » néologisme crée aux États-Unis et séduisant particulièrement les sociologues français qui l’ont repris à leur compte. « C’est un néologisme mal formé, parce que son paradigme de référence n’existe pas : un mot sans modèle. Il n’existe, en effet, aucun adjectif en -tal formé sur un substantif en -té. D’où le sentiment d’arbitraire (au sens non saussurien du terme) que suscite cette invention. Pourquoi pas « sociéteux », « sociétard » ou encore –avis aux amateurs de percée théorique… – « sociétique » [28] ? Il s’interroge donc sur les raisons « d’une violation aussi flagrante des structures de la langue » [29] après avoir démontré sur quel paradigme linguistique un mot se construit de manière non fortuite et arbitraire. Ce qui n’est pas le cas pour le terme sociétal dont il analyse dans le détail les impossibilités linguistiques. Ainsi, ou bien ce terme ne veut rien dire, ou bien il reprend les différents sens du terme « social ». Ce que justifie d’ailleurs François Héran : « Faut-il perdre son temps à le démontrer ? Il n’y a rien de tel dans le néologisme qu’on nous propose. Les « variations sociétales » sont, suivant le cas, des variations nationales, culturelles, communautaires, sociales, historiques ou, plus simplement, des variations entre sociétés ou entre pays, sur la nature desquelles le mot « sociétal » permet précisément de ne pas se prononcer. » [30] Tâchons donc de prendre, si possible face cette clinquante et médiacratique rhétorique passée dans le langage usuel, le parti d’en rire, tout comme Rabelais – mais sans son admirable talent – qui le hisse de facto au rang des élites artistiques, c’est-à-dire du génie.
20 Au terme de notre réflexion, il nous reste à apporter quelques nuances à nos propos, quant au constat de la généralisation de cet élitisme médiocratique qui, pour autant, ne s’applique pas à tous ; la preuve du contraire étant ici faite, si l’on s’en tient à la pensée critique de François Héran. Il y a toujours eu, et il y aura, on l’espère, sans doute toujours, d’irréductibles élites dont les qualités tiennent avant tout d’elles-mêmes plus que d’un système ; admirables professeurs d’Université et professeurs d’école, exigeants envers eux-mêmes et leurs étudiants – non moins excellents et admirables – les formant de surcroît à l’excellence [31], quand bien même l’institution ne le permettrait plus. Ce qui laisse entendre qu’elle l’a permis – du moins davantage – et qu’il y eut en certains temps, un élitisme institutionnel formant et sélectionnant une élite de valeur, à la hauteur de ses fonctions. Le pouvoir était alors au service du savoir. On peut ainsi le supposer pour l’élitisme républicain sous Jules ferry. Mais aujourd’hui plus que jamais, la médiocratie gagne et le combat est d’autant plus difficile pour les vraies élites qui manquent par exemple d’émulation pour développer plus avant leurs capacités. C’est pourquoi, ce qu’on appelle en France la fuite des cerveaux dans le domaine de la recherche, peut se justifier, bien au-delà de la raison salariale et financière invoquée, en premier lieu. Si les élites – celles qui sont restées loyales, en gardant par exemple, le sens de l’exigence du savoir, le souci de rechercher la vérité – ne fuient pas, elles sont ostracisées ou jugées « politiquement incorrectes » parce que leur sens critique ne sied guère au pouvoir de la doxa idéologique. Pourtant, elles sont bien là, mais une élite en cache une autre qui tient les devants de la scène et arrivera à obtenir à cet égard, les plus grands prix, (littéraires par exemple [32]) au même titre et de manière égale à celui qui les mériterait réellement. On ne peut donc que relever, comme Platon à son époque, le strass et les paillettes de ces récompenses « Et s’ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s’ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’œil le plus vif le passage des ombres […] » [33] lorsqu’elles sont le résultat d’une soumission à la doxa, ou bien celui d’une cooptation par relations et réseaux. Il ne saurait ainsi y avoir qu’un seul élitisme, méritocratique, l’élitisme médiocratique n’étant qu’une formulation sophistique. Ou bien l’excellence élitiste, ou bien la médiocrité sans élite. Pour cette dernière, la dérision généralisée et le ludisme décontracté y ont leur place, à l’exclusion du rire critique et lucide d’un Gargantua ou d’un Zarathoustra. Concluons donc avec Alain Deneault qui résume parfaitement la nature de ce pseudo élitisme médiocratique : « Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune “bonne idée”, la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer […] » [34].
Bibliographie
Bibliographie
- Deneault A., La médiocratie, Montréal, Lux Éditeur, 2015.
- Héran F., « Pour en finir avec sociétal », Revue française de sociologie, vol. 32, 1991.
- Jankélévitch V., L’ironie, Paris, Flammarion, 1964.
- Javeau C., Éloge de l’élitisme, Bruxelles, Le grand miroir, 2004.
- Joubert JM., Pons G., Portraits de maîtres, Paris, CNRS Éditions, 2008.
- Millet R., Solitude du Témoin, Paris, Léo Scheer, 2015.
- Nietzsche F., Humain, trop humain, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1987.
- Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G-A..Goldschmidt, Paris, Le Livre de Poche, 1983.
- Platon, Protagoras et autres dialogues, trad. É. Chambry, Paris, GF, 1967.
- Platon, La République, trad. R. Baccou, Paris, GF, 1986.
- Platon, La République, trad. G. Leroux, Paris, GF, 2002.
- Rabelais F., Gargantua, Paris-Genève, Slatkine, 1995.
Notes
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[1]
F. Rabelais, Gargantua, Paris-Genève, Slatkine, 1995, p. 83.
-
[2]
Platon, La République, livre VII, Paris, GF, 1986, p. 275.
-
[3]
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1985, p. 613.
-
[4]
Platon, La République, livre VII, Paris, GF, 2002, p. 362.
-
[5]
Ibid., p. 362.
-
[6]
Ibid., p. 362.
-
[7]
Ibid., p. 360.
-
[8]
Ibid., p. 360.
-
[9]
Ibid., p. 390- p. 391, 535 b, « Il faut, bienheureux homme, dis-je, qu’ils possèdent une grande ardeur à l’étude des sciences, et qu’ils n’aient pas de difficulté à apprendre. […] ». 535c « Il faut aussi rechercher quelqu’un qui ait de la mémoire, qui ne se fatigue pas facilement et qui soit porté vers l’effort en toute circonstance ».
-
[10]
Ibid., p. 391, 535c. « Or, l’erreur actuelle, dis-je – et c’est la raison du mépris qui s’abat maintenant sur la philosophie […] –, c’est qu’on s’attache à la philosophie sans la mériter : ce ne sont pas des bâtards, en effet, qui doivent s’y attacher, mais seulement des fils légitimes ».
-
[11]
Ibid., p. 361, 516c-516d. « Et s’ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s’ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’œil le plus vif le passage des ombres (…) Ou bien comme le héros d’Homère, ne préfèrera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ? ».
-
[12]
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p. 422. Dans son chapitre, « De l’homme supérieur » situé en quatrième et dernière partie de l’ouvrage, Nietzsche écrit « J’ai consacré le rire ; vous, hommes supérieurs, apprenez donc à rire. »
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[13]
Ibid., p. 417.
-
[14]
V. Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion. Coll. « Champs », 1964, p. 129.
-
[15]
Platon, Protagoras et autres discours, Paris, GF, 1967, 333d-334d, p. 65.
-
[16]
F. Nietzsche, Humain, trop humain (1878), Paris, Gallimard, 1987, § 162 p. 142-143.
-
[17]
A. Deneault, La médiocratie, Montréal, Lux éditeur, 2015, p. 11.
-
[18]
Ibid., p. 11.
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[19]
Ibid., p. 6.
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[20]
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 411-412.
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[21]
Ibid., p. 406.
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[22]
L.J. Peter, R. Hull, Le principe de Peter, ou pourquoi tout va toujours mal, Paris, Le Livre de Poche, 2011.
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[23]
A. Deneault, La médiocratie, op. cit., p. 7.
-
[24]
C. Javeau, Éloge de l’élitisme, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2004. Le sociologue Claude Javeau dénonce à cet égard, « l’université de masse, l’école rénovée », la médiacratie…
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[25]
Ibid., p. 20.
-
[26]
Ibid., p. 26.
-
[27]
F. Héran, « Pour en finir avec sociétal », Revue française de sociologie, 1991, 32-4, p. 615-621.
-
[28]
Ibid., p. 615-621.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid.
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[31]
A cet effet, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage, Portraits de maîtres, les profs de philo vus par leurs élèves, paru aux CNRS Éditions en 2008, sous la direction de Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons. Les témoignages et hommages apportés par les élèves et étudiants à leurs professeurs « illustres ou inconnus » – dont certains sont, à leur tour, devenus professeurs de philosophie eux-mêmes – permettent d’interroger et de prolonger notre réflexion sur l’élitisme, à travers la notion de « maître ». Si l’on s’en tient notamment, à la distinction entre le « magister » et le « dominus », que rappelle à juste titre Gilbert Pons à la page 24, on retrouve les conceptions platonicienne et nietzschéenne de l’excellence élitiste, par opposition à un élitisme où le pouvoir importe plus que l’exigence du savoir en acte chez le maître, potentiellement toujours disciple.
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[32]
Dans le domaine de la littérature, il faudrait se reporter à plusieurs œuvres (Langue Fantôme, Solitude du témoin…) de Richard Millet qui dénoncent ce qu’il appelle « la post- littérature ». Dans Solitude du témoin, paru aux éditions Léo Scheer en 2015, Richard Millet écrit à la page 162 : « À une jeune femme qui s’inquiète de la médiocrité des livres couronnés par le prix Goncourt, je dis que les jurés, pour la plupart médiocres, eux aussi, font en sorte que les livres qu’ils couronnent rentabilisent le prix – le dernier prix Goncourt notable ayant été Le rivage des Syrtes, refusé par son auteur qui rappelait par là que la littérature n’a rien à voir avec l’idée de récompense. »
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[33]
Platon, La République, Livre VII, op. cit., p. 275.
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[34]
A. Deneault, La médiocratie, op. cit., p. 5.